Créé en 1962 à l’initiative du directeur de la recherche de la CIA, le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) de Washington n’a pas tardé à devenir l’institut de prédilection des analystes de la Guerre froide autour d’Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski. Dans les années 80, Ronald Reagan y a recruté ses principaux conseillers de Défense. Au début des années 90, Bush père y a trouvé son ministre de la défense, Dick Cheney. Multipliant les analyses de la crise énergétique à venir, le CSIS a évolué au cours des dernières années sous la présidence du sénateur Sam Nunn pour se focaliser sur la lutte contre l’émergence de pouvoirs nucléaires, les stratégies pétrolières et la guerre des civilisations.
En 1962, Ray S. Cline, qui venait d’être nommé directeur adjoint de la CIA à la faveur des limogeages sanctionnant le fiasco de la Baie des cochons, décida de créer un institut universitaire d’études stratégiques à la fois pour recruter des experts et pour orienter les travaux en cours.
Ray S. Cline avait été agent de l’OSS pendant la Seconde Guerre mondiale, puis analyste de la guerre de Corée, agent de liaison entre les services états-uniens et britanniques, enfin chef de poste CIA à Formose (1958-62). Il avait alors créé la Ligue anticommuniste des peuples d’Asie et l’Académie des cadres de la guerre politique à Taiwan [1]. Tout au long de sa carrière, il s’opposa à toute organisation de l’Agence qui mêle la collecte de renseignements à leur analyse et aux actions en découlant. Il développa au sein de la CIA une direction du renseignement dont l’objet était le traitement des données, l’identification des angles morts, la rédaction de rapports et leur transmission à qui de droit. C’est précisément dans cet état d’esprit qu’il créa le Centre d’études stratégiques et internationales (Center for Strategic and international Studies - CSIS).
Pour ce faire, il s’appuya sur l’amiral désormais à la retraite Arleigh Burke, père du programme Polaris, et sur un historien, David M. Abshire. Ensemble, ils fondèrent le Centre, le 4 septembre 1962, à l’université jésuite de Georgetown à Washington. Ils engagent un directeur permanent, Richard V. Allen.
Avec le soutien de la Relm-Earhart Foundation, le CSIS organise une première conférence sur les questions de sécurité nationale et d’économie avec une trentaine d’orateurs, dont le jeune professeur d’Harvard, Henry Kissinger. Ils sont rejoints par James R. Schlesinger (futur directeur de la CIA et secrétaire à la Défense), l’économiste Murray Weidenbaum (futur président du Conseil de l’OCDE) et Donald Rumsfeld (alors représentant de l’Illinois au Congrès).
En 1966, le Centre parvient à présenter ses analyses du divorce sino-soviétique à la Chambre des représentants.
En 1968, le CSIS s’engage politiquement. Richard V. Allen devient le conseiller de campagne du candidat Richard Nixon sur les questions de politique étrangère, puis entre au Conseil de sécurité nationale. David M. Abshire devient assistant du secrétaire d’État pour les relations avec le Congrès. En 1973, ils organisent une campagne pour sensibiliser l’opinion publique aux questions énergétiques. Ils produisent un documentaire avec les studios Hanna-Barbera, qui est diffusé à 40 millions de spectateurs. À parti de quoi, le sénateur Hubert Humphrey parvient à faire voter la construction d’un pipe-line en Alaska.
En 1974, le président Gerald R. Ford confie à une Commission indépendante le soin de proposer une réforme des institutions gouvernementales dédiées à la politique étrangère [2]. Il y nomme entre autres David M. Abshire. Celui-ci y fait la connaissance d’Anne L. Armstrong, qui devient présidente du Comité exécutif du CSIS.
Puis, Gerald Ford nomme Abshire à la tête du système de propagande radiodiffusée vers le bloc de l’Est. Le CSIS crée alors un groupe de travail autour de Frank Stanton, président de CBS, dont les propositions sont acceptées pour réformer la public diplomacy (propagande). Tandis qu’Anne Armstrong devient ambassadrice à Londres.
Sous l’administration Carter, le CSIS organise des auditions au Congrès pour révéler l’ampleur du génocide cambodgien. Il produit aussi un étonnant documentaire sur un gigantesque attentat terroriste à Manhattan.
Le CSIS exulte à l’élection de Ronald Reagan [3]. Richard V. Allen, qui fut un de ses plus proches conseillers durant sa campagne, devient le conseiller de sécurité nationale. David M. Abshire est bientôt propulsé ambassadeur à l’OTAN. Anne Armstrong préside, quant à elle, le Comité consultatif du renseignement à l’étranger. Le représentant du Wyoming, Richard B. Cheney, rejoint le centre où il préside un groupe d’étude sur la Grande stratégie. C’est aussi le moment où arrivent le politologue Zbigniew Brzezinski, le stratège Edward N. Luttwak, les journalistes Arnaud de Borchgrave et Michael Ledeen. Le Centre devient alors le lieu d’élaboration du contrôle des armements, autour du sénateur Sam Nunn, donnant naissance aux accords Nunn-Lugar avec l’URSS. C’est encore le Centre qui élabore la réforme Goldwater-Nichols du département de la Défense.
Pendant vingt-quatre ans, le CSIS recruta des universitaires, produisit des analyses et multiplia les interventions dans les médias. Son financement était principalement assuré par les donations du banquier d’extrême droite Richard Mellon Scaife, par le prince Turki bin Abdul Aziz, chef des services secrets saoudiens, et par la multinationale du pétrole Mobil. Cependant, le caractère très idéologique et fort peu académique de ses travaux, ainsi que le soutien systématique apporté à l’administration Reagan, porta tort à l’université de Georgetown qui décida de rompre. Le CSIS devint donc, en 1986, un think tank indépendant. Il s’en suivit une période de flottement de plusieurs années, d’autant qu’en 1989, George H. Bush (le père) est élu à la Maison-Blanche. Il choisit Dick Cheney comme secrétaire à la Défense qui s’entoure d’experts du CSIS. Le think tank est provisoirement décapité.
De la Guerre froide à la crise énergétique
Il reprend toutes ses activités lorsque ses membres quittent leurs fonctions officielles, après l’élection de Bill Clinton. Il s’engage pour l’accord de libre-échange nord-américain, puis il lance, en 1995, le thème de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. L’alliance avec l’Arabie saoudite, qui avait été conclue pendant la Guerre froide et avait été consolidée par la guerre du Golfe, se délite lentement. Au fur et à mesure que la crise énergétique [4] s’approche, les partisans du clash des civilisations [5] s’installent au Centre. Bernard Lewis, Samuel P. Huntington et Francis Fukuyama supervisent les travaux. BP Amoco [6], Exxon, Chevron proposent leur mécénat. Et le milliardaire japonais Kazuo Inamori, fondateur du groupe Kyocera et Pdg des télécommunications DDI, finance la création d’une Académie du leadership (AILA). Anthony H. Cordesman, spécialiste militaire du Golfe, prend la direction d’un programme de stratégie.
Surtout le CSIS veille à l’arrimage atlantique. Il organise, en 1997, une vaste conférence internationale autour de Zbigniew Brzezinski et Jacques Delors pour l’unité euro-états-unienne. Après les attentats du 11 septembre, il analyse la montée de ce qu’il appelle l’anti-américanisme en Europe. Avec le German Marshall Fund, il publie une déclaration commune Pour le renouveau du partenariat transatlantique [7] pour réaffirmer le lien entre l’Union européenne et l’OTAN et demander que les États-Unis soient associés à l’élaboration du projet de Constitution européenne.
En 2000, le CSIS, soutenu par Ted Turner, patron de CNN, a mis en place un réseau international d’instituts atlantistes d’études stratégiques pour développer les recherches sur la prolifération nucléaire. Ce programme, intitulé Initiative contre la menace nucléaire (Nuclear Threat Initiative - NTI) est présidé par Sam Nunn et a inspiré les récents sommets du G8.
Actuellement, le CSIS possède un capital de 25 millions de dollars. Il dispose d’un budget annuel de fonctionnement de 22 millions de dollars et emploie 190 chercheurs. Il publie la revue trimestrielle Washington Quaterly, ainsi que de nombreuses newsletters et quantité de livres.
Outre le siège de Washington, où sont organisées plus de 600 conférences par an autour de Richard Fairbanks, il dispose de deux groupes locaux au Texas : un à Houston autour de Robert Mosbacher (anciennement présidé par Kenneth L. Lay, Pdg d’Enron), et un autre à Dallas autour de Richard Cheney.
Pour le prestige, il réunit aussi deux fois l’an une vingtaine de milliardaires au sein d’un Conseil international présidé par Henry A. Kissinger [8].
Le 9 septembre 2002, le Centre d’études stratégiques et internationales fêtait ses 40 ans. Un dîner de gala réunissait 850 personnalités à New York [9]. L’événement était animé par John Hamre, S. Exc. Le cardinal de Washington Theodore J. McCarrick, le sénateur Sam Nunn, David Abshire, Anne Armstrong et Henry Kissinger. Le vice-président des États-Unis, Dick Cheney, n’ayant pu se déplacer pour raison de sécurité intervint par vidéo-conférence depuis son bunker souterrain. Le lobby conservateur du pétrole était au complet.
[1] "La Ligue anti-communiste mondiale, une internationale du crime" par Thierry Meyssan, Voltaire, 12 mai 2004.
[2] Commission on the Organization of the Government For the Conduct of Foreign Policy, présidée par l’ambassadeur anti-gaulliste Robert D. Murphy.
[3] "Ronald Reagan contre l’Empire du Mal", Voltaire, 7 juin 2004.
[4] "Le déplacement du pouvoir pétrolier", Voltaire du 10 mai 2004.
[5] "La Guerre des civilisations" par Thierry Meyssan, Voltaire, 4 juin 2004.
[6] "BP-Amoco, coalition pétrolière anglo-saxonne" par Arthur Lepic, Voltaire, 10 juin 2004.
[7] "Renewing the Transatlantinc Partnership", par Madeleine K. Albright, Harold Brown, Zbigniew Brzezinski, Frank C. Carlucci, Warren Christopher, William S. Cohen, Robert Dole, Lawrence S. Eagleburger, Stuart E. Eizenstat, Alexander M. Haig Jr, Lee H. Hamilton, John J. Hamre, Carla A. Hills, Sam Nunn, Paul H. O’Neill, Charles S. Robb, William V. Roth Jr, James R. Schlesinger. 14 mai 2003. Un résumé de ce texte est disponible dans notre rubrique Tribunes libres internationales.
[8] "Le retour d’Henry Kissinger" par Thierry Meyssan, Voltaire, 28 novembre 2002.
[9] Signalons trois membres français du CSIS : Helène Ahrveiler, Bertrand Collomb et Chrsitine Lagarde.
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