Au nom d’une interprétation dévoyée de la laïcité, le juge administratif belge a confirmé l’exclusion d’enfants, hors de l’école, et les a renvoyées dans leurs familles. Dans cette décision, observe la sociologue Tülay Umay, la laïcité n’est plus un principe émancipateur. Elle devient au contraire une norme vestimentaire, maniée par des institutions partisanes, pour sommer les enfants de renier l’éducation qu’elles ont reçu de leur parents et, à défaut, pour les éloigner et les enfermer dans leurs familles.
En Belgique, le 6 octobre, le Conseil d’État a débouté les familles des fillettes voilées de Dison. Elles demandaient la suspension de l’exclusion des élèves portant le foulard dans les écoles communales.
Pour le Conseil d’État, l’exclusion des enfants « ne porte pas un préjudice grave aux parties plaignantes », c’est à dire aux familles. Les enfants sont les grands absents de cette décision. Le fait que les fillettes seront, en opposition à la loi, en rupture de scolarité n’est, à aucun moment, pris en compte. Cependant, l’intérêt prioritaire de ces dernières n’est pas d’abandonner le voile, mais de pouvoir continuer leur scolarité et d’être protégées, afin qu’elles puissent devenir à leur tour des adultes. Au lieu de cela, leur devenir est figé. Elles sont condamnées à rester les fillettes voilées, images de l’intentionnalité stigmatisée de leurs parents.
Le Conseil d’État a choisi de défendre des valeurs, des abstractions, plutôt que de considérer les intérêts concrets des fillettes. Il légitimise ainsi une politique qui permet aux directeurs d’établissements d’interdire le voile dans « leurs » écoles.
Les enfants disparaissent derrière un objet, leur voile. Ce dernier, la partie, devient le tout. Il s’agit là d’une procédure fétichiste qui nie l’enfant en le réduisant à son foulard. La décision du Conseil d’État est un renforcement d’un double processus d’instrumentation, développé à la fois par les parents et les institutions.
Les parents n’ont pas accès à la capacité de nommer, à la possibilité de développer une parole. Ils restent sur le terrain où on les a posés, au niveau de l’enfermement dans le stigmate. En obligeant leurs enfants à porter le voile, ils rentrent dans la structure de la post modernité, où rien n’arrête la réalisation du sacrifice. Il n’y a plus de Père, de tierce personne qui empêche la fusion avec la figure maternelle, la mère symbolique. Il n’y a plus que le stigmate qui nomme les enfants, qui les pose comme objets de l’autre. Ils ne sont plus séparés des parents, ils deviennent leur incarnation, leur visage, ce qui est donné à voir à l’autre. Voilées, les fillettes se réduisent à des images, à des supports de valeurs, à des formes vides que l’autre peut marquer de ses phantasmes.
Ce faisant, les parents donnent une occasion, aux promoteurs de l’offensive contre le foulard, de développer une violence et de la faire légitimer. Pour les partisans de l’interdiction du voile, il s’agit là d’une exigence absolue, d’un objectif dont la réalisation est supérieure aux droits de l’enfant et à l’État de droit. Ainsi, avant l’arrêt du Conseil d’État, la direction de l’école et le bourgmestre avaient refusé de se plier à une décision du tribunal de première instance de Verviers qui, dans un jugement datant du 6 septembre, avait autorisé les fillettes voilées à fréquenter leur école. L’État de droit est ainsi renversé : un règlement scolaire a la primauté sur le jugement d’un tribunal. Cette attitude est justifiée par l’état d’urgence. _ Nous serions donc en état de guerre où le voile de trois fillettes devient une menace absolue. Les enfants sont ainsi entraînés dans un processus de violence mimétique. Les victimes en sont bien les fillettes, mais aussi l’ordre de droit.
Les institutions, qui ont pour fonction d’occuper la place de la personne tierce, garante du devenir des enfants, sont en fait la partie qui déclenche le conflit. Ainsi, l’ordre symbolique est renversé. Au nom des valeurs, en fonction d’un regard que les institutions portent sur elles-mêmes, celui de leur essence naturellement démocratique et laïque, l’enfant doit être nié, sacrifié. Il s’agit de réaliser le phantasme d’une laïcité pervertie, celle qui veut imposer aux filles voilées le devoir de neutralité qui incombe à l’école, non à ses usagers.
D’ailleurs, ce devoir de neutralité est lui-même constamment violé par les plus hautes sphères de l’État, en confirmant les liens particuliers qui unissent ce dernier avec l’Église catholique, sans que les partisans de l’interdiction du voile y trouvent à redire.
À travers le port du foulard imposé aux fillettes, les parents ne veulent pas respecter une prescription absente de l’islam, ils désirent simplement signifier que les enfants sont à eux. Ils marquent le corps des fillettes, qui devient le simple prolongement d’eux-mêmes. Ils sont ainsi en opposition avec leur religion, avec l’ancien testament qui spécifie, à travers le sacrifice d’Abraham, qu’il ne peut y avoir de relation fusionnelle. Les parents renversent cette prescription et impriment le corps d’un sens. Le corps de l’enfant devient le Phallus des parents.
Du côté institutionnel, c’est le même processus, mais inversé. L’enfant n’existe qu’à travers son stigmate, à travers le regard qui est posé sur lui. Il n’a pas d’existence propre. Sa seule matérialité est d’être le support de valeurs qui sont attribuées à son vêtement : fondamentalisme et prosélytisme religieux, oppression de la femme...
Si, dans la relation entre les enfants et les parents, il n’y a pas de coupure au niveau du corps, en ce qui concerne les institutions, il n’y a pas de séparation entre les fillettes réelles et le regard qui est porté sur elles. La fusion, propre à la postmodernité, opère donc des deux côtés. Cependant, au niveau des institutions, ce caractère englobant devient totalitaire. Non seulement, comme chez les parents il n’y a plus de fonction unificatrice, mais les images, le sens attribué, deviennent leur propre base matérielle. Elles forment le réel. Ainsi, les valeurs ne se rapportent plus qu’à elles-mêmes, elles volent de leurs propres ailes.
Ce faisant, les institutions opèrent un déni de leur fonction symbolique, d’unification du lien social. Là où subsisterait encore un ordre symbolique, les fillettes seraient, non seulement les enfants de leurs géniteurs, mais aussi de la société. Ici, les institutions, qu’elles soient scolaires ou politiques, opèrent un déni de cette fonction de protection, de nécessaire séparation vis à vis d’un milieu englobant. Cette fonction est cependant indispensable pour que les enfants deviennent des adultes. Pour les partisans de l’interdiction il s’agit, au contraire, d’utiliser les fillettes pour installer un état de guerre infini et ainsi satisfaire le regard qu’ils portent sur leurs valeurs abstraites.
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