À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’état-major des États-Unis met en place l’opération Paperclip à l’insu du Président Roosevelt. En quelques années, près de 1500 scientifiques nazis sont exfiltrés et recrutés pour lutter contre l’URSS communiste. Ils poursuivent notamment des recherches sur les armes chimiques, sur l’usage des psychotropes dans la torture, et sur la conquête spatiale. Loin de les affecter à des postes subalternes, le Pentagone leur confie la direction de ces programmes qu’ils marquent de leur empreinte idéologique.
La Seconde Guerre mondiale à peine terminée sur le théâtre européen, les États-Unis et l’URSS entrent en rivalité. Leur priorité devient de piller le plus rapidement l’ennemi vaincu, le IIIe Reich. Le savoir-faire technologique développé par les scientifiques allemands suscite toutes les convoitises bien qu’il soit le fruit d’une exploitation d’une main d’œuvre servile issue des camps de concentration.
Une partie de l’état-major états-unien, bouleversée par ce que découvrent ses hommes à Dachau, Auschwitz, Dora, ordonne de recueillir le plus grand nombre de preuves possible en vue d’un procès des dirigeants nazis. D’autres officiers de l’état-major considèrent au contraire que ces criminels forment un personnel irremplaçable qu’il convient de mettre au service de la puissance des États-Unis. Une opération militaire de récupération des scientifiques allemands ayant travaillé pour le IIIe Reich est donc montée par le Pentagone. Appelée « Operation Paperclip » (Opération Trombone), elle est confiée à la Joint Intelligence Objectives Agency (JIOA) [1], qui regroupe alors l’ensemble des services de renseignement militaires états-uniens. Comme l’expliquera plus tard son directeur, Bosquet Wev, « le gouvernement se préoccupait de "bagatelles" - les dossiers des nazis - au lieu de privilégier "l’intérêt des États-Unis, et gâchait ses forces inutilement à vouloir frapper un cheval nazi mort" » [2].
L’opération se heurte à de vives résistances à la fois chez les responsables politiques et dans l’état-major. La position du président Franklin Delano Roosevelt était claire : interrogé par William Donovan, chef de l’OSS, sur l’opportunité d’accorder des privilèges aux officiers SS et aux membres du ministère des Affaires étrangères allemand, le président des États-Unis refuse. Parmi les personnes ainsi recrutées par l’OSS, « certains devront peut-être carrément être jugés pour crimes de guerre ou au moins arrêtés pour avoir participé de manière active aux activités nazies », argue-t-il. Passant outre l’ordre présidentiel, la JIOA prend la décision de falsifier les dossiers militaires des scientifiques allemands qu’elle projette d’exfiltrer aux États-Unis [3].
Les scientifiques les plus convoités dans l’immédiat sont ceux qui ont fait peser la menace la plus lourde sur le camp des Alliés, c’est-à-dire ceux chargés de la conception des redoutables missiles V2. Leur chef de file est Wernher von Braun. Agé de seulement 32 ans en 1945, il s’agit d’un des plus brillants ingénieurs de l’époque. Dès les années 1930, il travaille sous la houlette d’Hermann Oberth, père de la fusée allemande. Il rejoint la SS et le commandement personnel du chef de l’organisation, Heinrich Himmler, avant d’obtenir le grade de commandant. Pendant la guerre, il travaille au centre de Peenemünde sur le projet de fusées V2. Celles-ci sont construites à l’usine Mittelwerk, par du personnel venu du camp de concentration de Dora.
Après la victoire des Alliés, il est interné un temps à Garmisch par l’équipe du colonel états-unien, Holger Toftoy, habité d’un projet fou : relancer sur la base de Fort Bliss, aux États-Unis, le programme de fusées sur lequel travaillait von Braun. Il charge d’ailleurs celui-ci de convaincre avec lui ses anciens collègues de rejoindre l’aventure. La tâche n’est pas très difficile : la plupart des scientifiques concernés risquent, s’ils restent en Europe, d’être traduits devant un tribunal pour « complicité de crimes de guerre ». Parallèlement, un des directeurs de la JIOA, E.W. Gruhn, se charge d’établir une liste des scientifiques allemands et autrichiens les plus qualifiés pour les faire recruter par ses services. Il s’appuie pour cela sur Werner Osenberg, qui a dirigé la section scientifique de la Gestapo chargée de vérifier la fiabilité politique des savants travaillant pour le Reich. Les rapports et dossiers de la sinistre police permirent à Osenberg d’établir une liste de quinze mille noms de scientifiques, mentionnant leurs affiliations politiques et leur valeur scientifique. Ainsi que l’observe Linda Hunt, cette méthode « favorisait l’embauche de nazis convaincus » [4]
Le programme confié à von Braun n’obtient pas immédiatement les résultats attendus. En juin 1947 le premier V2 modifié est tiré depuis la rampe de lancement de White Sands Proving Ground, au Nouveau-Mexique. La fusée, assemblée à partir de pièces allemandes trouvées à Mittelwerk, s’écarte de sa trajectoire initiale pour aller s’écraser de l’autre côté de la frontière mexicaine, à moins de cinq kilomètres d’un quartier surpeuplé de la ville de Juarez. Ce qui oblige Washington à expliquer immédiatement aux Mexicains qu’il ne veut en aucun cas lancer une attaque de missiles contre leur pays.
Le transfert de scientifiques aussi impliqués dans l’appareil nazi ne pouvait se passer sans encombre. Nombre d’entre eux n’ont accepté cet « exil » que sous la menace de poursuites judiciaires dans leur propre pays. Ce qui n’est pas un gage de fiabilité. Au mieux, ils considèrent collaborer avec un allié objectif dans la lutte contre l’URSS. Au pire, ils sont décidés à partager le moins possible les technologies qu’ils maîtrisent, ou bien à les vendre au plus offrant. Ces problèmes sont d’ailleurs identifiés dès le début de l’opération. Walter Jessel, lieutenant de l’armée états-unienne, a été chargé en 1945 d’évaluer la loyauté des scientifiques avant qu’ils ne quittent l’Allemagne. Son rapport, fondé sur des interrogatoires, conclue que von Braun et ses hommes cherchent à cacher leurs informations aux officiers états-uniens. Selon le militaire états-unien, leur faire confiance serait « une absurdité évidente ». Après tout, les scientifiques allemands étaient, encore très récemment, dans le camp ennemi. Malgré cela, ils ne seront jamais placés sous stricte surveillance par le commandant James Hamill, pourtant directement responsable du groupe Paperclip à Fort Bliss : « non seulement (..) les membres de Paperclip étaient autorisés à avoir largement accès aux informations secrètes, mais (...) il n’y avait ni couvre-feu, ni vérification du courrier allemand ». De plus, « les activités des scientifiques à l’extérieur étaient très peu contrôlées ». Ce qui témoigne, soit d’une légèreté incroyable, soit d’une confiance aveugle ne pouvant s’expliquer par de la simple naïveté.
Une opération d’« intérêt national »
L’opinion publique ne s’émeut pas de cette arrivée sur le territoire états-unien d’anciens scientifiques nazis. D’autant qu’elle est soigneusement désinformée sur le sujet. Fin 1946, le département de la Guerre organise même une journée porte ouverte à Wright Field afin de présenter une délégation de « savants allemands » à la presse. Les articles publiés à la suite de cette initiative de pure propagande passent totalement sous silence les antécédents douteux de ces ingénieurs si brillants. La doxa du Pentagone veut que tous aient été « passés au crible ». Le sous-secrétaire à la Guerre Patterson déclare notamment qu’« aucun scientifique soupçonné de crimes de guerre n’a été introduit aux États-Unis ». En réalité, d’importantes dissensions existent au sein même de la base de Wright Field, où plusieurs militaires états-uniens s’indignent de devoir travailler avec des « criminels de guerre nazis ». Theodor Zobel est ainsi accusé d’avoir « effectué des expériences sur des êtres humains quand il dirigeait les souffleries de Chalais-Meudon, en France », une information confirmée par un rapport de l’OMGUS, l’administration militaire états-unienne de Berlin. L’expert en carburant de Jet, Ernst Eckert, voit resurgir son passé d’ancien membre de la SA, puis de membre du NSDAP à partir de 1938, et de la SS en 1939. Mais la politique du Pentagone consiste à protéger au maximum ses hommes, tout en poursuivant les exfiltrations. À partir de l’été 1947, la JIOA lance une nouvelle opération intitulée « National Interest » (Intérêt national) qui lui permet de recruter toute la gamme des scientifiques nazis, même ceux condamnés pour crime de guerre. Elle leur propose de travailler pour l’armée ou pour de grandes entreprises privées, notamment Lockheed, W.R. Grace and Company, CBS Laboratories et Martin Marietta. Otto Ambros est de ceux qui bénéficièrent du programme. Directeur de l’IG Farben pendant la guerre, il participa à la décision d’utiliser le Zyklon B (produit par une filiale d’IG Farben) dans les chambres à gaz, et choisit seul le camp d’extermination d’Auschwitz pour y installer une usine. Ce qui lui permit de faire produire par une main d’œuvre en condition d’esclavage des gaz asphyxiants qu’il testait sur place sur des prisonniers, avant que leur usage ne soit généralisé à tous les camps. Déclaré coupable d’esclavage et de meurtres en série à Nuremberg, il bénéficie néanmoins de la clémence du tribunal et n’est condamné qu’à huit ans de prison. Durant sa période de détention, son nom est maintenu sur la liste d’embauche de la JIOA, qui le recrute dès sa libération prématurée par John McCloy, haut-commissaire états-unien pour l’Allemagne. Il est alors intégré en tant que « conseiller » dans les effectifs de W.R. Grace Company, Dow Chemical ainsi que dans ceux de l’US Army Chemical Corps.
Objectif Lune
Malgré les difficultés rencontrées au début du programme, l’opération Paperclip tient vite ses promesses dans plusieurs domaines, où l’état-major n’hésite pas à placer « ses » scientifiques nazis à des postes clés. Le plus emblématique est celui de la conquête spatiale, où s’illustre toute l’ancienne équipe des V2, qui dirige pratiquement l’intégralité des recherches. Érigé en priorité par le président John F. Kennedy en 1961, l’envoi d’un homme sur la Lune est directement confié aux ingénieurs nazis de l’équipe de Wernher von Braun. Ce dernier devient le premier directeur du Marshall Flight Center, le centre spatial de la NASA à Huntsville. Arthur Rudolph est nommé directeur de projet pour le programme de la fusée Saturne V, celle-là même qui atteindra la Lune en 1969. Pendant la guerre, en tant que chef de la production à Mittelwerk, Rudolph était notamment chargé de fixer le nombre d’heures de travail réalisable par les prisonniers venus du camp de concentration voisin de Dora. Enfin, l’ancien membre de la SS, de la SA et de deux autres groupes nazis, Kurt Debus, devient le premier directeur du Kennedy Space Center à Cap Canaveral. La collaboration des trois hommes permet aux États-Unis de réaliser l’un des accomplissements les plus spectaculaires de son histoire puisque, le 21 juillet 1969, Neil Armstrong pose le pied sur la Lune. Un véritable couronnement pour la coopération scientifique entre le parti nazi et l’état-major états-unien.
Mais ce n’est pas le seul domaine où cette coopération parvient à d’excellents résultats. Au début des années 1950, l’armée états-unienne lance un programme destiné à améliorer la connaissance de la santé des pilotes et des soins à leur proférer en cas d’accident ou de circonstances extrêmes, tel que le parachutage en très haute altitude. Ces recherches sont centralisées à l’École de médecine aérienne de Randolph Field, au Texas, sous la direction du général Harry Armstrong. Plusieurs scientifiques nazis y travaillent à ses côtés. Le plus éminent d’entre eux est Hubertus Strughold. Celui-ci, après avoir vécu aux États-Unis pendant l’entre-deux-guerres, devient, pendant le conflit, responsable de l’Institut de la Luftwaffe pour la médecine aérienne à Berlin. Un centre de sinistre mémoire : des scientifiques y ont mené des expérimentations particulièrement atroces sur des détenus de camps de concentration afin de vérifier la durée de résistance au gel, à l’absorption d’eau salée et au manque d’oxygène. Officiellement, Strughold n’aurait pas eu connaissance de ces expériences. Elles ont pourtant été menées par ses proches collaborateurs : Siegfried Ruff, responsable des expériences de simulation de haute altitude (qui rendaient les détenus complètement fous par manque d’oxygène) a même coécrit un livre de santé aérienne avec lui. Ruff manqua d’ailleurs lui aussi d’être recruté dans le cadre de Paperclip, après avoir été miraculeusement acquitté à Nüremberg. Aujourd’hui encore, le bâtiment de l’US Air Force à San Antonio porte le nom d’Hubertus Stronghold.
Edgewood Arsenal : du gaz moutarde au contrôle des cerveaux
Le code de Nuremberg, destiné notamment à prévenir la réédition des horreurs nazies, ainsi que les lois régissant la zone états-unienne d’Allemagne interdisant aux Allemands de faire des recherches sur la guerre chimique, n’ont pas empêché le gouvernement des États-Unis d’utiliser les cerveaux nazis dans le cadre de Paperclip, bien au contraire.
La base militaire ultra-secrète d’Edgewood Arsenal, dans l’État du Maryland, était depuis 1922 le principal centre de recherche médicale sur la guerre chimique aux États-Unis. D’abord pour tester les gaz inventés par les Allemands pendant la guerre, et plus tard les méthodes de manipulations psychologiques, de nombreux scientifiques de l’opération Paperclip y menèrent des expériences de 1947 à 1966, souvent de manière trop empirique et en utilisant les cobayes qu’ils avaient sous la main. Ce qui n’arrangea pas l’image de Paperclip, même parmi le personnel scientifique qui y était basé en permanence. Ainsi le directeur scientifique d’Edgewood à l’époque, Dr Seymour Silver, commentait-il leurs travaux en ces termes : « Leur appréciation générale autant en ce qui concernait le choix des sujets que sur les expériences elles-mêmes était erronée, très mauvaise ». Or dans un domaine des gaz de combat, des gaz incapacitants et des psychotropes, de telles méthodes eurent des conséquences humaines terribles.
L’un des premiers nazis recrutés sur la base est Kurt Rahr, second couteau nazi autant inquiété en Allemagne pour des délits de droit commun que pour son soutien au IIIe Reich. Malgré un rapport défavorable le jugeant indigne de confiance et donc dangereux pour la sécurité des États-Unis, la JIOA envoie ce spécialiste de l’électronique haute fréquence à Edgewood en septembre 1947. Mais on ne lui confie pas de travaux classés secrets et il est trop modéré au goût de Hans Trurnit, autre recrue importée en 1947 de l’élite scientifique nazie cette fois, qui l’accuse d’être communiste et le fait renvoyer en Allemagne. Titulaire à l’université de Kieldu de 1934 à 1940, Trurnit y a été l’adjoint du professeur Holzlöhner , qui mena, pendant la deuxième guerre mondiale, des expériences concernant le froid sur des prisonniers de Dachau.
Mais le principal atout d’Edgewood dans le cadre de Paperclip reste le chimiste Friedrich Hoffmann, lui aussi parmi les premiers arrivés sur la base. Cet ancien candidat recalé aux SA synthétisait pendant la guerre les gaz toxiques et les toxines pour le laboratoire de chimie de guerre de l’université de Würzburg et l’Institut de recherches techniques de la Luftwaffe. Arrivé aux Etats-Unis, il est chargé d’inventer de nouvelles tenues de protection et des antidotes contre les deux gaz les plus mortels inventés par les nazis dont dispose l’US Army, le Tabun et le Sarin, ramenés en grande quantités depuis l’Allemagne dans les arsenaux états-uniens. À l’aide des rapports sur les expériences menées dans les camps de concentration et de cobayes choisis parmi des soldats de la base, volontaires mais peu informés sur la réalité des expériences, il tente de déterminer quels effets produisent ces gaz sur l’organisme.
Le protocole expérimental est sommaire : une vaste pièce est aménagée en chambre à gaz, on y place des animaux et des soldats à qui l’on demande d’ôter leur masque à gaz et de respirer des doses de poison jusqu’à ce qu’ils ne le supportent plus. Ainsi le soldat Don Bowen raconte, après avoir vu tous les animaux de la pièce agoniser dans d’atroces souffrances : « Mon premier réflexe fut de ne pas respirer. Et quand finalement j’ai pris une longue inspiration, le gaz me brûla le nez, la gorge et les lèvres ». De nombreux cobayes sont ainsi hospitalisés pour divers troubles après avoir respiré de faibles doses de gaz moutarde ou Tabun.
Le LSD, arme de guerre psychologique
En 1949, les scientifiques de Paperclip basés à Edgewood se voient confier une nouvelle mission : tester un psychotrope étonnant, qui provoque des hallucinations et des tendances au suicide chez les êtres humains. Il s’agit du LSD, découvert quelques années plus tôt par un autre Hoffmann, Albert cette fois, dans les laboratoires Sandoz de Bâle. [5]. Son utilisation devait, selon Son principal promoteur L. Wilson Greene, rendre possible une guerre plus humaine. L’objectif est en effet au départ de déterminer si l’on peut avoir recours au LSD et à une soixantaine d’autres psychotropes pour mener une guerre « psychochimique » destinée à affaiblir la population et les troupes ennemies. Mais progressivement, avec la montée en puissance de la Guerre froide et la multiplication des opérations de contre-insurrection, la CIA s’accapare le projet et le focalise sur la conduite des interrogatoires et les moyens de briser la résistance psychologique de l’interrogé, de provoquer des dissociations psychologiques et des états d’amnésie [6].
Les sources d’informations de la CIA pour la guerre chimique étaient essentiellement des scientifiques allemands ayant travaillé pour l’IG Farben (la société qui produisait le gaz Zyklon B utilisé dans les camps de concentration), comme Walter Reppe, son ancien chimiste en chef, que les États-Unis tentent de récupérer en vain en 1948, alors qu’il travaille déjà pour les Britanniques. Un vaste recensement des plantes psychotropes est entrepris par Friedrich Hoffmann afin de mettre au point le « sérum de vérité » idéal.
On donne également d’importantes doses de LSD à des soldats-cobayes d’Edgewood avant de les soumettre à des interrogatoires agressifs qui provoquent chez eux des états de peur intense, voire dans certains cas des convulsions, de l’épilepsie ou des crises de paranoïa aigües laissant de nombreuses séquelles.
Les recherches sur l’amnésie, quant à elles, aboutirent à l’utilisation du Sernyl (SNA), connu également sous le nom de PCP ou « poussière d’ange », qu’on administrait par voie orale ou en aérosol à des soldats pendant qu’ils marchaient sur une trépigneuse. Accès de folie intense, amnésie totale et autres comas furent observés dans les laboratoires d’Edgewood.
Parmi les plus virulents nazis de Paperclip à avoir participé aux recherches sur la guerre chimique et psychologique, figurait également l’ancien brigadier-général Walter Schieber (employé pendant 10 ans), qui avait supervisé les usines d’armement françaises sous l’occupation, les usines allemandes employant des STO et le programme nazi de guerre chimique. Emprisonné en 1945 car suspecté de crimes de guerre, il sauve sa peau en rédigeant des rapports sur la guerre chimique pour l’US Army, en se présentant comme témoin vedette à Nuremberg pour être intégré à Paperclip en 1947.
Dans la seule période entre 1955 et 1975, sept mille soldats furent utilisés comme cobayes involontaires ; gazés, asphyxiés, drogués pour les recherches sur le contrôle du cerveau.
Un élément d’une politique
La fin de l’aventure est piteuse. À partir du début des années 1970, les crédits militaires accordés aux programmes des scientifiques Paperclip diminuent. En 1971, des restrictions budgétaires touchent durement le programme spatial, et tout particulièrement les ingénieurs allemands. Arthur Rudolph prend sa retraite, recevant au passage la plus haute distinction de la NASA, la Distinguished Service Medal. La même année, Wernher von Braun est contraint de témoigner devant des procureurs d’Allemagne de l’Ouest chargés d’enquêter sur les crimes commis au camp de concentration de Dora. Peu après, il doit abandonner son rêve secret de devenir administrateur général de la NASA. En 1974, c’est au tour de Kurt Debus de prendre sa retraite. Dix ans plus tard, en 1984, alors que ressurgissent les accusations de crime de guerre à l’encontre d’Arthur Rudolph, ce dernier est contraint de quitter les États-Unis pour Hambourg.
Au total, les différents programmes de l’Opération Paperclip ont mobilisé près de 1500 scientifiques nazis pour lutter contre l’URSS. Ils attestent du choix de l’état-major interarmes des États-Unis de collaborer avec le parti nazi malgré le veto du président Roosevelt. Un choix ultérieurement validé par le président Truman et hissé au niveau d’une politique fédérale systématique. En effet, sous le contrôle du Conseil de sécurité nationale, des opérations similaires sont conduites parallèlement dans d’autres domaines pour récupérer et intégrer les cadres nazis ainsi que les cadres du système militaire nippon dans l’appareil de sécurité des États-Unis ou pour les employer dans des opérations secrètes à l’étranger.
[1] La Joint Intelligence Objectives Agency a été créée en 1945, sous la tutelle du Joint Intelligence Commitee (JIC), le service de renseignement de l’état-major interarmes. Le JIC était composé du directeur des services de renseignement de l’armée, de son homologue de la Navy, du vice-directeur de Air Staff-2 et d’un représentant du Département d’État. « Records of the Office of the Secretary of Defense (Record Group 330), site de l’Interagency Working Group.
[2] « US Coverup of Nazi Scientists », par Linda Hunt, Bulletin of the Atomic Scientists, avril 1985, p.24.
[3] Le chef de l’état-major de l’US Army était alors Omar N. Bradley.
[4] L’Affaire Paperclip - La récupération des scientifiques nazis par les Américains 1945-1990, de Linda Hunt, Stock, 1995. (1ère éd. 1991).
[5] L’utilisation de la molécule qu’Albert Hoffmann avait expérimentée lui-même de manière triviale, cette fois dans le cadre des expériences d’Edgewood puis de l’opération « MK ULTRA » pour le contrôle de la contre-culture, le conduira plus tard à l’appeler son « enfant terrible ».
[6] Voir également à ce sujet « Les manuels de torture de l’armée des États-Unis », par Arthur Lepic, Voltaire, 26 mai 2004.
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