Tariq Ali est cinéaste, auteur et journaliste britannique d’origine pakistanaise. Auteur entre autres des livres Le choc des fondamentalismes et Bush à Babylone, il figure parmi les intellectuels qui ont vigoureusement condamné la guerre en Irak. Au cours de sa récente visite à Madrid pour le 45è anniversaire de la « New Left Review », il s’est entretenu avec notre correspondante de Diagonale, exposant son point de vue sur la situation irakienne, le Proche-Orient, l’Amérique latine et les moyens de résister à « l’Empire ».
Diagonale : A moins d’ un mois des élections en Irak, quel est votre sentiment sur les conséquences de ces élections ? Pensez-vous que l’élection d’un Parlement et la rédaction d’une Constitution peuvent conduire à la stabilisation du pays ou au contraire à une intensification de la résistance ?
Tariq Ali : La résistance en Irak se développe à deux niveaux différents. Le premier est la résistance armée, décentralisée et dirigée par des groupes d’insurgés dans différentes parties du pays. Très bien organisée, elle n’a aucune difficulté à se procurer des armes et rend difficile l’occupation de l’Irak par les États-Unis. C’est ainsi qu’au cœur même de la zone verte de Bagdad, que l’on suppose la mieux sécurisée, la sécurité de tous les diplomates occidentaux ne peut être garantie, de l’aveu même des généraux de la Coalition.
En outre, les cibles de la résistance irakienne ne sont pas seulement les occupants militaires, mais aussi les collaborateurs. C’est une évolution majeure dans leur façon d’appréhender la situation : « Nous allons non seulement faire face à vos militaires, mais nous allons aussi nous en prendre à vos hommes d’affaires et à leurs collaborateurs qui viennent ici » .
Le second niveau est celui d’une résistance essentiellement non armée, emmenée par les partis religieux chi’ites : le groupe le plus important est celui d’Al-Sistani et de Muqtada al-Sader, leaders d’une résistance politique plus militante.
La grande différence entre la résistance armée et la résistance politique est illustrée par la question suivante : « Comment peut-il y avoir des élections libres, alors que notre pays est occupé ? » . C’est une question centrale. Nous verrons s’il est possible que les États-Unis tolèrent l’élection d’un gouvernement qui pourrait s’avérer totalement hostile à ses intérêts. La question clef est celle de savoir si le processus électoral sera complètement libre. Je pense que c’est impossible tant que le pays est occupé. Les troupes d’occupation et l’ambassade états-unienne à Bagdad auront une influence déterminante sur l’élection de certaines personnes, y compris les marionnettes qu’ils ont placées à la tête du pouvoir.
Postulons que les élections soient libres à seulement 50 %. Dans ce cas, les Etats-Unis pourraient avoir à faire face à une crise. Ils peuvent effet être confrontés à un Parlement fraîchement élu, qui même s’il ne jouit pas d’une légitimité totale, demande le retrait des troupes d’occupation et le contrôle irakien du pétrole. Si le nouveau Parlement ne formule pas cette demande, il ne sera pas crédible vis à vis du peuple irakien.
Les États-Unis n’ont pas été capables d’écraser la résistance armée. Ils ont fait preuve de brutalité, systématisé l’usage de la torture, détruit une grande partie de Fallouja et utilisé des armes chimiques contre la résistance irakienne... mais sans remporter de succès. Si la résistance politique débouche sur un Parlement qui demande le retrait de toutes les troupes de la Coalition, la situation des États-Unis deviendra très difficile. La question est de savoir si les chefs chi’ites Sistani et Al-Sader essaieront de négocier avec la résistance armée, après avoir obtenu la majorité au Parlement. Je crois que c’est un élément crucial. S’ils s’abstenaient de le faire, la situation pourrait devenir chaotique.
Quels sont les enjeux de ces élections ? Y a-t-il ingérence de l’Iran, et si oui quelles en sont les conséquences ?
Je crois que les États-Unis veulent instrumentaliser les élections pour pouvoir dire : « Regardez, nous avons rendu possible cette élection, ce gouvernement a été élu ». Tel est leur dessein, et il aimeraient que ce gouvernement soit totalement pro-états-unien. S’il en allait ainsi, alors le gouvernement ne représenterait pas le peuple irakien, parce que nous savons que la majorité des Irakiens sont opposés à l’occupation.
S’ils manipulent ces élections et empêchent l’opposition d’obtenir la majorité, alors la situation s’aggravera lourdement pour les Etats-Unis. Les groupes armés et de nombreuses villes boycottent déjà les élections. La situation actuelle est difficile et imprévisible, tant pour la résistance irakienne que pour l’occupant.
Pour ce qui est des Iraniens, je crois qu’ils ont joué en coulisses un grand rôle en essayant d’obtenir des chi’ites Muqtada al-Sader et Sistani, spécialement d’al-Sader, qu’ils ne résistent pas pour le moment et acceptent les élections. Les Iraniens jouent leur propre jeu, au nom de leurs intérêts.
Si un gouvernement religieux venait à être élu en Irak et qu’il accède au pouvoir, les Iraniens essaieront de nouer des relations avec lui parce que la relation logique Iran-Irak serait d’avoir un marché commun, une sécurité commune. Les deux pays ont beaucoup en commun bien que l’un soit perse et l’autre arabe. Pour le moment, nous ne pouvons pas prédire avec certitude ce qui va se passer ; nous pouvons seulement dessiner des tendances et imaginer comment celles-ci peuvent évoluer.
Vous avez souvent évoqué la volonté états-unienne de balkaniser l’Irak, en présentant les sunnites, chi’ites et kurdes comme étant des factions aux intérêts divergents. Croyez vous que ce danger se verra confirmé par ces élections ?
Je crois que ce danger existe. Si la Coalition emmenée par les États-Unis essaye d’utiliser l’Assemblée élue pour écraser la résistance par une utilisation démesurée de la force, cela peut mener à des conflits permanents et à la division du pays. Il est très inquiétant de constater que, lors de l’attaque des troupes états-uniennes sur Falloudja, les chefs chi’ites n’ont pas pipé mot. Beaucoup de citoyens ordinaires ont protesté, les mosquées chi’ites de Bagdad se sont alliées avec les mosquées sunnites pour envoyer de l’aide, mais les chefs chi’ites Sistani et Al-Sader sont restés silencieux, adoptant un comportement plus que regrettable.
Nous ne devons pas sous-estimer la chose suivante, à savoir que lorsqu’un pays est occupé par un pouvoir impérial, la devise de ce pouvoir impérial est « diviser pour mieux régner ». C’est pourquoi les États-Unis ont soutenu durant les douze dernières années les Kurdes en essayant de les séparer de la population arabe du pays. Ils tentent maintenant d’utiliser la même tactique avec les chi’ites. La balkanisation ne peut que créer des problèmes à long terme et est contraire aux intérêts des Irakiens.
D’autre part, si la Coalition pousse le pays vers une balkanisation, celui se verra divisé en trois zones : une zone kurde, que le gouvernement turc n’acceptera pas ; la zone centrale, connue comme le « triangle sunnite », hostile à Washington ; et le sud chi’ite qui se rapprochera de l’Iran. De toute manière le résultat sera négatif pour les États-Unis . Il n’existe donc aucune possibilité de voir le pays se stabiliser au profit de l’occupant. Il pourrait régner un climat de stabilité temporaire pendant les quelques mois qui suivront les élections de janvier, mais je ne pense pas que le pays puisse se stabiliser tant qu’il restera des troupes d’occupation sur le sol irakien.
La victoire de George W. Bush à l’élection présidentielle a renforcé la politique impériale des États-Unis . En aurait-il été autrement avec les démocrates ?
Je crois que nous devons faire attention. Les États-Unis sont une puissance impériale. Avant l’arrivée au pouvoir de George W. Bush, c’est Bill Clinton qui occupait la Maison-Blanche. Clinton était considéré comme un personnage sympathique et agréable en Europe Occidentale. Il a rapidement conclu des accords commerciaux, il était plus intelligent que Bush et a été capable d’unir les gens. Pourtant, Clinton a soutenu la guerre contre l’Irak. Il est notamment venu en Grande-Bretagne apporter son soutien au Premier ministre, Tony Blair, le leader européen le plus fervent défenseur de la guerre.
Quand les intérêts impériaux sont en jeu, démocrates et républicains font cause commune. Toutefois, pour ma part je pensais que Bush devait être battu, non parce que nous avions des espoirs en Kerry, mais parce qu’il est extrêmement important d’écarter des leaders qui essaiment la guerre de par le monde. Pendant la campagne, j’ai répété ce message : « Aznar a été battu en Espagne ; vous battrez Bush et ceci créera une situation nouvelle très intéressante. Les gens sentiront que la population états-unienne est contre cet homme, et pour la première fois exerceront des pressions sur Kerry sur le thème de la guerre ».
Mais Bush l’a emporté, et je crois que sa victoire est une défaite pour les mouvements anti-guerre et pour tous ceux qui s’opposent au projet impérial. Cela dit, ce n’est pas une raison pour nous effondrer, nous démoraliser et ne rien faire. Nous devons reconstruire peu à peu le mouvement anti-guerre, qui était très fort auparavant, mais qui a disparu après l’occupation de l’Irak. Je pense qu’il doit maintenant renaître en tant que mouvement anti-occupation.
Les grandes mobilisations qui ont précédé la guerre se sont avérées incapables de la freiner. Comment croyez vous qu’il sera possible de faire face de manière efficace à ce type de situations dans l’avenir ?
J’ai toujours dit que, bien que très étendu et d’une progression très rapide, le mouvement anti-guerre était surtout l’expression de la rage d’une grande majorité de gens, pas nécessairement de gauche. Il s’agissait de citoyens ordinaires qui refusaient de croire les mensonges des politiciens et qui voulaient montrer leur opposition à ces mensonges et à la guerre qui se dessinait. Leur forte mobilisation s’explique aussi par le fait qu’ils n’étaient pas politisés et assez naïfs. Ces gens ont pensé : « Si des millions de personnes descendent dans la rue, alors nous arrêterons la guerre ». Comme en réalité nous n’avons pas pu l’arrêter, il y a eu une grande déception et les gens ont pensé que nous ne pouvions plus rien faire. Pour ma part, je n’ai jamais pensé qu’il était possible d’arrêter la guerre. Quand les gens me demandaient : « Y’a-t-il quelque chose qui puisse arrêter la guerre ? », je répondais : « Oui, une défaite de Blair au Parlement, et le refus des troupes états-uniennes d’aller à la guerre ». C’était la seule chose qui pouvait l’arrêter parce que Bush était déterminé à livrer cette guerre, poussé par un groupe de conseillers tout aussi déterminés.
Nous devons nous remettre de cet échec initial, en commençant à informer régulièrement sur ce qui se passe en Irak et reconstruire peu à peu l’opinion publique par de petits groupes, comme en Italie et en Grande-Bretagne.
Je crois qu’il est important que l’opinion publique soit mobilisée dans la rue, mais nous devons aller plus loin. Nous pouvons nous organiser pour attaquer les compagnies états-uniennes et boycotter leurs produits. Dans l’état actuel des choses, chacun doit penser en ces termes : il n’est pas suffisant de manifester, mais nous ne devons pas cesser de le faire parce que c’est très important. Je crois qu’en Espagne les manifestations ont joué un rôle important dans la défaite d’Aznar. Nous ne devons pas l’oublier.
Est-ce l’avènement d’une nouvelle ère coloniale, ou l’Irak est-il en train de devenir le talon d’Achille des États-Unis ?
J’espère que l’Irak donnera lieu à une nouvelle défaite, mais il faut être réaliste. Je crois qu’il est presque impossible de mettre en échec les États-Unis militairement. Actuellement première puissance militaire du monde, ils n’ont été battus qu’une seule fois et ce fut par les Vietnamiens au XXe siècle. La victoire militaire est donc quasi impossible. Toutefois il est parfaitement envisageable de leur infliger une défaite politique, qui peut être obtenue grâce à la persistance de la résistance en Irak.
Si les États-Unis sont obligés de retirer leurs troupes et ne peuvent pas privatiser à leur profit l’économie irakienne, ce sera une victoire. S’ils retirent les troupes mais soumettent le pays économiquement, s’ils privatisent tout et parviennent à imposer un gouvernement pro-occidental à Bagdad, un régime de collaboration qu’ils nommeront liberté et démocratie, alors ce sera une défaite pour nous.
Pour ce qui est de savoir s’il s’agit là d’un nouveau visage de l’impérialisme états-unien, la réponse est oui. Ils ont pris des risques et personne ne sait comment tout cela finira. S’ils subissent un revers politique en Irak, ils devront repenser leur stratégie et ceci encouragera leurs rivaux potentiels en Extrême Orient, particulièrement la Chine, le Japon, la Corée unifiée... C’est précisément ce qu’ils redoutent le plus.
L’impérialisme états-unien n’a jamais cessé. Beaucoup de gens considèrent que, lorsque le communisme s’est effondré et que l’Union Soviétique a disparu, les États-Unis ont cessé d’être un pays impérial. Ce n’est pas le cas. Ils ont toujours été et sont encore un pays impérial. Lorsqu’ils ont décidé d’envahir et d’occuper l’Irak, ils ont principalement décidé d’essayer d’établir leur hégémonie au niveau mondial.
Le fait que la résistance irakienne ait prospéré est un problème pour eux parce qu’ils pensaient qu’ils vivaient dans un monde où il n’était plus possible de leur résister... Or l’impérialisme agressif génère la résistance, et c’est une donnée que les Européens doivent commencer à comprendre. Je veux dire par là que si ce type de comportement continue, il y aura des mouvements de résistance dans d’autres parties du monde.
Quelle est votre perception des évolutions au Proche-Orient depuis l’invasion de l’Irak ?
Cela fait maintenant douze ou treize ans que deux problèmes principaux existent au Proche-Orient. Le premier est l’occupation de la Palestine par Israël, et le second l’occupation de tout ou partie de l’Irak par les Etats-Unis, outre les bombardements et les sanctions. L’Occident se préparait à cette guerre contre les peuples du monde arabe, et la conscience libérale occidentale se montre aveugle devant la souffrance palestinienne.
Tous les jours les Israéliens commettent des atrocités contre les enfants palestiniens, traitent les Arabes comme s’ils étaient des sous-hommes, et l’Occident reste les bras croisés. Ceux là même qui parlent toujours des droits de l’Homme, en donnant des leçons. Nous avons une grande culture des droits de l’Homme mais par pour les Palestiniens.
L’Occident n’osera pas attaquer Israël, toutefois Israël fait un chantage continuel à l’Europe relatif à la Seconde Guerre Mondiale. Mais ce ne sont pas les Palestiniens qui sont responsables du génocide des Juifs au cours de cette guerre. Au contraire, ils en sont devenus les victimes par ricochet. Je crois que tant que la Palestine et l’Irak seront occupés il n’y aura pas de paix au Proche-Orient. Plus tôt les États-Unis l’auront compris et mieux ce sera. S’ils veulent répandre la démocratie, pourquoi ne le font-ils pas en Arabie Saoudite, qu’ils contrôlent depuis 1945 ?
Quel sera le rôle de l’ONU à l’avenir ? Peut-elle se présenter à nouveau comme garant du droit international ?
Je crois que l’ONU est l’équivalent politique de l’OMC et du FMI. Elle est principalement contrôlée par les États-Unis, bien qu’elle s’oppose parfois à Washington comme ce fut le cas pendant la guerre d’Irak. Toutefois le Conseil de la Sécurité a soutenu rétrospectivement l’occupation et a reconnu ce régime fantoche.
Je ne me prends pas l’ONU au sérieux. Je crois qu’elle est dominée par le seul pouvoir impérial existant. Elle n’a rien pu faire rien contre la guerre du Vietnam, ni contre l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie... et quand je dis cela, les gens se fâchent parce qu’ils se faisaient des illusions, des illusions très éloignées de la réalité, voire une vision utopique de ce qu’ils aimeraient que soient les Nations Unies. Par exemple, le secrétaire général de l’ONU ne peut être nommé sans l’accord des USA. Le secrétaire général est comme un serviteur de la Maison Blanche.
Quel est le rôle de l’Europe dans le projet impérial des États-Unis ?
C’est un sujet très important. Les Européens ont jusqu’à présent échoué à construire une entité politique, parce qu’ils sont sérieusement divisés. A mon avis, le général de Gaulle, leader de la droite française, avait raison quand il a dit aux Allemands et son propre peuple : « Si voulons construire une Europe forte, nous devons en exclure la Grande-Bretagne, qui sera toujours le cheval de Troie des Etats-Unis ». Cela s’est avéré exact. Je veux dire par là que l’Europe est profondément divisée. Les Français et les Allemands prennent la même voie et Blair sait parfaitement ce qu’il veut : il défend principalement les intérêts des États-Unis en Europe.
Maintenant, avec l’élargissement de l’UE aux pays de l’Est, nous devons nous interroger sur ce que sont ces pays. Politiquement et économiquement, ils sont des satellites des États-Unis. Il n’y a qu’à voir leur positionnement en faveur de l’invasion de l’Irak, alors que leur opinion publique y était opposée. Les Allemands peuvent contrôler économiquement et politiquement l’ancienne Tchécoslovaquie, mais les États-Uniens la dominent idéologiquement.
Je crois que le fonctionnement même de l’Europe est un problème. Elle a été incapable d’arrêter la guerre, et à peine l’Irak occupé par les Etats-Unis, les présidents Chirac et Schroeder ont félicité le président George W. Bush. Le seul leader européen qui a attaqué Bush et Blair a été le nouveau Premier ministre espagnol José Luis Zapatero après son élection. J’étais étonné ! Ça a été le seul homme politique européen qui a dit que Bush et Blair avaient menti. Ceci n’est pas habituel en Espagne, parce que Jose Marie Aznar, Felipe González et Javier Solana étaient engagés à 100% avec l’OTAN.
Il n’y a qu’à voir Solana, qui proclame un jour que l’Espagne ne doit pas intégrer l’OTAN, avant d’en devenir le lendemain son secrétaire général. Et cette « prostitution » des politiciens de la social-démocratie a un prix. Les gens sont lassés de cette manière de faire de la politique.
Une position commune en Europe n’est pas encore à l’ordre du jour, mais il ne fait aucun doute que Berlin et Paris ne sont pas aux mieux avec Washington. L’Allemagne et la France ne se sont pas opposées aux États-Unis, mais ces deux pays ont tout de même exprimé leur désaccord. Leurs intérêts étaient contraires à la guerre parce que tant les Français que les Allemands avaient des relations économiques avec l’Irak, notamment en matière de pétrole. Du coup, la guerre ne les intéressait absolument pas.
Mais ces deux pays sont impuissant parce que trop faibles. La Constitution européenne qui est en voie d’être adoptée est un texte sans contenu, qui n’apporte pas de grands changements. Cette situation n’est pas bonne dans la perspective de la construction d’une identité européenne et d’une entité politique forte. Je pense, que nombreux sont ceux qui commencent à le percevoir. Je ne crois pas que l’Europe soit d’un grand secours en ce moment. Pour tout dire, le projet européen est en crise.
Cette alternative européenne dont vous parlez ne risque-t-elle pas de se transformer en projet impérial ?
Le développement économique de ce continent va plutôt dans ce sens, et c’est là un grand danger. Mais ma position n’est pas celle d’une Europe impériale. Ce que nous voulons, c’est défier les États-Unis car lorsqu’une puissance rivale les défiera, nous pourrons alors survivre, et les mouvements en marche pourront s’amplifier. Cela s’est déjà produit précédemment. Aujourd’hui, toute forme d’opposition est très utile. Il en sera de même pour les trente ou quarante années à venir. Il suffit seulement de créer l’espace pour cela.
Dans votre livre Bush à Babylone vous avez plaidé pour la création d’une Ligue Anti-impérialiste Mondiale au sein du Forum Social Mondial. Qu’en est-il de cette proposition ?
Ma proposition visait les États-Unis. Toutefois, il est clair que livrer une bataille politique contre l’empire états-unien ne va pas être une chose aisée. Bien que nous ne devions jamais perdre espoir en son peuple. Les États-Uniens ont voté pour Bush, il a eu 3 millions de voix supplémentaires, mais une importante minorité reste tout de même opposée à sa politique. Par ailleurs le mouvement anti-guerre aux Etats-Unis a été de grande ampleur. Mais bien évidemment, pour être efficace ce combat se doit d’être global.
A ce propos, le continent le plus avancé dans son opposition aux États-Unis est l’Amérique latine. Il y a là bas de vastes mouvements sociaux... Il y a Hugo Chávez au Venezuela, qui a été taxé de dictateur alors qu’il a été élu avec davantage de votes que la majorité des hommes politiques occidentaux. Le Venezuela est le seul pays où les pauvres se sont réellement mobilisés pour défendre leur gouvernement, lequel mène des réformes et les aide. il y a des expériences intéressantes qui sont menées à bien là bas.
Les États-Unis ont essayé de renverser ce gouvernement à plusieurs reprises : une première fois par un coup d’État ; la deuxième en soutenant à l’oligarchie pour mener à bien une grève ; et la troisième par le referendum. Ce fut un échec par trois fois. Quand je vois des idiots écrire des articles pour El Pais en affirmant que Chávez est un dictateur, je me demande dans quel monde je vis.
Le fait d’être un ancien militaire ne fait pas de lui un dictateur, puisqu’il a été élu. Beaucoup de présidents américains élus sont issus de l’armée. Et les États-Unis eux-mêmes ont eu beaucoup de présidents issus de l’institution militaire, tout comme dans d’autres pays du monde. L’hostilité contre le Venezuela ne vient pas du fait que Chávez serait antidémocratique. Son régime est bien plus démocratique que dans beaucoup d’autres pays parce qu’il a permis une situation où tous les médias privés sont contre lui. Quel pays permettrait cela ? L’Espagne ? Non. Tony Blair ? Le Premier ministre britannique a limogé la direction de la BBC parce qu’elle avait informé sur les manifestations contre la guerre.
Il y a beaucoup à apprendre du Venezuela de nos jours. Et je crois qu’il y a deux positions antagonistes en Amérique latine entre la méthode de Lula au Brésil et la méthode de Chávez au Venezuela. C’est le grand débat. Lula s’est comporté comme Javier Solana et Felipe González : il fait tout ce que ce désire Washington, accepte toutes les propositions du FMI. C’est la raison pour laquelle il perd des municipalités importantes, comme Sao Paulo ou Porto Alegre. En cela, je pense que le débat central a lieu actuellement en Amérique latine.
Que pensez vous de la proposition du président espagnol Rodriguez Zapatero à l’ONU de créer une « alliance de civilisations » ?
Il me paraît bon d’essayer de s’opposer au choc des civilisations que Samuel Huntington et d’autres ont théorisé et auquel je m’oppose par ailleurs dans mon livre Le choc des fondamentalismes. Je me réjouis que les hommes politiques européens affirment vouloir essayer de forger une alliance de civilisations, mais la vérité est très simple : s’il n’y avait pas de pétrole en terre islamique, aucun choc ne s’y produirait.
Il ne s’agit pas d’un choc de civilisations ni de religions. Il est provoqué par un accident géologique et économique : le pétrole du monde est situé en terre musulmane. Si les pays du Moyen-Orient étaient bouddhistes, le chocs de civilisations serait contre le bouddhisme, s’ils étaient zoroastriens, il serait contre le zoroastrisme. Je crois que nous devons déconstruire le débat sur les civilisations et voir ce qu’il se dissimule : la défense des intérêts occidentaux.
Propos recueillis par Gladys Martinez Lopez, journaliste de Diagonale.
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