(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 14 novembre 2000)
Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président
M. Bernard Cazeneuve, Président : Mesdames et Messieurs, mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui le Médecin général Jean Bladé, qui a occupé la fonction de Directeur central du Service de santé des Armées entre 1990 et 1994, au terme d’une carrière particulièrement riche, passée essentiellement au sein des services médicaux de la Marine, sur des bâtiments comme en hôpital.
A partir de 1987, vous avez occupé successivement, mon Général, plusieurs responsabilités au sein de la Direction centrale, Sous-directeur à l’action scientifique et technique (« AST »), puis Sous-directeur de l’organisation logistique, puis Directeur adjoint du Service de santé et enfin, à partir de la fin du mois d’octobre 1990, Directeur central.
Vous avez donc eu, dans le cadre de ces fonctions à l’échelon central, à connaître de l’ensemble des opérations et des missions des forces françaises dans le Golfe.
La dernière phase de préparation à ces missions a commencé au début de l’été 1990. Elle a été précédée d’études spécifiques sur l’organisation et le ravitaillement médical et pharmaceutique, sur place, et de décisions essentielles sur les protections individuelles ou collectives, voire préventives, face aux risques chimiques et biologiques qui caractérisaient, à l’époque, la menace irakienne. Vous nous confirmerez sans doute tous ces points en nous apportant quelques précisions que ne manqueront pas de vous demander les différents parlementaires qui sont ici réunis, notamment les rapporteurs.
Votre audition revêt, mon Général, une importance toute particulière. Elle intervient à un moment où nous commençons à entrevoir, audition après audition, comment fonctionnait, pour les opérations militaires qui nous intéressent, la chaîne de commandement.
Sans faire de ce point l’élément central de notre réflexion, nous savons depuis l’audition du Général Roquejeoffre, le 31 octobre dernier, que la Pyridostigmine a fait l’objet d’un ordre de distribution aux troupes à partir du 23 février 1991.
Au-delà de cette donnée importante, les membres de la mission se posent d’autres questions. Elles tiennent à la fois aux conditions de l’engagement opérationnel des forces françaises et à d’éventuelles spécificités qui caractériseraient un certain nombre de choix médicaux, notamment par rapport à ceux de nos alliés américains et anglais dans la coalition.
La semaine dernière, la mission a auditionné l’actuel Directeur central du Service de santé des Armées accompagné d’un de ses plus proches collaborateurs. Cette audition nous a permis de comprendre les difficultés auxquelles est naturellement confronté ce service pour faire face aux besoins de toute opération extérieure d’importance. Elle nous a également amenés à nous interroger sur ce que l’on pourrait appeler la mémoire du Service de santé des Armées, s’agissant de sa propre chaîne de commandement, de son insertion en matière de la prise des ordres opérationnels et aussi des conséquences qui sont tirées de l’expérience des conflits auxquels il participe.
A cet égard, il paraît nécessaire de préciser que notre mission d’information, si elle souhaite examiner l’ensemble des problèmes liés à ce qu’il est convenu d’appeler « le syndrome de la guerre du Golfe », n’a pas une vocation médicale et scientifique, comme il a d’ailleurs été convenu la semaine dernière à l’occasion d’une première réunion de travail avec le Professeur Salamon, président du groupe des experts indépendants désignés par les Ministres de la Défense et de la Santé. La mission entend adopter une démarche de travail empreinte d’une absolue rigueur en se consacrant aux faits d’ordre opérationnel dans leur ensemble.
Elle n’a pas, en revanche, vocation à conclure sur les aspects d’ordre médical ou scientifique, ces aspects impliquant des études épidémiologiques et scientifiques approfondies que le groupe d’experts pourra proposer s’il le souhaite.
Le travail des deux instances, le groupe d’experts et la mission d’information parlementaire, demeure néanmoins fortement complémentaire. En conséquence, la mission a convenu avec le Professeur Salamon du principe d’échanges réguliers d’informations entre les deux structures, de telle sorte que celles-ci puissent avancer dans leurs investigations autant que faire se peut d’une façon conjointe.
Nous venons de recevoir un certain nombre de nouveaux documents qui ont été transmis à la mission d’information après avoir été déclassifiés par le ministère de la Défense. Certaines de ces transmissions sont directement la conséquence des observations que nous avions faites à l’occasion de l’audition du Médecin général Gautier, actuellement en charge du Service de santé.
Nous allons procéder à un examen très détaillé et précis des rapports, comptes rendus, notes et fiches d’information qui ont été émis sous le timbre du Service de santé à partir de 1982 et jusqu’au lendemain de la guerre du Golfe, c’est-à-dire sur une période relativement longue. Ces documents nous sont parvenus hier et ce matin. J’en ai fait faire la transmission, dès ce matin, aux deux co-rapporteurs.
Voilà ce que je voulais dire, en introduction, sur l’état d’avancement de nos travaux et le cadre dans lequel, mon Général, votre audition va se dérouler. Je vous donne immédiatement la parole pour un exposé introductif au terme duquel je vous poserai quelques questions, qui seront suivies par d’autres, posées par les parlementaires membres de notre mission, et notamment les co-rapporteurs.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Merci, Monsieur le Président, Madame et Messieurs les parlementaires.
M. le Président, vous avez fait une introduction très riche après laquelle j’ai beaucoup de réponses à apporter. J’espère pouvoir les développer dans les questions pour ne pas sortir de l’épure que j’ai préparée.
Il est évident que lorsqu’on est médecin et patron du Service de santé des Armées, on ne peut pas dissocier, en ce qui concerne la guerre du Golfe, ce qui est technique et ce qui est opérationnel, car il y a une interaction permanente. J’examinerai donc les deux aspects. On ne peut en effet faire autrement.
J’ai aussi assumé beaucoup de responsabilités d’enseignement. Vous me permettrez donc, de temps en temps, non pas du tout pour donner des leçons mais pour la compréhension générale, de sortir de l’épure de manière à dire qui fait quoi et comment agissent certains produits.
Dans la guerre du Golfe, j’ai été témoin, mais aussi acteur, en tant que patron du Service de santé.
Vous avez, M. le Président, rappelé la partie de ma vie où j’étais médecin de Marine sur plusieurs bâtiments de combat, celle où j’étais dans les hôpitaux comme chef de service hospitalier et, par la suite, celle où j’étais spécialiste en matière de logistique ainsi que les postes de responsabilité que j’ai occupés.
Vous avez signalé qu’à la Direction centrale, où j’ai, comme vous l’avez dit, occupé trois fonctions avant d’être Directeur central, j’avais été Sous-directeur à « l’action scientifique et technique » (AST). Je reprends ce point car, dans l’optique de ce qui nous réunit aujourd’hui, les fonctions de Sous-directeur « AST » ont été particulièrement instructives. En effet, cette Sous-direction réunit la technique, les hôpitaux et la recherche. Je n’avais pas jusqu’alors approché la recherche au cours de ma carrière, et je garde pour ces activités une très profonde estime.
Sur les quatre centres de recherche, je ne parlerai que du Centre de recherche du Service de santé des Armées (CRESSA) de Grenoble, en raison de deux de ses divisions qui nous intéressent tout particulièrement aujourd’hui : l’une concerne le risque chimique, l’autre les risques biologiques. Je dis bien « risques », car c’est bien de la défense de l’homme qu’il s’agit.
C’est dans ce centre que nous avons monté une cellule armée 24 heures sur 24 pendant la guerre du Golfe pour répondre techniquement à de possibles interrogations.
Par ailleurs, le service et cette Sous-direction collaborent en fournissant des spécialistes aux unités de recherche de la Délégation générale pour l’Armement (DGA). Par elle, passe la protection passive, individuelle et collective, dont les chantiers de décontamination ou les antennes chirurgicales qui sont mises en pression positive.
L’affaire, pour ce qui nous concerne, commence le 3 août 1990, quand le Président de la République annonce le départ d’un groupe aéronaval de 3 000 hommes pour les côtes d’Arabie. Par phases successives, nous passons de 6 000 à 10 000 et, enfin, à 12 000 hommes. Dès lors, il faut anticiper et convaincre.
Un Service de santé moderne, c’est 10 % des effectifs engagés. On peut tout calculer sous n’importe quel mode et on retombe toujours sur ce niveau de 10 %. C’est une chose qui, pour moi, était extrêmement importante et que j’ai exposée au Chef d’état-major des Armées, puis au Ministre de la Défense, M. Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier m’a donné son accord sur le volume du soutien « santé » que j’avais demandé car celui-ci accroissait l’ensemble des effectifs, sachant que le nombre des effectifs est, bien évidemment, un signal politique.
Ce sujet nécessite une courte mise au point. Il faut éviter de générer des ambiguïtés. Pour cela, il convient de bien préciser qui fait quoi. Le Gouvernement décide et le Chef d’état-major des Armées met en _uvre la mission en définissant les conditions d’emploi des personnels et, surtout, en évalue les pertes prévisibles, parce que nous n’avons aucun moyen de les prévoir avec certitude.
Sur le terrain, il y a un commandant interarmées, un Général de corps d’armée. Il dispose d’un conseiller santé, qui était le Médecin général Videlaine. Il a aussi, dans son état-major, un patron de la chaîne « NBC » : « N » pour « nucléaire », « B » pour « bactériologique » et « C » pour « chimique ». C’est lui qui met en _uvre les fonctions de détection et de renseignement sur la menace : on peut déclencher une alerte chimique, nucléaire ou biologique à différents stades, 1, 2, 3, 4, etc. Il est important de dire qui fait quoi dans cette affaire !
De son côté, la Direction centrale du Service de santé est responsable de la conception globale du soutien « santé » qui déborde le seul cadre du théâtre des opérations. Ce soutien part du régiment de mêlée qui est au contact jusqu’aux hôpitaux d’infrastructure. En effet, on doit avoir une continuité sans faille dans l’exécution des soins. Cela est absolument capital. Autrement dit, tout cet ensemble est une succession de gestes médicaux qui ne supportent absolument aucune rupture. Il s’agit de blessés qui sont à 6 000 kilomètres de la France. Il faut, le cas échéant, les rapatrier en toute sécurité dans les hôpitaux territoriaux.
Pour cela, tous les chaînons doivent être positionnés et relayés avec des moyens adaptés. Ils doivent aussi être ravitaillés. Par exemple, pour nous, la guerre du Golfe a représenté 3 000 mètres cubes de matériel et de médicaments. Les services de santé équipent et complètent en matériel comme en personnel spécialisé, les formations de santé des trois armées, celles-ci ne disposant pas en temps de paix de chirurgiens, ni de réanimateurs.
Les armées, qui commandent l’ensemble et qui en ont la responsabilité globale, fournissent les autres moyens : les hélicoptères, les avions, les transmissions, la sécurité et le ravitaillement des hommes.
La coopération entre ces deux niveaux de responsabilité a été tout à fait remarquable. Le commandement a placé le souci des hommes au premier rang de ses préoccupations, en toutes circonstances. Les choses sont parfaitement claires sur ce point.
Vous m’avez demandé quelles ont été les conséquences de la guerre du Golfe, M. le Président, et je suis prêt à développer ce point. Au cours d’une longue période, nous avons beaucoup réfléchi sur ce qui s’était passé et je vais vous en donner un exemple immédiat. A la suite de cela se sont créés deux régiments médicaux. Ils appartiennent à l’armée de Terre mais c’est nous qui les avons conçus, armés et mis en _uvre. A l’heure où les armées ferment un certain nombre de bases et où on remet aux Invalides un certain nombre de drapeaux, on a créé deux nouveaux régiments médicaux. Ceux-ci sont devenus les passages obligés pour répondre, aujourd’hui, en ce qui nous concerne bien sûr, aux actions humanitaires.
La mise en _uvre de cet ensemble de soutien « santé » est complexe. Elle doit s’adapter en permanence aux risques encourus et répondre à un certain nombre de défis.
Passons, en ce qui concerne la guerre du Golfe, sur les défis de distance, car on pourrait en parler très longtemps. Il est particulièrement difficile d’amener une division légère blindée à 6 000 kilomètres de ses bases et d’assumer la sécurité de pertes prévisibles de 300 blessés par jour en période d’attaque. Par ailleurs, sur le terrain, les portées logistiques étaient très importantes : entre les régiments situés le plus au nord et Ryadh, qui était la base arrière, il y avait 1 500 kilomètres.
Il faut intégrer ces données pour concevoir ce qu’a été la guerre du Golfe. De plus, c’était un terrain désertique et dans un contexte climatique difficile. On avait, par ailleurs, exigé de nous comme des autres forces une autonomie complète, c’est-à-dire qu’on ne devait en aucun cas compter sur les autres, quels qu’ils soient.
Pour en venir au défi majeur, en ambiance classique, nous devions donner au blessé toutes les chances de survie. En effet, pour moi comme pour tout médecin, rien n’est plus insupportable que la mort illégitime d’un jeune soldat. Pour cela, nous avons médicalisé l’avant. Partout, dans chaque régiment de mêlée, nous avions des véhicules de l’avant blindés (VAB), que nous avions transformés en petits SAMU. Comme les troupes, ces VAB partaient à l’assaut. On comptait un VAB médicalisé par unité élémentaire de combat comprenant un médecin. Au total, 27 médecins relevaient de ce dispositif, sur la base de 3 médecins par régiment engagé.
Comme ces véhicules offraient un certain volume, nous avons pu positionner, dans ces VAB, des quantités de liquides. En effet, pour les brûlures, il faut dix litres par jour de sérum hypertonique et la survie d’un brûlé passe par des perfusions immédiates qui doivent se poursuivre jusqu’à son acheminement en France. En médicalisant l’avant, nous pouvions répondre à l’essentiel, c’est-à-dire à la mise en condition immédiate du brûlé ou du blessé.
Nous avions aussi rapproché au contact des forces les 16 hélicoptères « santé » que le commandement avait mis intégralement à notre disposition et qui étaient doublés de deux sections de ramassage. Cela nous permettait d’amener les blessés ou les brûlés très rapidement dans les antennes chirurgicales ou médicales aérotransportables que nous avions renforcées en moyens chirurgicaux. Nous avons eu jusqu’à six à sept antennes qui soutenaient directement les forces au combat. Plus en arrière, deux hôpitaux médicaux chirurgicaux traitaient les premières urgences, les extrêmes urgences ayant été traitées dans les antennes chirurgicales situées au contact.
A côté de ces hôpitaux médicaux chirurgicaux, nous avions obtenu 6 avions Transall sanitaires, plus 6 en réserve, pour les amener soit à Yanbu, soit à Ryadh. Dans ces deux sites, nous avions de véritables hôpitaux tout à fait comparables aux hôpitaux de métropole quant aux moyens techniques et au nombre de spécialistes. C’était la transposition d’un hôpital français soit sur la côte de la Mer Rouge, à Yanbu, la plus grande partie des moyens se trouvant sur deux bateaux de soutien « santé », soit à Ryadh, dans l’aéroport international, en souterrain.
Au total, on comptait 37 chantiers opératoires. Comme je vous l’ai dit, les pertes prévisibles étaient importantes (300 blessés par jour en phase de haute intensité dont 100 brûlés). Mais, fort heureusement, elles ne se sont pas réalisées.
Je dois vous dire que nous avons porté dans le désert les technologies de la médecine d’aujourd’hui et que nous avons bénéficié de possibilités d’évacuation remarquables. Fort heureusement, on les a peu utilisées, mais cela a répondu à notre attente. Je vais vous en donner un seul exemple. Nous sommes le 26 février 1991 ; en pointe, des commandos parachutistes investissent un bastion fortifié, le fort d’As Salman ; l’explosion de deux mines fait 2 morts et 23 blessés. Il est alors très exactement - j’avais fait copie du rapport du commandement - 15 h 30 ; à 15 h 51, le premier blessé arrive à l’antenne chirurgicale.
Si je devais tirer quelque fierté de cette guerre, c’est peut-être cela que je retiendrais. En effet, pour arriver à une telle rapidité, vous vous doutez que, derrière, il faut toute une logistique et une conception qui est pratiquement celle des urgences en ville. Je ne dis pas que l’on aurait pu continuer sur ce rythme avec des afflux massifs ; il aurait peut-être fallu faire des choix mais, dans ce cas, nous avons pu le faire. Voilà nos réponses à un conflit classique.
Entrons maintenant dans le c_ur du sujet et parlons des menaces nouvelles, de celles qui s’inscrivent au-delà des données des guerres conventionnelles.
La première menace concerne le risque biologique. Une menace difficile à cerner mais bien réelle quand on connaît les avancées redoutables du génie génétique aujourd’hui. La menace était protéiforme et masquée. Nous y avons répondu de deux façons.
La première, ce sont les vaccinations. Outre la protection réglementaire étalée dans le temps, tous les militaires en activité reçoivent des vaccinations en fonction de ce que donne l’ordinateur des infirmeries. Ils sont appelés pour des renouvellements quand ils ne sont plus à jour de leurs vaccins contre la diphtérie, le tétanos et la poliomyélite. Nous avons ajouté une injection de gammaglobulines préventives contre l’hépatite A, une vaccination anti-grippale et anti-méningoccique qui porte sur les méningites A et C car les concentrations humaines d’hommes jeunes sont extrêmement propices aux épidémies.
Je précise que j’ai étendu la vaccination anti-méningoccique, après cette expérience, à tous les appelés du contingent car nous avions, à certaines périodes, une dizaine de morts par an. C’est ainsi que de manière très significative on a fait chuter la mortalité parmi les jeunes gens du contingent. C’est par cette prévention qu’on y est arrivé, parce que je pense qu’aucune autre armée au monde fait des vaccinations anti-méningoccique.
Tout ce que je décris là correspond à la routine : celle des départs en campagne, qui obéissent tous à ce même protocole. En tant que médecin de la Jeanne d’Arc et instructeur pour médecins-élèves, j’ai subi exactement la même chose, à l’exception d’une vaccination remplacée par une autre : celle contre le choléra car, au cours d’une campagne, il y avait un risque d’épidémie de choléra. Par conséquent, pour nous, c’est banal. Il y a là des milliers de précédents. Cette démarche vaccinale ne correspond donc à aucune spécificité propre à la guerre du Golfe.
Vous pourrez m’interroger dans le détail si vous le souhaitez, mais les schémas de vaccination sont standardisés. Ils correspondaient à ce que nous donnons lors de tous les départs outre-mer dans des conditions climatiques ou des risques d’épidémie qui correspondent à la menace ou à une situation locale.
Il restait une hypothèque à laquelle les états-majors alliés étaient très sensibilisés, je puis en témoigner. Il s’agit des risques de charbon ou anthrax. Vous me demandiez s’il y avait des différences entre les armées. Je vous réponds oui quant à l’utilisation de ce vaccin spécifique. En effet, la dispersion des spores par explosif est potentiellement redoutable.
En l’absence de disponibilités d’un vaccin spécifique ayant l’agrément de mise sur le marché en France, nous avons prépositionné des stocks de Doxycycline. Il s’agit d’un antibiotique, parce que nous n’avons pas voulu utiliser un vaccin qui, d’une part, n’était pas disponible en France et qui, d’autre part, n’avait pas fait ses preuves. Nous avons donc remplacé cela par des stocks d’antibiotiques, sachant que les spectres d’efficacité de cet antibiotique couvraient à peu près une douzaine d’affections épidémiques transmissibles, dont l’anthrax.
En cas d’attaque biologique, nous aurions distribué immédiatement les doses qui figuraient dans la dotation des véhicules blindés (VAB). Ces doses ont été mises en place partout pour répondre à ce risque.
Nous pouvions aller plus loin. Nous l’avons d’ailleurs fait, en mettant sur pied un laboratoire mobile de détection biologique avec l’un de nos médecins pastoriens. Nous avons mis à sa disposition des tests de détection rapide en préemptant tout ce qui existait sur le marché. Certains de ces tests avaient été étudiés au CRESSA de Lyon dans la division de biologie, ce qui était extrêmement important.
Cette cellule était doublée d’un épidémiologiste qui était d’ailleurs à quelques jours de passer son agrégation. Il avait pour mission de détecter et traiter le départ de toute maladie à caractère épidémique. Le traitement des épidémies est en effet un métier. Nous avons une cellule d’intervention pour les épidémies et je peux dire que lorsque j’étais patron du service, elle est sortie une douzaine de fois. Elle est composée de gens qui étudient la genèse de toute l’épidémie et qui sont chargés de définir les mesures pour y faire face.
Enfin, nos vétérinaires contrôlaient la chaîne alimentaire, l’eau minérale rendue quasiment obligatoire et les rations de combat, et limitaient d’autant certains risques.
Mais la plus importante, la plus redoutable des menaces nouvelles était la menace chimique. Elle n’a pas été prise à la légère. J’ai été plusieurs fois en Arabie Saoudite et il faut avoir connu la tension très perceptible, au cours des alertes, où chacun « capelait » la tenue « NBC » - c’est une expression marine que vous me pardonnerez et qui signifie « mettre en capelle une tenue ». En cas d’alerte, où que ce soit, les gens mettaient les combinaisons et le masque. Je vous assure que même si on parle difficilement à travers un masque, il régnait un silence absolu et on percevait physiquement la tension nerveuse.
Nous avions observé de très près les résultats de la guerre entre l’Irak et l’Iran. Nous avions recueilli toutes les observations publiées, à l’Ouest comme à l’Est, car les blessés chimiques avaient été évacués sur des pays d’accueil. A ce sujet, je tiens à dire que ce dossier contenait des photographaphies de morts. Quand je vous parle de menace chimique, c’est abstrait, du papier et des paroles ; mais quand on a vu la façon dont ces gens sont morts ainsi que la position qu’ils ont conservée, c’est particulièrement angoissant. Le chimique, c’est cela. C’est affreux à observer et la mort - j’essaie de ne pas vous en parler - est très difficile.
Après ces observations, nous nous étions rendu compte qu’il restait à mieux contrôler le risque de l’ypérite. Nous avions donc élargi nos axes de recherche à ce gaz vésicant ancien. C’est vous dire si l’affaire était complexe. En effet, non seulement on craignait les éléments organo-phosphorés, mais nous devions revenir en arrière car nous savions que de l’ypérite pouvait être utilisée. Il fallait faire face à l’ensemble de ces dangers.
Le CRESSA avait développé une réponse adaptée et efficace contre les neuro-toxiques : un auto-injecteur à trois compartiments. Je vais faire un tout petit peu de pharmacologie. Un auto-injecteur se prend à travers la tenue de combat : on perce et on injecte. Il s’agit d’une technologie très pointue, avec des clapets successifs qui sont forcés. Le mélange se fait dans le muscle.
Pourquoi trois compartiments ? Faisons une approche simplifiée mais indispensable. Le neuro-toxique s’attaque à une enzyme, la cholinesterase, qu’il détruit. Cette cholinesterase a toutefois sa raison d’être puisqu’elle contrôle, au niveau des plaques motrices, le médiateur chimique qui prend le relais de l’influx nerveux. Celui-ci est sécrété en permanence. S’il n’est pas contrôlé, il y a une surproduction qui peut être mortelle quand l’intoxication correspond au tableau que j’évoquais et qui est particulièrement dur.
Ce produit qui inonde et qui tue, c’est l’acétylcholine. Or l’acétylcholine a un antagoniste : l’atropine. J’ai été, pendant de longues années, Chef du service de chirurgie spéciale et d’ophtalmologie. J’indique que si l’on met de l’acétylcholine dans l’_il, cela contracte la pupille et si vous voulez vous en libérer, vous mettez une goutte d’atropine et cela la dilate. C’est exactement l’antagoniste qui neutralise.
Après l’atropine, nous trouvons dans le deuxième compartiment un régénérateur de la cholinesterase. Dès lors qu’elle a été détruite, il faut en réactiver pour qu’elle s’attaque à l’acétylcholine. Je passe sur ce point : je ne fais pas un exposé de biochimie.
Enfin, dans le troisième compartiment, il y a un anti-convulsivant qui a un nom compliqué mais qui est en fait du valium. Pourquoi un anti-convulsivant ? Parce que, dans la phase ultime de la mort, on a des convulsions. Si l’on arrive en phase convulsive, l’expérimentation - il y en a eu et je réponds ainsi à cette question que vous avez posée montre qu’on ne récupère pas ! Il en résulte des lésions nerveuses irréversibles à tel point que parfois on est amené à considérer qu’il aurait mieux valu mourir, car les fonctions intellectuelles du cerveau sont très gravement touchées. L’obsession est donc d’éviter cela par l’administration d’un anti-convulsivant.
A côté de cette défense médicale, le combattant avait, bien sûr, toute la tenue réglementaire : des masques à gaz normalisés (ANP), des tenues « NBC » comportant des ponchos, des cagoules, des gants, des chaussettes carbonées et des lunettes. Je vous ai apporté les miennes pour vous montrer que, dans le souci de la défense chimique qui avait été porté très en amont, il faut penser à tout. J’étais sur place. Comme tous les autres, j’ai eu les tenues standards, dont les lunettes que j’ai gardées. Comme vous le voyez, elles sont souples et l’expérimentation très poussée à laquelle je me suis intéressé comme ophtalmologiste montre qu’elles maintiennent malgré les branches, l’étanchéité du masque intacte.
Pour préparer la guerre contre le chimique, il faut respecter une succession de détails quasiment de manière phobique pour qu’il n’y ait pas le moindre défaut dans la logique de cet ensemble.
Dès le 4 août, la pharmacie centrale des Armées, à Orléans, sachant que l’on envoyait des personnels dans une zone à risque, s’est lancée dans la fabrication intensive de ballons d’atropine pour alimenter les seringues et a également fabriqué de la pommade contre les brûlures, la Flamazine. Elle a aussi conditionné des milliers de comprimés de Pyridostigmine à 30 mg.
Dans toute pharmacie, vous trouverez ce médicament sur ordonnance, mais avec un dosage deux fois supérieur, à 60 mg. Quel est donc ce produit qui semble mystérieux et qui est passé sous silence, dit-on, mais qui est pourtant inscrit dans le dictionnaire « Vidal » depuis près de cinquante ans ? Je suis venu de Toulon par le train et je n’ai pas apporté le « Vidal », mais tout le monde le connaît : c’est un livre rouge dont se sert tout médecin pour vérifier la posologie de sa prescription et les interactions médicamenteuses. On y explique en gros comment cela marche.
Depuis 1956, soit 44 ans, la Pyridostigmine est donc un produit vendu en pharmacie. Depuis 1987 - cette date est importante- la Pyridostigmine est associée aux situations d’urgence, aux différents stades d’alerte concernant le risque chimique. Autrement dit, comme sur les bateaux de guerre, il y a un stade d’alerte 1, 2 ou 3. On dit - mais je n’en connais pas le détail exact - : « à partir du stade d’alerte 3, vous mettez le masque et les chaussettes carbonées et vous prenez de la Pyridostigmine ». C’est la même démarche et c’est de même nature. C’est un élément de protection.
Quel est ce médicament ? C’est du bromure de pyridoxine qui, en pharmacie, s’appelle le Mesquinon. Il est prescrit au long cours, sans limite de temps, dans la myasthénie, à des doses qui sont trois fois supérieures à celles qui ont été données dans le Golfe semble-t-il - je dis « semble-t-il » parce que je n’en connais pas le détail -, pendant trois ou quatre jours. Dans ce cas précis, les soldats ont reçu, en effet, des doses répondant par ailleurs à celles prescrites pour les constipations ou atonies intestinales.
Ce matin, quand je suis arrivé, je suis allé voir mon ami le Professeur Daly, pour lequel j’ai un énorme respect, et je lui ai demandé s’il en avait prescrit. Il m’a répondu qu’il l’avait fait en cas de myasthénie de manière systématique et depuis longtemps.
Existe-t-il des contre-indications ? Oui, bien sûr. Il n’y a pas un seul médicament figurant au « Vidal » qui n’ait de contre-indication. En effet, un médicament est utile mais c’est, en même temps, un élément chimique étranger. Il faut voir où et comment il va agir.
Or que dit le « Vidal » au titre des contre-indications à la Pyridostigmine ? Il parle d’asthme, d’allergie au médicament, de la maladie de Parkinson et de l’obstruction mécanique des voies urinaires ou digestives. Il est évident que vous n’allez pas donner un médicament qui contracte les intestins s’il y a une tumeur du grêle ou une lithiase urinaire. Il parle également des insuffisances cardiaques.
J’exclus donc là toute contre-indication concernant des hommes qui avaient tous entre 20 et 30 ans et avaient subi nombre de visites réglementaires avant de partir en opération. C’est du bon sens.
Sa durée d’action est de quatre heures et sa demi-vie est de deux heures. Autrement dit, si vous prenez un comprimé toutes les huit heures, c’est-à-dire trois par jour, cela ne couvre pas la durée nécessaire, mais cela aide. Donc il faut le faire.
La Pyridostigmine est-elle dangereuse ? Je pense qu’un médicament qui est prescrit depuis quarante-quatre ans est relativement banal. Sans quoi, comme on dit à Brest, on en aurait entendu parler dans Landerneau !
Est-il efficace ? Oui. Pourquoi ? C’est très compliqué. En tant qu’ophtalmologiste et à l’époque où j’étais Sous-directeur scientifique et technique, j’avais demandé aux chercheurs pourquoi ils administraient ce produit. Cela ne me paraissait pas évident, tout simplement parce que, en dehors de tout cela, il excite un peu la cholinesterase alors que c’est elle qui est détruite par l’intoxication chimique. Cette excitation est toutefois très légère puisque, aux doses qui sont prescrites, il n’y a aucun effet. En revanche, si on en prend trop, on a un peu de diarrhée et on peut avoir des crampes.
En fait, la Pyridostigmine s’associe, au niveau des plaques motrices, à la cholinesterase. Elle va occuper le site cible de l’organo-phosphoré. Par conséquent, si, pendant la phase d’activité de la Pyridostigmine, il y a une frappe chimique, l’organo-phosphoré va se « crasher » - si vous me passez l’expression -, sur un leurre. Peut-on se passer d’un tel leurre alors que le médicament qui le génère est prescrit dans les constipations ? Je laisse la réponse aux commissions d’experts, puisque vous m’avez dit que là se situait la réponse. Je vous donne cependant l’avis du médecin que je suis resté. Bien évidemment, si nous avions eu le moindre doute, nous l’aurions pris en compte, sachant que nous étions vraiment obsédés par le risque chimique qui existait et était même omniprésent. De toute façon, il faut prendre en compte le stress que générait le risque chimique, qui était beaucoup plus craint que les chars irakiens. Il y avait deux menaces : les mines et le chimique. C’est ce que j’ai vu sur le terrain.
Dès lors que nos chercheurs ont trouvé un médicament qui va servir de protection, au moins partiellement mais sûrement de manière efficace, on ne pouvait que dire que c’était un médicament assez génial pour l’objectif poursuivi. Telle est ma conclusion.
Cependant, je ne voudrais pas passer sous silence d’autres composantes d’un débat auquel j’essaie de participer uniquement avec des éléments objectifs.
Nous n’avons pas évoqué la question du risque nucléaire. Il a, en effet, été écarté. En revanche, nous, médecins, étions très sensibles à un risque d’attentat par explosifs associé à des produits radioactifs. Nous avons fait des protocoles de prise en charge et de traitement, mais cela correspondait à ce qu’on savait faire dans le domaine nucléaire.
Il reste, pour être complet, le Modiodal, c’est-à-dire, pour nous, le Modafinil, qui a été appelé, à un moment, sous le nom de « Virgyl ». C’est une molécule que je connais bien. Elle a longuement été expérimentée par le Centre d’études de recherches de médecine aéronautique, le CERMA. C’est un produit très efficace et sans danger qui vous permet de conserver une vigilance pendant deux jours sans sommeil, à condition ensuite - il n’y a pas de miracle - de récupérer. Cela permet d’exclure les amphétamines, qui sont des stupéfiants et que l’on voulait éviter.
Avant de conclure, M. le Président, je tiens à faire deux observations qui relèvent finalement d’une certaine philosophie.
Chaque militaire, quelle que soit son armée, a son livret médical sur lequel est porté tout ce qui le concerne : visites, hospitalisations, vaccinations, traitements. Les rapports mensuels des unités concernant les pathologies observées font l’objet de rapports de synthèse, certains étant hebdomadaires et d’autres mensuels.
Il en ressort que, lorsque l’ensemble des cas individuels présente des synergies ou des amplitudes anormales, ces données sont analysées par des épidémiologistes dont c’est le métier, à la Direction centrale du Service de santé des Armées.
Je ne crois pas qu’après la guerre du Golfe et dans les quatre années qui ont suivi, c’est-à-dire au long des années où j’étais encore en service et pour lesquelles je peux témoigner de ce que j’ai vu et fait, nous ayons enregistré le moindre signal d’alarme. De même, aucune indication spécifique n’est venue du ministère des Anciens combattants, ministère qui reçoit les demandes de pension.
Notre système a fait ses preuves. A tel point que le Service de santé des Armées a été déclaré « sentinelle pour la grippe et les méningites ». Autrement dit, c’est à nous qu’il revient de signaler au ministère de la Santé les anomalies concernant ces deux maladies, si nous en enregistrons un nombre anormal dans nos statistiques.
Qu’est-ce qu’un syndrome ? C’est une convergence de signes pathologiques répétitifs qui entrent dans une explication organique. S’il existe, il doit se manifester statistiquement. Je peux témoigner que, dans ce cadre, pendant les quatre années où j’étais le patron du service, il n’y a eu aucun signal statistique.
Ma deuxième réflexion porte sur le fait que le Service de santé n’est pas une entité indépendante des Armées. Il en fait partie ; ses personnels sont des militaires. Ils représentaient d’ailleurs 10 % des effectifs engagés dans la guerre du Golfe.
Prendre en charge tous les problèmes de santé est notre raison d’être. Y apporter une réponse, y compris en matière de pensions, est un devoir naturel. Toute attitude restrictive de principe serait une attitude restrictive vis-à-vis de nous-mêmes. C’est évident.
Dans la guerre du Golfe, sur le théâtre même, nous avons eu plus de 1 000 personnes, dont 200 médecins, 2 pharmaciens et une demi-douzaine de professeurs agrégés. Il y avait parmi eux un éminent oncologue, professeur de médecine interne.
Le régime commun les concernait. Ils ont subi toutes les vaccinations et, quand on leur a dit de prendre les comprimés, ils les ont pris. Ce dont je puis témoigner - et je connais leur franc-parler et leur liberté d’esprit -, c’est que, jusqu’en septembre 1994, aucun n’est venu dire qu’il avait eu un problème concernant la guerre du Golfe. Ils ont été satisfaits au contraire, de bénéficier de la prophylaxie et de la prévention qu’on leur donnait.
Je conclus. Le Service de santé des Armées, dans la guerre du Golfe, a fait tout son devoir en s’acharnant à trouver des réponses adaptées à des défis multiformes. Il en a été récompensé puisque, sur les 39 blessés par faits de guerre, aucun n’est décédé.
Plus tard, à Sarajevo, bénéficiant de l’expérience acquise, il inscrira un autre témoignage de son savoir-faire : la première survie mondiale d’une plaie de la veine cave supérieure par balle. Il me reste à vous dire merci parce que vous m’avez permis, six ans après avoir quitté le service, de le retrouver et d’avoir fait revivre en moi la passion du Service de santé des Armées. Maintenant, je suis prêt à répondre à vos questions.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci beaucoup, Général. Nous arrivons à un stade de nos travaux où nous disposons, après les avoir demandés, au ministère de la Défense, d’un certain nombre de documents déclassifiés qui nous permettent de faire réagir, sur le fondement de ce qu’ils nous ont indiqué, les différentes personnalités scientifiques, militaires, politiques ou associatives que nous auditionnons.
Je voudrais, dans ce cadre, vous poser quatre questions qui sont dictées par les documents qui nous ont été communiqués au cours des derniers jours et, notamment, des dernières heures, par le ministère de la Défense.
La première de ces interrogations concerne un point sur lequel nous nous interrogeons depuis le début des auditions et qui est l’articulation entre le Chef d’état-major des Armées et le Service de santé des Armées dans le cadre de l’organisation des opérations militaires pour lesquelles - vous l’avez indiqué - vous êtes appelés à intervenir conjointement.
Nous avons obtenu du ministère de la Défense la copie d’une instruction sur l’organisation et le fonctionnement du Service de santé des forces terrestres en opération, qui nous est parvenue ce matin. Il s’agit d’une instruction qui date du 17 juillet 1982, qui est donc bien antérieure aux opérations du Golfe et dont le contenu indique que le chef du Service de santé des Armées est appelé à collaborer très étroitement avec les militaires en charge des opérations. Il y a notamment, dans l’article 42-12 (section 2, chapitre 1er) de cette instruction, une phrase que je voudrais vous lire :
« Placé au point de l’antenne logistique, il [c’est-à-dire le chef du Service de santé des Armées ou son représentant direct au sein du Service de santé des Armées] participe à l’élaboration des ordres pour le Service de santé et à l’établissement des comptes rendus ».
Cette phrase m’inspire deux questions.
La première concerne la manière dont l’annexe 5 de l’ordre d’opération n° 1 a été rédigée. Dans cette annexe 5 relative aux mesures « NBC », il est en effet indiqué que les militaires sont amenés à prendre de la Pyridostigmine sans qu’il soit précisé le terme du traitement, les dispositifs de suivi sanitaire qui seront appliqués à ces militaires au terme de la prise de ce médicament, ni le dispositif de contre-indications auquel vous avez fait référence tout à l’heure en indiquant que tout médicament absorbé engendrait des effets secondaires et pouvait par conséquent faire l’objet de contre-indications.
Dès lors que le Service de santé des Armées participe à l’élaboration des ordres pour le Service de santé et à l’établissement des comptes rendus, vous paraît-il normal que l’annexe 5 de l’ordre d’opération n° 1 ait été rédigée de cette façon ?
J’ai une deuxième question. Il semble que le Ministre de la Défense ait été informé par le Service de santé des Armées des conditions dans lesquelles ces comprimés de Pyridostigmine avaient été ou n’avaient pas été pris. On aurait pu comprendre que le Service de santé des Armées n’ait pas disposé de l’information s’il n’avait pas été associé à l’élaboration des ordres d’opération, mais dès lors qu’il est indiqué dans cette instruction que le Service de santé des Armées est bien effectivement associé à l’élaboration des ordres d’opération, comment expliquez-vous que ce service n’ait pas été en mesure d’indiquer très précisément au Ministre de la Défense les conditions dans lesquelles ces médicaments avaient été pris ?
Voilà le premier groupe de questions que je voulais vous poser et qui concerne les instructions.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Si vous le permettez, je vais répondre dès maintenant, car si vous m’en posez quatre, je risque d’être déconnecté. Je préfère travailler en temps réel.
M. Bernard Cazeneuve, Président : A votre convenance.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Merci, M. le Président. Vous avez rappelé la subordination du Directeur central du Service de santé des Armées. En gros, il reçoit ses instructions concernant le soutien des forces du Chef d’état-major des Armées. En revanche, il est responsable directement devant le Ministre de l’organisation et du fonctionnement du service.
Quand il y a un ordre d’opération, vous pensez bien qu’il est secret. Par conséquent, on ne le diffuse pas si cela n’est pas nécessaire. En l’occurrence, l’Irak était un adversaire redoutable.
C’est antérieurement qu’il faut se poser la question et je ne vous ai pas répondu à cette question de manière très claire, mais, depuis 1987, il était prévu que la Pyridostigmine soit utilisée à un certain stade d’alerte chimique. Par conséquent, c’est là que les décisions ont été prises et que la direction centrale a donné son accord, étant entendu que l’innocuité du produit ne posait pas de problème.
Si je vous ai dit qu’il pouvait y avoir des contre-indications, c’est vrai aussi pour l’aspirine : si vous prenez trop d’aspirine, vous avez une hémorragie gastrique et vous pouvez y passer !
En l’occurrence, il n’y en avait aucune, tout simplement parce que les doses sont faibles, et même très faibles et que les contre-indications concernent des pathologies qui ne sont pas celles de militaires envoyés sur un terrain d’opérations. Nous n’avions pas d’asthmatiques ni de tumeurs. Par conséquent, dans l’ordre d’opération, on n’avait pas à demander l’autorisation.
Il semble effectivement que cet ordre ne soit pas remonté, comme je l’ai appris tout récemment dans la presse. Cet ordre d’opération n’est pas remonté au niveau de la direction centrale, mais devait-il en aller ainsi ? Ce n’est pas du tout évident, car il est interne. Si on nous avait interrogés et s’il y avait eu un problème, on aurait pu demander un avis technique mais, depuis 1987, une succession de directives indiquait qu’au stade d’alerte 1, il fallait donner ce produit. Par conséquent, cela présentait un caractère de grande banalité.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Ce n’est pas tout à fait l’objet de ma question. Il est dit très clairement dans l’ordre d’opération qu’instruction avait été donnée aux militaires de prendre cette Pyridostigmine dans les jours qui ont précédé la première attaque terrestre. Dès lors qu’il est indiqué dans cette instruction de 1982 que le Service de santé des Armées participe à l’élaboration des ordres d’opération, j’en déduis très logiquement - mais peut-être est-ce un excès de logique parlementaire - que le Service de santé des Armées a été associé à l’élaboration de l’ordre d’opération.
Dès lors le Service de santé des Armées a été associé à l’élaboration de l’ordre d’opération, j’en déduis également qu’il connaît les conditions dans lesquelles ces substances ont été administrées et que, par conséquent, lorsqu’il l’interroge, le Ministre n’a aucune raison de ne pas disposer de ces informations. Je m’étonne par conséquent des raisons pour lesquelles ces informations ne lui ont pas été données.
Cela n’est pas directement lié au problème du « syndrome de la guerre du Golfe » mais à un autre sujet qui intéresse directement les parlementaires dans le cadre des missions de contrôle a posteriori de l’exécutif et qui touche au fonctionnement des administrations placées sous son contrôle.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je comprends tout à fait vos réserves et vos interrogations. Par qui est signé l’ordre d’opération ? Je ne l’ai jamais vu. Est-il signé au niveau de l’état-major des Armées ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Oui.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il ne nous a pas informés. Dans tout ordre d’opération, vous avez des destinataires. Il n’y a pas un ordre d’opération, qui ne soit une pièce classifiée, et sur lequel figurent quelque part, ses destinataires.
Au bout de dix ans, je ne vais pas vous dire que je ne me le rappelle pas. Je dis simplement que je n’ai pas vu l’ordre d’opération en question parce que je n’avais pas à le voir. En effet, les décisions étaient prises en amont, sachant que je n’étais pas Directeur central à l’époque. C’est là que cela devait se faire. On entre donc dans une chaîne stéréotypée.
M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, l’ordre d’opération est une chose et l’annexe « NBC » en fait partie, mais cette annexe « NBC » est en place depuis une date antérieure ; elle est jointe à l’ordre d’opération sans que le Service de santé en soit informé. Il n’en ignore cependant pas l’existence parce qu’elle a été rédigée sous l’égide du Service de santé à un moment x, après quoi elle a été jointe à l’ordre d’opération.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Bien sûr. C’est une affaire qui ne peut pas être remise en cause à tous les stades d’exécution. Elle ne peut l’être qu’au stade de la conception mais non pas de l’exécution.
J’ai signé personnellement, pour la première fois dans l’histoire du service, un ordre d’opération parce que j’étais directement responsable de tout ce qui se passait en France. Toutefois, cela s’est fait bien évidemment en collaboration avec tout le monde.
M. Charles Cova, Vice-président : On peut regretter quand même qu’au moment de l’élaboration d’un ordre d’opération dont on sait qu’il va avoir des conséquences importantes en matière de santé, vous n’ayez pas été associé à la rédaction ou à la révision de la notice « NBC ».
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il ne faut pas que ce soit un langage de sourds. Il s’est agi de donner un médicament leurre qui ne pose aucun problème épidémiologique concernant la santé de l’homme. C’est un médicament banal qui a 44 ans d’existence. Nous n’étions pas obsédés par cette affaire.
Nous avons mis le Modafinil sous contrôle médical parce que c’était nouveau. J’ai été informé sur ce médicament mais ce n’est pas moi qui ai donné l’ordre. On a mis un produit à la disposition du commandement en lui disant : « si vous en avez besoin, prenez-en la responsabilité ».
Il a été surtout utilisé par les aviateurs, sachant qu’évidemment, il valait mieux qu’ils utilisent ce produit plutôt que des amphétamines qui seraient totalement incontrôlables et qui sont des stupéfiants. Non seulement j’ai été consulté sur ce point mais toute la chaîne s’est faite là-dessus.
M. Bernard Cazeneuve, Président : J’ai une question à poser sur ce point précis, mais je laisse la parole à Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je pense que vous ne répondez pas à la question qui concerne le Ministre et les déclarations du Médecin en chef Estripeau. J’ai eu plusieurs débats publics avec lui et il nous a dit que ce sont les chefs de corps qui ont donné l’ordre de distribuer ces pilules de bromure de Pyridostigmine. Nous étions surpris que les chefs de corps décident seuls de cela étant donnée la hiérarchie de l’armée.
Or, cette information a été reprise par le Ministre, qui a déclaré qu’il n’a pratiquement pas été distribué de bromure de Pyridostigmine ou que s’il en a été distribué, cela n’a été fait que dans des cas très limités et tout à fait spécifiques.
C’est dans le cadre de l’information que le Médecin en chef Estripeau a donnée au Ministre qu’il y a un problème. Comment se fait-il que votre service ait pu donner une information erronée à un Ministre alors qu’il y avait un ordre concernant le risque « NBC » avec toutes ses subdivisions, dont la prise de bromure de Pyridostigmine ?
Cela veut dire que vous, mon Général, vous n’étiez pas au courant de ce qui était donné aux soldats dans le cadre des attaques correspondant à l’opération Daguet. Du point de vue de la santé, il vous manque donc des éléments d’appréciation sur ce qu’on donne ou non.
J’ai une autre question dans le même registre. Je voudrais savoir, premièrement, si vous confirmez la déclaration du Général Roquejeoffre selon laquelle 9 000 soldats ont pris des comprimés de bromure de Pyridostigmine et, deuxièmement, en ce qui concerne le Modafinil que les militaires appellent le « Virgyl », combien de soldats ont pris ce type de molécules. Avez-vous ces chiffres ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne peux pas vous les donner car je ne suis plus aux affaires. Tout ce que je vous ai dit, je l’ai rédigé à Toulon et je trouve que c’est déjà un remarquable effort parce que je ne suis plus en charge du service et, surtout, que je ne dispose plus des documents élémentaires de base.
En tout cas, j’avais fait plusieurs conférences (je ne rédige jamais une conférence mais je prends des notes pour ne rien oublier) et il n’y a rien de mieux que quelque chose d’important pour revivre l’action et s’y retrouver. C’est pourquoi je vous en ai remercié.
Je regrette, à la fois pour le service et pour M. le Ministre, qu’il y ait eu une mauvaise information. Elle est évidente telle que vous la présentez, mais quelle en est la raison ? C’est sans doute parce qu’on ne s’est pas adressé au bon interlocuteur. Il fallait regarder l’ordre d’opération et celui qui l’avait signé. En effet, la chaîne « NBC » n’est pas sous le commandement du Service de santé mais sous le commandement hiérarchique des logisticiens. Dès lors qu’ils savent qu’ils doivent utiliser ce médicament comme un leurre et de manière préventive, ils appliquent le tarif, si j’ose dire, sans se préoccuper d’autre chose.
Ensuite, il fallait qu’ils rendent les comprimés. Pourquoi ? Les gens ne le savent pas trop mais je vais vous le dire car c’est tout simple. Si j’avais apporté ici avec moi des gants et une tenue « NBC », vous auriez très bien compris que l’on n’allait pas dire à ces garçons de prendre des médicaments alors qu’ils sont un peu comme dans des armures du Moyen-Age, si je puis dire.
Par ailleurs, il faut éviter de donner des comprimés à des soldats de manière intempestive en leur disant : « vous en avez pour huit jours ». On les donne par petites doses. Quand j’étais Médecin en chef de l’escadre de Méditerranée ou Médecin en chef de la Jeanne d’Arc, on donnait tous les jours un anti-paludéen, la Nivaquine. Il se trouve que si on en prend trop, c’est mortel. A trente comprimés, vous êtes mort par fibrillation cardiaque ! Or, tous les jours, le Service de santé du bord donnait un comprimé à chaque gars.
Par conséquent, cela ne vient pas des colonels qui ont exécuté l’ordre. Si la chaîne « NBC » a dit : « à prendre tel jour, lorsque vous serez au stade d’alerte chimique tant », le Colonel regarde l’instruction et il l’applique. C’est tout.
On nous a rendu des comprimés et il faudra que l’on sache combien, qu’il s’agisse de la Pyridostigmine ou du Modafinil, étant entendu que ce produit est tout à fait remarquable, certains l’auront gardé pour pouvoir partir en vacances et rouler toute la nuit. Cela peut servir, mais peu importe.
Imaginez, Madame, que des médicaments répartis entre 12 000 personnes doivent être recueillis en totalité. Certains sont perdus, d’autres étaient dans la poche...
M. Bernard Cazeneuve, Président : Sur ce point, Général, si vous en êtes d’accord, je vais vous poser deux questions d’un coup, ce qui m’évitera de monopoliser la parole et me permettra ainsi de laisser la parole à mes collègues.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Excusez-moi, mais je parle avec passion...
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous êtes passionnant et sachez que nous vous écoutons avec grand intérêt.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : ...parce que ce sont des questions qui me paraissent d’une très grande évidence et que rien n’est plus difficile que de démontrer l’évidence.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Je le comprends très bien. Je voudrais donc vous poser deux autres questions précises qui font d’ailleurs écho à celles qui ont été posées par mes collègues et qui concernent la protection « NBC » et le « Virgyl », en me fondant toujours sur des documents qui ont été transmis par le ministère de la Défense.
Pour ce qui concerne la protection « NBC », je me fonde sur un rapport de fin de mission qui émane du Service de santé des Armées et précisément du commandant de l’hôpital médico-chirurgical de transit Air situé en Arabie Saoudite. Ce rapport a été adressé au Médecin général directeur du Service de santé de l’opération Daguet.
Vous avez indiqué dans votre intervention que vous aviez mis beaucoup de soin à préparer tout le dispositif de protection « NBC » et qu’il relevait notamment - et non pas exclusivement - de la responsabilité du Service de santé des Armées de bien veiller à ce que le dispositif de protection soit opérationnel. Vous avez précisé que vous aviez procédé à des investigations très poussées.
Dans ce document d’appréciation d’un médecin militaire de haut rang, qui était placé sous votre autorité, je lis la chose suivante sur laquelle je voudrais recueillir votre sentiment. Il s’agit d’un des documents qui nous ont été transmis par le ministère de la Défense et qui figurera par conséquent en annexe du rapport :
« Quel que soit le type de protection, il ne peut être employé avec efficacité que si chaque homme a été entraîné régulièrement et que si des informations suffisantes relatives à la menace ont été faites.
De nombreuses anomalies ont été constatées dès l’engagement, au mois de janvier 1991 : personnels arrivant sur le territoire avec des masques endommagés, mal adaptés au visage et équipés avec des cartouches de deuxième réserve très suspectes possédant des informations recueillies dans leur unité des plus extravagantes, personnels n’ayant aucune instruction sur l’habillage et le déshabillage.
La protection de type survêtement est incontestablement plus adaptée à ce genre d’opération qu’un vêtement dit à port permanent, qui est moins pratique à revêtir en urgence ».
Voilà ce qu’un médecin militaire écrit dans un rapport adressé au Directeur du Service de santé de l’opération Daguet. Je voudrais avoir votre sentiment là-dessus.
Si vous le voulez bien, je vais également vous poser, à la suite, ma deuxième question qui concerne le « Virgyl », dont vous avez fait état à l’instant.
Dans un autre document qui émane du Ministère de la Défense - c’est vous dire à quel point le Ministère de la Défense nous transmet l’ensemble des documents dont nous avons besoin et contribue ainsi à aider la mission à faire _uvre de transparence -, et sous le timbre de la Direction centrale du Service santé des Armées, en date du 7 mars 1991 et adressée à l’état-major des Armées, il est indiqué ceci :
« Un nouveau médicament permettant le maintien d’un état d’éveil prolongé a été mis pour la première fois à la disposition des forces. Il fait l’objet d’un commentaire particulier car il ne s’agit ni d’une protection, ni d’un traitement au sens habituel donné à ces termes ».
On y fait état plus loin de l’utilisation d’une « substance éveillante » et il est dit : « Le 18 janvier 1991, la DCSSA a procédé à la mise en place, auprès de médecins de l’opération Daguet, de 2 250 boîtes de 8 comprimés de la substance éveillante appelée « Virgyl » ». Par conséquent, nous avons la réponse à la question posée tout à l’heure sur la quantité. « Ce composé avait fait l’objet d’une expérimentation chez l’homme en novembre 1990 dans des conditions se rapprochant de celles rencontrées en opérations. Son efficacité et l’absence d’effets secondaires avaient été démontrées ». Ce paragraphe montre qu’il y a bien eu une expérimentation chez l’homme. Il s’agit là d’un élément d’information important.
J’ai un élément d’information complémentaire à vous demander. Cette expérimentation a-t-elle fait l’objet d’un rapport en possession du Service de santé des Armées de l’époque ; ce rapport a-t-il été porté à la connaissance du Directeur que vous étiez et, si vous nous confirmez qu’il existe, peut-il être demandé au ministère de la Défense ? Si c’est le cas, nous le ferons.
Je lis encore : « Dans l’hypothèse d’opérations de type continu, ce médicament a donc été mis en place, son utilisation ayant été limitée à des situations opérationnelles dont l’évaluation appartenait au commandement, lui seul étant à même d’en ordonner l’emploi », ce qui correspond à ce que vous nous avez indiqué.
« Aucune information précise n’est encore parvenue » (à la date de rédaction de cette note, c’est-à-dire mars 1991) « sur l’utilisation qui a pu être faite du « Virgyl ». Il semble qu’il en ait été distribué lors du déclenchement de l’opération terrestre sur As Salman le 24 février 1991. Un rapport complémentaire sera rédigé lorsque toutes les informations auront été réunies ».
J’ai deux questions. Est-il dans les usages que, plusieurs semaines après une opération, les conditions d’utilisation d’un médicament de ce type n’aient pas été portées à la connaissance de ceux à qui il revient de veiller aux conditions dans lesquelles il a été administré ?
Enfin, il est fait référence à un rapport ultérieur qui aurait dû parvenir au Service de santé des Armées. En avez-vous eu connaissance ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Très objectivement, sur les centaines de rapports qui arrivaient chaque jour après la guerre du Golfe, je ne peux pas vous affirmer dix ans après que j’ai eu celui-là. C’est une affaire de bon sens.
En revanche, je vais vous apprendre beaucoup de choses sur ce point car j’ai suivi le « Virgyl » pendant pratiquement toute l’époque de sa conception. C’est l’un de mes anciens élèves, un chercheur qui s’en est occupé et je vais vous donner son nom, sachant qu’il y a consacré plusieurs années de sa vie. Sur le papier que vous avez lu et qui est une demande d’explication, il n’y a pas de signature mais s’il y en avait une, ce serait très probablement la mienne, parce que c’est moi qui signais des choses comme cela.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Il n’y a pas de signature.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Mais c’est probablement moi. Par conséquent, je ne renie pas ce document dans lequel on indique : « on vous a donné cela, qu’en avez-vous fait et comment cela s’est-il passé ? » En fait, je ne sais pas comment cela s’est passé. En effet, nous avions la responsabilité de l’ensemble, c’est-à-dire de la mise en condition mais, sur le terrain, ils étaient autonomes. Par conséquent, quant au nombre de comprimés qui ont été restitués, cela s’est fait progressivement.
Nous avons eu des rapports dans les six mois qui ont suivi, car l’opération Daguet ne s’est pas arrêtée après trois semaines en disant : « coucou, on rentre à la maison ! » Un colonel a fermé la maison quelques mois après. L’attaque a duré quatre jours, après quoi il y a eu le Koweit, les incendies des puits de pétrole, puis d’autres missions etc.
Si vous voulez des informations sur le « Virgyl », il suffit de les demander au Médecin en chef Lagarde, que je connais bien et qui sert au CERMA. Pour moi, c’est l’homme de ce produit. Il en a suivi toutes les expérimentations et si quelqu’un doit répondre, c’est lui ou son supérieur hiérarchique direct, parce que c’est à ce niveau qu’il faisait l’objet d’études.
Je suis très content du papier que vous avez lu concernant la conscience des médecins quand ils voient arriver des gens qui sont mal équipés. Ce n’est pas du tout de leur ressort ; c’est du ressort du Commissariat et des unités ayant en charge les équipements. L’équipement « NBC » nous intéresse en amont pour savoir s’il est fonctionnel ou efficace, en collaboration avec la Direction de la recherche, des études et des technologies (DRET) qui est une émanation de la Délégation générale pour l’Armement (DGA). Ensuite, nous n’avons pas la responsabilité d’entraîner les gens ou nous ne le faisons que pour les personnels relevant du service, c’est-à-dire que nous veillons à ce que nos chirurgiens sachent décontaminer.
J’ai commandé l’hôpital militaire de Brest et celui de Lorient. A Brest, il y a des sous-marins nucléaires, j’avais ma tenue « NBC » de Médecin chef de l’hôpital et j’ai fait de très nombreux exercices. Donc l’entraînement existe, y compris dans les hôpitaux. Cela dit, ce médecin a raison et il est très bien qu’il ait tiré un signal d’alarme.
Pourquoi cela s’est-il passé ? Il faut voir la réalité. On a envoyé neuf régiments d’active qui disposent d’équipements homogènes et fonctionnels et qui s’entraînent. Ensuite, il arrive des gens en ordre dispersé dans les états-majors et pour les relèves, parce qu’il y a eu des malades ou des indisponibilités. Je pense que, pour le Commissariat, c’est beaucoup plus difficile, parce qu’on les prélève dans telle petite garnison et qu’il faut qu’ils aillent à tel endroit prendre leur équipement. Ce n’est pas de ma responsabilité, mais j’essaie de vous indiquer ce que je crois être, du fait de mon long passé militaire.
Cela s’est donc passé ainsi et il est très bien que le médecin rouspète. Il a raison de le faire.
Ai-je répondu à l’ensemble de vos questions ?
M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci beaucoup, mon Général. Ce sont des réponses extrêmement intéressantes qui permettront à la mission de poursuivre ses investigations.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Général, vous avez répondu à ma première question, puisque le choix du bromure de Pyridostigmine date de plus de dix voire quinze ans et qu’il a été utilisé dans toutes les armées du monde pour lutter contre les gaz. C’est la seule molécule au monde dont on dispose actuellement.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dire si les militaires en ont pris ou non puisque je sais qu’ils en ont pris et que les doses étaient plus faibles que les doses actuelles. Cependant, même s’il s’agit d’un produit anodin, il suffirait que, dans quelques unités, quelques soldats ayant un déficit en enzymes musculaires de cholinesterase aient quelques troubles, pour qu’il y ait une petite complication. Certes, on ne peut pas parler de syndrome mais on ne peut pas exclure que quelques personnes aient pu connaître de telles complications.
Cependant, je voulais vous demander si vous-même ou les médecins militaires français avaient eu des contacts avec les alliés. Il semblerait que nous ayons donné la Pyridostigmine de façon très courte et discontinue alors que les Américains et les Anglais l’ont donnée à très fortes doses sur de plus longues durées. Enfin, on me dit que les Anglais n’ont pas donné du bromure mais de la physostigmine, qui n’a pas tout à fait les mêmes effets, puisqu’elle passe la barrière hémato-encéphalique. Il est possible qu’ils aient pu connaître des cas que nous ne rencontrons pas, nous, avec le bromure. Je vous demande votre avis sur ce point.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Vous me posez, M. le Député, des questions de plus en plus pointues techniquement. Je regrette de ne plus pouvoir prendre le téléphone et de ne plus avoir la cellule de renseignement que nous avions mise en place pendant la guerre du Golfe. Cela m’aurait permis de répondre directement à la question entre le bromure de Pyridostigmine et la physostigmine. Ce ne sont que des variations de solvants, étant entendu que le solvant peut être interactif avec la molécule.
Vous avez besoin de la réponse d’un chercheur mais je vais vous donner le code pour y arriver car c’est ce qui est important. Vous allez vous adresser au Centre de recherche du Service de santé qui se trouve à La Tronche, près de Grenoble, et vous demanderez soit le responsable actuel de la recherche concernant le chimique, - je ne sais pas qui occupe ce poste à présent -, soit le chercheur qui avait en charge ce secteur il y a dix ans. Vous tomberez alors sur des spécialistes et je pense qu’ils vont vous répondre parce que je ne peux pas vous répondre moi-même.
Vous avez posé une autre question.
M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : N’avez-vous pas constaté, dans les notes et comptes rendus du service, quelques accidents isolés ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Comme j’étais Sous-directeur « AST », je peux en parler en toute connaissance de cause parce que toutes les synthèses arrivaient dans mon bureau, chaque semaine et chaque mois. Sur un diagramme, on voit des pics et s’il y en a, on demande pourquoi ? On n’a même pas à se le demander parce que celui qui vient les montrer est un épidémiologiste qui vous en donne toutes les raisons.
Nous avons fait cela pour toutes les affections. C’est ce que j’ai dit mais vous n’avez pas été obligé de prendre tout cela en compte instantanément. Je vous ai dit que, dès qu’il y avait une anomalie statistique ou un pic d’interaction de maladies, il y a prise en compte et nous déclenchons des analyses. C’est si sérieux que, pour la santé publique, c’est nous qui sommes chargés de détecter les premiers cas de grippe. Je ne se sais pas si c’est vrai aujourd’hui mais c’était le cas quand j’étais en responsabilité. C’est donc un système extrêmement fiable.
Dans ce cas, pendant au moins les quatre années où j’ai été le patron du Service de santé des Armées, je peux dire qu’il n’y a eu aucun pic et que rien ne permet de le penser.
Vous m’avez également interrogé sur nos rapports avec les services alliés. Je peux vous en parler personnellement car, lorsque je me suis rendu en Arabie Saoudite, j’ai rencontré les chefs des services de santé d’un certain nombre d’armées. Avec les Américains, j’ai eu des contacts très importants et personnalisés. Après quoi nous avons pu faire des entraînements communs contre le risque chimique. Ils se sont entraînés pour comparer les techniques employées et nous avons vu ce qu’ils faisaient.
Je citerai à cet égard une anecdote. Il est très bien de tout relever par écrit, et je ne suis pas contre, je n’ai rien à cacher...
M. Bernard Cazeneuve, Président : ... c’est indispensable pour nos travaux.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il est très important qu’il y ait eu une collaboration. J’ai découvert une fois que certains chirurgiens que je connaissais portaient leurs galons et avaient en plus le grade américain. Comme ce n’est pas très réglementaire, je les ai interrogés sur ce point et ils m’ont répondu que cela permettait à nos amis américains de les identifier et de connaître le grade de chacun, ce qui est utile en situation. La collaboration a donc été très fructueuse. Il y a eu des échanges de qualité et j’ai décerné la médaille du Service de santé à un médecin américain parce qu’il avait travaillé avec nous d’une manière extrêmement efficace.
C’est par eux que j’ai pu avoir beaucoup de renseignements concernant l’anthrax et tout ce qu’ils avaient fait sur cette question. Il est vrai qu’ils ont fait beaucoup plus que nous et depuis plus longtemps. Ils ont décidé de procéder à des vaccinations que nous n’avons pas faites. Aujourd’hui, il est facile de ne pas regretter mais imaginez, M. le Président, la situation dans laquelle je me trouverais, s’il s’était produit une attaque biologique et si vous me demandiez : « alors que vous étiez le patron, pourquoi n’avez-vous pas fait la vaccination contre l’anthrax ? » Je préfère être dans la situation présente.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Dans une configuration comme celle que vous décrivez, vous ne seriez vraisemblablement pas devant nous...
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je n’étais pas constamment en Arabie Saoudite. J’y suis allé plusieurs fois pour voir comment cela se passait, sans y rester cependant très longtemps. Vous voyez que c’était tout de même utile.
M. Charles Cova, Vice-président : De nombreux rapports et comptes rendus ont fait état d’une série de toxi-infections alimentaires qui seraient intervenues dès le déploiement des forces en octobre 1990 puis au moment du désengagement du gros des forces, en février-mars 1991. Ces faits ont dû vous paraître sérieux puisque je crois que vous avez détaché in situ un vétérinaire biologiste pour faire des vérifications. Plus généralement, ces affections d’ordre alimentaire ont-elles également frappé d’autres armées et d’autres troupes alliées dans des proportions comparables et à des dates voisines ? Comment ces affections ont-elles été traitées et quelles en ont été les causes ? Les militaires concernés ont-ils fait l’objet d’un suivi à leur retour en métropole ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Dans mon curriculum vitae, je vous ai indiqué que j’avais été médecin de plusieurs bâtiments de combat, dont la Jeanne d’Arc. Les toxi-infections alimentaires devaient faire l’objet d’un rapport immédiat à la direction centrale afin d’en étudier immédiatement les raisons, parce qu’il faut aller vite en ces domaines.
C’est pourquoi je me permets de rappeler que, légalement, on doit garder les aliments de la veille. La chaîne du froid ne doit pas être interrompue pour que l’on puisse aller jusqu’au bout de la démarche. Nous n’avons pas envoyé un seul vétérinaire ; plusieurs vétérinaires ont été dépêchés sur place pendant la guerre du Golfe, même si je ne peux pas vous dire exactement combien il y en avait. En tout cas, ils ont surveillé de très près toute l’alimentation parce qu’on avait peur d’éventuels attentats ou d’épandages de microbes dans l’eau, par exemple. C’est pourquoi on ne consommait que de l’eau minérale.
La presse vous rapporte pratiquement tous les cas des toxi-infections alimentaires collectives. Si c’est au cours d’un mariage, cela passe dans les journaux, mais c’est extrêmement fréquent. On a fait un travail considérable sur le croisement, dans les chaînes alimentaires, entre le propre et le sale de l’alimentation. C’est assez pointu.
M. Charles Cova, Vice-président : Mais il faut que cela se passe à certaines périodes.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Maintenant, je peux vous parler de mon expérience de marin ou même de simple voyageur. Je ne connais pas les gens qui sont dans la salle, mais s’ils ont pris un tour operator pour aller au Maroc ou en Tunisie, ils savent peut-être ce qu’est une « tourista ». Ce n’est rien d’autre qu’une toxi-infection alimentaire, sachant que, dans les pays tropicaux, c’est un risque multiplié par un nombre de probabilités considérable par rapport à la France. On rencontre pratiquement constamment ce type de troubles.
Bien sûr, nous ne pouvons pas contrôler l’alimentation de tout le monde en dehors de l’alimentation fournie par les Armées. C’est-à-dire que si des gens vont manger « en ville », ils peuvent transmettre ces contaminations.
M. Charles Cova, Vice-président : Cela ne devait pas être le cas. Les restaurants devaient être fermés à cette époque.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Pas à Ryadh. En tout cas, je ne me le rappelle pas. De toute façon, vous allez avoir la réponse en demandant les rapports à la direction centrale. Elle va vous dire où et comment cela s’est passé et elle va vous donner les rapports des vétérinaires. Cela n’a rien de mystérieux. On n’aime pas beaucoup que cela arrive étant donné les moyens que l’on met en amont pour que cela ne se produise pas. C’est pourquoi, dès que cela se produit, on veut en connaître les raisons. Par conséquent, on vous apportera sans doute une réponse technique.
M. Charles Cova, Vice-président : Pour avoir été marin comme vous et pendant autant de temps que vous, je sais qu’on lave les légumes au permanganate et que l’on donne des consignes. Par conséquent, a priori, il ne devrait pas y avoir de toxi-infection.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Absolument, mais dans les manières de faire des hommes, il y a toujours des failles.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’ai un certain nombre de questions à vous poser, mon Général, tout d’abord en ce qui concerne les vaccinations.
Dans son intervention de la semaine dernière, M. Gautier nous a indiqué : « par souci de transparence, il convient d’ajouter qu’ultérieurement, alors qu’ils étaient sur le théâtre (...), quelques militaires français ont pu, sans que nous puissions formellement le certifier, faire l’objet d’une telle vaccination anti-charbonneuse ».
Pour M. Gautier, certains soldats ont donc reçu cette vaccination. Confirmez-vous les déclarations du Général Gautier ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne peux que vous faire état de mon expérience sur la non-utilisation d’un vaccin concernant l’anthrax. J’ai beaucoup appris des Américains. Je suis rentré et j’ai fait étudier cela par le Sous-directeur scientifique et technique et par les agrégés de biologie. Nous avons conclu que ce n’était pas clair et qu’on ne devait pas le faire. Donc nous ne l’avons pas fait.
Maintenant, lorsque vous êtes médecin et que vous travaillez avec les Américains qui vous disent : « nous sommes tous vaccinés car il y a un risque majeur », qui va jurer aujourd’hui que son camarade chirurgien américain ne lui a pas passé un vaccin parce qu’ils en avaient, eux ? Si, par souci d’honnêteté, le Médecin général Gautier vous a dit cela, je le comprends. Cela ne peut être que totalement marginal. Il faut imaginer qu’un médecin américain ait donné un vaccin à un médecin français. Cela a pu survenir ponctuellement.
Il faut savoir que l’angoisse des gens était très forte dans ce domaine.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela serait donc passé par des médecins américains qui auraient donné ce vaccin ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne dis pas cela. Je me demande simplement comment ils ont pu s’en procurer puisque nous n’avons jamais disposé de cette vaccination ?
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Donc, c’est bien ce que je vous dis. Cela se serait passé par les Américains.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela s’est peut-être aussi passé par les Anglais.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ou les Anglais, bien sûr.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela ne peut être que ponctuel. Ils n’ont pu se les procurer, je vous le répète, que par une démarche volontariste de leur part auprès de confrères étrangers. Voilà ma réponse.
M. Charles Cova, Vice-président : Je crois savoir, autant que je me souvienne, ma chère collègue, que le Médecin général Gautier avait dit que cela ne pouvait concerner que les seuls personnels détachés auprès des forces américaines qui auraient pu être ainsi vaccinés par les Américains.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : La portée de la question est tout à fait différente. Il est vrai que nous avions des gens détachés, bien évidemment.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’ai repris la déclaration du Médecin général Gautier. Par ailleurs, s’agissant du Modafinil, le docteur Gautier nous a indiqué que c’était une nouvelle molécule qui n’avait pas été utilisée auparavant. Confirmez-vous sa déclaration ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : C’était une molécule originale.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : A-t-elle donc été prise pour la première fois pendant la guerre du Golfe ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Oui. En dehors d’une expérimentation volontaire sur l’homme qui a eu lieu, comme on le dit dans le rapport. Les réponses sur ces points vous seront données sans aucun problème par le Médecin en chef Lagarde.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pensez-vous avoir suffisamment de recul pour savoir si cette molécule ne peut pas avoir des effets à long terme ? Avez-vous des études permettant d’avoir un suivi auprès des soldats ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : J’ai passé plus de vingt ans de ma vie dans les hôpitaux. Imaginer un effet retardateur d’une molécule quand vous avez pris quatre ou cinq comprimés dans votre vie, c’est exactement comme détecter une goutte d’eau dans un océan. Ce n’est pas possible. Vous me posez la question, Madame, et je vous réponds. Pour moi, ce n’est pas possible.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Autre question. En ce qui concerne les soldats qui auraient pu être dans les hôpitaux militaires, avez-vous une évaluation du nombre de soldats qui ont été malades à la suite de la guerre du Golfe et qui ont fréquenté les hôpitaux militaires pour ce motif depuis neuf ans ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : A l’heure actuelle, bien sûr que non. Je vis à Toulon et je fais de la peinture...
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : ... c’est une très bonne occupation.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela dit, je répondrai à votre question qu’il vous suffit d’interroger la direction centrale. Je ne peux pas vous donner une réponse parce que la question n’est pas de ma compétence actuelle. Maintenant, il y a une question connexe que vous ne posez pas. Y a-t-il eu une morbidité pendant la guerre du Golfe ? Les évacuations sanitaires étaient-elles conformes à nos prévisions ? C’est important. Sur ce point, je peux vous apporter ma réponse.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’ai eu la réponse du Ministre.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne sais pas ce qu’il vous a répondu mais je peux vous dire que cela a été très faible.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il y a eu 8 morts. Ce n’est pas la question que je vous pose. Je souhaite savoir si, à plus long terme, vous avez une idée du nombre de soldats qui sont soignés dans les hôpitaux militaires.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne peux pas répondre. Je suis en retraite depuis le 18 septembre 1994.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’ai une autre question sur le chimique. Nous avons interrogé le Général Schmitt qui nous a indiqué qu’à sa connaissance, il n’y a pas eu d’utilisation de gaz toxiques chimiques par les Irakiens ou même qu’il n’y a pas eu de détection de gaz toxiques chimiques, alors que les Américains ont bombardé des installations chimiques irakiennes.
Avez-vous été au courant que plusieurs détections de gaz toxiques ont été faites soit par les Tchèques, soit même par les Français et qu’elles ont été transmises aux Américains ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : A aucun moment, ni de près, ni de loin, nous n’avons eu connaissance d’une détection réelle de gaz chimiques.
En revanche, les détecteurs qui s’appellent des Détalac sont ultra sensibles. Ils se déclenchent comme les appareils de détection d’effractions dans les immeubles. Quand cela se déclenche, il y a immédiatement une enquête qui n’est pas menée par le Service de santé, bien évidemment, mais par la chaîne « NBC » qui complète ce système et qui a à sa disposition d’autres moyens de détection complémentaires.
Je sais, parce que je me suis beaucoup intéressé à tous ces problèmes, qu’à chaque fois, la détection s’est avérée accidentelle, c’est-à-dire d’origine matérielle. Je suis formel en ce qui concerne mes connaissances. Je ne peux pas aller au-delà.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Pouvez-vous nous expliquer que, dans la revue Terre Magazine, on trouve des illustrations photographiques sur lesquelles on voit des légionnaires français en train d’enlever les parties chimiques d’obus irakiens ? Il est indiqué sur la légende : « Ce spécialiste NBC français neutralise par pompage des substances chimiques contenues dans ces bombes irakiennes stockées sur une base aérienne ». Etes-vous au courant de cela ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Absolument pas, et je ne lis plus Terre Magazine depuis six ans.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La revue Terre Magazine est pourtant une publication officielle du ministère de la Défense.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Il faut s’adresser à qui de droit. Très objectivement, je ne peux pas répondre à cette question. Je ne sais pas.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis un peu surprise que, suivant votre poste, vous ne soyez pas au courant de ce type d’action des légionnaires parce que, si jamais un problème était survenu, vous auriez été concerné en tant que médecin. Cela ne vous aurait pas intéressé ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Votre question est un peu tendancieuse, permettez-moi de vous le dire, Mme la députée. Tout m’intéresse concernant la sécurité des hommes. Cela dit, quand vous avez 12 000 hommes sur le terrain, 9 régiments et des détachements qui sont au Koweit, vous imaginez bien qu’il n’est pas possible que le Directeur central soit au courant de tous les déplacements et de tous les risques. Ce n’est d’ailleurs pas son rôle.
Je veux bien que vous me preniez en défaut sur la conception générale du soutien « santé », mais pas sur des actions ponctuelles. Je ne dis pas que cela ne s’est pas produit. Mais cela est hors de ma compétence et de mes responsabilités et d’ailleurs très éloigné sur le plan géographique, des endroits où j’ai exercé une responsabilité directe.
Dans cette guerre, les gens étaient dispersés. Si, en avançant, ils ont vu des obus qu’il fallait désamorcer, c’est normal. C’est cela, la guerre. Il faut demander les rapports du commandement pour savoir dans quelles circonstances ils ont pu procéder à ces opérations.
Maintenant, vous me demandez si cela m’intéresse, ma réponse est oui.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mais vous n’avez pas eu la moindre remontée d’informations sur ce point ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Non. Je n’en ai eu aucune.
M. Guy Teissier : Nous avons quand même des éléments de réponse à cette question, M. le Président. Les Généraux Roquejeoffre et Schmitt à qui on a posé cette question ont fait la même réponse en disant qu’à aucun moment ils n’ont été informés, dans le cadre de leurs fonctions au plus haut niveau de la hiérarchie, qu’il ait pu y avoir des alertes « NBC ».
En revanche, la photographie, dont il est question a été prise, à mon avis, non pas en Arabie Saoudite mais au Koweit ou en Irak. Elle représente des stocks d’obus qui n’ont pas été utilisés et qui sont vidés de leurs substances toxiques.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Il est très important pour notre mission, lorsqu’elle procède à des auditions, publiques ou à huis clos, de bien apporter la démonstration qu’elle fonctionne avec la plus absolue rigueur, y compris quand elle conduit des investigations pugnaces.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : C’est très bien. Je m’en félicite.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez raison, mon Général. Le document dont il est question ici, auquel a fait référence Mme Michèle Rivasi et qui émane effectivement de Terre Magazine, une publication du ministère de la Défense, comporte une photographie dont l’exploitation n’a de sens que dès lors qu’on en donne la légende. Or la légende de ce document est la suivante : « Ce spécialiste NBC français neutralise par pompage les substances chimiques contenues dans ces bombes irakiennes stockées sur une base aérienne ». Cela veut dire que ces bombes n’ont pas été tirées et qu’elles sont stockées sur un dispositif militaire irakien. Il n’est inconnu de personne que les Irakiens disposaient d’armes chimiques. Si on vous avait posé cette question, vous auriez répondu oui.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : J’aurais répondu oui, en disant que ce n’était pas de ma compétence.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Si des militaires français ont été appelés, à effectuer un désamorçage de telles bombes dans le cadre d’opérations sur le contenu desquelles il est légitime que l’on s’interroge, c’est une chose. Si ces militaires français, dans le cadre de la guerre du Golfe, ont été confrontés à des bombes ayant explosé et ayant pu les intoxiquer, c’est une autre affaire. Cette photographie ne dit pas cela. Je tiens à le préciser pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté.
Le deuxième point que je souhaite relever, c’est que nous ne pouvons employer l’indicatif, c’est-à-dire poser des questions de façon affirmative sur ces sujets, dès lors que, nous-mêmes, nous n’en avons pas la preuve. Je considère, comme je l’ai déjà indiqué la semaine dernière, que les informations qui nous sont communiquées par des associations, dès lors qu’elles ne sont pas prouvées par les investigations de la mission, et les documents qui sont mis à sa disposition doivent faire l’objet d’interrogations formulées au conditionnel.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je suis amenée à vous poser cette question pour deux raisons.
Tout d’abord, si des légionnaires ont été appelés à exécuter ce type d’opération, il est assez intéressant de chercher à voir de quel type de substances chimiques il s’agit. On nous indique en effet qu’un « jet de toxique s’échappe » lorsque les légionnaires français sont au travail et il est donc intéressant de savoir de quel type chimique il s’agit pour éventuellement pouvoir les en protéger.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je suppose qu’ils sont en tenues « NBC ».
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Oui, ils portent des tenues « NBC » avec masque. Ensuite, du fait que les Irakiens avaient des obus à base de substances chimiques, je suis amenée à me demander si des obus irakiens n’ont pas été tirés à partir du moment où des Détalac ont fonctionné. Nous allons interroger les services pour savoir quel type de gaz ces appareils sont capables de détecter et quels sont leurs seuils de détection.
Ma question était donc de savoir si vous êtes au courant de cela.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je ne le suis pas. A mon avis, lorsque les Détalac se sont déclenchés, ils l’ont fait comme lorsqu’une alarme de fumée fonctionne, que les pompiers arrivent et qu’ils ne trouvent rien. Simplement, d’après cette photographie, je sais qu’il n’y a que deux régiments en France qui sont capables de faire ce travail. Ce sont vraisemblablement des démineurs.
M. Guy Teissier : Ce ne sont sans doute pas des légionnaires mais, plus vraisemblablement, des gens du 17è Régiment de génie parachutiste.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Pour tout ce qui est difficile sur le plan humain et technique, on fait effectivement appel au 17ème Régiment de génie parachutiste.
M. Bernard Cazeneuve, Président : A ce sujet, nous avons demandé au ministère de la Défense de bien vouloir nous communiquer l’ensemble des comptes rendus d’opération et télégrammes cryptés et diffusés par le système Syracuse, rendant compte au jour le jour de l’ensemble des opérations qui ont pu intervenir. Si, dans ces télégrammes, qui pour un certain nombre d’entre eux auraient été transmis par les militaires sur place à l’état-major des Armées, nous trouvions des éléments concernant le déclenchement du dispositif Détalac, nous regarderons précisément quel jour cela s’est produit et demanderons quels types de gaz sont susceptibles d’être détectés par ce dispositif.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Cela me paraît très logique.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Si cela existe, nous le mettrons dans le rapport et nous vous demanderons à ce moment là si vous étiez au courant des événements. Pour l’instant, n’ayant pas la preuve qu’ils aient pu se produire puisque nous n’avons pas procédé à ces investigations, il nous est difficile de vous demander si vous êtes au courant.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : J’étais très sensibilisé à ce point. Je suis allé plusieurs fois sur place. J’ai parlé à mes hommes et à beaucoup de monde. Je connais les Détalac et nous en avions, nous aussi, pour les chaînes de décontamination. J’ai passé beaucoup de temps sur ces questions, en tant que Sous-directeur « AST » avec les chercheurs. Une information de cet ordre ne peut pas tomber dans une oreille indifférente et non préparée techniquement à se demander ce que l’on va faire.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’ai une dernière question. En tant que médecin, vous avez dit ne vous être absolument pas occupé de l’uranium appauvri dans la mesure où vous ne saviez pas que c’était problématique pour les soldats.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je n’en ai pas parlé, Madame.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous l’avez dit tout à l’heure.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Non. J’ai parlé du risque nucléaire.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je reformule ma question. En tant que médecin, étiez-vous au courant que les Américains utilisaient des armes à base d’uranium appauvri ? Deuxièmement, par rapport à cette utilisation d’armes à base d’uranium appauvri, avez-vous informé vos soldats et avez-vous pris des précautions particulières vis-à-vis des personnels qui pouvaient être amenés à dépolluer les zones qui avaient été bombardées par ces armes ou qui pouvaient s’y rendre ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Concernant l’armement en uranium appauvri des forces américaines, je ne suis pas un spécialiste des bombes, ni des fusées. Par conséquent, je vous réponds non.
En revanche, j’ai reçu des papiers qui venaient de l’état-major des Armées pour m’indiquer à quels risques je devais faire face. A aucun moment on ne m’a dit qu’il y avait un risque de cet ordre. En fait, en tant que médecin, je dirai que ce n’est pas un risque d’ordre radioactif ou nucléaire mais un risque toxique. En tant que spécialiste des hôpitaux, je ne vois pas cela sous l’angle nucléaire. Je me dis : « va-t-il faire une néphrite ou ses reins vont-ils se boucher ? ».
La réponse est donc négative. Nous avons eu, pendant toute la durée du conflit, un PC armé aux Invalides qui fonctionnait 24 heures sur 24. Toute information qui arrivait était enregistrée et transmise au spécialiste qui convenait et, matin et soir, je disposais d’une synthèse. Aucune information, ni aucune mise en garde ne m’est arrivée concernant des munitions américaines. C’est clair. Je n’en ai pas parlé et nous ne nous en sommes pas occupés, ni de près, ni de loin, parce que personne ne nous a dit qu’il y avait un danger potentiel.
M. André Vauchez : Ma question sera brève. Vous avez évoqué tout à l’heure, mon Général, une note déclassifiée du ministère relatant une expérimentation chez l’homme qui se serait déroulée et vous avez répondu : « je connais ».
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Vous parlez du « Virgyl » ?
M. André Vauchez : Oui. Vous avez répondu : « je connais ». J’avoue que cela ne suffit pas. Est-ce que, tout en connaissant ce sujet, vous ne voulez pas vous exprimer ? Si vous connaissez ce sujet et si vous pouvez nous apporter des précisions intéressantes, ce serait à noter.
J’ai une autre question à vous poser. Malgré toute la prévention méthodique que vous avez prise - je n’y reviens pas et c’est bien -, est-il normal de parler d’expérimentations en cette période un peu exceptionnelle pour les soldats ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Vous parlez de l’expérimentation concernant le « Virgyl ». Je ne me suis pas arrêté là ; je vous en ai beaucoup dit, dans la mesure où je vous ai donné le nom, ce qui n’est pas si mal après dix ans, de l’expérimentateur qui a mené toute l’affaire, le Médecin en chef Lagarde. Par conséquent, il vous sera facile d’avoir des réponses adaptées, sachant qu’il pourra vous en parler pendant trois heures, d’autant plus qu’il y a des publications là-dessus.
C’est une information ouverte et je suis sûr qu’il rédige des publications sur ce point. Il n’y a rien de caché. Les chercheurs sont obligés de publier. Il y a une documentation « ouverte » que je ne possède pas. Je vous ai donc répondu qu’il y avait eu une expérimentation. On prend des volontaires, on leur donne un comprimé, j’imagine qu’on leur met des électrodes et que l’on regarde quelles sont les phases de sommeil possibles, si les phases de sommeil lent ou rapide arrivent... C’est une expérimentation banale. En tout cas, on vous répondra.
M. André Vauchez : Mais vous étiez au courant ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Bien sûr. Je m’intéressais aux recherches.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Le document du Service de santé des Armées contient un paragraphe indiquant qu’une expérimentation sur l’homme a eu lieu au début des années 1990 et que cette expérimentation, qui était antérieure au déclenchement des opérations, a fait l’objet d’un rapport communiqué au Service de santé des Armées.
Nous allons faire deux choses sur ce sujet. Premièrement, nous allons demander au Service de santé des Armées de sortir ce rapport de ses archives. Deuxièmement, le Médecin général ayant bien voulu nous donner le nom de celui de ses collaborateurs qui a procédé à ces expérimentations, nous allons l’auditionner. Nous aurons ainsi matière à donner l’ensemble des éléments dans le rapport.
Je pense que nous avons pu poser au Médecin général des questions utiles pour nos travaux qui peuvent, au terme des investigations sur lesquelles nous procédons à partir des documents, en appeler d’autres. Nous ne manquerons pas, Général, comme nous l’avons fait pour ceux qui vous ont précédé, de vous rappeler « à la barre » si cela était nécessaire.
En tout cas, merci de votre exposé excellent et de la précision de vos réponses.
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : Je suis à votre disposition. La guerre du Golfe a été une grande aventure pour nous et une expérience très importante.
Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’ai une dernière question parce qu’on ne vous reverra peut-être plus. En 1990, le « Virgyl » bénéficiait-il d’une autorisation de mise sur le marché ?
Le Médecin général inspecteur, Jean Bladé : A l’époque, je ne le sais pas. Aujourd’hui, oui. Je ne peux pas vous le dire pour cette époque. Je ne le sais pas.
M. Bernard Cazeneuve, Président : Merci.
Source : Assemblée nationale (France)
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