L’assassinat, lundi 22 mars 2004, du cheikh Ahmed Yassine, leader spirituel du Hamas, a suscité l’indignation de la communauté internationale. Comment un pays cité en exemple de démocratie au Proche-Orient peut-il recourir à la peine de mort contre ses adversaires, sans jugement préalable, et s’en réjouir ? Cette réaction ne doit cependant pas masquer les enjeux d’une telle action, qui marque une nouvelle escalade dans la politique jusqu’au bout-iste d’Ariel Sharon dans les territoires occupés. Loin de mettre un terme aux actions terroristes de Palestiniens désespérés, cet attentat, qui a fait sept morts en plus du cheikh Yassine, est une provocation de plus. Il vise à radicaliser l’opposition palestinienne pour justifier de nouvelles opérations militaires de Tsahal.
Ce n’est pas la première fois qu’Israël instrumentalise le Hamas pour saboter le processus de paix. Longtemps réservée aux seuls militants palestiniens, la thèse selon laquelle les services secrets israéliens seraient directement à l’origine de la création du Hamas intéresse désormais les historiens israéliens les plus reconnus et notamment Zeev Sternhell. Ce dernier, qui a consacré plusieurs ouvrages aux tentations fascistes françaises dans l’entre-deux guerre, s’est récemment approprié le sujet : selon lui, on ne dit pas assez que c’est Israël qui a créé le Hamas, « en pensant que c’était intelligent de jouer les islamistes contre l’OLP » [1]. Une affirmation qui nécessite un petit retour en arrière.
Le Mossad développe le Hamas contre l’OLP (1972-1993)
Dans les années 1970, Israël entame, sous les conseils de Golda Meir, alors Premier ministre, une politique de soutien aux associations islamiques et à l’université de Palestine. Les associations sont « autorisées à faire venir de l’argent de l’étranger » d’après l’hebdomadaire israélien Koteret Rashit, cité dans Le Monde du 18 novembre 1987. Forts de ce soutien, « les islamistes créent des orphelinats et des dispensaires, mettent en place un réseau scolaire, des ateliers de confections pour l’emploi des femmes, et dispensent une aide financière aux plus démunis ». En 1978, ils créent une « université islamique » à Gaza. À l’heure où les militants du Fatah et de la gauche palestinienne sont les principaux visés par la répression, les associations islamiques prospèrent. Toujours d’après Koteret Rashit, « le gouvernement militaire était convaincu que ces activités affaibliraient l’OLP et les organisations de gauche à Gaza ».
Le cheikh Yassine fait partie du dispositif. L’analyse du parcours biographique de ce Palestinien est d’ores et déjà l’enjeu de la campagne de presse consacrée à son assassinat. Plusieurs versions se superposent. Selon l’une d’entre elles, Ahmed Yassine vient des Frères musulmans, dont il a créé la section palestinienne au début des années 1970, bientôt soutenu par Israël. À l’époque, le mouvement est purement associatif, non-violent et quasiment non-politique. Il s’inscrit dans le cadre d’un vaste projet financé par Tel-Aviv : les Ligues de Villages, qui doivent tisser un réseau associatif concurrent de l’OLP à l’intérieur des territoires occupés. Mais la première intifada, en 1987, aurait transformé radicalement le cheikh Yassine : en trois mois, il aurait mis en place une organisation militaire pour résister à l’occupation israélienne. Ce sera le Hamas, qui désigne l’aile militaire contrôlée par Yassine, tandis que la branche politique continue d’être incarnée par les Frères musulmans. Israël n’aurait, selon cette version, jamais soutenu le Hamas lui-même, mais seulement le groupe non-violent duquel il est issu. En réalité, le soutien d’Israël au cheikh Yassine a continué bien après les années 1970, au moins jusqu’à la fin des années 1980, c’est-à-dire après la création du Hamas comme organe de lutte armée contre Israël. À l’époque, écrit Martin Regg Cohn dans le Toronto Star, c’est surtout le Mossad qui fournit des moyens à Yassine [2]. Le journaliste cite ses lignes de l’ancien ministre de la Défense, Moshe Arens, tirées de ses mémoires : « il n’y a aucun doute que pendant un certain temps, les gouvernements israéliens l’ont perçu comme un phénomène sain qui pourrait contrer l’OLP ». Les services israéliens auraient notamment dispensé un entraînement militaire spécifique, et des fonds au travers de la Ligue des Villages. A cette époque, « Yassin et ses accolytes ont profité de la politique de laissez-faire d’Israël qui autorisait l’argent à entrer dans les territoires pour financer [des] projets caritatifs, des écoles, des mosquées et des institutions à but social. Dans le même temps, quiconque était associé avec l’OLP était emprisonné »[« Israel Once Again Strengthens Hamas’ Hand », par Ray Hanania, Hanania.com.]] . Yassine fonde le Islamic Center à Gaza, dont il prend la présidence. Le brigadier-général israélien Yitzak Segev, qui était alors gouverneur militaire à Gaza, a expliqué au New York Times comment il a financé des mouvements religieux pour qu’ils servent de contrepoids à l’OLP et aux « gauchistes » : « Le gouvernement israélien m’a alloué un budget, et le gouvernement militaire a donné de l’argent aux Mosquées » [3]. Le général va plus loin : il raconte comment les services de renseignement israéliens se servaient, à l’époque, des trafiquants de drogue opérant dans les territoires occupés pour suivre les développements sur place. Une preuve supplémentaire que Tel Aviv ne renonçait alors à aucune compromission et aucune alliance pour garder le contrôle politique de la zone.
La thèse du « soutien originel » à une simple « organisation islamique » permet de minimiser la politique israélienne de soutien au cheikh Yassine. Selon elle, dans les années 1970, en entreprenant cette manipulation Israël ne savait pas qu’il était en train de construire la principale menace sur sa sécurité pour les années à venir. Cette argumentation rappelle celle développée à propos du soutien des États-Unis aux Moudjahidin en Afghanistan, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Selon des « spécialistes en terrorisme », Washington ne mesurait pas, à l’époque, les conséquences que pourrait occasionner le soutien à des organisations fédérées, notamment autour d’un certain… Oussama Ben Laden. Dans les deux cas, il s’agissait de soutenir des protagonistes « islamistes » pour des intérêts stratégiques (la lutte contre l’URSS ou la déstabilisation de l’OLP). Dans les deux cas également, les organisations auraient subitement pris leur autonomie, dans des circonstances particulières, et se seraient retournées contre leurs créateurs. En jouant aux apprentis sorciers, Israël est les États-Unis auraient été victimes d’un retour de flammes (« blowback »).
L’armée israélienne a pourtant expliqué à plusieurs reprises son point de vue, fort lucide, sur le fonctionnement de l’organisation. D’après un texte de présentation du Hamas, rédigé par un porte-parole de Tsahal en 1993, « la base sociale populaire est maintenue concrètement par les organisations caritatives, et idéologiquement par l’enseignement, la propagande et l’appel à la mobilisation diffusée dans les mosquées et autres institutions ainsi que des prospectus. Cette base est la source du recrutement de membres au sein des unités qui s’engagent dans les émeutes et la violence populaire. Ceux qui s’y distinguent rejoignent tôt ou tard la branche militaire, qui mène des attaques violentes et brutales contre Israéliens et Palestiniens. Ils bénéficient (ainsi que leur famille et leurs proches, s’ils sont arrêtés ou tués) le soutien moral et économique des prédicateurs des mosquées, des directeurs d’associations affiliées au Hamas, et des associations caritatives » [4].
La pertinence de cette analyse, qui fait très clairement le lien entre la branche politique et la branche militaire du Hamas, laisse des doutes sur le prétendu « aveuglement » des services de renseignement israéliens avant les premières actions anti-israéliennes de l’organisation, en 1988. D’autant que les connaissances de l’État hébreu en matière de terrorisme sont conséquentes. Menahem Begin, Premier ministre du Likoud de 1977 à 1983, a dirigé l’Irgun Tsvai-Leumi, une organisation terroriste responsable de l’attentat contre le King David Hotel, à Jérusalem en 1946, qui fit près de cent morts. Yitzakh Shamir, également Premier ministre du Likoud de 1983 à 1985, puis de 1986 à 1992, a participé à l’organisation nationaliste terroriste du Groupe Stern, qui luttait contre l’occupation britannique avant la création de l’État d’Israël. Ce sont donc deux anciens membres d’organisations de lutte armée, rompus aux méthodes terroristes, qui dirigent Israël pendant toute la période de gestation du Hamas. Il leur est difficile de prétendre, en conséquence, qu’ils ignoraient ce qu’ils faisaient en soutenant ce genre de mouvement.
Si les ministres du Likoud, bien plus que ceux du Parti travailliste, ont laissé avec bienveillance se développer l’organisation militante palestinienne, c’est qu’il existe une certaine proximité idéologique entre eux. Agnès Pavlowsky tente de cerner, dans un ouvrage paru en 2000, les fondements idéologiques du Hamas. Selon elle, l’idéologie de l’organisation « est en totale opposition avec le laïcisme et le progressisme de l’OLP. Elle insiste sur l’islam comme réponse globale à toutes les questions éthiques et politiques, et particulièrement sur une morale et des valeurs familiales strictes. Autrement dit, sur l’oppression des femmes : une partie des activités des jeunes militants du Hamas consiste à s’attaquer aux femmes trop libres à leur goût. La dénonciation systématique de la corruption des mœurs des dirigeants palestiniens fait partie de leur phraséologie. L’idéologie du Hamas est l’expression même du contrôle social de la sexualité, de la biologisation des rapports sociaux » [5]. Le Hamas s’oppose en cela au Hezbollah : ce mouvement de résistance libanais déclare certes « comprendre » les raisons du Hamas, mais refuse, pour sa part, les attaques indiscriminées contre les civils israéliens. Plus révolutionnaire que religieux, le Hezbollah élargit sa grille d’analyse au-delà du cadre de l’islam : il reprend la distinction faite par l’ayatollah Khomeyni entre oppresseurs et opprimés, et exprime une admiration pour des figures et mouvements non-musulmans, du moment qu’ils se battent contre l’oppression. Pour résumer, si l’on souhaite appliquer une classification politique fréquente dans les démocraties occidentales, le Hezbollah peut être classé à l’extrême gauche et le Hamas à l’extrême droite, dans une configuration où il n’y a pas de place pour des positions modérées.
De plus, à l’époque, le Hamas n’organise pas d’attentats terroristes. Ceux-ci sont en général le fait du Jihad islamique. Le mouvement d’Ahmed Yassine organise plutôt des campagnes non-violentes de boycott et de sanctions économiques à l’encontre des colonies et des produits qui y sont manufacturés. Ce n’est pas du goût du Premier ministre Yitzakh Shamir, qui ordonne l’arrestation immédiate de l’un des dirigeants politiques du Hamas, le Dr Abdel Aziz Rantisi. C’est en 1989, que Shamir, changeant de politique, lance une campagne majeure contre l’organisation et fait notamment arrêter le cheikh Yassine. Ce revirement semble sanctionner et mettre un terme provisoire à une indépendance croissante du mouvement par rapport à ses financiers originels israéliens.
Rapidement, les intérêts du Likoud et du Hamas vont pourtant se rejoindre : tous deux veulent empêcher les négociations entre les travaillistes israéliens et l’OLP. Comme le note Ray Hanania, un journaliste palestinien réputé, « les deux ennemis indéfectibles, le Likoud et le Hamas, bénéficient politiquement de l’extrémisme de l’autre au fil des années » [6].
Après le retour au pouvoir des travaillistes, en 1992, les négociations reprennent entre Israël et l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat. Une initiative qui pousse le Likoud à faire monter la pression sur Arafat par le biais du Hamas. Sur le plan politique, d’une part, des responsables Likoudnik rencontrent des prisonniers politiques issus des rangs du Hamas pour les convaincre de la nécessité de court-circuiter politiquement le processus de paix. Le Likoud pousse alors à la libérations de prisonniers palestiniens pour qu’ils organisent une opposition politique à Arafat. D’autre part, le Hamas multiplie ses actions violentes, et est même déclaré, peu après, « organisation terroriste » par le Département d’État états-unien. Il bénéficie néanmoins du soutien du roi Hussein de Jordanie. Le gouvernement jordanien comprend ainsi, à partir de janvier 1991, plusieurs membres des Frères musulmans, ce qui donne des garanties concernant la poursuite des financements jordaniens à destination du Hamas. L’influence du mouvement est grande dans les territoires : petit à petit, il est invité à participer au jeu politique palestinien, aux côtés de l’OLP. Mais les partisans du cheikh Yassine posent des conditions irrecevables pour une participation au gouvernement : ils réclament entre autres la non-reconnaissance de l’État d’Israël, le refus de toute partition de la Palestine et de toute concession territoriale, et l’attribution de la moitié des sièges du Conseil national palestinien.
Le Likoud instrumentalise le Hamas contre le processus de paix (1994-2003)
Le premier attentat suicide attribué au Hamas survient en avril 1994, en réponse à une attaque meurtrière d’un colon fanatique israélien contre des musulmans en prière à la mosquée d’Hébron [7]. Il devient en conséquence, pour Washington, un ennemi du processus de paix. En janvier 1995, Bill Clinton interdit par décret présidentiel toute négociation avec l’organisation en raison de son pouvoir de nuisance dans le cadre des négociations israélo-palestiniennes. Un pouvoir dont elle va démontrer l’efficacité après l’assassinat du Premier ministre Yitzakh Rabin, le 4 novembre 1995, par Ygal Amir, un juif fondamentaliste. Les fanatiques israéliens ont détruit ce jour-là la moitié des espoirs en une solution politique au conflit israélo-palestinien. Le Hamas va se charger, par une importante vague d’attentats, de détruire la moitié palestinienne. En février et mars 1996, une série d’attentats suicide répond à l’assassinat par Israël de l’artificier du mouvement, Yahya Aiyash. Ces attaques vont saper l’autorité du Premier ministre travailliste intérimaire, Shimon Perès, qui perd les élections peu après face à Benyamin Netanyahu. Celui-ci, une fois à la tête du gouvernement, fait libérer le cheikh Yassin, au terme d’un épisode rocambolesque [8] Cette libération habilement mise en scène est suivie comme prévu d’une nouvelle vague d’attentats, qui permet au Premier ministre israélien d’obtenir le soutien de son opinion publique pour suspendre le processus de paix et revenir sur les accords signés par Yitzakh Rabin.
Ariel Sharon n’a pas eu besoin de telles opérations pour conquérir le pouvoir en février 2001 : sa provocation de l’Esplanade des mosquées et le début de la seconde Intifada ont largement suffi à radicaliser les positions et à garantir son élection. Néanmoins, dès sa prise de pouvoir, il se sert d’une vague d’attentats suicide du Hamas pour déclencher une opération militaire en mars : à cette occasion, Tsahal prend le contrôle de zones normalement sous souveraineté palestinienne et ravage les infrastructures gouvernementales de Yasser Arafat. En mars 2002, un attentat particulièrement meurtrier dans un hôtel de Netanya (30 morts, 150 blessés), toujours attribué au Hamas, déclenche l’opération « Remparts » par Tsahal, qui commet un massacre dans le camp de réfugiés de Jénine et assiège le président palestinien, Yasser Arafat, à Ramallah.
Depuis lors, la position du Hamas s’est modifiée. Auparavant engagés dans un bras de fer permanent avec le président Yasser Arafat, les dirigeants du mouvement ont entamé des négociations avec les Premiers ministres successifs, Mahmoud Abbas et Ahmed Qureih, pour une éventuelle participation à l’exercice du pouvoir. Des trêves ont été négociées pour un arrêt des attentats contre l’arrêt des incursions israéliennes.
Les attentats se poursuivent néanmoins. Depuis le premier attentat suicide de 1994, il y a près de dix ans, le nombre d’attaques de ce type n’a cessé d’augmenter ; ce qui permet aujourd’hui au Likoud d’Ariel Sharon de tout mettre en œuvre pour « détruire, non seulement Arafat, mais tout espoir d’un État palestinien. » [9]. Depuis le début de la deuxième Intifada, en septembre 2000, il y a eu plus de 60 attentats suicide en 19 mois. Cette recrudescence de la violence sape le processus de paix, ce qui est l’un des objectifs principaux du Likoud, mais empêche aussi la progression du Parti travailliste israélien.
Sharon fait assassiner le cheikh Yassine pour provoquer l’affrontement (2004)
Contrairement aux déclarations israéliennes, l’assassinat du cheikh Yassine ne s’inscrit donc pas dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Il est en effet impensable que la mort du leader spirituel du mouvement entraîne la dislocation des différentes cellules opérationnelles et la fin des attentats. Au contraire, il est tout à fait envisageable que cette opération de Tsahal suscite à une multiplication d’opérations kamikazes encore plus meurtrières. C’est en tout cas ce que nous enseigne l’étude des précédents « assassinats ciblés » perpétrés par Israël. On peut notamment évoquer l’opération du 23 novembre 2001 au cours de laquelle Mahmoud Abou Hannoud, un des principaux chefs militaires du mouvement islamiste palestinien Hamas, était assassiné lors d’un raid d’hélicoptères semblable à celui qui a tué le cheikh Ahmed Yassine. Cette attaque entraîna, quelques jours plus tard, un triple attentat suicide du Hamas à Jérusalem-Ouest et à Haïfa, au bilan particulièrement lourd : 28 tués et plus de 200 blessés. Il servit de prétexte à des « représailles » : une série de raids sans précédent de Tsahal dans les territoires palestiniens.
Pour comprendre cette stratégie politiquement stérile d’« assassinat ciblés », ordonnée par Ariel Sharon, il convient de rappeler brièvement quel type de militaire est ce Premier ministre. En réalité, tout comme Begin et Shamir, Ariel Sharon est également un membre des réseaux proto-terroristes israéliens. Embrigadé très jeune dans les forces israéliennes de l’Haganah (il n’a alors que quatorze ans), il rejoint une compagnie d’infanterie de la brigade Alexandroni en 1948, lors de la guerre d’indépendance israélienne. Environ 300 000 Palestiniens sont contraints à l’exil au cours de l’offensive. En 1953, il fonde l’« Unité 101 », une brigade spécialisée dans l’assassinat qui commet plusieurs massacres de civils tout en étant intégré à Tsahal. En août 1953, cet escadron de la mort attaque le camp de réfugié d’Al-Burayj, à Gaza, faisant entre 15 et 50 victimes. En octobre, ses hommes massacrent 69 civils au cours d’un raid mené en Cisjordanie, dans le village de Qibya. Les villageois sont poussés à se retrancher dans leurs maisons, que la brigade fait ensuite exploser. Ce crime de guerre fait l’objet, le 18 octobre 1953, d’un communiqué du département d’État états-unien demandant à ce que les responsables soient traduits en justice. Lors de la crise de Suez, en 1956, les unités placées sous son autorité sont accusées d’avoir assassiné des prisonniers de guerre égyptiens, ainsi que des travailleurs soudanais capturés par l’armée israélienne. Ces faits ont fait l’objet d’une enquête du Daily Telegraph, le 16 août 1995, manquant d’entraîner une rupture de relations diplomatiques entre Londres et Tel-Aviv. De tels agissements n’ont pas empêché la progression d’Ariel Sharon au sein de l’état-major israélien puisqu’en 1982, c’est en tant que ministre de la Défense qu’il déclenche une offensive contre les camps de réfugiés palestiniens au Liban, Sabra et Chatila. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, ce sont plusieurs centaines de civils qui sont massacrés par les milices chrétiennes libanaises, tandis que Tsahal encercle le camp pour empêcher les civils de fuir. Ces méthodes de « guerre totale », voire de « guerre révolutionnaire », permettent de comprendre pourquoi Ariel Sharon refuse absolument de négocier avec l’Autorité palestinienne, comme il l’a réaffirmé début mars [10]. Elles révèlent en effet l’appartenance du Premier ministre à une famille de pensée colonialiste qui ambitionne l’expulsion ou la destruction des populations autochtones et qui exclut toute négociation avec l’ennemi.
Il semblait pourtant possible, depuis quelques mois, de négocier avec les dirigeants du Hamas. Le cheikh Yassine lui-même avait multiplié des déclarations particulièrement constructives par rapport au discours traditionnel de son organisation. Contrairement à ce que prétend la presse internationale, le cheikh Ahmed Yassine ne défendait pas l’extermination de l’État d’Israël et la reconquête de toute la Palestine. Le 7 janvier 2004, il déclarait, dans une interview à une agence de presse allemande, que son mouvement était prêt à accepter « une paix temporaire si un État palestinien est créé en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Le reste des territoires sera laissé à l’Histoire ». Des propos en rupture avec le discours traditionnel du mouvement, qui préconisait jusqu’ici l’établissement d’un État musulman de la Méditerranée jusqu’au Jourdain et niait donc le droit d’Israël à exister. Déjà, en 1999, Yassine avait déclaré au quotidien états-unien USA Today que le conflit israélo-palestinien pourrait se terminer si Israël se retirait des territoires, les relations avec l’État hébreu devant être laissées à l’appréciation des générations futures. Ces propos avaient suscité de virulentes réactions d’autres membres du mouvement bien plus radicaux. Nul doute que ceux-ci ont aujourd’hui les mains libres pour maintenir, au mieux, le processus de paix dans l’impasse. Au pire, il est envisageable que l’objectif visé soit une escalade de la violence. Cédant à la colère, le Hamas organiserait des attentats particulièrement sanglants. Ce qui permettrait alors de justifier l’expulsion de populations palestiniennes et l’annexion de nouvelles portions de territoires occupés par tous ceux qui, au sein de l’administration Sharon, « rêvent de transfert » [11].
À la recherche d’une provocation maximale pour enclencher l’affrontement final avec les palestiniens, Ariel Sharon a dû renoncer à faire assassiner Yasser Arafat comme il en avait annoncé son intention, l’an dernier. Il s’est donc rabattu sur cheikh Yassine lorsqu’il s’est avéré que celui-ci engageait son organisation vers la recherche d’un compromis. À la différence de certains dirigeants de son organisation militaire, le leader spirituel du Hamas n’était plus, pour Sharon, un allié objectif.
[1] « Hamas, le produit du Mossad », par Hassane Zerrouky, L’Humanité, 14 décembre 2001.
[2] Hamas : Scourge and Symbol, par Martin Regg Cohn, Toronto Star, 13 octobre 1997.
[3] « Under Gaza’s Calm Surface : Death Drugs, Intrigue », New York Times, 28 mars 1981.
[4] Ce texte est disponible sur le cache réalisé par Google du site officiel de l’armée israélienne.
[5] Hamas, ou le miroir des frustrations, d’Agnès Pavlowsky, L’Harmattan, 2000.
[6] « How Sharon and the Likud Party nurtured the rise of Hamas and benefit from its terrorism », par Ray Hanania, Media Monitors Network, 23 mai 2002.
[7] Cette année, des militants du Kach, une faction israélienne extrémiste qui a déjà organisé plusieurs attaques contre des civils palestiniens, a commémoré dans la joie le dixième anniversaire de ce « fait d’arme » du Docteur Baruch Goldstein qui mitrailla, ce jour là, 29 Palestiniens en prière. Voir « Kach marks Goldstein massacre », par Matthew Gutman, Jerusalem Post, 7 mars 2004.
[8] Selon la version officielle, deux agents du Mossad auraient franchi la frontière jordanienne pour empoisonner à Amman un responsable du Hamas. Interpellés par la police, ils auraient ensuite servi de monnaie d’échange contre la libération du cheikh Yassine, non sans avoir au préalable fourni l’antidote au poison qu’ils étaient parvenus à administrer. La proximité entre la Jordanie et Israël permet d’écarter cette fable selon laquelle Netanyahu aurait été contraint par Amman de relâcher celui qui est aujourd’hui décrit par Tsahal comme « le chef des forces du Mal ».
[9] « How Sharon and the Likud Party … », op.cit.
[10] « Ariel Sharon exclut toute discussion avec l’Autorité palestinienne », Le Monde, 16 mars 2004.
[11] « Ces Israéliens qui rêvent de "transfert" », par Amira Haas, Le Monde Diplomatique, février 2003.
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter