De vifs débats ont précédé l’invasion de l’Irak par la Coalition anglo-saxonne. Une partie des experts militaires prédisait une situation à la vietnamienne. La rapidité de la victoire sur l’armée régulière irakienne et l’absence de résistance civile, hormis dans quelques villes précises, a semblé les démentir. Il n’en était rien. Les commentateurs étaient victimes d’une auto-intoxication : à force d’avoir évoqué un danger militaire irakien, ils s’étaient persuadés de l’existence d’une véritable armée irakienne alors que le pays était presque totalement désarmé depuis 1991. Cette confusion avait été alimentée par une iconographie qui présentait les dirigeants politiques en uniforme vert olive, lequel n’était nullement militaire, mais ressortait du parti Ba’as. La résistance civile à l’occupant n’a commencé qu’une fois dissipé l’effet « choc et stupeur » provoqué par les bombardements intensifs des villes. C’est maintenant que la situation irakienne devient comparable à celle du Viêt-nam.

Il n’est pas très difficile de constater l’échec des États-Unis à « pacifier » l’Irak, c’est-à-dire à faire accepter à la population l’occupation militaire coalisée et le régime fantoche d’Iyad Alaoui. L’utilisation médiatique de « l’offensive de Falloudja » par George W. Bush, pour faire oublier la tentative avortée d’irakisation de la répression, c’est-à-dire de création d’une force d’occupation subalterne et autochtone, est un premier élément de compréhension. Le sabotage réussi de ce programme par la résistance irakienne, dès son lancement, était précisément le signe avant-coureur de l’inexorable défaite militaire des États-Unis en Irak. C’était déjà en juillet dernier la conclusion de Scott Ritter [1] qui a travaillé pendant dix ans au contact du parti Ba’as en tant qu’inspecteur de l’ONU en Irak, et plus récemment celle de l’ancien général et secrétaire d’État sortant Colin Powell, lui-même vétéran du Viêt-nam. Cette opinion lucide se fonde sur un fait inébranlable dans toute guerre de basse intensité de type contre-insurrectionnelle : si les cœurs et les esprits ne sont pas gagnés d’emblée, la puissance de feu ne peut rien, même après des années de conflit.

La guerre du Viêt-nam offre le modèle d’une guerre de type véritablement asymétrique, avec d’un côté la plus importante puissance de feu au monde, et de l’autre une structure populaire disposant de peu de moyens, mais plus apte à obtenir le soutien d’une large partie de la population. Si les dirigeants états-uniens parlaient déjà de gagner la « guerre du cœur et des esprits », ils n’en doutaient pas moins que la puissance de feu suffirait à venir à bout de toute résistance. Ils apprirent cependant, à mesure que la guerre s’intensifiait, que c’était loin d’être le cas [2].
Le moteur de l’appareil de résistance viêt-cong n’était pas la guérilla, mais le réseau politique, ou infrastructure viêt-cong (IVC) déployée à travers le pays. Pendant que les généraux états-uniens se querellaient pour savoir où était le centre de commandement de la résistance, la guérilla se concentrait essentiellement sur la déstabilisation du gouvernement fantoche de Saïgon, et plus particulièrement sur la protection de sa propre infrastructure de terrain. Celle-ci permettait à son tour d’encadrer la stratégie et la logistique des forces de guérilla pour les actions ciblées.

L’infrastructure politique comme base de la résistance

Les accords de Genève de juillet 1954 avaient divisé le Viêt-nam en deux parties, Nord et Sud. Hanoï, la capitale du Nord, s’était partiellement conformée aux accords en repliant ses troupes, mais avait laissé en place son infrastructure politique constituée de 3 000 cadres politiques et 5 000 cadres militaires. Ces militants devaient rester proches du peuple et s’assurer qu’un gouvernement communiste fantôme subsiste. Les accords spécifiaient que des élections devaient se tenir au plus tard en juillet 1956, mais Hô Chi Minh était certain de les remporter en raison de sa popularité datant de la victoire sur les Français. Le régime de Ngo Dinh Diem dans le Sud refusa de les organiser. Les cadres de l’IVC redoublèrent donc d’agressivité en organisant le peuple du Sud et en s’appuyant sur ses griefs contre le système social profondément inégalitaire maintenu par le régime de Diem. Ils prenaient bien soin de ne pas trop mettre en avant la doctrine marxiste afin de rallier aussi les nationalistes peu favorables à une réunification. Cela devait aboutir en 1960 à la formation du Front National pour la Libération du Sud Viêt-nam, ou FLN.

Typiquement, au début des années 60, la situation est la suivante dans les zones rurales du pays : beaucoup d’individus vendent leur force de travail journalière à des propriétaires terriens et n’en tirent qu’un maigre revenu, ou même un salaire payé directement en riz qui suffit à peine à nourrir leur famille. Pressés par la misère, ils demandent un meilleur salaire et se voient aussitôt soupçonnés de sympathie communiste et dénoncés auprès des autorités qui travaillent pour le régime corrompu de Diem et de riches paysans. Lorsque les résistants viêt-congs font une incursion dans le village, ils ne manquent pas de promettre une meilleure répartition des récoltes si les habitants coopèrent. Ainsi, craignant d’être persécutés pour collusion avec l’ennemi, les têtes fortes fuient régulièrement dans la jungle où les maquisards, informés de leur fuite, ne tardent pas à les retrouver et leur proposer de rejoindre leurs rangs.
Dans cette même période, le gouvernement fantoche sudiste de Ngo Dinh Diem n’attachait que peu d’importance aux activités de l’IVC dans les villages du Sud, et préférait se concentrer sur la consolidation de son pouvoir à Saïgon afin de prévenir toute tentative de coup d’État. De la même façon, pendant que Saigon se préparait à une invasion militaire conventionnelle en provenance du Nord, le FLN infiltrait le Sud par les lignes arrières. Ce n’est qu’après 1963 et la mort de Diem que la CIA reprendra en main les opérations politiques et militaires, en s’intéressant davantage à la situation dans les villages. Mais il est déjà trop tard, car l’IVC parvient à collecter suffisamment de taxes qui lui permettent d’acheter des armes, et à leur tour ces armes lui permettent de collecter plus de taxes. Même si elle doit connaître quelques moments difficiles, la machine de guérilla est donc déjà lancée.

En 1961, la guérilla a pris une telle ampleur que le FLN agit autant sur le plan militaire que politique, et commence à connaître de sérieux problèmes internes par manque de ligne et de cadres politiques. Pour remédier à ces problèmes, Hanoï transforme la branche Sud du Parti des travailleurs en Parti révolutionnaire du peuple (PRP) qui doit placer le FLN sous la tutelle de révolutionnaires vétérans.
Au départ limitée au niveau des provinces, puis étendue aux districts, l’influence du PRP se fait sentir jusque dans le moindre hameau du golfe du Mékong lorsque le plan Phénix est finalement lancé en 1967. Hanoï contrôle alors suffisamment bien le FLN et fait en sorte d’en extraire les éléments indésirables. Pour coordonner les plus hauts cadres du FLN et du PRP ainsi que leur transmettre les ordres de marche, Hanoï les avait intégrés au Bureau central pour le Sud-Viêt-nam, qui représentait la véritable colonne vertébrale de la résistance et devait donc déplacer sans cesse ses centres de commandement afin d’échapper aux opérations de nettoyage.

Des précédents sous-estimés

Alors que même les services de renseignement militaire se concentraient sur l’obtention d’informations concernant l’ordre de bataille des troupes, seule la CIA et quelques autres agences civiles avaient pour objectif l’IVC. L’US Army commettait là une grave erreur en ne tenant pas compte des expériences passées en contre-insurrection, particulièrement celles de l’Indochine pour les Français et celle de la Malaisie pour les Britanniques.

Dès 1946, l’administration française en Cochinchine (nom donné au Sud-Viêt-nam à l’époque), profitant de la quasi-absence du Viêt-minh (maquisards du Nord) dans ces provinces, avait mis en place un programme rudimentaire de « pacification » pour gagner les cœurs et les esprits, selon la technique de la « tache d’huile ». Le principe est très simple : l’armée doit se faire accepter en apportant un progrès significatif pour les autochtones. Ainsi des troupes étaient stationnées dans un village d’où elles menaient leurs opérations contre le Viêt-minh, plutôt que de lancer ses opérations à partir des villes où leurs manœuvres seraient plus prévisibles. Elles établissaient ainsi d’emblée un sentiment de sécurité parmi la population. À l’inverse, quand les marines états-uniens entreprenaient des opérations-éclairs dans ces mêmes villages vingt ans plus tard avant de se replier, ils laissaient la voie libre pour que l’IVC lance ensuite des représailles contre les collaborateurs et reprenne le contrôle de la situation. La population finissait donc par refuser de coopérer avec les forces d’occupation par crainte d’être ensuite réprimée par les maquisards. De plus, l’armée française en Cochinchine installait dans son sillage une administration locale qui prenait en charge l’entretien des routes ainsi que la construction d’hôpitaux et d’écoles, ce qui représentait un réel progrès aux yeux des autochtones. De cette manière, les forces d’occupation françaises parvinrent même à rallier à leur cause les sectes Cao Dai et Hoa Hao qui exerçaient une grande influence dans le Sud. Mais ces efforts fructueux furent enrayés par l’offensive Viêt-minh dans le Nord, conduite par l’illustre général Giap, qui força l’armée française à réassigner au Nord beaucoup de troupes auparavant dédiées aux efforts de pacification du Sud. Aussitôt, la situation se détériora nettement à l’avantage des communistes dans les villages du Sud, et dans le Nord les troupes de Giap parvinrent à saper toute tentative de pacification.

Le cas de la Malaisie offre un exemple encore plus frappant, comme si l’administration britannique avait compris que faute de pouvoir arrêter les insurgés, elle devait littéralement arrêter la population. C’est en effet ce qu’elle fit en déportant la totalité des habitants des zones rurales où la résistance était active vers des « hameaux stratégiques » étroitement gardés et entourés de barbelés, en leur imposant le port d’une pièce d’identité afin de prévenir toute infiltration ennemie. De cette façon, l’occupation britannique parvint à affaiblir la résistance en l’affamant au point de lui enlever toute efficacité, ce qui suscita un grand nombre de redditions, jusqu’à la victoire des occupants en 1955 [3]. Mais pour en arriver là, l’occupation britannique avait bénéficié de conditions très favorables, comme le caractère secondaire ethnique de l’insurrection (la plupart des maquisards étant chinois, minorité consitutant un tiers seulement de la population malaise), et l’impossibilité pour la résistance de se replier au-delà des frontières pour se reconstituer et se remettre de ses blessures. En effet, la Malaisie est entourée d’eau à l’exception d’une étroite frontière avec la Thaïlande au Nord, alors que la proximité du Cambodge et la frontière noyée dans une jungle dense permirent à la résistance vietnamienne de soigner, protéger et organiser son infrastructure dans une relative quiétude.

La CIA tente de reprendre les choses en main

Pour lutter contre la guérilla après la mort de Diem en 1963, des unités spéciales sont constituées par la CIA, les Provisional Reconnaissance Units (PRU). Ce sont des groupes paramilitaires destinés à frapper les maquisards sur leur propre terrain, c’est-à-dire dans les zones rurales reculées. Leurs membres sont recrutés parmi des groupes de volontaires sud-vietnamiens particulièrement enragés contre les communistes du Nord, souvent après avoir perdu des membres de leur famille. Les PRU constituent le fer de lance du plan Phénix, et feront équipe avec les forces spéciales de la Navy, les SEALS, dès 1968 en conduisant des opérations contre l’IVC sur la base de renseignements récoltés au travers des autres éléments du plan. C’est là que se fit la réputation des Forces spéciales au Viêt-nam, qui a tant inspiré Hollywood, et celle du plan Phénix comme un programme d’assassinat de civils (les cadres de la résistance) par des militaires (PRU sud-vietnamiens et SEALS états-uniens).

Le programme strictement militaire destiné à lutter contre l’influence de l’IVC, appelé « pacification » et commandé par le général Westmoreland de juin 1964 à juin 1968, en est virtuellement séparé. Il consiste essentiellement à acheminer du riz, des médicaments et des matériaux de construction dans les zones rurales du Sud. Ce programme est un désastre, car les approvisionnements finissent souvent sur le marché noir, ou pire, directement entre les mains des Viêt-congs. Cependant les conseillers et « pionniers » du plan Phénix, la plupart dépendants de la CIA dans un premiers temps, sont progressivement remplacés par des cadres de l’armée, avant que le programme entre dans sa phase de « vietnamisation » vers 1970.
Le raisonnement de Westmoreland illustre parfaitement l’échec des militaires au Viêt-nam : beaucoup de stratèges de l’armée admettaient comme lui l’existence à la fois de l’infrastructure politique et de la guérilla armée, mais étaient incapables d’en déterminer le rôle exact et de fixer des priorités. Tous raisonnaient, jusqu’à un stade avancé de la guerre, en termes d’affrontement conventionnel car ils avaient été entraînés pour cela. Lorsque la réalité ne se conformait pas à leur concept, ils tentaient simplement de l’adapter pour qu’elle s’y conforme, selon la méthode Coué qui fait couler beaucoup de sang aujourd’hui en Irak.

L’oiseau prend son envol

C’est donc un ambitieux dispositif de collecte et centralisation de renseignements, avec une capacité de réaction militaire rapide - plus mesurée et ciblée que massive - à son service, qui est progressivement déployé à partir de juillet 1967, sur proposition de la CIA et avec l’accord de l’ensemble de l’état-major. Côté CIA, le concepteur du programme est Robert Komer, spécialiste du Moyen-Orient à la CIA à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis au National Security Council avant d’être nommé assistant spécial du président Johnson en 1966, avec la tâche de revitaliser l’effort de contre-insurrection au Viêt-nam.

La forte personnalité de Komer l’aide à secouer la bureaucratie corrompue de Saigon pour lancer le programme. Il bénéficie du soutien de Westmoreland, qui considère que la tâche d’organiser le plan incombe aux civils, mais qui met la force de frappe de l’armée au service de celui-ci. L’USAID, qui organisait la pacification avec peu de moyens jusqu’alors, joue un rôle périphérique. Côté vietnamien, la police nationale est également intégrée en plus des troupes d’élites PRU. Le plan Phénix, dans sa phase initiale baptisé ICEX pour Intelligence Coordination and Exploitation (Coordination et exploitation du renseignement), était en haut de la pyramide sous commandement de l’armée, mais disposait de sa propre chaîne de commandement. La clé était l’indépendance d’action des petits groupes répartis dans les districts, souvent encadrés par un conseiller Phénix de la CIA et pouvant faire rapidement appel à l’armée régulière sud-vietnamienne ou états-unienne en renfort lors d’opérations-éclairs. Très souvent, de telles opérations visaient des caches ou des lieux de réunion de cadres de l’IVC, localisés sur la foi de renseignements collectés et centralisés par le dispositif Phénix. Des bureaux à l’échelle de la province et du district sont mis en place pour traiter ce flux d’informations. Pour les captures, on sollicite le système judiciaire local dont les insuffisances nuiront beaucoup à l’efficacité du plan Phénix dans l’ensemble. En effet, la lenteur du traitement des prisonniers politiques entraîne rapidement la saturation des prisons et oblige le gouvernement vietnamien à relâcher beaucoup de suspects, mais surtout des innocents après une longue captivité. Ces derniers, dégoûtés, rejoignent souvent la résistance ensuite.
Du reste, pour le commandement états-unien le problème des Conventions de Genève ne se posait pas au Viêt-nam plus qu’aujourd’hui en Irak ou à Gantanamo. On argumentait alors déjà que les prisonniers politiques du plan Phénix ne correspondaient pas à la définition des prisonniers de guerre selon les Conventions, c’est-à-dire visuellement identifiables comme militaires.

Le chef de la police de Saïgon
abattant un civil désarmé
en 1968.

Au plus fort de la contestation de la guerre aux États-Unis, la CIA tenta de se dissocier des pratiques brutales observées dans le cadre de Phénix. Mais la médiatisation de la réalité de la guerre, paradoxalement plus forte qu’aujourd’hui, eut une influence certaine sur la décision trop rapide de transférer le programme aux autorités sud-vietnamiennes.

En définitive, le plan Phénix est la preuve que l’accent est mis sur le ciblage de la structure politique de la résistance, ce qui commence à fournir des résultats lorsqu’a lieu l’offensive du Têt au printemps 1968. Un nombre important de cadres dormants de l’IVC sortent alors de l’ombre pour porter le coup dans le Sud avec la guérilla et lancer une révolte populaire qui ne se matérialisera pas : l’offensive se solde par un échec militaire pour le Nord qui la lancée. Ces cadres sont alors à découvert et beaucoup préfèrent se réfugier au Cambodge pour se protéger, laissant provisoirement le champ libre pour le développement de Phénix. De plus, la participation de l’IVC force le régime fantoche de Thieu à admettre l’importance de l’infrastructure politique de la résistance. Il engage donc son administration dans le plan Phénix, donnant un nouveau visage au programme qui adopte définitivement pour emblème l’animal sacré présent notamment dans la culture traditionelle vietnamienne. Symbole de paix et de prospérité pour les Viêt-namiens, il est aussi un animal qui fuit au premier danger. Pour les Occidentaux, il symbolise ce qui renaît de ses cendres. Mais derrière l’image poétique ambiguë il s’agissait avant tout de la réalité sordide d’une grande opération de contre-insurrection à laquelle on a beaucoup reproché son manque de discernement dans l’importance des cibles, sa brutalité et, globalement, son inefficacité à renverser l’hostilité face à une occupation injustifiée. Cela avait au contraire tendance à l’amplifier, d’où l’empressement à remettre les responsabilités aux mains des Viêt-namiens, avec le succès que l’on connaît.
L’un des atouts les plus importants du plan Phénix fut son programme de retournement de cadres résistants, appelé Chieu Hoi. Il sera responsable d’un tiers des « neutralisations » de résistants en 1970, qui en outre n’incluaient pas les personnes emprisonnées pour moins d’un an. Malheureusement son efficacité était proportionnelle à celle de l’infiltration ou de la corruption des forces sud-vietnamiennes impliquées.

Le répit occasionné par l’offensive du Têt permet à la CIA de parfaire son dispositif, d’en transférer la responsabilité à l’armée, mais dans le but ultime de « vietnamiser » le conflit pour évacuer progressivement les troupes étasuniennes du pays. À mesure que les États-Unis confient des responsabilités opérationnelles aux forces sud-vietnamiennes, leur faible discipline et l’importante corruption qui y règne ternissent davantage l’image de l’opération. On s’efforce de publier des statistiques montrant l’efficacité du plan. En fait, certaines unités dans certaines provinces affichent de bons taux de réussite, mais ils sont marginaux. Ces estimations mettent à 14,8 % le taux d’attrition de la structure VCI entre janvier et septembre 1969 [4]. Les documents de Hanoï confirmeront en effet que des coups durs furent portés à la structure, jusqu’à un certain point.
Jusqu’en 1970 le programme se développe, mais la CIA se désengage progressivement sous le feu des critiques qui pointent les opérations clandestines de plus en plus nombreuses et meutrières parmi les civils. Elles s’étendent d’ailleurs inévitablement au Cambodge et au Laos contre l’avis du Congrès, de même que les bombardements. À partir de 1970, les opérations militaires conventionnelles diminuent sérieusement mais « l’autre guerre » fait toujours rage. Le maximum de personnel états-unien consacré au plan Phénix est atteint en 1970 avec 704 conseillers militaires et deux civils. L’ensemble du plan Phénix est malgré tout regroupé sous l’unique appellation vietnamienne (Phung Hoang). L’armée régulière, les Forces spéciales et la police sud-vietnamienne sont totalement impliqués, avec des résultats mitigés. Les services de renseignement sud-vietnamiens étaient quant à eux notoirement inefficaces, ce qui pose de nombreux problèmes à la police pour prendre des initiatives, faute d’informations fiables.
Un programme de recensement et de délivrance de cartes d’identité devant aboutir courant 1970 est lancé, mais contrairement à l’insurrection malaisienne, la résistance vietnamienne l’utilise à son profit comme système de couverture. Il est déjà trop tard quand il se termine finalement, en 1972.

Le plongeon final

L’occupation du pays par une administration militaire associée à un lourd passé colonial, et à l’inverse l’image de libérateurs dont bénéficiaient les résistants depuis leur victoire contre la France ont beaucoup nui aux ambitions du plan Phénix dès sa mise en œuvre. L’arbitraire des méthodes du régime fantoche acheva la confiance de la population qui vivait sous la répression ; le prix à payer en termes de stabilité sociale était trop élevé et trop peu avait été offert à la population en retour.
L’empressement subit des États-Unis à quitter le pays à l’horizon de mars 1973, comme prévu par les accords de Paris, précipita d’autant plus les ennuis de l’administration du Sud que Hanoï était en revanche entré dans une stratégie de guerre conventionnelle grâce au soutien des Soviétiques. Sans la guerre d’attrition menée au Sud, qui avait monopolisé les ressources de l’occupant et de ses relais, cela n’aurait pas été possible. L’étude de rééxamination de Phénix entreprise entre 1972 et 1975 pour l’adapter à une gestion entièrement vietnamienne n’y changea pas grand-chose. Comme toute opération de contre-insurrection qui espère soumettre une population, le plan Phénix aurait dû être déployé dès les premiers signes de l’insurrection.

Avec du recul, on pourrait dire que le plan Phénix était la méthode la plus pragmatique pour parvenir à contrôler le pays, proposée par la CIA après une observation attentive de la réalité du terrain, et selon les leçons apprises en Malaisie ou en Indochine, mais beaucoup trop tardivement pour obtenir des résultats tangibles. Elle fut sans surprise rejetée par l’opinion publique états-unienne parce qu’elle impliquait de viser une résistance bien organisée et donc parfaitement fondue dans la population, ou selon de terme de Mao, « comme un poisson dans l’eau », et donc de mener inévitablement une guerre sale. Par contre, en face, le résistant pouvait identifier plus facilement ses cibles qui étaient considérées comme extérieures à la population.

En Irak, l’aveuglement persistant du Pentagone, prisonnier de sa rhétorique sur la « libération » du pays, ne lui a pas permis de réagir en temps utile à la dégradation de la situation. Persuadé de n’avoir à faire qu’à une « Intifada » de type palestinien, Donald Rumsfeld a fait appel à des instructeurs israéliens pour encadrer une opération limitée de contre-insurrection, « Marteau de fer » [5]. Puis, intoxiqué par ses propres agents du Congrès national irakien, le Pentagone a cru pouvoir « irakiser » rapidement les forces de répression et dégager son propre personnel.

Un GI abattant un civil désarmé
à Falloudja en 2004.

Comme au Viêt-nam, la résistance a donné la priorité à l’exécution des collaborateurs (attaque systématique des lieux de recrutement) sur la lutte contre l’occupant et a brisé toute possibilité de dynamique pro-US, si elle a jamais existé. Ce n’est qu’après un an d’erreurs militaires, et quelques mois de plus pour cause de campagne électorale, que le président George W. Bush a donné l’ordre d’utilisation de moyens radicaux. C’est beaucoup trop tard pour espérer s’imposer dans le pays.

La cause principale de la répétition de cette erreur est à rechercher dans une auto-intoxication qui a conduit les responsables militaires à ne voir la réalité qu’au travers de leur propagande sans tenir compte de leurs renseignements. Il n’était pas difficile de savoir que Saddam Hussein s’était attribué la paternité d’un roman dans laquelle une romance était mise en scène sur fond de guérilla. Il avait préparé psychologiquement son peuple à cette situation. Militairement, il avait abandonné l’organisation hiérarchique enseignée par les Soviétiques pour adopter celle des Vietnamiens. Il avait organisé des structures de résistance commune par commune et en avait confié la direction à de jeunes militants du Ba’as, doublant ainsi les structures de son parti [6].

Désormais toute victoire militaire contre les insurgés sera une défaite politique face à la population. La destruction de Falloudja ne sera pas une simple barbarie, elle rendra impossible un retour en arrière et privera la Coalition de tout espoir de maintien pacifique de sa présence dans le pays et donc d’exploitation de son pétrole.

[2Nous vous renvoyons à l’ouvrage Ashes to ashes : The Phoenix Program and the Viêt-nam War, par Dale Andradé, Lexington Books, pour les détails sur le plan Phénix. Divers documents, tels que le manuel des conseillers Phénix états-unien, sont par ailleurs disponibles sur le serveur de Memoryhole.org

[3Voir « 1948-1960 : "état d’urgence" en Malaisie », par Arthur Lepic, Voltaire, 23 juin 2004.

[4Op. Cit. p138

[5« Opération marteau de fer » par Paul Labarique, Voltaire, 11 décembre 2003.

[6Source : entretiens avec des membres du gouvernement irakien avant l’ouverture des hostilités.