La demande française de levée de l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine a suscité une vive polémique. Paris, qui a été accusé par Washington de négliger les Droits de l’homme par mercantilisme, s’est défendu en faisant valoir que la Chine d’aujourd’hui ne devait pas être considérée comme celle du massacre de Tienanmen. Cependant, observe Cédric Housez, ce débat en cache un autre : en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine, de quel côté pencheraient les Européens ?
Le 4 juin 1989, l’armée chinoise charge les manifestants rassemblés sur la place Tiananmen de Pékin. C’est la fin de ce qu’on a appelé le « printemps de Pékin », un mouvement de protestation regroupant essentiellement des étudiants chinois réclamant une ouverture du régime. Les chars chargent les manifestants sous l’œil des caméras du monde entier et la répression, qui fera des centaines de victimes, provoque un émoi mondial. Réunis au sommet de Madrid, les dirigeants européens adoptent une série de sanctions contre Pékin, dont un embargo sur les ventes d’armes.
Cet embargo est depuis 16 ans dénoncé par la Chine populaire qui le présente comme un « fruit de la Guerre froide » pour reprendre l’expression du Premier ministre Wen Jiabao.
Depuis l’automne 2003, la France s’est associée à cette demande et qualifie elle aussi cette sanction d’« obsolète ». Cet appel de Paris en faveur d’une levée des sanctions a été renouvelé avec force par le président français Jacques Chirac à l’occasion de sa visite en Chine en octobre 2004 [1]. Progressivement, Paris est parvenue à convaincre ses partenaires européens, avec le soutien de l’Allemagne et une levée des sanctions de 1989 devient plausible.
Lever l’embargo pour réaligner les alliances
Cette décision a provoqué la colère de Washington. Pour le département de la Défense, la Chine est en effet le prochain adversaire majeur qu’il faudra affronter, comme l’affirment les rapports officiels du Pentagone qui situent le conflit à l’horizon 2017. La politique de remodelage du Proche-Orient initiée par les États-Unis est d’ailleurs largement motivée par la volonté de contrôler les ressources énergétiques avant un futur conflit, plus direct, avec Pékin. La Chine répond à cette politique en développant sa défense et Hu Jintao a exhorté en septembre dernier l’Armée populaire de libération à se préparer à la guerre. Certains aux États-Unis, surtout autour d’Henry Kissinger et du Nixon Center [2], tentent de se montrer apaisant et d’expliquer que la Chine est avant tout un concurrent économique, pas un concurrent stratégique global. Mais cette vision reste minoritaire [3].
M. Bush a évité d’exprimer publiquement sa colère face à la décision européenne. Toutefois, il n’aura pas manqué de stimuler les membres du Congrès états-unien qui ont menacé de sanctions les entreprises européennes et affirment être prêts à réduire les programmes de coopération militaire avec l’Europe.
Cette question a également fait naître une polémique dans la presse internationale et force est de constater que les adversaires de la levée de l’embargo ont eu une audience bien plus importante que ses partisans. En fait, les seuls partisans de cette mesure qu’on pouvait rencontrer dans les médias étaient ses deux artisans en Europe : Jacques Chirac et Gerhard Schröder.
En dehors de leurs déclarations officielles, les deux dirigeants s’efforcèrent de démontrer le bien fondé de leur position dans deux interviews. Ils s’efforcèrent d’expliquer que la Chine d’aujourd’hui n’avait plus rien à voir avec la Chine de 1989 et que c’était par l’ouverture et le dialogue que la question des Droits de l’homme pourrait s’améliorer dans ce pays.
Le président français fut le premier à s’exprimer sur le sujet dans un entretien accordé au quotidien japonais Asahi Shimbun [4]. Dans cette interview, Jacques Chirac affirme que la levée de l’embargo est avant tout une mesure symbolique qui permet de sortir la Chine du groupe des nations subissant des sanctions économiques, pas de développer les ventes d’armes vers Pékin. Il rappelait alors que la Chine n’était pas demandeuse de ce matériel de toute façon et que l’Union européenne conservait un code de conduite stricte concernant les ventes de matériel militaire. Pour apaiser les craintes nippones, il appelait Tokyo et Pékin à s’inspirer du modèle franco-allemand et à se rapprocher l’un de l’autre. L’alliance ainsi constituée permettrait de créer un pôle important dans le monde multipolaire que le président français appelle de ses vœux.
Le chancelier allemand rappela lui aussi son soutien à une levée de l’embargo dans une interview à Die Zeit consacrée à différentes questions de politiques internationales [5]. Il profita de l’occasion pour mettre en parallèle, sans les associer formellement, le réchauffement des relations entre l’UE et la Chine qu’une levée de l’embargo occasionnerait et les bonnes relations qu’il entretenait avec la Russie, preuve s’il en est que pour lui ces deux questions sont liées et font partie de la même stratégie internationale.
Sous-entendu par Gerhard Schröder, le réalignement de la « vieille Europe » est par contre absent des argumentaires des opposants à la levée de l’embargo.
La question des Droits de l’homme
La situation des Droits de l’homme en Chine est en revanche l’axe central de l’opposition à la fin des sanctions de la conférence de Madrid. Elle fut invoquée aussi bien par des dirigeants politiques marquant leur désapprobation que par la grande masse des analystes médiatiques qui dénoncèrent cette décision.
En Allemagne, on assista même à une rupture de la solidarité gouvernementale sur ce point, puisque le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer s’opposa à la décision de son chancelier dans une interview à Die Zeit [6] au nom des libertés en Chine.
Le postulat de départ de cette critique est que la Chine n’a absolument pas changé depuis 1989 et que la situation des Droits de l’homme dans ce pays est exactement la même qu’à l’époque de la répression de Tiananmen. Pourtant la spectaculaire progression économique chinoise s’accompagne d’une non moins spectaculaire progression des libertés même si la Chine est loin d’avoir vaincue la pauvreté et les fonctionnements répressifs. Pour les auteurs opposés à la levée de l’embargo, cette réalité est ignorée. En outre, ils considèrent également que ce pays ne se réformera que grâce au maintien d’un régime de sanction pas par l’ouverture. Certains estiment d’ailleurs que la durée de vie du régime chinois est incertain et que les pressions peuvent accélérer sa chute [7]. Dès lors, faire du commerce avec Pékin équivaut à soutenir un régime totalitaire dans l’espoir de réaliser des profits, par ailleurs douteux sur le long terme.
Paris étant vu comme la principale responsable de la décision annoncée de l’Union européenne de lever l’ambargo, il n’est pas rare de voir la France présentée comme un pays ayant perverti l’héritage des Lumières, qu’il incarnait, par intérêt commercial. La France n’est pas la seule à se voir accuser de brader ses principes par cupidité. L’ancien vice-Premier ministre suédois Per Alhmark n’hésite pas à accuser de corruption tous les gouvernements européens s’étant prononcer en faveur de la levée de l’embargo, et notamment le sien [8]. Toutefois, c’est sur Paris que se concentrent ces attaques. En effet, elles ont d’autant plus d’impact qu’elles font écho aux campagnes anti-françaises de la guerre d’Irak qui avait également pour base la veulerie, la cupidité et le manque de principe de la France.
A contrario, ces tribunes vantent bien souvent l’action états-unienne dans le domaine des Droits de l’homme et présentent Washington comme la principale puissance promotrice des libertés dans le monde. Ce point de vue fut particulièrement appuyé dans un texte cosigné par trois dissidents chinois, Yu Jie, Ding Zilin et Liu Xiaobo, et publié par Le Figaro [9]. Il est pourtant difficile de désigner les États-Unis comme « la vraie nation des Droits de l’homme » en opposition à Paris et Pékin alors que ce pays est devenu le premier État policier au monde, avec plus de 2 millions de détenus pour moins de 300 millions d’habitants, soit un taux d’incarcération 6 fois plus important qu’en Chine.
En réalité, derrière ce discours sur les Droits de líhomme, on retrouve une rhÈtorique manichÈenne issue de la Guerre froide opposant deux camps : líun est líOccident qui incarne la dÈmocratie et les Droits de líhomme et est dirigÈ par les ...tats-Unis, líautre líOrient (on níose plus l’appeler « l’Est ») qui incarne le communisme et la dictature. Dans le rôle de l’adversaire oriental, la Chine a remplacé le Moscou d’autrefois (dans ces textes au moins). On exige de l’Europe qu’elle choisisse son camp, celui où s’incarne le mieux ses « valeurs », et refuse de réarmer la Chine par mercantilisme.
Une dictature dangereuse pour la région
L’opposition dictature-démocratie débouche presque naturellement sur la question taïwanaise, Taipei incarnant aux yeux des analystes une démocratie en danger face à l’ogre chinois.
En soutenant la levée de l’embargo, la France s’est attiré l’ire des cercles indépendantistes de Taïwan et de leurs relais occidentaux. Dans un éditorial retentissant, le Taipei Times s’en est pris violemment à la position française et plus précisément à Michèle Alliot-Marie, cible d’insultes grossières [10]. Non signé, ce texte engage l’ensemble de la rédaction du quotidien de Formose. Stigmatisant les tentatives de la France pour lever l’embargo européens sur les ventes d’armes à la Chine populaire, cet éditorial préconise une foule de mesures de rétorsion, à la fois contre les autorités françaises, les entreprises, et les individus. Cette réaction virulente s’explique en partie par l’adoption par la Chine d’une loi s’opposant au séparatisme taïwanais et ouvrant la voie à un conflit armée en cas de remise en cause du concept de Chine unique, un principe auquel la France et l’Allemagne ont rappelé leur attachement.
Ce faisant, Paris et Berlin se sont vus présentés comme des complices de l’impérialisme chinois alors qu’ils ne faisaient que rappeler un statut juridique reconnu internationalement.
Pour beaucoup d’analystes, la possibilité d’une guerre avec Taïwan est une raison supplémentaire pour refuser la levée de l’embargo. Pour eux, cela ne fait aucun doute : l’armement européen servira à écraser la petite île. Ces analyses s’accompagnent souvent d’un soutien tacite à une dénonciation unilatérale par Taipei du statu quo actuel et demandant l’affirmation de son indépendance.
Toutefois, dans certaines analyses, Taïwan n’est pas le seul pays menacé. La levée de l’embargo provoquerait un déséquilibre stratégique régional qui entraînerait une course aux armement dans tout l’Extrême Orient. C’est pour cette raison que les analystes démocrates Philip H. Gordon et James B. Steinberg, tous deux anciens membres du Conseil de sécurité national états-unien dans l’administration Clinton, estiment que les voisins de la Chine devraient être consultés par l’Union européenne et avoir le droit d’opposer leur veto à la vente de certains matériels. Ils réclament également que l’Union européenne ne permette pas que l’armée chinoise puisse réaliser un bond technologique grâce à son matériel. D’une manière générale, c’est à un alignement sur la politique états-unienne et à une limitation extrême des possibilités de vente d’armes que les deux auteurs veulent inciter l’Europe [11].
Là encore, le postulat de départ est clair : la Chine est une nation belliqueuse et expansionniste. Ce n’est pas un pays qui craint une agression extérieure, mais un pays à l’impérialisme débridé en devenir.
Toutefois, compte tenu de la tonalité de ces textes, on peut se demander si les analystes craignent vraiment le sort réservé aux voisins de la Chine ou s’ils pensent à une autre cible possible.
Un risque pour Washington ?
Dans la plupart des textes critiquant une possible vente d’armes européennes à la Chine on trouve cette grande question : les missiles européens serviront-ils à frapper les troupes états-uniennes ? Il s’agit là d’une crainte partagée par l’administration Bush. Ainsi à la fin de sa tournée européenne à Bruxelles le 5 avril 2005, le secrétaire d’État adjoint états-unien, Robert Zoellick, a mis en garde l’Union européenne contre les conséquences d’une levée de l’embargo par ces mots : « Ce serait un sérieux recul pour les relations transatlantiques, [...]. Supposez que des armes européennes tuent des soldats américains, ce ne serait pas bon pour notre coopération » [12].
Ces peurs n’ont de sens que si les auteurs estiment qu’un conflit avec la Chine est probable. Bien que cette angoisse exprimée ne soit pas centrale dans les argumentations contestant la position européenne, cette remarque est récurrente et elle n’a rien d’anodine. C’est sans doute elle qui illustre le mieux la logique des auteurs.
Se demander si des armes européennes serviront contre les États-Unis, c’est s’interroger sur l’alignement futur de l’Europe dans un conflit sino-états-unien. La levée de l’embargo vers la Chine marque-t-elle un tournant annonçant la mort des alliances issues de la Guerre froide au profit de nouvelles où les États-Unis seraient perçus par l’Europe comme l’adversaire ?
Derrière l’excuse des Droits de l’homme ou la dénonciation d’une logique mercantile, il semble bien que ce soit la seule vraie question qui vaille.
[1] Voir à ce sujet « La lente construction de l’alliance continentale ? », Voltaire, 25 octobre 2004.
[2] Henry Kissinger « China se afirma como la próxima superpotencia », Clarin, 8 novembre 2004. David M. Lampton (expert des questions extrême orientale au Nixon Center) « China challenge », Boston Globe, 13 mars 2005. Article repris sous le titre « Don’t get mad, get cracking », dans l’International Herald Tribune, 16 mars 2005.
[3] Dan Blumenthal, expert de la Chine à l’Américan Enterprise Institute et ancien conseiller de Donald Rumsfeld donne une vision assez typique de la lecture états-unienne de la politique chinoise dans son article « Unhelpful China », Washington Post, 6 décembre 2004.
[4] Interview accordée par M. Jacques Chirac au quotidien japonais Asahi Shimbun, Services de presse de l’Élysée, 21 mars 2005.
[5] « Freiheit ist mehr als nur Gewerbefreiheit », Die Zeit, 31 mars 2005.
[6] « Sie können mich ja zum Rücktritt auffordern ! », Die Zeit, 6 avril 2005.
[7] Jean-Pierre Cabestan, chercheur au CNRS, estimait au moment de la visite de Jacques Chirac en Chine que la France par son attitude divisait le camp occidental face à la Chine alors que l’espérance de vie du régime communiste était courte. « Chirac in China : Behind a warm embrace, serious questions », International Herald Tribune, 14 octobre 2004.
[8] Per Ahlmark a publié son texte tout d’abord sous le titre « Lifting weapons ban on China could spark Asian arms race », dans le Taipei Times le 24 mars 2005, puis dans le Jerusalem Post du 30 mars 2005 sous le titre « Guns and poses ».
[9] « Français, ouvrez les yeux ! », par Yu Jie, Ding Zilin et Liu Xiaobo, Le Figaro, 21 mars 2005.
[10] « French perfidy must be challenged », Taipei Times, 14 mars 2005. Cet éditorial a été suivi le 15 mars par la publication d’une série de lettres de lecteurs, pour la plupart approuvant le fond du propos.
[11] Philip H. Gordon et James B. Steinberg, « Selling arms to China : If Europe has to do it, here’s how », International Herald Tribune, 18 mars 2005.
[12] Cité dans « Washington met en garde l’Europe contre la levée de l’embargo imposé à la Chine », Le Monde, 6 avril 2005.
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