(janvier-juillet 1995)

(jeudi 19 avril 2001)

Présidence de Mme Marie-Hélène Aubert, Vice-présidente

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : C’est avec beaucoup d’intérêt et de plaisir que nous recevons le colonel Thomas Karremans qui est officier d’infanterie et qui, après avoir été à l’état-major de l’armée de terre néerlandaise, a commandé un bataillon d’infanterie en 1993 et 1994. En 1995, il a commandé le Dutchbat à Srebrenica. Depuis, il a été officier de liaison aux Etats-Unis et est actuellement chef de la section J3 de l’état-major du commandement centre Europe de l’OTAN à Heidelberg.

Nous le remercions d’accepter de témoigner devant notre Mission d’information car c’est un témoignage clé. Vous êtes en effet l’un de ceux qui étaient sur le terrain à l’époque pour vivre des événements tragiques dont vous allez nous parler.

Colonel Thomas Karremans : Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs les membres de la Mission d’information, je suis heureux d’avoir l’occasion de parler avec vous d’un sujet qui me préoccupe depuis presque six ans : la chute de la zone de sécurité de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine et les terribles conséquences pour une grande partie des réfugiés dont l’Organisation des Nations unies devait garantir la sécurité.

Je suis le colonel Thomas Karremans. J’habite en Allemagne où je suis chef des opérations au Joint Headquarter Center de l’OTAN. J’ai été commandant du Dutchbat-3 du mois de janvier au mois de juillet 1995 et, avec mes officiers, sous-officiers et soldats, j’ai été témoin de terribles événements autour de Srebrenica ainsi que de six jours de guerre qu’un grand nombre d’entre nous n’oublierons jamais.

Aujourd’hui, nous sommes le 19 avril 2001. Il y a six ans, je me trouvais pendant une courte période aux Pays-Bas, où j’ai saisi l’occasion pour informer personnellement les autorités militaires de la situation où la population civile et le Dutchbat-3 se trouvaient.

Une semaine plus tard, je suis retourné à Srebrenica via Tuzla en tant que dernier Dutchbater car, par la suite, cette voie d’accès a été définitivement verrouillée. Je devais, avant de me rendre auprès de mon bataillon, avoir des discussions avec le commandant du secteur Nord-Est à Tuzla, le général de brigade Hooklant qui, sur le plan hiérarchique, était mon chef et à qui je n’avais jamais parlé auparavant, à propos de l’évolution récente de la situation à Srebrenica. Il était sur place depuis très peu de temps.

Au mois de mai 1995, la situation générale en Bosnie-Herzégovine empire et empire de jour en jour. Ceci est également le cas pour Srebrenica. Nous n’avons plus d’aide, qu’il s’agisse de combustible, de nourriture, de médicaments ou de pièces de rechange et, pour la population civile, la situation est de plus en plus cruelle. Le 10 mai 1995, j’informe la chaîne de commandement FORPRONU par écrit des conditions personnelles et logistiques au Dutchbat-3 et je lui décris la situation affligeante et les conditions de vie de la population qui vit bien en dessous du minimum vital. Mes messages sont faxés aux Pays-Bas. Nous sommes à la Pentecôte, ces informations sont contenues dans deux messages complets. Lorsque je lis aujourd’hui ces messages, je revis cette situation cruelle où je n’étais plus en mesure d’exercer ma mission. C’est ce qui peut arriver de pire à un commandant. Je suis très ému également en pensant aux personnes qui sont tombées ou blessées au sein de mon bataillon. Il s’agit de véritables pertes et je pense pouvoir parler au nom de tous les commandants qui sont chargés de leur personnel, soit sur le territoire national, soit international. Le sacrifice fut grand puisque 70 militaires sont tombés.

Le poste d’observation Echo tombe le 3 juin 1995. La liaison avec le monde extérieur n’existe plus. Seuls le téléphone et le fax sont encore à ma disposition. Nous avons à peine idée de ce qui se passe en dehors de l’enclave de Srebrenica. Il est triste d’avoir à constater que le monde qui, d’après mes messages, aurait dû être informé de la situation affligeante n’ait pas été en mesure d’offrir une aide à 40 000 réfugiés.

Mes expériences, je les ai décrites dans un livre, Srebrenica, who cares ? (Srebrenica, qui s’y intéresse ?). Le sous-titre de ce livre est Un puzzle de la réalité. J’espère que vous avez pu lire des extraits dans leur traduction. Sur la page de couverture, où vous reconnaissez un puzzle, une des pièces représente, en dehors des autres alliés, les trois couleurs nationales car je suis d’avis que les Pays-Bas et la France ont joué un rôle dans le drame de Srebrenica. J’espère que les résultats de votre enquête pourront compléter ce puzzle.

J’ai compris, lors de l’installation de la Mission d’information, que l’organisation Médecins sans frontières avait demandé une enquête approfondie sur les événements à l’intérieur et autour de Srebrenica. Un certain nombre de leurs collaborateurs locaux ont disparu ou ont été tués, ce que je déplore. Je le dis et le souligne avec force car j’ai la plus grande estime pour cette organisation qui _uvre souvent dans des conditions extrêmement difficiles, Médecins sans frontières, à mon avis, devrait vraiment recevoir les plus grands compliments. On ne parle pas souvent des pertes de Médecins sans frontières, et je le dis d’ailleurs dans mon livre.

Je fais également allusion à la question de l’appui aérien. Je voudrais souligner avec force la chose suivante. Devant vous, vous avez le commandant du Dutchbat-3 qui, pendant six jours, a demandé à plusieurs reprises un appui aérien et l’a demandé instamment. J’ai fondé ces requêtes sur les motifs suivants :

 mes postes d’observation étaient fréquemment attaqués. En d’autres termes, la vie d’une partie de mes soldats était en danger ;

 deuxièmement, il était évident que la zone de sécurité était attaquée par les Serbes bosniaques, et, à la suite de ces nombreuses attaques, un grand nombre de victimes sont tombées. Il y a eu beaucoup de morts, de blessés dans la population civile qui souffrait déjà beaucoup ; souvent, il pleuvait des balles dans la ville, avec les conséquences qui s’ensuivaient.

Il fallait expliquer à la population, aux hommes, aux femmes, pourquoi mon bataillon ne pouvait pas garantir leur sécurité.

Quant à la mission de mettre en place une position de blocage pour empêcher les Serbes de répéter leurs attaques, elle signifiait qu’il fallait " passer d’une approche bleue à verte " c’est-à-dire que nous étions l’enclume et que l’arme aérienne était le marteau.

On m’a demandé de répondre à un certain nombre de questions. Je le ferai en toute franchise et j’essaierai de donner une réponse aussi objective que possible aux questions que vous vous posez dans le cadre de votre enquête. Je n’ai rien à cacher. Le plus important est que les survivants de Srebrenica aient droit à une reconstitution exacte des faits. Il faut également redire l’échec de l’opération des Nations unies : des hommes et des femmes se sont engagés avec beaucoup d’élan pour une mission impossible.

Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs de la Mission d’information, c’est avec beaucoup d’intérêt que j’attends vos questions.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Merci de votre franchise et de votre disponibilité. Je donne la parole à François Léotard.

M. François Léotard, Rapporteur : Merci, Mon Colonel, de votre déposition. Nous partageons ici tous votre émotion et la souffrance qui a été la vôtre au cours de ce drame. Je voudrais vous poser quelques questions.

La première porte sur la composition de votre bataillon. Quelle était sa formation ? Etait-il fondamentalement différent de ceux des autres pays contributeurs ? Avez-vous demandé des renforts, dont je sais qu’ils ne pouvaient pas arriver ? Confirmez-vous qu’à un moment donné, vous avez souhaité quitter l’enclave ou, en tout cas, que le Gouvernement néerlandais, probablement à votre demande, avait souhaité que les forces néerlandaises quittent l’enclave pour être remplacées par un contingent d’une autre nationalité ?

Deuxièmement, qui était votre interlocuteur à la radio ? Les demandes de frappes étaient à la fois, nous a dit le général Nicolai, orales et écrites. Pouvez-vous nous dire quel était le premier de vos interlocuteurs et, ensuite, nous décrire le cheminement de la demande ?

Troisièmement, savez-vous quel était le rôle ou avez-vous eu comme correspondant le général ou le lieutenant Obrenovic qui vient d’être arrêté il y a quelques jours ?

Enfin, quel jugement portez-vous sur les instructions qui ont été données - était-ce par vous d’ailleurs ? - aux militaires médecins néerlandais de l’antenne chirurgicale qui étaient à Srebrenica de soigner uniquement les soldats néerlandais, et de ne pas soigner - mais peut-être ne le pouvaient-ils pas - les civils de l’enclave qui étaient malheureusement très nombreux à être blessés ?

Colonel Thomas Karremans : Merci pour ces questions. Je tenterai d’y répondre dans l’ordre dans lequel vous avez bien voulu me les poser.

En premier lieu, la composition de mon bataillon était-elle différente de celle d’autres pays ? Ceci me conduit à remonter un peu dans l’histoire, lorsque l’on a posé au Parlement la question d’envoi de troupes néerlandaises. Comme le général Nicolai vous l’a déjà dit, il fallait beaucoup plus de soldats pour défendre cette enclave de 50 km. J’ai commencé avec 600 hommes au mois de janvier 1995. Au cours des premiers mois de cette année, un certain nombre d’entre eux sont retournés aux Pays-Bas pour y partir en permanence, environ un quart. Lorsque l’enclave a été complètement verrouillée et que j’ai été le dernier qui pouvait encore retourner, aucun de ces 150 soldats n’a pu revenir de permission. Je me retrouvais donc dans cette enclave avec 450 hommes. Il y avait deux compagnies, une compagnie responsable de la partie Nord de l’enclave et une autre responsable de la partie Sud. Chaque compagnie avait ses propres problèmes de terrain, relatifs aux postes d’observation ou liés aux commandants locaux. Je vous ai dit dans mon introduction qu’à un moment donné, à la fin du mois de mai et au début du mois de juin, j’ai informé les autorités que je ne pourrais plus remplir la mission qui m’était confiée. J’y reviendrai d’ailleurs.

Vous souhaitez savoir si j’ai demandé des renforts. Il faut se replacer dans le contexte d’exercice de notre mission. Le général Nicolai l’a déjà indiqué : le terrain était difficile, montagneux, avec des vallées assez profondes. C’est dans une de ces vallées que se trouvaient la petite ville de Srebrenica et l’enclave. Pour vous donner un exemple, il était difficile d’aller à Tuzla, qui se situait à 80 kilomètres environ de Srebrenica à vol d’oiseau : de Zagreb à Split, puis à Tuzla, en hélicoptère ; après les discussions à Tuzla, il fallait reprendre l’hélicoptère de Tuzla à Split, un avion pour Zagreb et un bus, ce qui me prenait un jour pour me rendre à nouveau dans l’enclave. Avec toutes ces difficultés, vous imaginez bien qu’en six mois, je n’ai pas eu de contact avec mes commandants, sauf par fax ou par téléphone. La région entre le secteur Nord-Est où se trouvaient davantage de troupes et les enclaves de Gorazde et Srebrenica était occupée par les Serbes. On n’envoie pas tout simplement une unité pour renforcer une enclave. On aurait pu envoyer les renforts par voie aérienne, par hélicoptères, mais la situation à l’époque, notamment le nombre d’armes dont disposaient les Serbes - on a déjà évoqué l’attaque d’un avion américain - , ne permettait pas de faire voler ces hélicoptères au-dessus de la région pour amener ces renforts. Ce n’était pas vraiment une option.

Deuxième question : qui était l’homologue avec lequel je parlais en premier lorsqu’il s’agissait d’appui aérien ?

Un appui aérien peut être demandé de deux manières, soit oralement soit par écrit. Nous avons toujours tenté de faire les deux. Moi-même, ou mon remplaçant, commencions par faire la demande oralement. L’officier opération du bataillon remplissait également un formulaire standard et l’envoyait. Cette combinaison de demandes orale et écrite passait par la voie hiérarchique : autrement dit, j’avais affaire exclusivement au commandant du secteur Nord-Est, à Tuzla, ou à son remplaçant.

On a beaucoup écrit et parlé à ce propos. J’ai eu des problèmes de liaison et il a fallu de temps en temps que je passe par des liaisons satellites. Lorsqu’il y avait beaucoup de vent et qu’une des antennes était tombée, il n’y avait plus de possibilité de liaison du tout. Or, pendant cette période, comme je l’écris d’ailleurs dans mon livre, dans pratiquement tous les cas, nous avions une bonne liaison avec Tuzla et Sarajevo. Mes demandes étaient envoyées à Tuzla. J’ajoute que les demandes orales n’étaient pas toujours comprises par le personnel qui se trouvait au centre des opérations à Tuzla. Mais le commandant du secteur Nord-Est, le colonel Brantz, était quelqu’un que je connaissais bien, avec qui je pouvais avoir affaire directement. Ensuite, la demande devait être transmise à Sarajevo et ensuite à Zagreb. Voilà donc, la procédure.

Troisième question : que sais-je d’Obrenovic ?

Je l’ai vu hier soir à la télévision, mais je n’ai jamais eu de contact avec lui. Je n’avais jamais entendu son nom. Je ne peux donc pas vraiment répondre à votre question.

La quatrième question concerne l’instruction qui aurait été donnée à mon personnel médical de ne pas soigner les civils blessés, les soins médicaux devant être réservés aux militaires de mon bataillon.

La réponse à cette question doit être examinée dans le contexte de l’époque. Je voudrais, à cet égard, évoquer trois phases successives. Avant l’attaque de Srebrenica, nous avons toujours eu de très bons contacts avec Médecins sans frontières, ainsi qu’avec les médecins militaires. Là où nous pouvions aider par des soins médicaux, des médicaments, nous l’avons fait dans la mesure du possible.

Au moment de l’attaque de l’enclave, nous avons beaucoup discuté avec le major Franken, l’officier médical, le commandant du bataillon, ceux qui étaient responsables des soins médicaux, ainsi qu’avec le service de santé à La Haye, de la question de savoir si j’allais donner des médicaments en puisant dans nos propres réserves. J’étais conscient du fait que plus aucun médicament ne nous parvenait. Evidemment, dans mon bataillon, il y avait pas mal de gars en bonne santé. Nous avions déjà fait passer des médicaments à Médecins sans frontières. J’ai pris la décision, à un moment donné, de garder les médicaments à disposition pour mon bataillon. Il est évident qu’il y avait des exceptions. Lorsqu’un blessé nous parvenait, nous le soignions, mais de plus en plus de blessés de la ville étaient envoyés à l’hôpital local.

Puis est venue une troisième phase. Le 11 juillet, la ville tombe et on ne peut plus parler de zone de sécurité. Je suis confronté à une situation que vous devez comprendre : j’ai plus de 50 000 réfugiés sur et autour de ma base, et, sur cette base, plus de 100 blessés. J’ai décidé d’utiliser mes deux équipes de chirurgiens et de médecins surtout pour les blessés locaux. J’espère que vous comprenez ma position.

M. François Lamy, Rapporteur : Je n’ai pas lu votre livre, vous m’en excuserez. J’aurai beaucoup de questions à vous poser.

Je voulais revenir sur une des questions posées par François Léotard relative à la composition exacte de votre bataillon. Etaient-ce des professionnels ? Y avait-il des appelés ? Si c’étaient des professionnels, de quelle unité faisaient-ils partie ? Etaient-ce des parachutistes ? Le général Nicolai nous a précisé qu’il y avait en fait beaucoup de non-combattants parmi vos 450 hommes. Quel était le rapport entre le nombre de combattants et de non-combattants ?

Une deuxième question sur votre relation avec les troupes bosniaques pendant ces mois que vous avez vécus à Srebrenica : quelle était votre appréciation, à la fois sur les forces bosniaques et sur leurs chefs ? Est-il vrai, puisque c’était une des raisons avancées par les Serbes pour la prise de Srebrenica, qu’il y a eu de nombreuses opérations menées par les forces bosniaques à partir de Srebrenica contre les forces serbes ?

Ma troisième question porte sur les armes bosniaques que vos troupes contrôlaient. Quelle était la nature réelle des armes qui avaient été prises et contrôlées par la FORPRONU ? Est-il effectivement exact que vous ayez refusé, le 6 ou le 7 juillet, de donner ces armes aux forces bosniaques ?

Une quatrième question concernant les fameux contrôleurs au sol : on nous a dit qu’il y avait des contrôleurs britanniques et néerlandais. Qui contrôlait ces contrôleurs ? Qui leur donnait les ordres et les positions ? Il semble qu’il y ait là un certain flou.

Ma cinquième question concerne la journée du 11 juillet. Si j’ai bien compris, vous vous attendiez ce matin-là à des frappes massives. Nous ne parvenons pas à comprendre pourquoi vous avez cru à de telles frappes, alors qu’il semble qu’elles n’étaient pas du tout préparées ou, en tout cas, pas envisagées. Qu’est-ce qui vous a donné l’impression que, le 11 au matin, il y aurait des frappes massives par les forces de l’OTAN ?

Toujours sur cette journée du 11, et notamment sur la position de blocage que l’on vous a demandé de prendre, à quoi servait-elle tactiquement et militairement ? Car, si j’ai bien compris, vous mettez en place cette position dans la nuit du 10 ou 11 juillet, vous la lâchez le 11, dans l’après-midi ou en fin d’après-midi, sans que cela ait eu quelque impact sur la prise de l’enclave par les Serbes.

Ma dernière question est plus générale. Vous avez dit dans votre introduction que les Pays-Bas et la France avaient joué un rôle important dans cette crise. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Pour compléter les questions de François Lamy, pourriez-vous nous faire un récit circonstancié, précis des journées des 10 et 11 juillet, répondant aux différents témoignages qui ont été faits sur le sujet par d’autres interlocuteurs ?

Colonel Thomas Karremans : Vous m’avez posé huit questions et j’essaierai de répondre dans le même ordre.

Première question : la composition du bataillon.

Dans mon livre, je donne tous les détails sur ce point. Nous étions le troisième bataillon de la onzième brigade aéromobile, elle-même constituée de trois bataillons d’infanterie et d’un certain nombre d’unités de soutien ou d’appui, à nous rendre à Srebrenica. Le onzième bataillon qui est allé pour la première fois à Srebrenica avait déjà été organisé avant le douzième et le treizième bataillons.

Pour ce qui est de la composition de mon unité, il faut comprendre que ce n’est que deux mois après ma prise de commandement, en janvier 1995, que mon bataillon a atteint sa composition finale. J’ai demandé des soldats qui venaient d’environ 80 unités - les 550 soldats ne venaient pas de mon propre bataillon aéromobile -, unités logistiques, génie, reconnaissance, forces spéciales, personnel médical.

Je vous ai dit qu’à Srebrenica, j’ai commencé avec 600 hommes pour n’en avoir ensuite plus que 450, 150 personnes n’ayant jamais pu revenir de leurs vacances. Parmi les 450 personnes que j’avais à ma disposition à Srebrenica, la plus grande partie était des professionnels ; dans les troupes de liaison et de communication toutefois, il y avait des appelés. Entre les forces opérationnelles et les forces de soutien, la proportion était de 200 soldats d’infanterie, avec une formation au combat, et 250 personnels de soutien logistique qui, même s’ils peuvent combattre, ne sont néanmoins pas formés pour.

Parmi ces 200 soldats d’infanterie, une grande partie était nécessaire à la surveillance des deux bases et des postes d’observation. C’est là où réside l’un des problèmes. Qu’est-ce qu’un poste d’observation ? C’est une formation, visible sur le terrain, qui est occupée par 6 à 8 hommes, parfois 10, et légèrement armée. Ces hommes sont chargés d’observer et, lorsqu’ils voient quelque chose, d’informer. Il y avait également des patrouilles. Au total, il ne restait pas beaucoup de combattants pouvant faire autre chose que ce qu’ils faisaient déjà. C’est la raison pour laquelle, lorsque l’instruction a été donnée de prendre une position de blocage, je n’ai pas pu trouver plus de 50 soldats d’infanterie avec 6 véhicules. Il n’y en avait pas plus.

Deuxième question : quel est mon jugement sur les troupes bosniaques à Srebrenica et sur leurs commandants ?

Pour ce qui est d’Oric et de ses officiers, j’ai appris à bien les connaître, notamment au début de l’année 1995. A la fin du mois de janvier, les contacts étaient tout de suite établis. Je n’avais pas d’accès au Bandera Triangle, partie très importante de l’enclave. En accord avec le secteur Nord-Est, j’ai décidé, à la fin du mois de janvier, d’envoyer des troupes, ce qui n’a pas été fait. Trois jours après, 300 soldats néerlandais étaient pris en otage sur leur propre terrain. C’est à cette époque que j’ai appris à connaître Oric et Ramiz Becirovic, son remplaçant.

Oric, c’était beaucoup de vent, beaucoup de bruit mais quelqu’un qui était capable de mener ses troupes. Comme l’a dit le général Nicolai, j’ai été surpris et étonné que Oric et un certain nombre de ses meilleurs officiers ne soient pas revenus dans l’enclave. A la fin du mois d’avril, j’ai eu affaire à Ramiz Becirovic, son remplaçant, un officier plus modéré. J’ai commencé à admirer ce Ramiz, dans la mesure où il a, lui, tenté de faire avancer les choses. Il a essayé de faire quelque chose au sein des unités bosniaques à l’intérieur de l’enclave et était confronté à toutes sortes de contradictions entre les officiers qui voulaient y aller et les officiers plus modérés. J’ai eu beaucoup de discussions avec lui pendant cette période, au cours desquelles nous avons échangé beaucoup d’idées.

Je récuse le prétexte avancé par les Serbes pour justifier leur attaque, selon lequel les forces bosniaques menaient des opérations contre les Serbes à partir de l’enclave. Il n’y avait pas de combats avec les troupes serbes. Mais, comme je l’ai appris, de nuit, le bruit va très loin sur ce type de terrain et il y a eu, à plusieurs reprises et pendant notre présence là-bas, des attaques non pas contre les forces serbes, mais des escarmouches ici et là, car il fallait trouver de la nourriture. Pendant des mois, il n’y a pas eu de ravitaillement ; or, il fallait bien que ces gens, et notamment tous ces réfugiés, se nourrissent. C’était peut-être une des raisons pour lesquelles il y a eu des opérations de nuit. Je me souviens de discussions que j’ai eues avec les représentants des Serbes, Nicolic et Vukovic, qui critiquaient ces opérations de nuit et nous critiquaient de ne rien faire. Mais si l’on avait fait des vols de nuit, on aurait vu avec précision le contour de l’enclave, en particulier les postes d’observation serbes. Je parle là d’une distance de 50 km du centre de la ville elle-même. Les Musulmans étaient d’ailleurs capables de passer vers l’extérieur au travers de ces postes d’observation.

Quant à mon refus de remettre aux bosniaques les armes qui étaient dans l’enclave de Srebrenica, j’en ai discuté avec Ramiz et lui ai dit pourquoi je ne voulais pas le faire. Je lui ai fait comprendre que, sur le plan militaire, il n’était pas utile de recourir à ces armes. Le général Nicolai a déjà évoqué cette question pendant son audition : il n’y avait pas de menace liée à ce qu’il y avait dans ces conteneurs, les armes qui s’y trouvaient n’étant pas vraiment opérationnelles. Cela aurait-il amélioré la situation ? Non. De surcroît, une grande partie des Bosniaques Musulmans, étaient déjà armés. S’il y avait eu des armes lourdes, il aurait eu raison de vouloir les prendre, mais tel n’était pas le cas. Il y avait des mitraillettes légères ou des fusils fabriqués par eux-mêmes, mais pas de mortiers lourds ou d’armes anti-chars. Plus tard, après la énième discussion avec Ramiz, je lui ai donné l’autorisation de prendre ces armes car il estimait en avoir besoin, ayant perdu des effectifs.

Quatrième question : où se trouvaient les contrôleurs aériens avancés et qui leur donnait des ordres ?

Nos contrôleurs étaient des officiers et des sous-officiers très entraînés qui devaient être déployés pour des opérations très spécifiques et brèves, c’est-à-dire en accompagnement d’avions de combat sur un territoire donné. Ils agissaient en vertu de procédures rigoureuses, qui nécessitaient d’agir très vite, pendant le moment très bref où l’avion arrive et part.

Qui leur donnait les ordres ?

C’était le commandant du bataillon qui leur donnait ordre de se rendre quelque part et de s’y installer ; ce pouvait être aussi mon adjoint, le major Franken, ou encore l’officier responsable au centre opérationnel. Etant donné le terrain et la situation de soutien nécessaire, ces contrôleurs aériens avancés étaient envoyés dans une des compagnies, soit au Nord, soit au Sud. Le général Nicolai a dit à plusieurs reprises qu’un certain nombre d’entre eux qui, organiquement, faisaient partie de notre bataillon, n’étaient plus capables d’exercer cette mission. Heureusement, j’ai eu la possibilité de faire appel à d’autres contrôleurs aériens venant de notre peloton de reconnaissance. Quant à la question posée à plusieurs reprises, à propos des Britanniques, il y avait trois officiers et sous-officiers britanniques dans mon bataillon. Etant donné leur engagement fréquent ailleurs dans le monde, leur formation et leur expérience, ils étaient parfaitement capables d’agir en tant que guideurs au sol, ce qu’ils ont fait.

Cinquième question : pourquoi ai-je attendu une attaque aérienne massive dans la matinée du 11 juillet ?

Je ne sais pas si j’aurai la possibilité de préciser l’historique des demandes d’appui aérien. J’ai eu des contacts réguliers avec le colonel Brantz à Tuzla. Le 10, dans la soirée, il m’a assuré que, le lendemain matin, je devais prendre en compte la présence d’un grand nombre d’avions au-dessus de l’enclave et il a ajouté que je n’aurais jamais vu cela de ma vie. Quand on entend " un grand nombre ", on peut en déduire qu’il y aura plus de 2 avions.

Dans la période du 6 au 11 juillet, j’ai faxé des listes d’objectifs de plus en plus précises. Nous l’avions déjà fait auparavant. Nous avons tenté d’identifier ces objectifs sur la base du renseignement. Ceci était également lié à l’arrivée d’un nouveau convoi du HCR des Nations unies.

Avant le 6 juillet, ces listes d’objectifs existaient et avaient été envoyées. Je pensais donc que, dans la matinée du 11 juillet, en plus de l’appui aérien rapproché, tous les objectifs connus seraient attaqués. Cette attente était fondée sur quelque chose. Dans la nuit du 10 au 11, j’ai eu des discussions prolongées avec les autorités civiles et militaires de Srebrenica, pour la dernière fois d’ailleurs. Je leur ai expliqué ce qui était en cours ; j’ai parlé d’une Killing Box (zone de mort), une région au Sud de Srebrenica, bien identifiée, où les attaques pouvaient avoir lieu. Le lendemain matin, je pensais pouvoir m’attendre à un grand nombre d’avions entre 6 et 7 heures, ce que j’ai dit aux autorités civiles et militaires locales. Tel était l’espoir que j’ai transmis à ces autorités, sans savoir qu’à ce moment-là, une grande partie des hommes avaient déjà quitté l’enclave en direction de Tuzla.

Dans la matinée du 11, j’ai donné l’ordre à mes hommes de se rendre dans les abris et les bunkers à partir de 6 heures, d’y attendre et de ne rien faire. Il faisait beau et nous pensions que, pour une fois, toutes les positions des troupes serbes seraient attaquées. Or, cela ne s’est pas produit. J’ai pris le téléphone dans le bunker, j’ai appelé Franken et lui ai demandé ce qui se passait. " On y travaille " a été la réponse. Vous avez entendu de la part du général Nicolai qu’ils attendaient une demande supplémentaire d’appui aérien rapproché ; or, ce n’est pas ainsi que j’avais interprété les choses.

J’en reviens maintenant à la position de blocage. A un moment donné, je suis chargé d’installer ces positions. Je ne vais pas vous faire un traité militaire sur le combat mobile " retardateur ", mais c’est ce que j’entends par position de blocage. Cela implique des véhicules camouflés, une certaine formation de ces véhicules, des armes lourdes, des mortiers lourds, des chars, un soutien de l’artillerie, du génie, du renseignement, des hélicoptères armés, des positions de réserve, des obstacles à l’avant. Tel était l’ordre qui m’est parvenu dans la nuit. Etant donné le temps et les moyens dont on disposait, ce n’était pas jouable. Or, dans le cas de Srebrenica, vous êtes dans une enclave, vous avez des véhicules peints en blanc, il n’y a pas suffisamment d’effectifs pour combattre et vous avez pour ordre d’agir en tant qu’enclume pour que le marteau puisse entrer en action. Par conséquent, lorsque l’on me donne l’ordre de mettre en place des positions de blocage, j’interprète cela comme un moyen de défense et non pas comme des obstacles placés sur les routes, qui ne pouvaient être que symboliques, comme je l’ai lu à plusieurs reprises. J’ai donc mis en place 6 véhicules - c’est le maximum dont je disposais - et des armes anti-chars.

A titre personnel, j’aurais refusé cet ordre, sauf que je croyais en une combinaison entre cette enclume et ce marteau. J’ai estimé que, lorsque des postes d’observation sont attaqués, on se bat pour défendre la vie de ses propres soldats. Voyant en outre arriver un grand nombre de réfugiés, blessés pour beaucoup, j’ai pris la décision de mettre en place ces position de blocages, pensant qu’il y aurait enfin un appui aérien. C’est à la lumière de ce contexte que vous devez juger les choses. Vous savez ce qui s’est passé.

Ces positions de blocage ont-elles eu un impact ? Je pense que oui car les véhicules étaient blancs, tout était visible pour les Serbes. Par conséquent, eux avaient un problème ; ils ne pouvaient pas passer au-dessus. On a attaqué ces positions de blocage. La fonction enclume a fonctionné, peut-être de manière un peu fragile, mais elle a fonctionné ; la fonction marteau n’a pas été mise en oeuvre.

Vous me demandez également pourquoi j’estime que les Français et les Néerlandais ont joué un rôle important. Dans mon introduction, je dis mon espoir que cette Mission d’information donne des résultats qui représenteront des pièces supplémentaires au puzzle. Je pense que la population locale y a droit, que les survivants y ont droit. Des officiers néerlandais ont eu des contacts avec les Français, ce qui n’est pas mon cas. Le général Nicolai a déjà dû vous l’expliquer. Pendant les six jours, l’arme aérienne devait jouer un rôle crucial, essentiel. C’est la raison pour laquelle je dis que les Français et les Néerlandais ont joué un rôle important dans ce processus de décision quant à l’autorisation ou non de déployer l’arme aérienne.

Madame la Présidente, vous me demandez également de faire une description détaillée des 10 et 11 juillet. J’espère avoir répondu à votre question. Si ce n’est pas le cas, il va falloir que je reprenne un peu mes notes, si vous souhaitez davantage de précisions.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : En effet, il serait certainement très intéressant d’avoir plus de précisions sur les journées du 10 et du 11 juillet jusqu’au moment de la chute de l’enclave, et notamment sur ces frappes aériennes attendues. Pensez-vous, comme cela a été dit notamment par d’autres généraux, que les Serbes ont hésité ou étaient-ils, d’après vous, totalement déterminés ? Pendant ces journées du 10 et du 11 juillet, quel était votre état d’esprit ? Quelles étaient les attentes, l’ambiance dans l’enclave ? Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé très précisément au moment de la chute de l’enclave ?

Colonel Thomas Karremans : Madame la Présidente, pour répondre à votre première question quant à l’hésitation des Serbes à poursuivre l’attaque ou à l’arrêter et à se replier, c’est une question très difficile. Il faut la considérer à la lumière des circonstances de l’époque et des événements survenus en Bosnie-Herzégovine au cours des mois précédents, en mai et juin. Ceci dit, je suis personnellement convaincu que, si dès le départ, c’est-à-dire à partir du 6 juillet, nous avions déployé un appui aérien massif, les Serbes auraient hésité à poursuivre une attaque. Peut-être - et c’est ce que nous avions pensé au départ - auraient-ils pris la pointe Sud de l’enclave, ce qui, pour eux, aurait été une occasion d’avoir plus de marge de man_uvre. Il s’agit évidemment d’un jugement rétrospectif. Mais un appui aérien ou une attaque massive dès le premier jour aurait probablement ou peut-être changé les choses.

Dans mon livre, je décris amplement l’ambiance dans l’enclave et l’état d’esprit de la population les 10 et 11 juillet. Il est difficile de l’expliquer à une Mission d’information ; j’ai affaire à des gens qui ont peut-être beaucoup lu, mais qui n’étaient pas sur place. Il fallait vraiment être sur place pour subodorer ce qui allait se passer. Ceci dit, il n’empêche qu’un grand nombre de personnes ont dit et écrit de bonnes choses sans avoir été sur place. Pour qualifier l’ambiance localement, surtout au cours des deux derniers jours, on peut utiliser des termes standards, l’un d’eux étant par exemple celui de chaos. Non pas tant au sein du bataillon, ni parmi les troupes, mais dans la population civile. Imaginez-vous cette population civile, ces réfugiés qui étaient là depuis longtemps, qui, déjà auparavant, allaient de maison en maison et se trouvaient dans une région dont le général Morillon avait dit que ce serait enfin un havre de paix dont la sécurité serait assurée par les troupes des Nations unies. Or, cette même population civile, qui, depuis des mois, n’avait pratiquement pas mangé, avait des problèmes d’adduction d’eau, de soins médicaux, etc, se trouvait maintenant confrontée à une attaque massive des Serbes. On peut dès lors comprendre cette panique, ce chaos.

Nous avons été témoins de ce chaos dès la fin de la journée du dimanche 9 juillet, lorsque nous avons vu arriver un grand nombre de réfugiés qui se rapprochaient de la base de Potocari. Nous avions déjà pris des dispositions quant à l’adduction d’eau, mais nous avons fait en sorte que les réfugiés repartent à Srebrenica.

Après que les positions de blocage ont été installées le 11 dans la matinée, les Serbes bosniaques ont entamé leur dernière phase d’attaque, sans tenir compte de l’existence de ces positions. Ils s’attendaient probablement à ce qu’il n’y ait pas d’attaque aérienne. C’est là que s’est installée la véritable panique. Vous devez imaginer qu’au cours des cinq jours précédents, il était tombé beaucoup de victimes, de morts, de blessés. Dans des conditions impossibles, Médecins sans frontières avait donné les soins médicaux encore possibles. L’hôpital local a essayé de faire ce qu’il pouvait. Cette population locale, qui n’aimait peut-être pas trop le Dutchbat ou les troupes de l’ONU, a pourtant choisi de se rendre sur la base. Il faut avoir vu de ses propres yeux une telle situation, qu’on voit toujours seulement à la télévision. Il y avait là 25 000 personnes, femmes, enfants et personnes âgées essentiellement, qui se trouvaient rassemblés sur et autour de la base. Vous pouvez imaginer que, lorsque vous avez quitté votre maison pour la énième fois, que vous avez été chassé pour la énième fois et que vous êtes confronté à des attaques massives des Serbes qui avancent comme des loups, il y ait une véritable panique. Avec le personnel disponible, nous avons tenté de contrôler la situation autant que possible. Au moment de la chute, le poste Bravo a été attaqué. Il n’y avait pas de panique, mais les dispositions avaient été prises pour emporter autant de matériel que possible. Vous pouvez imaginer toutefois que beaucoup de matériels sont restés sur place. Les réfugiés ont continué à affluer. Je vous ai déjà dit qu’il y avait beaucoup de blessés dans l’hôpital. Or, les ambulances " de luxe " que nous connaissons, il n’y en avait pas. Par conséquent, 50, 60, 70 blessés ont été transportés chez nous par remorque. Sur l’atmosphère, je pourrais continuer pendant des heures, mais je crois que j’en resterai là.

M. Pierre Brana : J’aurai quatre questions à vous poser.

Le général Nicolai nous a indiqué tout à l’heure que, dès le début du mois de juin, vous aviez noté une concentration de troupes serbes, d’où la déduction logique de la possibilité d’une attaque. A ce moment-là, avez-vous fait un rapport détaillé ? Avez-vous insisté auprès de votre hiérarchie sur ce risque d’attaque et sur les renforts qui vous semblaient nécessaires pour pouvoir faire face à cette situation ?

Par ailleurs, David Owen et le général Morillon ont indiqué que Milosevic leur avait dit en 1993 qu’il ne fallait pas que Srebrenica tombe car les massacres seraient épouvantables. D’autres, au contraire, nous ont dit que les massacres n’étaient pas prévisibles. Quel était, vous qui étiez sur place, votre sentiment ? Pensiez-vous que des massacres d’une telle ampleur étaient possibles ?

Vous avez, avec émotion d’ailleurs, ce qui se comprend, décrit l’ambiance de l’époque autour de vous. Comment avez-vous réagi, vous, personnellement, ainsi que vos soldats, à la mort d’un de vos camarades sous une balle bosniaque ? Quelle a été votre réaction à la fois interne, mais également externe ?

Enfin, quand avez-vous rencontré le général Mladic pour la première fois ? Est-ce que, dès le début, vous avez été très méfiant à son égard ou au contraire, vous a-t-il donné une impression de confiance ? Quelle était votre perception à ce moment-là de l’armée bosno-serbe ? Le fait que les hommes aient été séparées des femmes lors de la prise de l’enclave vous a-t-il inquiété ? Avez-vous compris à ce moment que quelque chose de grave allait se passer ? Au fond, vous-même, vous sentiez-vous plutôt prisonnier des forces bosno-serbes ? Vous sentiez-vous otage ? Quel était, à ce moment-là, le sentiment qui vous habitait ? Et quand avez-vous pris connaissance des premiers massacres après la chute de l’enclave ?

Colonel Thomas Karremans : Si vous me le permettez, je ne répondrai pas tout à fait dans le même ordre aux six questions que vous me posez.

Vous me demandez si je me sentais moi-même prisonnier, si je me considérais comme pris en otage, mon bataillon et moi-même, dans cette enclave de Srebrenica. Ma réponse est oui. J’ai tenté de l’indiquer dans une réponse précédente. A partir du milieu du mois de février, il n’y avait plus de combustible. A partir d’avril, il n’y avait pratiquement plus de convois, qu’il s’agisse de convois du HCR pour la population civile ou de convois militaires. Mladic et son état-major savaient-ils exactement ce qui se passait au sein de l’enclave, pour la population civile, les Musulmans armés et nous-mêmes ? En fait, il était seigneur et maître de Srebrenica. C’est dans cette mesure que je me sentais pris en otage, que je me sentais prisonnier.

Pour en revenir à votre première question, qu’ai-je fait après avoir noté le rassemblement de troupes de l’armée bosno-serbe au mois de juin ?

Je n’en parle pas dans mon livre et ce pour la raison suivante. Au cours de la période où j’ai exercé mon commandement, mon bataillon a eu beaucoup de réunions avec les Bosno-Serbes, les commandants musulmans et les autorités civiles locales. J’ai toujours pris note de toutes ces discussions et tenté d’envoyer autant d’informations que possible par la voie hiérarchique vers les Pays-Bas. Le rapport que vous visez et qui indiquait que, dès juin, il y avait des concentrations de troupes serbes autour de Srebrenica m’est parvenu. Le major Franken et moi-même avons rédigé un message sur son ordinateur portable. Après l’avoir relu, j’ai dit qu’il fallait le transmettre aussi rapidement que possible par voie hiérarchique. J’y ai ajouté d’autres informations. Il a rédigé tout cela mais on n’a plus jamais retrouvé trace de ce message. Je ne suis pas revenu là-dessus, jusqu’à l’année dernière où on a attiré mon attention sur ce message qui constatait qu’il y avait concentration de forces et qu’on pouvait penser que les Bosno-Serbes allaient entreprendre quelque chose.

Pour le reste, je demandais aux échelons supérieurs autant d’informations que possible. Du Dutchbat, je ne voyais que ce qui se passait dans notre région. Je ne pouvais pas savoir ce qui se passait en dehors de l’enclave.

Pour ce qui est des renforts, je pense avoir déjà expliqué les raisons de ma décision.

Sur la deuxième question qui concerne une remarque de David Owen et du général Morillon à propos de leurs discussions avec Milosevic, il m’est difficile de donner une réponse précise car ceci se situait à un niveau d’abstraction bien supérieur aux préoccupations d’un commandant local. Si vous me demandez si j’avais prévu un bain de sang - car c’est ce qui s’est produit en fin de compte -, ma réponse est peut-être oui, étant donné que l’on savait comment agissait Mladic et ses troupes. On l’avait vu à d’autres occasions. De ces actes, je n’ai été informé que lorsque j’étais retourné aux Pays-Bas avec mon bataillon.

Vous m’interrogez ensuite sur ma réaction à la suite du décès tragique d’un de nos soldats.

Pendant la durée de notre présence, nous avons dû nous adapter aux circonstances et agir en fonction de celles-ci. Nous avons tenté d’alléger les difficultés liées à la situation de la population civile. Ceci est vrai aussi pour les hommes et les femmes de mon bataillon.

Lorsque l’attaque est lancée le 6 juillet, je suis informé par la radio que, près du poste d’observation Foxtrot, les Musulmans ont en toute hâte mis en place, depuis plusieurs jours, des obstacles sur la route. L’ordre est donné de passer outre mais Raviv von Renssen, soldat néerlandais, ne peut quitter le blindé suffisamment à temps et est attaqué par une personne qui se trouvait sur un de ces obstacles précipitamment mis en place. J’ai attendu la venue de ce convoi avec le médecin militaire. On m’a informé que le médecin n’avait pu que constater la mort de ce soldat.

Là, il me faut informer les hommes et les femmes du bataillon. Je me rends auprès du bataillon dont faisait partie ce soldat. L’information est passée par la radio. On peut se représenter l’effet que produit la perte d’un de vos hommes sur les hommes et les femmes qui font partie du même bataillon. Vous pouvez imaginer que le personnel était consterné ; ces hommes et ces femmes constataient qu’il avait été tué par quelqu’un qui faisait partie de ce groupe de réfugiés. Il est évident que j’étais très ému. C’était un bon soldat, dévoué et qui avait un esprit extrêmement positif.

En dehors de la mort de ce soldat, d’autres événements m’ont impressionné, ainsi que les soldats, officiers, et sous-officiers. Tel est le cas de tous ces blessés qui arrivent, qui font partie de la population locale. Je me suis habitué à regarder, à ne pas détourner le regard pour bien comprendre ce que cela représentait.

Quant à votre quatrième question concernant Mladic, j’adhère à ce qui a été dit par le général Nicolai. Pour ma part, je l’ai rencontré à plusieurs reprises, mais je m’empresse de rajouter que ce n’était pas sur une base volontaire. La première fois que je l’ai rencontré, c’était dans la soirée du 11 juillet. Vous imaginez la situation : l’enclave est tombée, l’appui aérien terminé, je me retrouve avec 50 000 réfugiés sur la base, autour de la base et, via l’interprète, on me fait savoir que je dois me rendre à l’hôtel à Bratunac, petit village situé juste à l’extérieur de l’enclave. Ce n’était pas une rencontre agréable. Je n’avais jamais rencontré Mladic. C’était la première fois. Ceci a provoqué chez moi une impression très forte et m’a laissé très peu de souvenirs plaisants. Pour l’avoir rencontré à plusieurs reprises, je pense qu’il s’agissait d’un partisan de la ligne dure (Hard Liner), arrogant, négociateur sans pitié. Je pense qu’il a profité du fait qu’il avait affaire à quelqu’un qui avait vécu ces six jours, se refusant à proposer quelque alternative que ce soit, fermé à la négociation, extrêmement directif, menaçant envers moi ou envers les représentants des Musulmans. D’ailleurs, dans la même soirée, il y a eu une autre réunion où étaient présents les trois représentants de la population musulmane. Là aussi, il faisait une impression extrêmement menaçante à ces personnes, qui comme vous pouvez l’imaginer aisément, ne se sentaient pas très à l’aise. C’est quelqu’un qui envoie, mais qui ne reçoit rien, si vous voyez ce que je veux dire. Quelqu’un qui sait exactement ce qu’il veut, de très directif, en un mot, quelqu’un de pas très agréable pour des négociations. Et, le général Nicolai vous a déjà dit qu’il ne voulait pas négocier avec une personne autre que moi. Peu de temps après, de retour aux Pays-Bas, nous avons appris quelles furent les conséquences de l’attaque de l’enclave...

Vous m’avez demandé si, dès le début, je me méfiais. Si je l’avais mieux connu ou connu plus longtemps, j’aurais pu répondre mieux. Je pense que c’est quelqu’un en qui on ne peut vraiment pas avoir confiance. C’est l’idée que j’ai retirée des discussions que j’ai eues avec lui ; ce qu’il disait, il le retirait dix minutes plus tard.

Oui, la séparation entre les hommes et les femmes, était pour moi une source de préoccupations. Nous avons tenté, avec le personnel, d’aider la population civile, qu’il s’agisse de logistique, de médicaments, d’eau. Nous avons essayé d’assurer en partie leur sécurité mais, vu le grand nombre de réfugiés, il se passait des choses qu’on ne contrôlait plus. Je vais vous en donner un exemple. Un blessé quittait la base. Il essayait d’obtenir, soit de la nourriture, soit un soin médical ou des médicaments auprès du centre de premiers soins. Il fut demandé à cette personne de rendre son casque et son arme. Lorsque vous vous sentez menacé, vous cédez, cela s’est produit à plusieurs reprises. Un certain nombre de ces Bosno-Serbes ont eu cette attitude. Lorsqu’il s’agissait de protéger, d’assurer la sécurité de tous ces réfugiés, je ne disposais plus du personnel pour contrôler la situation, notamment lorsqu’il fallait également assurer la sécurité de nuit. On ne contrôlait donc pas tout, notamment la séparation entre les hommes et les femmes. Aurions-nous pu faire quelque chose ? Avec suffisamment de moyens et de personnel, oui, mais vu les circonstances, ma réponse est non.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Je voulais vous demander deux précisions.

Si j’ai bien compris, vous dites que vous avez eu des informations sur l’ampleur des massacres seulement après votre retour aux Pays-Bas, et non pas sur place, c’est-à-dire que, les jours qui ont suivi la chute de l’enclave, vous n’avez eu aucune information sur ces massacres. Il semble pourtant qu’il y ait eu des témoignages, notamment de soldats néerlandais qui auraient vu de nombreux morts dans la région. Confirmez-vous ce point ?

Deuxièmement, vous avez dit à un moment, à propos des frappes aériennes, que les Serbes savaient sans doute qu’il n’y aurait pas de recours aux frappes aériennes. Est-ce un sentiment a posteriori ou avez-vous des informations ou des éléments qui permettent de conforter ce point de vue ? Notamment, que pensez-vous de la thèse selon laquelle existait une sorte de contrat lié aux prises d’otages précédentes, d’engagement comme quoi il n’y aurait pas de recours aux frappes aériennes concernant Srebrenica ou les autres enclaves d’ailleurs, suite aux prises d’otages ?

Colonel Thomas Karremans : A quel moment avons-nous été mis au courant de l’ampleur des massacres et de ce qui s’est vraiment déroulé ? Entre les 11 et 12 juillet et le moment où nous sommes rentrés, après avoir quitté nous-mêmes l’enclave pour Zagreb, dans cette période-là, je n’ai eu aucune ou quasiment aucune information sur ce qui s’est déroulé dans l’enclave. Un grand nombre de soldats néerlandais étaient perdus. Ils ont été capturés comme prisonniers de guerre et envoyés aux Pays-Bas via Bratunac. Eux avaient des informations, mais je n’ai reçu cette information que bien plus tard. L’information par la voie hiérarchique, du haut vers le bas, était telle que je ne disposais pas de telles informations.

Les troupes bosno-serbes savaient-elles qu’il n’y aurait pas d’attaques aériennes ? Y aurait-il eu un contrat comme vous dites ? Il est vraiment très difficile de répondre à une telle question. Peut-être que les Bosno-Serbes espéraient qu’il n’y aurait pas de soutien aérien du tout. Certes, à plusieurs reprises, l’enclave a été survolée par un certain nombre d’avions, mais les Serbes avaient probablement acquis la conviction lors des années précédentes qu’il n’y avait rien à en craindre et qu’il n’y avait à réagir qu’au moment où tombait une bombe. Je pense qu’ils étaient bien armés contre cela.

Concernant un éventuel contrat à un niveau supérieur, je ne peux pas y répondre, n’étant pas présent.

La prise d’otages de soldats néerlandais a-t-elle eu un impact ? Bien entendu, j’étais au courant du fait que, dans deux zones, des soldats de mon bataillon avaient été pris en otage. Néanmoins, j’ai demandé à plusieurs reprises un appui aérien. Il me fallait évaluer la situation et prendre une décision. Je la reprendrais à nouveau dans une situation semblable.

M. François Lamy, Rapporteur : Le général Nicolai a fait référence tout à l’heure aux directives du général Smith, confirmées par le général Janvier, sur l’utilisation de la force aérienne. Ce type de directives vous est-il parvenu ? Pour le dire autrement, un colonel qui est présent sur le terrain en Bosnie à ce moment-là est-il au courant des conditions très précises d’utilisation des frappes aériennes ?

Colonel Thomas Karremans : Vous vous référez au document relatif au Post Air Strike Guidance, aux conséquences de déploiement de l’arme aérienne, après qu’il en a été fait utilisation au mois de mai. J’étais au courant de ce document qui m’avait été envoyé par fax. Le premier jour de l’attaque, le 6 juillet, j’en ai discuté amplement avec le général Nicolai. A la suite de la non-autorisation du déploiement de l’appui aérien, je pouvais m’attendre à ce que les commandants de niveau supérieur fassent quelque chose, un appui au sol par exemple. Nous avons discuté du Post Air Strike Guidance. Mon avis était qu’il fallait un appui aérien rapproché indépendamment des instructions. Je pense qu’au vu des circonstances dans lesquelles je me trouvais avec le bataillon et la population, l’appui aérien aurait été un moyen ultime permettant de renverser la situation. Le général Nicolai a parlé de troupes de sol. Je crois davantage en une présence accrue de troupes terrestres beaucoup mieux armées, avec plus de sources de renseignement, ce qui s’est d’ailleurs produit à un stade ultérieur, mais ce qui n’était pas le cas en juillet.

De toute façon, tout ceci laisse un arrière goût désagréable lorsque l’on parle de zone de sécurité. On a tellement parlé d’appui aérien qu’on peut se poser la question de savoir s’il y avait des intérêts contradictoires. Pour ma part, il n’y avait pas d’intérêt contradictoire : je voulais un appui aérien. Vous savez qu’un appui aérien est difficile à réaliser, notamment du fait de ce concept de la double clé. Il y avait peut-être même une triple clé lorsqu’il fallait penser au pays qui envoyait ses troupes et qui avait également son mot à dire.

De temps en temps, la fin justifie les moyens ; de temps en temps, il faut prendre une décision et s’écarter des instructions. L’arme aérienne est peut-être l’arme ultime, mais il n’est pas facile de déployer cette arme aérienne en tant que telle : il faut prendre en compte les discussions entre le pilote et les troupes au sol, il faut également penser au territoire concerné, ce qui n’est pas toujours facile non plus. Quant à l’avis des politiques et des militaires sur le déploiement de l’arme aérienne, il se situe à un niveau beaucoup plus abstrait. J’étais sur place. Il y a eu des prisonniers. Nous attendions un appui aérien et je recommencerais s’il le fallait. J’espère avoir ainsi répondu à votre dernière question.

Mme Marie-Hélène Aubert, vice-présidente : Merci. Souhaitez-vous ajouter une conclusion personnelle sur ce que vous attendez des travaux de notre Mission d’information, des travaux néerlandais ou du Tribunal pénal international ? Quel est votre jugement sur toute cette affaire, si tant est que ce soit possible, et sur les responsabilités des uns et des autres ?

Colonel Thomas Karremans : J’espère vraiment pouvoir contribuer à ce que Médecins sans frontières a demandé au départ, c’est-à-dire à faire la lumière sur tous ces événements. Je sais bien qu’il y aura encore beaucoup d’enquêtes, de documents, que beaucoup de livres seront écrits.

Je ne veux pas exprimer de jugement de valeur sur ce qui est fait par l’Institut néerlandais pour la documentation de guerre. Il est en train de rédiger des documents et on ne sait toujours pas avec précision quand ces documents seront publiés.

Quant au Tribunal de La Haye, j’ai comparu tout au début. Je n’étais pas aussi préparé que je le suis aujourd’hui. Avec tout ce que j’ai pu voir à la télévision, hier notamment sur CNN, je pense que ce Tribunal fonctionne parfaitement. C’est ce que j’espérais. Je souhaiterais que toute personne ayant de près ou de loin eu affaire à ces tristes événements comparaisse devant ce Tribunal.


Source : Assemblée nationale (France)