Depuis cinq ans, les néo-conservateurs préparent l’invasion de l’Iran. Les arguments qu’ils ont employé pour justifier de leur ambition ont été démentis, l’un après l’autre. Ils n’en réduisent pas leur menace. Soutenues par leurs électeurs, les forces politiques iraniennes ont évité l’affrontement direct et veillé à rendre toute opération militaire trop couteûse pour Washington, observe Thierry Meyssan.
En arrivant au pouvoir à Washington, l’équipe Bush-Cheney était décidée à attaquer militairement l’Iran et à s’emparer de ses ressources énergétiques. Dans un ouvrage de référence du Project for A New American Century, Present Dangers [1], elle avait publié en détail son argumentaire pour « vendre » cette guerre aux financeurs de la campagne électorale, puis à l’opinion publique.
Cinq slogans étaient mis en avant :
– L’Iran parraine le terrorisme international.
– L’Iran soutient les militants islamiques dans le monde.
– L’Iran s’oppose au processus de paix et à l’existence même d’Israël.
– L’Iran viole les Droits de l’homme, notamment à l’encontre des baha’is et des juifs.
– Enfin, l’Iran tente de se doter de la bombe atomique.
Notons que trois de ces slogans ne fonctionnent plus.
– Dans les séries télévisées mélodramatiques états-uniennes, il arrive que la production décide de changer un acteur pour poursuivre un rôle. Une voix « off » annonce alors : « Désormais le rôle de X sera tenu par Y ». De même, pendant des années, on a accusé la Libye de tous les mots puis, sans explication, on a transféré cette responsabilité sur l’Iran, puis encore, sur l’invisible Al Qaïda. Ainsi, les attentats contre les tours de Khobar (Arabie saoudite) ont d’abord été attribués avec certitude à l’Iran puis, fin 2001, sans la moindre explication, on a annoncé que désormais le rôle du coupable serait tenu par Al Qaïda.
– L’imputation selon laquelle l’Iran finançait en secret tous les mouvements radicaux musulmans dans le monde a été abandonnée quand on a voulu transférer cette responsabilité sur la famille royale saoudienne et tenter de renverser le régent Abdallah. Elle a été définitivement oubliée lorsqu’on a voulu séparer et opposer sunnites et chiites en Irak.
– Enfin, l’accusation selon laquelle l’Iran viole les droits religieux des baha’is et des juifs, a, elle aussi, fait long feu. Les juifs sont effectivement marginalisées et suspectés de collusion avec Israël, ils exercent leur culte et sont représentées politiquement. Les baha’is sont quant à eux véritablement discriminés et plusieurs de leur lieux de culte ont été détruits ; malheureusement cette intolérance ne date pas de la Révolution islamique.
Restent l’antisionisme et la menace atomique.
Dans son Discours sur l’état de l’Union de 2002, le président Bush a annoncé ses priorités militaires en accusant l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord d’avoir fomenté un pacte nucléaire secret pour détruire les États-Unis d’Amérique. C’est la célèbre formule de « l’Axe du mal », mêlant les références à l’Axe fasciste des années 30 et à l’Empire du Mal de la Guerre froide.
Trois ans plus tard, plus personne ne croit que ces États avaient conclu ce pacte. D’une part parce que les régimes en Iran et en Irak n’avaient pas encore réglé la paix entre eux après une longue et meutrière guerre ; d’autre part parce que l’on n’a jamais trouvé la moindre preuve de ce complot.
Bien que Washington soit à court d’arguments et d’analyses, son appétit n’est pas rassasié pour autant. Après avoir fait main basse sur le couloir de circulation afghan et sur les réserves pétrolières irakiennes, les stratèges états-uniens veulent se payer l’Iran. La campagne préparatoire de propagande a donc été recentrée sur la question nucléaire, avec une pincée de sous-entendus sur une responsabilité secrète de Téhéran dans l’échec de la Coalition en Irak.
Partant du principe que les techniques nucléaires actuelles sont toutes duales, c’est-à-dire peuvent être aussi bien utilisées à des fins civiles que militaires, les États-Unis accusent l’Iran de poursuivre en secret la construction de la bombe. Plusieurs indices, qui ont été longuement étudiés par les experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ont pu un instant semer le doute, mais il est aujourd’hui établi qu’ils avaient été tous mal interprétés. Qu’à cela ne tienne, pour Washington, si l’on n’a rien trouvé, cela ne prouve pas que l’Iran soit innocent, il faut donc l’attaquer préventivement.
D’autre part, sans s’encombrer des subtilités orientales, les néo-conservateurs ont réussi à imposer un schéma simpliste de la vie publique iranienne : la paralysie du pays manifesterait le divorce entre la population et le « régime des mollahs » ; celui-ci serait miné de l’intérieur par une opposition binaire entre des « conservateurs », fanatiques et misogynes, et des « progressistes », ouverts sur l’Occident et la modernité.
Pour s’emparer de l’Iran, il faudrait donc renforcer cette opposition, de sorte qu’elle s’appuie sur les frustrations populaires, renverse les méchants et rejoigne le camp du Bien. À coups d’émissions de radios et télévision et de millions de dollars, Washington ne doutait pas du résultat de l’élection présidentielle de juin 2005. L’ayatollah Rafsanjani, un politicien habile, l’emporterait, peut-être même dès le premier tour. La presse occidentale applaudissait à cette éventualité, à l’exception de la presse israélienne qui dénonçait un changement de pure façade.
Cependant, comme nous l’avons noté depuis des années, cette analyse repose sur des vues imaginaires. La paralysie du pays n’était pas dûe à un rejet populaire du régime, mais à une trihabitation du pouvoir. Il n’y avait pas deux forces politiques, mais trois : la première trouve sa légitimité dans la révolution islamique. Elle est sociale en matière économique et rigoriste en matière de mœurs (ce sont les prétendus « conservateurs ») ; la seconde est tournée vers le business international et donc favorable à un apaisement avec Washington (ce sont les « réformateurs ») ; la troisième est formée par les anciens combattants de la guerre Irak-Iran, elle est sociale et nationaliste. C’est cette troisième force qui a été plébicitée par les électeurs pour sortir de la trihabitation. Quand à la question du nucléaire, elle fait l’objet d’un consensus national qui n’a aucun rapport avec ces clivages.
Dans la mesure où le Guide suprême de la Révolution a condamné depuis longtemps la bombe atomique comme incompatible avec l’islam, on ne voit pas que de vastes programmes militaires secrets puissent se développer en Iran. Ce qui n’empêche pas Téhéran de laisser planner le doute tant que son voisin belliqueux, Israël, n’a pas dénucléarisé. Le développement économique du pays suppose la production d’énergie nucléaire et les Iraniens risquent d’autant moins de renoncer à leur avenir qu’ils sont fiers d’eux-mêmes et de leurs scientifiques.
L’élection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique a été largement qualifiée de « surprise » par ceux qui s’étaient trompés. Constatant un moment d’hébètement de la presse occidentale et l’affaiblissement de la mobilisation anti-Iran, Israël lança alors une campagne de presse contre le nouvel élu. Des témoins providentiels, à défaut d’être longtemps crédibles, l’accusèrent d’avoir participé à la prise d’otages de l’ambassade des États-Unis et d’avoir plus ou moins torturé des civils, et même d’avoir assassiné un dissident kurde à Vienne. Puis, les mêmes officines, telle l’AIPAC, l’ont décrit comme un misogyne pathologique agité comme un pantin par les « durs » du régime. Vérification faite, la preuve de sa haine des femmes serait, qu’en temps que maire de la capitale, il a fait construire pour elles un vaste parc de promenade interdit aux hommes. Puis, cet argument misérable a laissé la place au qualificatif outrageant « d’islamo-populiste ». Le Figaro, par exemple, accusait sous ce titre le nouveau président d’avoir acheté les électeurs de la capitale en y développant des services sociaux.
Cependant, en matière de communication, le fait que tous ces arguments aient été invalidés les uns après les autres depuis quatre ans n’a pas d’importance, puisque l’un chasse l’autre et que l’Iran est toujours en posture d’accusé. L’idée s’incruste donc « qu’il n’y a pas de fumée sans feu » et que Téhéran doit bien être coupable de quelque chose.
Pendant ce temps, le pouvoir iranien n’a pas chômé : il a raffermi ses relations avec la Russie qui supervise son industrie nucléaire civile et lui fournit des missiles stratégiques, tandis que les ingénieurs iraniens construisent un port dans la Caspienne russe ; il a noué une alliance économique avec la Chine de sorte de ne pas craindre de sanctions économiques décrétées par les États-Unis et l’Union européenne ; enfin, il s’est invité en Irak au point de contrôler une partie du gouvernement mis en place par la Coalition !
Les protagonistes jouent aujourd’hui une course de vitesse. Premièrement le cabinet de Dick Cheney a confié au général Ralph Ed. Eberhart la conception de plans d’attaque nucléaire ciblée de l’Iran, deuxièmement le Pentagone a laissé fuiter auprès de ses alliés les détails d’un plan politico-économico-militaire global contre l’Iran, troisièmement le MI6 et la CIA ont engraissé des mouvements séparatistes basés à Londres et le groupe terroriste des Moudjahidines du peuple basé à Washington. De leur côté, les Iraniens bloquent toutes les cordes de sorte que la Coalition ne puisse attaquer sans se détruire elle-même en interrompant l’essentiel du marché pétrolier mondial. Logiquement, une guerre est aujourd’hui improbable car elle serait désastreuse pour les assaillants, mais les grands empires ont parfois été pris d’arrogance et ont attaqué des proies trop fortes pour eux.
[1] Present Dangers, Crisis and Opportunity in American Foreign and Defense Policy, ouvrage collectif sous la direction de Robert Kagan et William Kristol (Encounter Books, 2000). Le titre de l’ouvrage fait référence au Comité sur le danger présent qui anima en son temps l’esprit de la Guerre froide aux Etats-Unis.
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