L’histoire des conflits armés impliquant les États-Unis nous enseigne que, lorsque la mobilisation vers la guerre devient difficile, des campagnes de relations publiques sont initiées, souvent basées sur des histoires entièrement inventées.
C’est une mauvaise période pour la campagne de l’OTAN contre la Libye. Le président Obama doit faire face à une quasi-révolte du Congrès contre cette guerre coûteuse, alors que le secrétaire à la Défense, Robert Gates, a mis en garde ses alliés européens à Bruxelles sur le fait que leur engagement timoré était « en train de mettre en péril la mission en Libye et l’avenir de l’Alliance. » [1] Une fois revenu aux États-Unis, selon le Daily Mail de Londres, « M. Gates a demandé des fonds supplémentaires pour les opérations en Libye, mais il s’est heurté au refus de la Maison-Blanche. » [2]
L’histoire des conflits armés impliquant les États-Unis nous enseigne que, lorsque la mobilisation vers la guerre devient difficile, des campagnes de relations publiques sont initiées, souvent basées sur des histoires entièrement inventées. Par exemple, lorsqu’en 1990 [le chef d’état-major des armées] Colin Powell exprima ses doutes sur la pertinence d’une intervention des États-Unis au Koweït, des récits basés sur des photos satellite classifiées émergèrent – récits selon lesquels Saddam avait amassé 265 000 soldats et 1 500 chars au bord de la frontière avec l’Arabie saoudite. Powell changea alors d’avis, et l’attaque eut finalement lieu. Mais après l’invasion, une journaliste du St. Petersburg Times consulta des photos prises par un satellite commercial, et « elle ne vit aucun signe d’un quart de million de soldats ou de leurs chars. » [3]
Des faucons du Congrès, notamment Tom Lantos et Stephen Solarz, ont assuré le soutien de l’attaque contre l’Irak [en 1991] avec le récit d’une fille âgée de 15 ans qui aurait vu des nourrissons koweitiens enlevés de leurs couveuses par des soldats irakiens. Cette histoire fut discréditée lorsqu’il apparut que celle-ci, fille de l’ambassadeur saoudien à Washington, pourrait ne jamais avoir visité l’hôpital en question. Elle avait en fait été préparée à relayer cette histoire par le cabinet de relations publiques Hill & Knowlton, qui travaillait pour le compte du gouvernement koweitien avec lequel il avait signé un contrat de 11,5 millions de dollars. [4]
L’histoire des interventions extérieures des États-Unis est jonchée de ce genre de faux récits, depuis la campagne « Souvenez-vous du Maine ! » menée en 1898 par l’agence de presse Hearst jusqu’aux récits fallacieux d’une attaque nord-vietnamienne contre des destroyers US au cours du soi-disant « Deuxième incident du Golfe du Tonkin » du 4 août 1964. De plus, nous savons qu’en 1962 l’état-major interarmées des États-Unis (JCS) planifia l’Opération Northwoods une série de mises en scène – parfois meurtrières – pour tromper le peuple états-unien dans le but de déclencher une guerre contre Cuba. [5]
Depuis le fiasco des faux récits sur l’Irak en 1990-91, ces histoires ont eu tendance à émaner de sources étrangères, généralement européennes. Ce fut ostensiblement le cas avec les documents falsifiés venant d’Italie relatifs au yellowcake, des documents qui servirent de base à George W. Bush pour accuser mensongérement l’Irak dans son Discours sur l’état de l’Union de 2003. [6] Ce fut également le cas concernant les fausses histoires liant Saddam Hussein aux fameuses lettres piégées à l’anthrax de 2001. (Il fut plus tard démontré que cet anthrax provenait en réalité d’un laboratoire US de guerre bactériologique) [7].
Nous devrions garder à l’esprit cette récurrence historique de récits falsifiés pour justifier des interventions alors que nous sommes face à des allégations — pas encore prouvées, ni discréditées — selon lesquelles Kadhafi a utilisé le viol comme méthode pour combattre l’insurrection, et pourrait lui-même en être coupable. Ces accusations ont été proférées le 8 juin 2011 par Luis Moreno-Ocampo, procureur général de la Cour Pénale Internationale (CPI), qui a prétendu, selon le Time Magazine, qu’il existait des indications démontrant que le dictateur libyen Mouammar Kadhafi avait ordonné le viol de centaines de femmes durant sa violente répression contre les rebelles. De plus, il aurait lui-même fourni à ses soldats du Viagra afin de stimuler leur potentiel de commettre des agressions. [8]
Selon le Time, les récits de viols sont en train d’être véhiculés par des médecins qui avancent avoir rencontré et soigné des patientes mais qui n’ont pas leur permission pour révéler leurs identités. Auparavant, selon un médecin libyen interviewé dans une vidéo d’Al Jazeera, « de nombreux médecins ont trouvé du Viagra et des préservatifs dans les poches des combattants pro-Kadhafi décédés, et ils ont aussi soigné des femmes victimes de viol. Le docteur insiste sur le fait que cela indique clairement l’usage par le régime de Kadhafi du viol comme arme de guerre. »
Mais que penser de l’accusation de Moreno selon laquelle « [à] présent nous recevons des informations indiquant que Kadhafi lui-même a décidé de violer, et c’est une nouveauté. » [9] C’est une accusation sensationnelle : jusqu’à ce que nous apprenions qu’il existe une source sure pour la corroborer, on peut suspecter qu’elle fut proférée dans le but de faire les gros titres.
Dans l’enquête sur ces accusations, le fait que la culture libyenne soit si hostile aux victimes de viols est un problème car elles sont réticentes à se manifester. Des enquêteurs travaillant pour Human Rights Watch et pour Amnesty International furent incapables de trouver une seule femme disant avoir été violée. Cherif Bassiouni, enquêteur de l’ONU dans le domaine des droits de l’Homme, a déclaré à l’Agence France Presse que les récits relatifs aux viols et au Viagra étaient véhiculés par les autorités de Benghazi « dans un contexte “d’hystérie collective”. » En fait, il avait découvert seulement trois cas. [10]
Bien entendu, tout conflit militaire est habituellement accompagné par le viol. Ce qui pourrait constituer un crime de guerre serait l’hypothèse où (pour citer le Time) Kadhafi « avait fourni du Viagra à ses soldats. » Moreno a en effet déclaré, selon Associated Press, que « des témoins ont confirmé l’achat par le gouvernement [libyen] de conteneurs de médicaments s’apparentant au Viagra pour “accentuer la possibilité de violer”. »
Certains ont objecté que l’achat de médicaments s’apparentant à du Viagra ne suffit pas à indiquer un crime de guerre. Alors qu’elle était en mission d’enquête à Tripoli, l’ancienne députée au Congrès Cynthia McKinney a indiqué dans ses courriels que, jusqu’à aujourd’hui, la seule armée connue pour avoir distribué du Viagra dans le cadre de ses opérations de guerre est l’armée des États-Unis. Le Viagra a en effet été utilisé en Afghanistan comme dessous-de-table pour inciter les leaders tribaux âgés à donner des informations. [11]
L’accentuation subtile des assertions de Moreno opérée par le Time – passant de l’achat du Viagra à sa fourniture aux soldats – nous rappelle la triste tendance historique des médias de masse états-uniens à diffuser de faux récits afin de justifier les guerres. Il est douloureux de l’affirmer, mais pratiquement chaque intervention militaire majeure des États-Unis depuis la Corée a été accompagnée de récits falsifiés. On devrait exhorter M. Moreno-Ocampo à produire rapidement les preuves de ses accusations, qui devraient se baser sur plus d’éléments que les seuls témoignages de médecins travaillant pour le régime de Benghazi.
[1] « Gates rebukes NATO allies, warns of ‘dismal’ future », Agence France-Presse, 10 juin 2011.
[2] « The billion dollar war ? Libyan campaign breaks Pentagon estimates costing U.S. taxpayers $2 million a day », Daily Mail, 9 juin 2011.
[3] « No Casus Belli ? Invent One », The Guardian (Londres), 5 février 2003.
[4] Ted Rowse, « Kuwaitgate - killing of Kuwaiti babies by Iraqi soldiers exaggerated », Washington Monthly, Septembre 1992.
[5] « Quand l’état-major américain planifiait des attentats terroristes contre sa population », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 5 novembre 2001.
[6] « Discours 2003 sur l’état de l’Union », par George W. Bush, Réseau Voltaire, 28 janvier 2003.
[7] Prenons en considération le récit suivant, paru dans le Daily Mail de Londres et rédigé par Simon Reeve : « L’Irak a été identifié comme étant la source la plus probable de l’anthrax utilisé pour terroriser les États-Unis au cours de ces dernières semaines. En représailles, de nouveaux plans de frappes militaires contre Saddam Hussein sont dorénavant envisagés, selon des officiels du gouvernement des États-Unis. Bien que l’étude des spores d’anthrax envoyés par courrier se poursuive, les scientifiques états-uniens ont découvert des "marques de fabrique" qui désignent une implication irakienne. Les enquêteurs états-uniens sont de plus en plus convaincus que l’anthrax a été introduit clandestinement aux États-Unis et envoyé par courrier à certaines cibles par des soutiens "dormants" non identifiés d’al-Qaïda, l’organisation d’Oussama ben Laden ». (Simon Reeve, « Scientists Link Iraq to Anthrax Terror Attacks », Sunday Mail [Londres], 28 octobre 2001 ; sujet traité dans Peter Dale Scott, American War Machine, pp. 194-95). [Cet exemple est également intéressant par l’amalgame opéré entre Saddam et al-Qaïda, en réalité amers rivaux.]
[8] Karen Leigh, « Rape in Libya : The Crime That Dare Not Speak Its Name », Time, 9 juin 2011.
[9] « Qaddafi ordered sex drugs for Libya rapes, ICC prosecutor says », Agence France-Presse, 9 juin 2011.
[10] « UN investigator casts doubt over Libya mass rape claims », Agence France Presse, June 9, 2011.
[11] Toby Hamden, « CIA give Afghan warlords Viagra in exchange for information on Taliban », Telegraph [Londres], 26 décembre 2008.
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