Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président
M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons entendre M. Sebastian Roché, sociologue, chargé de recherches au CNRS et enseignant à Grenoble, Paris et Lyon.
Vous êtes, en outre, Monsieur Roché, l’auteur d’un ouvrage intitulé : La délinquance des jeunes : les 13-19 ans racontent leurs délits.
(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)
Vous avez la parole.
M. Sebastian Roché - Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous propose de récapituler ce qu’est la délinquance des mineurs et d’essayer de décrire quelles sont les explications du phénomène.
Ce qui me frappe, tout d’abord, c’est le fait que ce phénomène et son augmentation ont été négligés depuis un certain nombre d’années au motif que les comportements des jeunes n’étaient pas aussi nombreux ni aussi graves que cela.
Or, nous savons que cette délinquance augmente depuis les années soixante-dix. Je voudrais donc attirer votre attention sur le fait que ce développement de la délinquance des mineurs dure maintenant depuis longtemps et qu’il faut sans doute rechercher les moyens de mieux comprendre et de mieux agir contre cette délinquance. C’est le premier élément.
Deuxième élément liminaire : j’ai souhaité faire une sorte d’équilibre entre le fait de ne pas dramatiser la situation et celui de souligner les tendances réelles à l’aggravation de cette délinquance. A chaque fois, j’ai essayé de le faire à partir d’éléments qui ne soient pas mon opinion, mais qui soient appuyés sur des travaux empiriques à caractère universitaire.
En ce qui concerne la réalité de la délinquance et ses caractéristiques, la première chose qui me vient à l’esprit est que les jeunes auteurs de délits sont d’abord des jeunes victimes de délits. Par conséquent, la répression des auteurs ne saurait suffire ; il faut également se tourner simultanément vers la protection des jeunes qui seront leurs victimes.
Structurellement, la délinquance des jeunes a toujours existé. Ce qui a varié, c’est le volume et la gravité des actes. Dès lors, comment peut-on enregistrer cette augmentation du volume et de la gravité des actes ?
Depuis 1972, nous pouvons le faire à travers les mises en cause auxquelles procèdent la police et la gendarmerie. Ces mises en cause de mineurs depuis 1972 montrent en fait deux grandes tendances : la période 1972-1993 au cours de laquelle il y a une augmentation substantielle mais légère des délits, et la période 1993-2001 où cette fois l’accroissement du nombre de mises en cause est extrêmement sensible. Ainsi, l’on passe de 93 000 mises en cause en 1993 à 175 000 autour de l’an 2000.
Nous assistons donc à un phénomène d’accélération qui, à mon avis, n’est pas anodin puisqu’il fait suite à une trentaine d’années d’augmentation des comportements de vol. Je note d’ailleurs que cette grande facilité de réalisation des vols a sans doute fini par porter ses fruits en termes de passage à la vitesse supérieure, y compris à des comportements violents qui font l’objet de mises en cause.
A travers cette évolution, nous constatons - c’est une banalité, mais il n’est pas inutile de le rappeler - que la délinquance des jeunes n’est pas quelque chose d’unifié, de palpable, mais qu’il y a au contraire une diversité d’actes et de motifs.
Pour ce qui est de la diversité des actes, viennent en premier lieu les dégradations qui sont les actes les plus fréquemment commis par les jeunes en quantité ; puis les actes de vols motivés par le profit ou par l’économie. Ensuite, viennent les actes d’une intensité supérieure, je veux parler des agressions physiques. Or, évidemment, les causes qui valent pour certains actes ne valent pas nécessairement pour les autres.
Il existe toute une série de comportements, je pense, notamment, au commerce d’objets volés ou au commerce de cannabis essentiellement - beaucoup plus rarement au commerce de drogues dures qui intéresse surtout les jeunes majeurs. Il ne faut pas oublier non plus les comportements anti-institutionnels tels que les incendies de postes de police, éventuellement de gendarmeries, voire d’établissements scolaires, par exemple.
Tous ces actes existaient déjà dans les années soixante et nous les retrouvons aujourd’hui dans toute leur diversité. Simplement, aujourd’hui ils sont plus nombreux et plus violents dans leur manifestation.
En ce qui concerne les explications que l’on peut essayer de développer, je voudrais d’abord faire une différence entre expliquer quelque chose, le comprendre et agir. Cela vous paraîtra peut-être un peu trivial, mais il me semble important de le dire.
En tant que sociologue, je peux procéder à une explication, mais il n’est pas du tout certain qu’une fois que l’on aura isolé les facteurs qui alimentent un phénomène, l’on soit en mesure d’agir. Cela est dû bien souvent au fait que certains des facteurs sont des facteurs qui ont eu lieu dans le passé et qui continuent à agir. Or, puisqu’on ne peut retourner dans le passé, on ne peut pas agir sur les facteurs qui sont à l’oeuvre au temps « t ».
Imaginons, par exemple, l’évolution de société que représente la multiplication des familles monoparentales, évolution contre laquelle on ne peut pas agir au sens où l’on pourrait forcer les gens à vivre ensemble. De la même façon, en ce qui concerne les effets du divorce qui, d’ailleurs, sont moins marqués que les effets des familles monoparentales sur la délinquance des enfants, on ne peut faire diminuer le taux du divorce, on ne peut forcer les gens à rester ensemble. Le pourrait-on que les conditions de vie à l’intérieur des familles et les relations entre parents ou entre parents et enfants ne seraient pas meilleures.
Nous avons donc affaire à des causes sur lesquelles nous n’avons pas de prise directe. C’est la raison pour laquelle, à mon sens, l’analyse des facteurs qui permettent de limiter la délinquance doit être différente de l’analyse qui porte sur les causes. En d’autres termes, savoir ce qui motive un phénomène est une chose, savoir ce qui permet de le freiner en est une autre.
Je vais maintenant essayer de décrire quelques caractéristiques de la délinquance sur un modèle d’explication relativement concentré. Je le ferai à partir d’une enquête que j’ai dirigée et qui portait sur 2300 jeunes dans les deux agglomérations de Saint-Etienne et de Grenoble, donc des villes-centres contenant à leur périphérie des villes importantes ainsi qu’une trentaine de petites communes qui se situent en fait en zone gendarmerie. Il s’agit donc d’un échantillon qui représente bien, à mon avis, la situation des grandes villes et des villes moyennes en France, à l’exception de Paris intra muros qui est une ville tout à fait unique et spécifique, y compris en matière de délinquance.
Avant de passer en revue les éléments que fait ressortir cette enquête, je voudrais signaler l’importance de tenir des discours qui soient documentés empiriquement, c’est-à-dire qui ne soient pas seulement fondés sur des impressions.
En premier lieu, on trouve une très forte concentration de la délinquance sur un petit ensemble de personnes : c’est ce que l’on appelle la théorie des 5 %. En effet, d’après les jeunes auteurs de délits eux-mêmes, il y a bien 5 % qui « pèsent » 60 % à 85 % du total des actes -60 % des actes tels que le vol, mais 85 % des actes de trafic. Ces 5 % de jeunes sont motivés par une activité de délinquance qui n’est pas seulement démonstrative, mais qui est ancrée dans la production de richesses- par des moyens illégaux, certes, mais il s’agit tout de même de production de richesses.
Or il est évident qu’il existe ici deux sortes de délinquants : ceux qui volent par occasion et qu’il suffit d’intimider et ceux qui tirent des revenus substantiels de la revente du cannabis essentiellement ou, secondairement, d’objets volés. Il est clair que ces deux populations ne répondront pas aux mêmes politiques de prévention et de répression.
Cela m’amène à développer un deuxième élément important, je veux parler du rajeunissement des délinquants. D’après les déclarations des jeunes auteurs de délits eux-mêmes, on note une augmentation du nombre de ceux qui réalisent des délits avant 13 ans. Lorsqu’il y a augmentation du niveau de violence des jeunes, cela suppose qu’ils sont entrés plus tôt dans la délinquance. Par conséquent, le rajeunissement et l’augmentation du niveau de violence des actes sont un seul et même phénomène, selon moi. C’est un peu comme au tennis : pour être un champion, il faut commencer à s’entraîner jeune.
Dès lors, la délinquance étant une activité comme une autre, elle nécessite l’acquisition d’un savoir-faire, la levée de toute une série d’inhibitions, l’expérience du frisson du cambriolage. Quant à l’utilisation d’armes -12 % des jeunes reconnaissent en avoir une occasionnellement- elle correspond à un outil de productivité : il est plus simple de convaincre quelqu’un vite si l’on a un couteau à la main que si l’on n’en a pas !
C’est donc l’entrée précoce dans la délinquance qui permet d’atteindre à l’âge de 16 ans, par exemple, la possibilité de réaliser un certain nombre de comportements relativement offensifs, voire très offensifs vis-à-vis des cibles qu’ils se sont données.
J’ai également pointé tout à l’heure, mais je voudrais y revenir, l’importance du trafic qui doit également être liée, me semble-t-il, à l’augmentation de la violence des actes. En effet, lorsqu’il y a une motivation économique à être violent, il y a beaucoup plus de chances de passer réellement à l’acte. Autrement dit, une fois qu’il est entré dans le trafic, le jeune délinquant va devoir se faire respecter des autres trafiquants, des autres caïds, comme il va devoir se faire respecter de la population et de la police. Or, dans ce contexte, la violence est un moyen utile, je dirai presque indispensable.
J’essaie ici simplement de montrer les liens qui existent entre le rajeunissement, la violence et le commerce à un moment où le chômage a tout de même considérablement diminué et où, parallèlement, il y a une explosion des mises en cause des jeunes pour des actes de plus en plus graves. Il faut bien trouver une explication à ce phénomène.
Je ne m’étendrai pas sur d’autres caractéristiques qui sont bien connues : ainsi le fait, par exemple, que la délinquance touche les jeunes garçons et non pas les jeunes filles ou le fait qu’à 13 ans la délinquance soit essentiellement une délinquance de dégradation que j’appelle démonstrative et qui ne rapporte rien à ses auteurs : on se fait voir et on ne gagne rien !
Plus l’on s’approche de l’âge de 19 ans, plus ces dégradations s’effondrent en quantité au profit des actes qui rapportent, c’est-à-dire les vols et les trafics. Il y a donc ici ce que l’on appelle rationalisation de l’activité délinquante. En même temps que les jeunes apprennent à compter à l’école, ils transfèrent ce savoir-faire dans la rue. Il s’agit là d’un élément important car la délinquance à 13 ans n’est pas la même qu’à 19 ans, de même que la prévention et la répression ne sont pas les mêmes à 19 ans et à 13 ans.
En ce qui concerne la consommation de cannabis, elle est liée avant tout au plaisir et cette recherche est souvent présente chez les jeunes délinquants. Mais, dans ce domaine, les comportements varient en intensité de violence et peuvent aller du simple trafic à des comportements violents physiquement lorsque le jeune délinquant est précisément sous l’emprise de psychotropes légaux ou illégaux, c’est-à-dire surtout l’alcool et le cannabis, et plus l’on s’approche de la majorité, plus ce phénomène est fréquent.
J’en viens aux causes de tous ces phénomènes, causes qui interviennent avant le délit, au moment du délit et après le délit.
Tout d’abord, les sociologues, en tout cas ceux qui s’appuient sur des données empiriques, ne peuvent aujourd’hui parler de détermination. Par exemple, les jeunes qui habitent dans les banlieues, c’est-à-dire dans l’habitat social hors centre ville, ne sont pas tous auteurs de délits graves et la plupart de ces jeunes se retiennent de passer à l’acte en matière de délinquance violente. Inversement, dans les milieux urbains, une partie non négligeable des jeunes passe à l’acte, je pense, notamment, au trafic de cannabis. Par conséquent, en aucun cas on ne peut dire que le milieu social détermine les comportements au sens où une catégorie donnerait 100 % de délinquants dans cette catégorie.
Quelles sont donc les motivations internes qui préparent à la réalisation des actes ?
J’évoquerai en premier lieu l’échec scolaire. En effet, lorsqu’un enfant est « mauvais » à l’école, eh bien, il est mauvais obligatoirement jusqu’à 16 ans, six heures par jour ! Cette situation est vécue par les jeunes comme une sorte d’humiliation, une confrontation à une institution qui leur renvoie une image négative d’eux-mêmes. Cet échec sur le plan scolaire est l’un des premiers prédicteurs du comportement délinquant.
De la même façon, dans les milieux favorisés, les jeunes qui ne sont pas à la hauteur des espérances mises en eux par leurs parents - et Dieu sait si ces espérances sont grandes ! - se tournent vers une autre réalisation qu’à l’école, dans la rue.
En deuxième lieu, je mentionnerai les blocages à l’intérieur de la famille. Au cours de l’enquête sur la délinquance que j’ai dirigée se trouve une liaison entre famille monoparentale et délinquance violente. Dans cette optique, les principaux facteurs qui jouent sont au nombre de deux : il s’agit, d’une part, du climat de la famille plus que de la structure familiale, qui paraît prépondérant, et, d’autre part, plus encore que du climat familial, il s’agit de la supervision des parents par rapport aux enfants concernant notamment leur emploi du temps.
Ainsi, la scolarisation de masse et l’entrée tardive sur le marché du travail constituent deux éléments essentiels de la plus grande latitude laissée aux jeunes.
En milieu urbain, il est relativement compliqué pour les parents de surveiller leurs enfants s’ils ne leur ont pas fait accepter les règles. Or ces règles sont simples et pourraient s’énoncer ainsi : « Avec qui tu sors ? Où tu vas ? A quelle heure tu rentres ? » Eh bien, des choses aussi simples sont des excellents prédicteurs de la délinquance des jeunes.
Si les parents ne sont pas dans la position de faire naître ces exigences à l’intérieur de l’enfant, celui-ci naturellement échappera à leur contrôle et ira se réaliser ailleurs, dans la rue. La contrainte doit donc être apprise et intériorisée. A cet égard, le pire est sans doute un père qui a des bouffées de colère et qui s’emporte parfois jusqu’à frapper son enfant. Cette attitude ne marche pas en termes de prévention de la délinquance ; ce qui marche, c’est la continuité de la veille éducative, la continuité de la supervision.
Enfin, il est un dernier élément sur lequel je serai bref : les groupes de pairs qui sont des facteurs de motivation. En d’autres termes, quand les copains disent à un jeune : « Tu seras le meilleur si tu parviens à caillasser le car de police ou le bus qui passe », la motivation est très forte car le jeune trouve une estime de soi auprès des copains. C’est là un moteur plus fort que la sanction. En effet, ce qui est pris en compte par les plus jeunes des jeunes, les 13-15 ans, ce ne sont pas tellement les sanctions qui arrivent après les actes, mais la réussite des actes eux-mêmes et l’encouragement à la réussite par les groupes de pairs.
Evidemment, il ne faut pas oublier l’origine socio-économique des enfants, mais je serai également bref sur ce point.
Entre 1970 et aujourd’hui - ou même depuis la fin de la Seconde guerre mondiale - on a remplacé une population de personnes âgées pauvres par une population de jeunes pauvres qui sont sortis du système scolaire et qui n’ont pas encore trouvé d’emploi. En fait, la pauvreté a été massivement réduite dans notre paysmais ce qui a surtout changé, c’est la structure démographique de la pauvreté, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir des personnes âgées pauvres, on a des jeunes pauvres, ce qui, en matière de délinquance, est tout à fait différent.
En revanche, je voudrais insister sur un autre élément extrêmement important quand il s’agit du passage à l’acte : c’est le fait d’anticiper le succès de son comportement. Je ne parle pas là de l’impunité par rapport aux réactions et je dissocie la réalisation des actes des conséquences de celui-ci. Ce qui est frappant, c’est que les jeunes ne s’engagent que dans des actes dont ils ont la certitude de les réussir.
Je prendrai un exemple : avant 13 ans, les jeunes délinquants s’attaquent essentiellement à des lieux publics qui ne sont surveillés par personne. A cet âge, les délinquants entrent par les portes ouvertes. Ils ne font pas preuve d’une très grande inventivité.
C’est la même chose pour ce qui concerne les vols : avant 13 ans, les jeunes délinquants volent en supermarché ou en hypermarché, c’est-à-dire dans des lieux où le système de distribution est tel que les produits sont à portée de la main. Ce genre de vol est extrêmement simple à réaliser car il n’y a pas de résistance au sens propre.
Ce n’est que lorsqu’il aura acquis les réflexes nécessaires que le jeune passera à la vitesse supérieure, c’est-à-dire lorsqu’il sera sûr de réussir compte tenu de la résistance de sa cible. C’est la raison pour laquelle les jeunes s’attaquent d’abord à d’autres jeunes, ceux-ci étant moins résistants que les adultes et aussi parce qu’ils portent beaucoup moins souvent plainte que les adultes. En ce sens, les jeunes sont particulièrement vulnérables car, en s’attaquant à un jeune de 16 ans, le racketteur sait très bien que le jeune n’ira pas porter plainte ; c’est un problème sur lequel nous pourrons revenir si vous le souhaitez, mesdames, messieurs les sénateurs.
Succès et anticipation sont donc des éléments fondamentaux et l’on ne pourrait pas comprendre l’explosion des vols si l’on ne comprenait pas la mise en place de la grande distribution et le fait que des villes anonymes ne cessent de grandir. C’est aussi simple que cela, il ne s’agit pas de déplorer cette évolution mais d’en tenir compte. De ce point de vue, le meilleur prédicteur statistique de la délinquance, ce sont les conditions d’urbanisation dans tous les pays du monde et également en France.
Voyons maintenant ce qui se passe après l’acte. Cette fois, le jeune va se trouver face à la double réaction de la justice et de la société civile. Or il est à noter la faiblesse de cette double réaction. Ainsi, lorsqu’on demande à un jeune qui réalise un délit : « Est-ce que vous avez été vu ? », pour la plupart d’entre eux ils ont effectivement été vus par un public passif, ce qui leur donne évidemment un sentiment de puissance.
Pour ce qui est des sanctions proprement dites, il convient de séparer les délits peu graves des délits graves. Pour les délits peu graves, environ 10 % des auteurs ont été confrontés à un policier à la suite de la réalisation d’un délit et 2 % ont été présentés à un magistrat. Concernant les vols avec violence, le pourcentage augmente puisqu’il est de 15 % dans le premier cas et de 5 % dans le second. Il reste donc entre 80 % et 85 % des jeunes qui jamais, au cours de leur vie, n’ont été confrontés à l’autorité du système pénal.
Ce dont je parle ici, c’est de la prise de risque d’être sanctionné par le délinquant, prise de risque qui est extrêmement limitée. Cela est encore plus vrai en matière de drogues où le taux est inférieur à 2 %. Le trafic ne fait pas de victimes ; il se fait entre personnes consentantes. Par conséquent, il est peu ou pas signalé aux autorités. C’est la raison pour laquelle le principal acte de délinquance en milieu scolaire est lié au trafic. Cet acte ne fait pas de bruit, pas de vague, il n’est repéré par personne. Il n’y a donc aucune contradiction entre le sentiment de surcharge des magistrats qui condamnent les mineurs lorsque ceux-ci leur sont présentés et la faiblesse des risques courus par les délinquants.
Enfin, je voudrais insister sur la difficulté qu’il y a à prononcer des peines qui sont à la fois éducatives et proportionnées aux actes. En général, la justice garde les peines pour plus tard. Le système pénal étant surchargé, il se réserve de traiter les actes les plus graves qui se produisent vers l’âge de 17, 18 ou 19 ans. Alors, le système pénal fonctionne mais son énergie est dépensée à sanctionner des actes quand il est trop tard, d’une certaine façon, trop tard en tout cas pour faire de la prévention.
M. le président - La commission d’enquête vous remercie de cet exposé très intéressant, monsieur Roché.
M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Je voudrais revenir sur les motivations de l’acte et sur la certitude pour le mineur qui commet cet acte de réussir. Vous avez parlé de l’anonymat des espaces publics ainsi que du manque de sanctions pénales. Dès lors, que peut-on faire pour essayer de contrecarrer cette situation ?
M. Sebastian Roché - Mon sentiment est qu’il n’y a structurellement pas grand-chose à faire pour aller contre l’anonymat des villes tant il est vrai que la nature même des villes est de faire circuler des flux. Aujourd’hui, les lieux de travail sont dissociés des lieux de résidence qui, eux-mêmes, sont dissociés des lieux de loisirs, etc. La ville est donc en permanence un système de flux dans lesquels il ne peut y avoir de surveillance ou de veille mutuelle.
Cette situation est intéressante du point de vue de la délinquance des jeunes car ceux-ci sont les meilleurs connaisseurs des espaces autour de leur domicile alors que, pour les adultes, ce ne sont finalement que des espaces traversés. Il y a donc une socialisation territoriale des jeunes qui est en complet décalage avec la socialisation territoriale des adultes.
Cela étant dit, il me semble que l’on pourrait développer une logique de « garant des lieux », autrement dit de garant des espaces, à l’instar des correspondants de nuit dans certaines villes. Par exemple, pourquoi, dans les établissements scolaires, les agressions ont-elles lieu dans la cour ? Parce que, dans la cour, il n’y a pas de surveillants et c’est la même chose dans les transports, dans la rue, etc. Le garant des lieux serait ainsi une personne chargée de veiller à la qualité des espaces et à ce qui se passe dans ces espaces. Il est, selon moi, possible d’aller dans cette direction.
De plus, je suis évidemment partisan d’une réaction plus rapide lorsque les délits sont commis par de très jeunes personnes.
Mais il est très difficile de savoir « qui fait quoi ? » et de distinguer un jeune de moins de treize ans qui commet un vol pour la première et peut-être pour la dernière fois d’un autre jeune du même âge pour qui ce sera le premier d’une longue série. Les Canadiens travaillent sur ce sujet ; je ne suis pas très au fait des études de criminologie appliquée mais il y a sans doute des pistes à creuser dans cette direction, pour mieux identifier le profil de l’auteur et pour apporter la réponse adéquate.
Dans la mesure où l’on décide qu’une réponse pénale doit être apportée, je vous ai indiqué ma préférence : définir des peines de substitution à l’emprisonnement ou à l’amende -car celles-ci ne font pas sens pour les jeunes mineurs- permettant une réaction non pas plus dure, mais plus systématique et un petit peu moins erratique qu’aujourd’hui. En effet, actuellement, la peine n’est pas respectée : elle est tellement rarement prononcée que les jeunes délinquants ne lui accordent aucun crédit. C’est un peu comme une loterie : on se dit « pourquoi moi ? », « pourquoi serais-je pris ? ». La peine est considérée comme illégitime parce qu’elle est devenue trop rare. Il serait donc intéressant de la rendre un tout petit peu plus systématique et de développer notamment la collaboration avec les collectivités territoriales pour l’exécution des travaux d’intérêt général.
M. le rapporteur - D’après vos chiffres, moins de 5 % des mineurs qui commettent un délit sont connus des services de justice ; il me semble même que le taux est de 2 % pour les délits peu graves. D’où cela vient-il ? Les moyens sont-ils insuffisants ou inadaptés ? Que peut-on faire ?
M. Sebastian Roché - En fait, plusieurs éléments contribuent à expliquer ce phénomène.
L’anonymat est évidemment un premier élément : à partir du moment où aucune victime ne constate l’infraction et n’en reconnaît l’auteur, les services de police et de gendarmerie sont souvent dans l’incapacité d’identifier celui-ci.
Le deuxième élément, également bien connu et extrêmement préoccupant, est le faible niveau du taux d’élucidation des vols qui est de l’ordre de 10 %. Il est d’ailleurs surestimé puisque les statistiques officielles de la police et de la gendarmerie considèrent un acte comme élucidé si au moins un des auteurs a été trouvé. Si un « coup » est réalisé par trois personnes, mais qu’un seul est identifié, cet acte est considéré comme élucidé.
On se trouve donc devant une difficulté structurelle qui repose en partie sur l’anonymat bien sûr, mais aussi sur la faiblesse des moyens d’identification des auteurs des délits. Plusieurs points importants sont à souligner à cet égard.
Premièrement, le travail de police judiciaire est très loin d’être fait systématiquement, ne serait-ce que pour lescambriolages. Les empreintes ne sont pas toujours relevées et ne peuvent donc pas être informatisées dans un fichier départemental : les policiers sont alors incapables de faire la liaison entre certaines affaires.
Deuxièmement -mais vous le savez très bien- les effectifs de la police et de la justice les plus importants se trouvent dans les départements ruraux dans lesquels moins de délits sont commis. En fait, l’Etat n’a pas su se moderniser ; pour être un peu caricatural, je dirais qu’il a « creusé sa propre tombe », en ne modernisant ni son administration ni son implantation territoriale. Pourtant, il a su ouvrir des écoles là où des villes se construisaient et fermer des casernes militaires suivant l’évolution des réalités géopolitiques mondiales. Il a également su fermer -et Dieu sait si les élus locaux n’ont pas apprécié !- un certain nombre de cliniques qui n’étaient plus aux normes. Mais il n’a su adapter ni les effectifs de la police, ni ceux de la gendarmerie, ni ceux encore -ce qui est peut-être moins connu- de la justice pénale au développement de la France urbaine.
Troisièmement, il faut noter un déficit en matière d’exécution des peines : une très grande partie des peines prononcées n’est en effet pas appliquée. En ce qui concerne les travaux d’intérêt général, nous ne disposons pas de chiffres précis. Les statistiques officielles de 1990 indiquent un taux de l’ordre de 60 % pour les travaux d’intérêt général exécutés au premier jour. Mais elles ne précisent pas le taux des travaux d’intérêt général intégralement exécutés. Les syndicats de magistrats de leur côté n’avancent qu’un pourcentage de 25 % d’exécution des travaux d’intérêt général pour ces dernières années.
C’est donc toute la chaîne pénale qui est très faible, qu’il s’agisse des taux d’élucidation, de la mauvaise implantation des effectifs ou de la non-exécution des peines.
M. le rapporteur - Je vais maintenant évoquer une question centrale que tout le monde se pose : le cadre législatif qui régit la délinquance des mineurs est-il bien adapté ? Que faudrait-il faire pour restaurer l’autorité, que ce soit celle de la famille ou celle de l’école ?
M. Sebastian Roché - J’ai essayé de souligner l’ampleur des dysfonctionnements des administrations publiques et leur inadaptation aux réalités de la France du début du XXème siècle. Mais je ne pense pas que la solution soit dans l’élaboration de nouveaux textes de loi.
Vous pouvez disposer du meilleur texte du monde sans être garanti de son efficacité Si vous ne placez pas les policiers et les gendarmes là où se commettent les délits, vous aurez très peu de chances d’arriver à faire fonctionner la chaîne pénale.
Prenons l’exemple de la Protection judiciaire de la jeunesse : c’est une administration extrêmement féminisée. Face à des délinquants qui sont particulièrement endurcis, c’est un élément de dysfonctionnements qui rend impossible l’application de textes si durs, si intelligents ou si novateurs soient-ils.
Une grande partie du problème de l’insécurité tient donc à l’inadaptation de l’Etat.
Pour autant, il n’est pas nécessaire d’augmenter le nombre de fonctionnaires : ceux-ci sont simplement mal répartis sur le territoire, entre les communes riches et les communes pauvres. Il y a une inégalité de distribution qui ne correspond pas à la réalité de la délinquance, celle-ci étant d’autant plus grande que les problèmes sociaux sont plus intenses.
Comment restaurer l’autorité de l’Etat ? C’est une question très vaste. On peut certes agir sur les trois grands groupes de facteurs que j’ai déjà développés. Mais il faudrait aussi insister sur la socialisation de l’enfant qui doit se faire à la fois et à l’école et dans la famille.
A cet égard, je ne suis pas très partisan de la suppression des allocations familiales aux parents de mineurs délinquants. Je ne crois pas tellement à l’efficacité de la mesure. En effet, les parents qui ont perdu toute autorité sur leurs enfants ne la regagneront pas, même si l’Etat exerce sur eux cette pression supplémentaire, car il s’agit d’une autorité morale : il ne s’agit pas dès lors de contraindre physiquement l’enfant, il aurait fallu lui inculquer auparavant des règles qu’il aurait pu intérioriser et faire siennes. A posteriori, la contrainte n’est pas suffisante. En revanche, je ne dis pas qu’il ne faille pas prévoir des mesures pénales spécifiques à l’encontre des familles qui organisent la délinquance de leurs enfants ; mais il s’agit d’un autre cas de figure.
Sur le plan scolaire, l’augmentation du niveau général a entraîné un effet non désiré : lorsque 80 % des jeunes vont jusqu’au baccalauréat, 20 % restent « sur le carreau ». L’idée d’emmener tout le monde à un niveau très haut pose problème et engendre fatalement ce genre de mécanisme contre-productif. Il serait intéressant de creuser la piste de la revalorisation des enseignements moins généralistes, dotés de bons enseignants, enseignants qui auraient un intérêt, y compris économique, à enseigner dans ce secteur.
S’agissant de la facilité de réalisation des délits, les organismes de logement, de transport et de distribution ont également, à leur niveau, des responsabilités. L’une des logiques à respecter serait d’intégrer la notion de sécurité dans la prestation du service, que ce soit dans le domaine du logement, des transports, etc. Il faudrait concevoir la sécurité en amont comme une activité ordinaire et rompre ainsi avec la conception de la sécurité comme mission régalienne, ce qui ne permet pas de l’inclure dans la prestation d’un service de qualité.
M. le président - En tant que rapporteur du projet de loi relatif à la sécurité quotidienne, j’avais proposé, non pas de supprimer les allocations familiales versées aux parents de mineurs délinquants, mais de prévoir des possibilités d’élargissement de mise sous tutelle de ces allocations. Votre réserve sur ce sujet demeure-t-elle dans ce cas là ?
M. Sebastian Roché - J’ai quelques réticences à me prononcer plus complètement sur ce sujet, parce qu’il faudrait auparavant mener une consultation. Je souhaite qu’une étude soit menée en collaboration avec la Caisse nationale d’allocations familiales. Effectivement, certains départements prononcent ces mesures beaucoup plus fréquemment que d’autres, cela dépend des choix politiques. Une étude permettrait alors de constater, d’un point de vue statistique, l’effet et l’apport de telles mesures.
Je préférerais me prononcer, non pas à partir d’une conviction, mais de faits constatés, ce qui n’est pas possible actuellement. Bref, pour l’instant, ma réserve est la même, mais elle pourrait être levée si les faits constatés pouvaient nous permettre vraiment d’orienter la politique.
C’est d’ailleurs une remarque que l’on peut faire plus généralement : s’il était possible en France de travailler à l’évaluation des effets plutôt que de se lancer dans des discussions sur ce qui est théoriquement vrai ou faux, ce serait extrêmement utile. Certains pays prévoient ainsi, dans les textes législatifs, donc au moment de la conception des mesures, des articles qui rendent obligatoire leur évaluation en la « budgétant ». C’est un exemple à suivre.
De la même manière, s’agissant des homicides commis par les mineurs, qui sont tout de même relativement peu fréquents -environ 6 %, à comparer aux 48 % que connaissent les Etats-Unis- il serait intéressant de disposer d’une rétrospective à l’échelle d’une grande ville de France, Lyon par exemple, qui permette de retracer l’évolution de ce type de délits. Il est en effet techniquement tout à fait possible d’avoir des données fiables sur la « contribution » -si j’ose dire- des jeunes à la criminalité violente.
M. Bernard Plasait - Vous avez dit que le risque d’être sanctionné pour les jeunes délinquants était très faible et que, dans leur « carrière » de jeune délinquant, 85 % d’entre eux ne rencontraient ni policier ni magistrat. Est-ce bien cela ?
M. Sebastian Roché - Absolument.
M. Bernard Plasait - Par conséquent, je commets sans doute une erreur lorsque, dans la « chaîne de production » de sécurité, je considère la justice comme le maillon le plus faible, dans la mesure où celle-ci est embouteillée et ne réussit pas à traiter les affaires avec la célérité nécessaire et où elle ne dispose pas des possibilités de prononcer des sanctions appropriées - je pense à cet égard au problème des places de prison.
Autrement dit, j’avais le sentiment que la police était sans doute plus efficace que la justice, mais qu’elle « butait » contre la justice. Ainsi, la police arrête le délinquant, le présente à la justice, qui manque de moyens. On a alors le sentiment que la justice est « laxiste ». En réalité, elle n’a sans doute pas les moyens de prononcer les sanctions qu’elle voudrait voir appliquer.
Cela signifie-t-il que la difficulté de traiter la délinquance est aussi liée au fait que la police n’est pas suffisamment présente sur le terrain ou n’est pas suffisamment efficace pour « entrer en contact » avec les jeunes délinquants dans 85 % des cas ?
M. Sebastian Roché - En fait, toute la chaîne pénale est en cause : il ne faut donc pas se polariser sur l’un des maillons. En effet, améliorer un seul des maillons et ne pas renforcer les autres ne renforce pas la solidité de l’ensemble de la chaîne. Actuellement, l’ensemble des maillons fonctionne relativement mal ; mais il faut bien admettre qu’élucider les délits n’est pas chose facile !
J’en reviens à nouveau à l’anonymat. La délinquance sort des villes et se déplace vers leurs périphéries. Or, dans ces périphéries, on vit désormais comme dans des villes et non plus du tout comme dans des villages : l’anonymat y est le même, les couples d’actifs partent le matin travailler, laissent leur maison pleine de biens pendant la journée, et reviennent le soir. Ces espaces sont de plus en plus difficiles à surveiller et sont donc des cibles accessibles et faciles pour les mineurs délinquants.
Dans les faits, la police de proximité, annoncée dans un certain dispositif législatif -je pense à la loi « Pasqua »- est très peu présente ou n’existe même pas. Les difficultés que connaissent la police et la justicene sont donc pas seulement dues à un manque de moyens.
Les moyens de la justice sont également mal répartis et mal utilisés. Un certain nombre de magistrats ne croient pas à la sanction et continuent à considérer les actes des mineurs comme des « symptômes ». A l’intérieur même de la justice des mineurs, certains magistrats ne croient pas à l’utilité de la réaction rapide de la justice. Ainsi trouvez-vous en marge de certains dossiers des mentions comme « laisser prescrire », ce qui permet de « laisser courir » les délais et de ne pas donner aux délits de suite pénale.
Par ailleurs, les risques pris par les mineurs délinquants sont faibles. Il est intéressant de s’apercevoir que l’estimation des risques par les délinquants eux-mêmes ne joue pas directement sur leurs décisions de passer à l’acte, mais a un effet sur leur perception de la gravité de cet acte : autrement dit, les jeunes qui pensent qu’un acte n’est pas risqué pensent en fait qu’il n’est pas grave. Dans leur esprit, si rien n’est fait pour empêcher l’acte, c’est qu’il n’est pas si grave. La perception de la gravité par les jeunes est un excellent indicateur de leur passage à l’acte : s’ils pensent qu’agresser physiquement n’est pas grave, alors ils vont le faire.
M. Jacques Mahéas - Monsieur le président, je voudrais faire une proposition : pourrait-on avoir le livre de M. Roché ? A moins qu’il ne soit épuisé !
M. Sebastian Roché - Malheureusement non ! Mon éditeur était content mais il n’est pas épuisé quand même !
M. Jacques Mahéas - Ce qu’il nous a dit est fort intéressant. Nous pourrons certainement « puiser » des compléments dans cet ouvrage.
Monsieur Roché, j’ai noté dans vos propos un très grand pessimisme. Selon vous, la répression d’un mineur délinquant est extrêmement difficile car la police et la justice sont mal adaptées ; je le crois aussi et je recherche donc dans l’éducation et dans la vie antérieure de ce jeune les causes que vous avez définies et dont le traitement me semble effectivement prioritaire. En revanche, vous n’avez pas évoqué un certain nombre de causes sur lesquelles je voudrais vous interroger.
Vous avez évoqué l’échec scolaire. Il y a d’autres causes : notre société ne maîtrise rien dans l’éducation télévisuelle, dans les jeux vidéos extrêmement agressifs. Elle ne maîtrise pas grand chose non plus dans le marché parallèle ou dans le domaine de l’urbanisme et des grands ensembles urbains qui continuent à se construire.
Il faut également parler de l’échec des bonnes volontés. Ainsi, j’ai formé dans ma ville quarante employés communaux pour encadrer les jeunes condamnés à des travaux d’intérêt général. Or il n’y a pratiquement pas de condamnation à ces travaux d’intérêt général. Hier encore, j’ai eu connaissance d’un jugement concernant des enfants qui avaient mis le feu à une voiture, ce qui devient commun maintenant. Ils ont été pris et ont reconnu les faits. Mais alors que les faits se sont passés en 1998, le jugement n’est intervenu que récemment ! Nous avions demandé 30 000 francs de dommages-intérêts. Ils n’ont reçu qu’une simple admonestation et n’ont été condamnés qu’à un franc de dommages-intérêts.
Ne pourrions nous pas, nous législateur, mieux adapter les lois aux mineurs ? Je ne comprends pas qu’on ne puisse pas mettre en place, pour la répression de certains litiges, certaines mesures qui seraient pourtant assez faciles à appliquer. Il faudrait certes une présence policière extraordinaire pour réprimer tous les actes de délinquance. Mais les faits constatés sont souvent des faits qui seraient faciles à réprimer. Par exemple, la prise d’un mineur en possession de cannabis constitue un fait constaté et un fait résolu : c’est extraordinaire pour la police ! Si on enlevait des statistiques ce type de délits, qui sont en grand nombre, on verrait que les phénomènes de dégradation sont encore pires que ce que l’on croit.
Ma réflexion va dans votre sens. Mais que peut-on faire pour « rééduquer » la société ? Pour être un peu moins pessimiste, je pense que l’on pourrait définir des règles établissant des limites dans les phénomènes de violence, parce que ces jeunes finissent par concevoir la violence comme une valeur.
M. Sebastian Roché - Je ne peux que souscrire à ce que vous avez dit à propos des faits qui sont constatés et élucidés. Ainsi, la consommation de cannabis est, en réalité, quasiment dépénalisée en France et ne fait l’objet d’une procédure pénale que si elle est liée à d’autres délits.
S’agissant des vols, leur nombre est tellement important -plus de 2,5 millions- que la connaissance, même imparfaite, des taux d’élucidation donne une bonne idée de la difficulté d’action de la police et de la justice.
Sans être pessimiste, il faut être conscient du fait que la délinquance augmente en France depuis 1960 ; il faut bien donner une explication à un phénomène qui s’étale sur quarante ans. Les causes en sont lourdes et multiples. J’ai essayé de vous présenter celles qui me paraissent essentielles. En fait, parce que les meurtres n’ont pas augmenté, la gravité de la délinquance a été sous-estimée. Effectivement, il n’ y a pas substantiellement plus d’homicides, mais le problème est ailleurs : c’est celui de l’augmentation des comportements violents, à caractère sexuel ou non, et des vols avec violence.
En ce qui concerne la réaction de la justice, il y a une vraie difficulté ; vous l’avez illustrée par votre exemple, monsieur le sénateur. Le problème ne vient pas seulement de dysfonctionnements de la police ou de la gendarmerie. A l’évidence, il y a également des dysfonctionnements et des lourdeurs du côté de la justice : cela a déjà été souligné cinquante fois. Même si les procédures ont été accélérées, la lenteur des traitements est flagrante. Même lorsque les auteurs sont identifiés, une grande partie des affaires est classée -le taux est de 45 % environ pour la décennie quatre-vingt dix. Une grande partie des actes n’est même pas traitée.
Quant aux travaux d’intérêt général, ce sont parfois les élus locaux qui ne sont pas très « chauds », mais, en outre, les magistrats ne sont souvent pas prêts encore aujourd’hui à prononcer ce type de peines. Les magistrats n’étaient pas non plus très « chauds » pour le développement des maisons de justice et du droit. On en dénombre actuellement à peine 70, ce qui, pour un pays de 60 millions d’habitants, est relativement faible.
De ce point de vue, la modernisation de la justice est donc très insuffisante. Les choses peuvent évoluer : il est possible de modifier les relations entre les collectivités locales et la justice, afin de faciliter la passation de conventions entre elles et d’offrir ainsi la possibilité de prononcer certaines peines de substitution. Un certain nombre de conventions existent déjà au niveau local. Au demeurant, si les collectivités territoriales ne créent pas les services nécessaires pour accueillir les jeunes qui auront été condamnés, les peines prononcées ne seront pas exécutées. Peut-être y a-t-il une impulsion à donner au niveau national à ces conventions ?
Par ailleurs, je suis un peu réservé par rapport aux arguments développés dans certains ouvrages -j’en ai parlé récemment avec une collègue psychosociologue qui connaît bien le sujet- qui tendent à montrer que l’exposition aux médias a un effet sur la délinquance des mineurs, notamment en raison de l’identification de ceux-ci à des acteurs de séries télévisées. Mais la consommation des médias est liée à la manière dont les parents contrôlent ou non l’accès au poste de télévision et apprennent à l’enfant à regarder et à interpréter ce qu’il voit. Ce n’est pas un effet à isoler : il se combine avec la manière dont la socialisation de l’enfant s’effectue au niveau de la famille. Je voulais développer à ce sujet un programme de recherches en France, afin de disposer d’éléments empiriques très concrets ; j’ai cherché des financements auprès de fondations privées mais je n’ai pas réussi à en trouver.
L’urbanisme n’est pas non plus maîtrisé, toutefois pas moins en France que dans les autres pays. La concentration de population dans les grands ensembles pose évidemment un problème d’ordre public. Mais unnouveau défi apparaît, celui de la surveillance d’étendues extrêmement larges. Du fait que la délinquance se « ruralise », le problème s’inverse : il faut désormais savoir gérer l’espace.
En tout état de cause, des défis nouveaux sont à relever ; je n’ai pas du tout de « clés » en la matière.
Mme Nicole Borvo - Vous avez beaucoup insisté sur les cadres que constituent la famille et l’école tout en élargissant un peu sur la responsabilité collective.
On ne peut quand même pas complètement séparer la délinquance des mineurs de celle des majeurs sous toutes ses formes. Au cours de la période 1970-2000, cette dernière n’a fait que croître, en raison notamment de l’idée de l’argent facile.
Il est bien évident que les médias ont un impact lié à l’éducation des enfants et à la façon dont ils sont livrés à eux-mêmes. Ce serait intéressant justement de mener des études concrètes sur ce sujet. Je me garderai de faire les amalgames qu’on entend souvent à ce sujet, mais force est de constater que la profusion de violence liée à l’argent facile, que l’on trouve dans bien des séries télévisées, particulièrement dans celles qui nous viennent des Etats-Unis, ne peut qu’avoir un effet amplificateur sur la délinquance des mineurs.
S’agissant des diverses formes de prévention, il est intéressant de vous entendre dire que la solution aux problèmes n’est pas tant dans l’augmentation en nombre des moyens que dans leur adaptation, leur modernisation et leur répartition géographique en fonction du développement de la société.
Pour ce qui relève de la prévention, vous avez évoqué l’exemple des correspondants de nuit, mais vous n’avez pas du tout parlé des différentes formes de protection de la jeunesse qui relèvent de la protection judiciaire de la jeunesse, ou de diverses formes d’éducation de rue.
Or les gens qui travaillent dans ce domaine disent souffrir d’un manque de moyens considérable. Lorsqu’ils peuvent faire un travail ciblé de prévention auprès de primo-délinquants -il ne s’agit pas bien sûr d’actions générales pour la jeunesse- ils disent en revanche avoir des résultats et des taux de réussite très importants. Mais ils estiment que les moyens dont ils disposent sont absolument dérisoires. J’aimerais avoir votre avis sur ce point.
Ne pensez-vous pas finalement qu’on aurait tout intérêt à être beaucoup plus attentif à ce qui fonctionne, à ce qui produit des résultats réels, plutôt que de se laisser distraire par un discours fait d’amalgames d’idées plus ou moins maîtrisées sur ce qu’il faudrait faire ?
M. Sebastian Roché - En vous présentant les divers facteurs qui contribuent à la délinquance des mineurs - que ce soit la pauvreté des jeunes, la facilité de réalisation des délits ou la faiblesse de la réaction -, j’ai voulu insister sur le caractère plurifactoriel de cette délinquance. C’est un phénomène complexe, varié dans ses manifestations. Aussi, le traitement de la délinquance sera très difficile à mettre en oeuvre s’il ne prend pas en compte ces différents éléments.
D’une manière plus générale, on peut représenter la délinquance comme un escalier dont il faut absolument éviter de monter la première marche qui est déterminante. Or il est extrêmement difficile de convaincre un jeune que le vol est illégal, cela lui semble tellement facile au supermarché, même si les jeunes âgés de moins de treize ans manifestent une opposition morale au fait de voler. En effet, d’après les résultats des échelles d’attitude auxquelles on les soumet, on constate que c’est à cet âge que l’on croit le plus aux normes. Ensuite, jusqu’à dix-neuf ans, la croyance en des normes décline.
C’est pour cela que j’ai insisté sur les causes qui favorisent le passage à l’acte jeune, ce qui rend ensuite très difficile le travail de prévention.
A ce sujet, je serai aussi sévère pour les éducateurs que je l’ai été pour le fonctionnement du système pénal ; finalement, ils tiennent le même discours : « donnez nous plus de moyens ». Je ne suis pas persuadé que les éducateurs de rue, par exemple, fassent véritablement un travail sur les groupes. Or, les rétributions symboliques des actes commis par le délinquant sont données dans le groupe. Si le groupe pousse le jeune à agir, s’il lui reconnaît un statut parce qu’il agit, alors celui-ci va passer à l’acte. Ce n’est peut-être pas le bon terme, mais il y a actuellement chez les éducateurs une « dérive » vers le traitement individuel, au détriment du traitement collectif, parce que c’est plus facile et que cela correspond aux modèles qu’ils apprennent lors de leur formation. Le problème n’est donc pas non plus ici uniquement lié à un manque de moyens ; il est également lié à la façon dont les éducateurs se représentent leur travail et sur ce qu’ils sont prêts à faire.
Autre problème : je ne connais pas de corporation plus opposée à l’idée de résultat ; ils ont une « sainte horreur », encore plus que la justice, et ce n’est pas peu dire ! des chiffres et de l’évaluation externe. Ils auraient pourtant intérêt à essayer de montrer qu’ils obtiennent des résultats. Cela leur servirait à légitimer certaines de leurs actions, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui.
En fait, les travailleurs sociaux sont « désarticulés ». Une étude concrète a été réalisée par Gilbert Berlioz, dans un des quartiers de Lyon, sur la connaissance mutuelle des différentes structures de prévention. Les travailleurs sociaux devaient chiffrer eux-mêmes la part de la population sur laquelle ils travaillaient seuls, celle sur laquelle ils travaillaient en commun avec d’autres structures et décrire les procédures communes à plusieurs structures sur un même territoire. Il en ressort que les structures de prévention s’ignorent toutes mutuellement et qu’elles ne connaissent pas les objectifs poursuivis par les autres structures. Après quoi les travailleurs sociaux viennent nous parler de coordination ! Or, comment peut-on se coordonner avec des partenaires dont on ignore à la fois le mode d’action et les priorités ?
Au-delà des moyens, les méthodes de travail posent également problème : une sérieuse réflexion est donc à mener en direction des méthodes utilisées pour atteindre les objectifs.
M. le président - Merci infiniment de toutes ces explications. Pourriez-vous nous transmettre cette étude ?
M. Sebastian Roché - Bien sûr.
Source : Sénat français
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