Présidence de Mme BORVO, secrétaire
Mme Nicole Borvo, président - Nous allons entendre Monsieur Salas. Monsieur Salas, vous êtes magistrat, maître de conférence à l’École nationale de la magistrature à Paris, et vous avez publié de nombreux ouvrages et articles sur la délinquance des mineurs.
(Mme le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)
Vous avez la parole.
M. Denis Salas - Mon intervention est essentiellement un témoignage sur les pratiques judiciaires concernant la délinquance des mineurs.
J’ai moi-même été dans le passé juge des enfants. Par la suite, dans le cadre de la formation de l’École nationale de la magistrature, j’ai conduit plusieurs années un certain nombre de séminaires de réflexion, avec des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse, avec des magistrats, avec des procureurs, sur cette question de la délinquance des mineurs. J’ai également participé à plusieurs échanges avec des professionnels.
C’est plutôt à propos de cette réflexion d’ensemble sur la délinquance des mineurs telle que la perçoit la justice des mineurs que je voudrais faire certaines observations préliminaires, en particulier m’interroger sur le rôle que joue aujourd’hui et qu’a joué par le passé la fameuse ordonnance de 1945, qui a été en quelque sorte le texte fondateur à l’intérieur duquel nous avons inscrit notre action éducative et judiciaire pendant plus d’un demi-siècle.
Dans cette perspective, il est tout à fait frappant de constater que ce texte, dans son esprit et dans sa lettre, a organisé deux choses : d’une part, un espace judiciaire que je qualifierai de procédural, caractérisé par une extrême souplesse, par une extrême flexibilité, et, d’autre part, une action éducative autonome, et même de plus en plus autonome, par rapport à l’action judiciaire.
Au cours de toute leur histoire, les rapports entre le judiciaire, d’un côté, et l’éducatif, de l’autre, ont été marqués par une sorte de relation de pouvoir, d’échange, de dialogue, en fonction des rapports de force qui ont pu se nouer. Nous avons connu l’ère du tout-éducatif dans les années soixante-dix ; puis le judiciaire a repris une forme de prééminence dans cette dialectique permanente.
C’est à l’intérieur de cet échange incessant entre, d’un côté, les exigences de la loi, incarnées par les magistrats -le respect de la légalité, le rappel des interdits du code pénal-, et, de l’autre côté, la nécessaire souplesse de l’action éducative que se situait l’action qui a été conduite.
Il me semble important que, précisément, la figure du juge des enfants incarne, au fond, un ordre public de protection, un garant institutionnel ayant la mission, d’une part, de sanctionner et, d’autre part, dans la même configuration institutionnelle, d’éduquer ou de rééduquer.
Une des particularités de l’ordonnance de 1945, on l’oublie trop souvent, réside dans la révision des procédures : à tout moment, le magistrat peut revoir sa décision en fonction de l’évolution du parcours du jeune, être plus restrictif dans les interdictions posées ou plus souple dans les mesures éducatives qui sont instruites, ou bien au contraire en ajouter. Cette flexibilité permanente avait beaucoup d’avantages ; elle avait pour but reconnu non pas de produire un coupable ou un innocent, mais avant tout d’induire une dynamique éducative, une dynamique d’insertion.
L’éducatif n’était donc jamais une dernière chance donnée au jeune, mais bien plus une chance toujours à saisir dans une procédure en boucle offerte en permanence à ses possibilités, à ses libertés.
Ce schéma, qui est toujours valable, me semble malheureusement avoir connu de grandes difficultés à s’adapter à la délinquance des mineurs d’aujourd’hui, en particulier à cause de ce que j’avais appelé il y a quelques années la « délinquance d’exclusion ». Il s’agit d’une délinquance de masse, territorialisée, essentiellement liée à des parcours de désinsertion durable dans lesquels des groupes familiaux tout entiers vivent dans l’illégalité et dans des cultures de survie, dans des modalités de précarité extrêmement importantes les conduisant insensiblement vers la déviance ou vers la délinquance.
La justice des mineurs n’a pas su saisir, ne sait pas saisir ces parcours de déviance -parcours massifs, territorialisés et familiaux- avec ses outils habituels.
D’un côté, ce que l’on appelle la « délinquance initiatique » trouve réponse dans un traitement individuel. Il s’agit d’une délinquance ponctuelle, liée à un passage à l’acte, propre à l’adolescence : entre 70 % et 80 % des mineurs que les juges des enfants voient dans une audience dite de cabinet, c’est-à-dire ponctuellement, ne reviennent plus devant eux. Il suffit donc de marquer un interdit, et une mesure unique peut permettre que les choses s’arrêtent là.
De l’autre côté, il existe une autre délinquance, dite pathologique, qui est beaucoup plus lourde, car elle est liée à des fonctionnements familiaux extrêmement graves dans lesquels le mineur est pris et inscrit ses différents passages à l’acte. Le tribunal pour enfants la traite au moyen d’une batterie d’interventions -psychiatrique, éducative- lourdes. La justice des mineurs sait traiter cette délinquance pathologique, parce que l’équipement éducatif et psychiatrique qui est le sien lui en donne les moyens.
On a donc une action individuelle très forte à la fois sur les passages à l’acte ponctuels et sur ce que l’on appelle les « cas lourds », grâce à l’efficacité de l’intervention pluridisciplinaire que j’évoquais tout à l’heure.
En revanche, la justice des mineurs telle que je la décrivais à l’instant n’a aucune prise sur toutes les autres formes de délinquance, liées à ce que l’on appelle globalement les violences urbaines, la délinquance de groupe, sur tous ces phénomènes de masse, parce qu’elle intervient selon des logiques individuelles et à partir d’actions extrêmement précises et fines découlant du diagnostic posé ; elle ne sait pas gérer des phénomènes de masse ni même des phénomènes de délinquance de groupe, qui lui échappent totalement.
C’est pourquoi il faut bien distinguer entre une approche sociologique de la violence urbaine, une violence globale, et une approche beaucoup plus judiciaire et individuelle de la délinquance des mineurs, qui, pour sa part, relève de l’institution judiciaire elle-même ; mais on ne peut pas demander à la justice de traiter aussi l’ensemble des formes que connaît actuellement la délinquance des mineurs.
Le monde judiciaire a donc apporté des réponses, qui sont venues essentiellement du parquet, car, se situant en amont de l’intervention du juge, nouant des partenariats avec les différentes autorités locales, élues, mais aussi administratives, etc., il a pu développer certains modes d’intervention : je pense en particulier au traitement en temps réel ; je pense au rendez-vous judiciaire ; je pense aussi à la loi sur la comparution rapprochée, qui a permis de raccourcir le délai entre le défèrement du mineur et sa comparution ; je pense encore à la volonté de ne pas laisser un acte de délinquance sans réponse, ce qui a conduit à systématiquement développer les défèrements afin de ne pas laisser s’installer un sentiment d’impunité. Tout cela a conduit à une prodigieuse accélération, à un raccourcissement du temps, pour tenter de répondre à l’urgence sociale et à l’incapacité structurelle de la justice des mineurs à répondre à ces nouveaux défis.
Le problème, à mes yeux, est le suivant : ce temps extrêmement raccourci, qui fonctionne dans l’urgence, peut-il permettre de traiter les problèmes posés par les jeunes, notamment par ceux qui sont en grande difficulté, ceux que l’on appelle communément les « cas lourds », qui vivent dans des situations familiales extrêmement déstructurées et qui n’ont pas a priori, ni sur le plan scolaire ni sur le plan du travail ou de l’apprentissage, les moyens de s’en sortir ?
Les solutions qui ont été avancées reposent sur des impératifs de rapidité et d’urgence, mais elles font l’économie du temps nécessaire à l’acte éducatif. Cette tension majeure entre l’urgence sociale, qui est imposée aujourd’hui, et le temps nécessaire à la maturation d’une réponse pour que celle-ci soit utile entraîne un dysfonctionnement extrêmement préjudiciable à l’efficacité de l’action.
J’évoquais tout à l’heure l’ordonnance de 1945. Je rappelle qu’elle prévoyait un temps long et autonome permettant, précisément, de se donner des chances d’une action durable sur la famille ou sur la psychologie du mineur. Dans le cas qui nous préoccupe, nous devons concilier à la fois l’urgence de l’intervention et des droits individuels qui ont été apportés au mineur -incontestablement, la loi du 15 juin 2000 a constitué un progrès considérable de ce point de vue là. D’un côté, nous avons donc des garanties, des droits, et, de l’autre, une urgence de l’intervention, un temps raccourci. Mais où est passé l’éducatif dans cette nouvelle dynamique ? Je me pose la question.
J’ai plutôt le sentiment qu’aujourd’hui un doute fondamental s’est durablement installé sur la capacité de notre société et de ses institutions à réaliser la grande ambition de 1945, qui était une promesse éducative pour cesjeunes en grande difficulté.
Un intervenant évoquait tout à l’heure la culture de l’excuse ; une des causes de ce doute réside précisément dans le discours sur l’excuse permanente, à la fois psychologique et sociologique, selon lequel toute prise en compte du contexte social ou familial dans lequel s’inscrit un parcours de délinquant est forcément une excuse, est forcément un facteur d’impunité qui ne fera que renforcer la violence et la délinquance.
Or je crois que c’est totalement faux. En tant que magistrat, j’ai eu à juger des mineurs. Notre dialectique était très claire, et les mineurs le savaient : d’une part, l’interdit, qu’il ne fallait pas transgresser, à propos duquel des règles étaient posées ; d’autre part, l’espace éducatif, qui donnait sa chance au jeune. Celui-ci pouvait donc, avant que la sanction ne tombe, démontrer par des actes, par une démarche éducative, par une volonté d’insertion, par un certain nombre d’actes positifs, qu’il était capable de présenter un autre visage de lui-même que celui du délinquant, visage que la justice aurait peut-être bien souhaité lui conserver pour pouvoir, sans culpabilité, lui imposer des sanctions.
Un deuxième problème me semble également très important, et l’audition de MM. Bauer et Raufer, à laquelle j’ai assisté en partie, l’a bien montré : c’est la lecture de la violence des jeunes comme menace indifférenciée. On ne distingue plus entre les majeurs et les mineurs, entre la délinquance contre les biens et la délinquance contre les personnes... On ne perçoit plus qu’une menace indifférenciée, globale, qui s’abat sur notre société et à laquelle on répond par des réponses indifférenciées. On « déspécialise » les réponses judiciaire et éducative ; on réagit à cette indifférenciation de la menace par une indifférenciation des réponses, et on tentera plusieurs solutions, dans une certaine confusion, pour essayer d’endiguer le mal.
Cette réponse, désordonnée, indifférenciée et quelque peu aveugle, à l’ennemi intérieur que serait aujourd’hui le mineur me semble extrêmement dommageable pour notre société, parce que je crois que, si nous conservions, dans une perspective pédagogique, le souci de distinguer par des diagnostics les différents types de problèmes auxquels nous sommes confrontés, nous aurions peut-être quelque chance de trouver les bonnes réponses.
Mais c’est plutôt sur un autre point que je voudrais insister. On a mis tout à l’heure en avant, et j’ai eu moi-même l’occasion de le faire dans d’autres interventions, les réponses pénales au phénomène criminel. Je crois qu’il faut avoir, face à des sous-cultures mafieuses de banlieue, des réponses extrêmement claires.
Face à cela, un autre phénomène apparaît : le pénal de proximité. S’est développée ces dernières années, dans les quartiers difficiles ou les quartiers sensibles, une sorte d’alliance entre, d’un côté, la répression pénale, organisée par le parquet et, de l’autre côté, le souci de « coller » au territoire, avec les groupes locaux de traitement de l’insécurité et, évidemment, les contrats locaux de sécurité. Ce pénal doit, dans le même temps, garantir le respect des grands interdits sociaux, qui nous protègent de la délinquance, et avoir le souci de coller à la réalité. Tout ce qui se fait aujourd’hui dans le cadre des contrats locaux de sécurité a la vertu d’avoir un impact plus efficace ; mais ce n’est pas le champ sur lequel je voudrais insister.
Nous avons besoin, pour ces jeunes mineurs en grande difficulté -et cela me paraît beaucoup plus fondamental-, d’une politique éducative extrêmement ambitieuse qui permettrait de ranimer le pari de 1945, qui serait dégagée de la suspicion de participer de cette culture de l’excuse que nous évoquions tout à l’heure, mais qui aurait précisément pour ambition de répondre au nouveau défi de la délinquance des mineurs aujourd’hui.
Je prendrai quelques exemples, et, d’abord, les questions liées à l’hébergement.
Il se trouve que j’ai participé il y a quelque temps à l’évaluation des programmes des centres d’éducation renforcée que le secteur associatif et la protection judiciaire de la jeunesse avaient réalisés. Ces structures se caractérisent, me semble-t-il, par des réponses d’une très grande efficacité et d’un très grand pragmatisme, et par le souci de mobiliser les associations habilitées « justice » -elles sont actuellement une centaine, mais Mme Lebranchu, que, je crois, vous entendrez, vous le dira beaucoup mieux que moi-, avec des résultats très probants.
Cette évaluation a permis de constater que, manifestement, les structures en question permettent de donner une nouvelle chance aux jeunes, et, même si les périodes d’hébergement renforcé sont très courtes, le travail qui y est fait me semble extrêmement efficace.
Cette solution me paraît devoir être approfondie dans la mesure où, dans le cas de l’hébergement court, l’évaluation avait mis en relief que le grand problème résidait dans la sortie : les jeunes sont là pendant quelques semaines, ont un autre environnement éducatif, se confrontent à des adultes, à des limites, à des lois, ce qui est très structurant pour eux, puis sont complètement lâchés dans la nature et reviennent dans les cités ou ailleurs. Dans les jours qui suivent, on a le sentiment de voir le travail de reconstruction se défaire.
Il faut réfléchir à l’hébergement, non pas, comme on le fait actuellement, en termes d’hébergement « alternatif », c’est-à-dire visant, à court terme, à donner au parquet d’autres solutions que l’incarcération et, en quelque sorte, à le dégager du dilemme entre l’incarcération et la rue, mais en termes de solutions à moyen ou à long terme, en particulier pour les jeunes. Il faut, en l’occurrence, renverser complètement le service public et lui donner la finalité d’une action éducative à moyen ou à long terme dont ces jeunes ont besoin. Le temps éducatif est un temps de la reconstruction identitaire, il est forcément long : ce n’est pas en quelques semaines que l’on parviendra à reconstruire une personnalité qui, pour des raisons que chacun peut connaître, est extrêmement dégradée.
Je rappellerai un point d’histoire. Le dernier centre fermé, celui de Fresnes, a cessé de fonctionner en 1979 ; ont également été supprimées petit à petit, sans peut-être que l’on pense aux difficultés que cela pourrait nous poser par la suite, les structures lourdes de la PJJ, les grandes ISES, institutions spéciales d’éducation surveillée, et les IPES, les internats professionnels d’éducation surveillée, grosses structures d’apprentissage et d’insertion. On peut parfaitement le comprendre, car cela correspondait à une époque de l’histoire de l’actionéducative ; mais, depuis, aucun outil éducatif équivalent n’a été créé, si ce n’est ceux que j’évoquais à l’instant, qui sont des outils à très court terme. Ils sont excellents dans le créneau qui est le leur, mais ils sont loin de répondre à la déshérence éducative à laquelle nous sommes actuellement confrontés.
Nous disposons aujourd’hui des centres d’éducation renforcée et des centres de placement immédiat, qui sont des centres d’orientation immédiate pour les jeunes, et c’est tout. Quand on connaît le degré d’exclusion scolaire et l’absence de perspective d’insertion par le travail dont ces jeunes sont frappés -le sujet a été abordé tout à l’heure-, on peut, effectivement, nourrir quelque inquiétude.
La réflexion sur l’hébergement me semble importante, mais il faut la compléter par une réflexion sur le milieu ouvert.
Il faut donner au milieu ouvert ses lettres de noblesse. Je suis frappé, moi qui ai beaucoup eu l’occasion de travailler dans le cadre du milieu ouvert, de voir à quel point ce travail est méconnu par les élus, mais aussi par les professionnels. C’est un travail très obscur, parce que c’est un travail d’investigation, d’observation. Il faut faire preuve aussi de patience et de tact. C’est un travail d’approche, un travail extrêmement minutieux, et ce travail invisible -le travail éducatif est souvent invisible- n’est pas du tout perçu comme ayant une quelconque efficacité d’un point de vue général. Je trouve cela extrêmement dommageable.
Les éducateurs qui ont une mesure d’observation en milieu ouvert font fréquemment part d’une remarque qu’ils entendent souvent : « Vous observez, mais, attendez ! vous n’agissez pas ! » L’exigence de l’acte, de l’action, est vécue comme antagonique avec celle de l’observation ou de l’investigation. Mais il faut, pour trouver la bonne décision pour un jeune, une période d’observation et d’investigation : c’est au terme de cette articulation de décision et de diagnostic que l’on peut avoir la chance de trouver la bonne solution.
Pour résumer mon sentiment, je dirai que l’urgence est plutôt là : une politique éducative ambitieuse, avec la question de l’hébergement que j’évoquais tout à l’heure, une politique de prévention spécialisée qui soit fortement dynamisée par l’action de l’État, laquelle, on le sait, relève des conseils généraux.
L’un des grands oubliés de la politique de la ville, ces dernières années, c’est le Conseil général, dont la capacité à mettre en place des moyens d’intervention et de prévention spécialisée me paraît avoir disparu de lascène. Il faut, là, en amont de l’intervention judiciaire, avant que le mandat judiciaire ne s’applique, donner d’une façon ou d’une autre les moyens d’une action éducative de prévention.
Enfin, pour ces jeunes, ne l’oublions pas, une politique psychiatrique s’impose. J’y insiste, parce que cet aspect est peu connu, alors qu’il est très important pour les cas lourds que j’évoquais tout à l’heure.
Pourquoi ? Parce que la France connaît un déficit considérable dans le traitement de la psychiatrie de l’adolescent. Mme Brisset, défenseure des enfants, qui l’évoquait récemment, soulignait l’un des points qui lui semblaient essentiels dans les signalements qui lui étaient adressés : le chiffre des suicides des adolescents. Il est très important puisque, notait-elle, c’est la deuxième cause de mortalité dans cette classe d’âge, ce qui semble devoir être perçu comme tel. Or, actuellement, les prises en charge en pédopsychiatrie sont très insuffisantes, et 5 % des admissions en hospitalisation de jour en Île-de-France sont refusées, faute de place.
Autre point très important, j’ai souvent été confronté, dans ma propre pratique, à cette incapacité des services de psychiatrie, pour des raisons à la fois dogmatiques, mais aussi de place, de prendre le relais en termes de psychiatrie, en termes aussi de contrainte psychiatrique. La psychiatrie de l’adolescent est un lieu à revisiter, à mobiliser, dans le souci de donner des réponses complètes d’un point de vue éducatif. Si nous parvenons à être présents sur ces différents fronts de la prévention, de l’hébergement, de la psychiatrie et du milieu ouvert, qui constituent un véritable front éducatif dans la lutte contre la délinquance des mineurs, nous pourrons nous donner les moyens d’une force de frappe plus efficace que celle que, malheureusement, nous avons actuellement.
M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Vous nous avez dit qu’existaient grosso modo trois formes de délinquance : la délinquance initiatique, la délinquance pathologique et la délinquance d’exclusion. Je n’aborderai pas la délinquance pathologique, qui est le lot commun de toute société et que, bien sûr, il faut traiter. En revanche, je voudrais revenir sur les deux autres.
N’y a-t-il pas aujourd’hui un lien extrêmement fort entre la délinquance initiatique et la délinquance d’exclusion en ce sens que, pour bon nombre de jeunes qui sont en situation d’exclusion, il faut passer à l’acte pour être reconnu par les siens ? A partir de là, vous vous êtes demandé où est la politique en matière de prévention éducative. Il faut une politique éducative ambitieuse, dites-vous, et vous avez sans doute raison. Mais ce type de population est-il réceptif à une telle politique éducative, dans la mesure où il faut agir, bien sûr, sur le délinquant, sur son environnement familial, mais aussi sur son milieu ambiant ?
M. Denis Salas - Je crois que vous avez raison. Des travaux de sociologie ont été menés, et vous avez entendu, je crois, des sociologues qui vous ont donné de bien meilleures explications que moi.
J’ai travaillé voilà quelques années avec Hugues Lagrange, qui s’est lui aussi longuement penché sur la délinquance des mineurs. A l’époque, un groupe de travail avait été formé autour de Mme Guigou pour réfléchir aux réponses à apporter. Il avait constaté que, comme vous le remarquez, l’initiation pouvait fonctionner dans un sens positif, mais aussi dans le sens de la reconnaissance d’une identité délinquante et que, dans certains groupes de délinquance, l’initiation fonctionnait comme une étape obligée pour voir son identité validée, notamment les passages par la prison, qui étaient un titre de gloire considérable pour celui qui voulait se forger une identité de caïd dans le quartier.
Mais, s’il est devenu massif, c’est vrai, le phénomène n’est pas nouveau. Les éducateurs déconstruisent en permanence ces fausses identités. Ce travail est plus visible aujourd’hui, parce que les médias rendent compte de certains phénomènes, mais on ne saurait compter le nombre fois où les éducateurs -je l’ai moi-même fait en tant que juge des enfants- mènent un travail de déconstruction de cette fausse identité : c’est le travail quotidien du magistrat ou de l’éducateur.
Il s’agit de montrer au jeune que l’identité qui lui est proposée par le groupe auquel il appartient ne mène à rien de positif. Le gros travail éducatif consiste donc à lui faire voir que les perspectives identitaires ouvertes par sa bande ou son quartier ne sont pas les bonnes et qu’il doit progressivement en trouver d’autres, afin de déboucher à terme sur une issue positive.
Toutefois, les issues positives sont très peu nombreuses, car le travail est rare, l’accès à un apprentissage suppose un certain niveau et les structures éducatives sont très insuffisantes et n’interviennent que sur une courte durée.
Les handicaps sont donc nombreux et les relais font cruellement défaut pour proposer des solutions solides, alors que les modèles identitaires négatifs sont de plus en plus attirants. Cela ressort très bien de nombreux séminaires et tables rondes : l’argent facile, le pouvoir détenu par certains « caïds », l’appartenance à des réseaux apparaissent comme les solutions les plus faciles et représentent la pente naturelle.
Quoi qu’il en soit, je crois illusoire de penser qu’une présence policière renforcée dans ces quartiers permettrait de mettre un terme à ces phénomènes dangereux. C’est à mon sens davantage un travail fin de déconstruction qui doit être entrepris : la capacité d’éducateurs de terrain d’assurer un suivi individualisé des jeunes et de leur délivrer un certain nombre de messages positifs quant à leur avenir peut permettre d’inverser la tendance.
M. le rapporteur - Qui peut assumer ce rôle éducatif ? La famille, certes, mais elle est souvent absente ou déstructurée. Est-ce plutôt la mission de l’Education nationale ? L’action de celle-ci a également ses contraintes et ses limites. Vous avez indiqué qu’une réponse de proximité était nécessaire. Que voulez-vous dire par là ? Qu’est-il possible de faire ?
M. Denis Salas - Pour ma part, je ne pense pas que compter sur la famille soit un leurre, bien au contraire.
M. le rapporteur - Pas toujours, naturellement !
M. Denis Salas - En effet, les parents, j’y insiste, sont les premiers protecteurs de l’enfant. Je veux les placer en première ligne : leur rôle est primordial. Il faut précisément les mettre en situation d’autorité et leur dire qu’ils ne peuvent pas se défausser de leurs responsabilités éducatives mais qu’ils doivent au contraire les assumer. Pour beaucoup de parents, il est facile de démissionner et de ne pas répondre aux convocations du juge ou de se désintéresser de toute espèce d’intervention éducative.
M. le rapporteur - A ce propos, quel est le taux de réponse des parents ? Dans quelle proportion assument-ils leurs responsabilités après que vous les avez sensibilisés à celles-ci ?
M. Denis Salas - Il s’agit d’un moment très important dans la pratique des juges des enfants. Des collègues exerçant actuellement ces fonctions seraient mieux à même d’en parler, mais il est indispensable que les deux parents assistent aux audiences. Si le jeune se présente entouré de ses copains de quartier et adopte une attitude de défi à l’égard de l’autorité, le juger en l’absence de ses parents revient à cautionner son comportement et à le placer en situation de toute-puissance. En revanche, si les parents sont présents, le contexte est tout à fait différent. Il faut insister pour qu’ils viennent, et alors, comme par hasard, les copains nese montrent pas. Quelque chose d’essentiel se joue à ce moment. Les jeunes ont pris des libertés considérables dans leur famille et leur quartier et tendent à défier le juge, seuls ou avec leur bande. Ce comportement est très fréquent, et le rôle du magistrat est donc de redonner leur place aux parents et de s’assurer de leur présence quand il prend sa décision.
M. le rapporteur - Est-il possible de contraindre les parents à venir ?
M. Bernard Plasait - S’ils ne viennent pas, est-ce parce qu’ils craignent leur enfant ?
M. Denis Salas - Non, ils ressentent à mon sens une forme de lassitude, d’épuisement. Ils sont déjà allés chercher leur gamin plusieurs fois au commissariat et ils ne comprennent pas bien ce qui se joue. D’une certaine façon, ils perdent pied. Il peut arriver que l’on impose aux parents d’assister à une audience, mais je préférais pour ma part recourir à la persuasion, et cela réussissait dans la plupart des cas. Pour les parents, le juge représente véritablement une bouée de sauvetage : après des mois, voire des années, de désordre éducatif ou d’anomie familiale, on leur restitue enfin leur place, et cela permet de donner des chances d’aboutir à l’action éducative qui sera menée par la suite. En effet, ils seront les garants de l’efficacité de cette dernière.
Cela étant, il ne faut pas se leurrer : ces parents ont besoin d’un soutien. C’est là qu’intervient l’éducateur en milieu ouvert ; il les rencontrera régulièrement, leur rappellera leurs responsabilités et aura pour rôle d’étayer la fonction parentale. La frontière est souvent floue : l’éducateur doit non pas se substituer aux parents, mais les soutenir dans l’exercice de leurs responsabilités éducatives, par le biais d’une sorte de tutorat. Quand des parents sont hésitants ou épuisés -être confronté à des enfants en situation de toute-puissance peut en effet être exténuant et démoralisant !- il est très important pour eux d’avoir cet appui du juge et de l’éducateur. Cela leur permet de reprendre peu à peu leur place ; ce processus est long et difficile, mais le jeune retrouve alors lui aussi sa vraie place dans la famille.
M. le rapporteur - Il faudrait engager ce processus dès le premier délit, afin d’éviter que n’apparaisse cette lassitude des parents que vous avez évoquée.
M. Denis Salas - Je suis d’accord avec vous, mais le mot « délit » me gêne, car c’est l’absentéisme scolaire, lequel ne constitue pas un délit, qui doit donner l’alarme. Ce phénomène représente le premier « décrochage » et, comme cela a été dit, les professeurs ne courent pas après un gamin qui leur crée des difficultés. Je crois donc préférable de dépénaliser, en quelque sorte, l’intervention ; si une assistante sociale scolaire est présente dans le collège ou le lycée et saisit systématiquement le juge des enfants en assistance éducative en cas d’absentéisme, le signalement sera suffisamment précoce pour que l’action de l’éducateur puisse être efficace. Le dispositif de tutorat de la famille pourra alors être mis en place : comme je le disais tout à l’heure, cela représente le meilleur moyen d’agir de façon solide et durable, en utilisant les ressources parentales existantes, même si ces dernières ne sont pas toujours très substantielles. Ce point est important.
M. Bernard Plasait - Je ne comprends pas : on nous dit souvent que le gamin qui commence par commettre une transgression légère -par exemple, en n’assistant pas à un cours- en viendra ensuite à des infractions de plus en plus graves, mais que le juge ne voit pas ce primo-délinquant, qui se trouve alors encouragé, en quelque sorte, à persister dans cette spirale.
Quand il rencontre enfin le juge, il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il est bien tard pour intervenir et, lorsqu’une sanction est prise, elle paraît souvent très dure, dans la mesure où le jeune, qui n’avait pas été puni pour ses premières fautes, avait fini par croire que ses actes étaient plus ou moins licites. Or, brusquement, il reçoit un coup sur la tête. Par conséquent, comment se fait-il qu’un gamin puisse commettre impunément un certain nombre d’infractions avant de se retrouver devant le juge ? La responsabilité de cette situation incombe-t-elle aux parents, à l’Education nationale, à la police, au procureur ou à tous ces intervenants à la fois ? J’aimerais mieux comprendre.
M. Denis Salas - Il est difficile de répondre à cette question, car plusieurs types d’interventions sont impliqués. On pense spontanément à un dysfonctionnement de la police, qui n’aurait pas une lecture suffisante des actes de délinquance ou d’incivilité, mais j’ai remarqué que les cas les plus préoccupants relevaient moins souvent d’un défaut de signalement par la police que d’un défaut de signalement par les services sociaux. Je n’évoquerai pas la police, que je connais moins parce que je n’ai jamais été en fonction au parquet ; en revanche, je relève que des postes sont vacants dans certaines circonscriptions d’action sociale et que des lycées où l’on constate des phénomènes massifs d’absentéisme sont dépourvus d’assistante sociale.
Ainsi, il m’est arrivé de rencontrer des gamins qui en étaient à deux ou trois années d’absentéisme scolaire. Qu’a-t-on fait pendant tout ce temps ? Pour autant, ils n’étaient pas forcément délinquants, étant souvent eux-mêmes victimes de violences familiales, voire sexuelles. Dès lors qu’un jeune est délaissé par la famille et par l’institution scolaire, il est rapidement entraîné dans un processus de délinquance où il est à la fois victime et auteur. Comme je le disais tout à l’heure en évoquant l’absentéisme scolaire, il me semble que la réponse est précisément de mettre en place des réseaux de signalement très fins et efficaces entre le parquet, d’une part, les services sociaux et la police, d’autre part. Le parquet pourra alors orienter les démarches.
M. Bernard Plasait - N’est-il pas débordé ?
M. Denis Salas - Certes, il le sera si on le saisit de la moindre dispute qui éclate dans un collège ou de toutes les bagarres à coups de cartables dans la cour de récréation : ces incidents doivent être pris en charge par l’institution scolaire. Il me semble même très grave de signaler de telles incivilités à des autorités qui ne sont pas compétentes pour les traiter, car cela revient à disqualifier celles qui le sont. Je ne dis pas que le parquet n’a pas sa part de responsabilité quand survient une telle évolution, mais chacun doit jouer son rôle en restant à sa place. Les incivilités commises au sein d’un lycée ou d’un collège relèvent de l’autorité scolaire.
En revanche, quand un seuil est franchi, par exemple en cas d’agression, le parquet doit être alerté : c’est d’ailleurs ce que l’on pourrait appeler une politique pénale de proximité, notion dont on ne sait pas très bien, à l’heure actuelle, ce qu’elle recouvrira. J’étais pour ma part assez opposé à la logique du « tout-pénal », parce que j’ai constaté les effets désastreux d’une disqualification généralisée des institutions d’amont, si je puis dire, lesquelles s’empressaient de se défausser de leurs fonctions d’autorité.
Sous cette réserve, le parquet peut intervenir, la difficulté tenant à l’orientation des signalements qui lui sont adressés. Il dispose en effet d’une batterie de solutions, puisqu’il peut recourir au juge des enfants, au juge d’instruction, à la médiation pénale, à la réparation, au travail en maison de justice, au classement sous condition, etc. Le parquet doit donc remplir avec beaucoup de finesse le rôle d’orchestrateur de la réponse judiciaire : il s’agit non pas de poursuivre systématiquement, mais d’évaluer les différentes situations.
M. Bernard Plasait - Ces diverses solutions que vous avez citées sont-elles effectivement mises en oeuvre ?
M. Denis Salas - Elles le sont. Je n’ai pas de chiffres à vous donner à cet égard, mais le recours aux mesures de médiation ou de réparation ou au classement sous condition progresse de façon continue. Toutes ces solutions sont d’ores et déjà mises en application à l’heure actuelle.
M. Jacques Mahéas - Se défausser de ses responsabilités sur d’autres est devenu une attitude banale, et pas uniquement dans le domaine qui nous occupe aujourd’hui : on essaie de se munir à la fois d’une ceinture et de bretelles ! Ainsi est le monde dans lequel nous vivons, et cela est vrai à tous les niveaux.
Cela étant, je me sens plus en accord avec vous qu’avec les intervenants qui vous ont précédé. Nous, élus de terrain, avons souvent créé, partout où cela était possible, des lieux éducatifs, même si, il faut le reconnaître, la coordination a parfois manqué.
Les jeunes que nous évoquons sont souvent en situation d’échec total, notamment sur les plans affectif et scolaire, et trouvent leur seule légitimité au sein de leur bande. Pourtant, quand une passion existe, n’est-il pas possible au juge et aux éducateurs de prendre appui sur elle ?
Par ailleurs, quand la culture des enfants est très différente de celle des parents, la difficulté est grande. En tant qu’élus, nous recevons les familles, et il arrive que des jeunes se plaignent de l’illettrisme ou de l’alcoolisme du père... On découvre alors des situations très douloureuses. Devant ce constat, ne serait-il pas envisageable, quand des violences précoces et des manquements aux obligations scolaires ont été constatés, de réinstaurer ces écoles des parents que j’ai connues lorsque j’étais jeune enseignant et qui constituaient un bon outil ?
M. Denis Salas - M. Alain Bruel, l’un de mes anciens collègues qui se trouve aujourd’hui à la retraite et qui a longtemps été président du tribunal pour enfants de Paris, avait adressé à la direction de la santé deux rapports sur l’école des parents. Il proposait de mettre en place des structures permettant d’aider ces derniers à remplir leur rôle.
M. Jacques Mahéas - Les parents devront être contraints par la justice de participer.
M. Denis Salas - En effet. Des parents pourront être volontaires, mais la justice pourra aussi imposer cette solution. J’évoquais tout à l’heure le milieu ouvert, mais dans ce cadre il est très important d’aider les parents à jouer leur rôle au quotidien et à tenir leur place. De nombreuses mesures de cet ordre visent ainsi à prévenir la transmission intergénérationnelle de la maltraitance. Il s’agit d’un travail très long et minutieux, que chaque éducateur accomplit à son niveau. Je suis tout à fait d’accord avec vous, monsieur le sénateur : la pénalisation des parents me semble être une solution de pure façade. Je pense à la fois plus réaliste et plus efficace de travailler, comme vous le souhaitez, par le biais d’écoles de parents, avec mandat judiciaire -je vous rejoins également sur ce point. Cela pourrait permettre de désamorcer la maltraitance et d’éviter la diffusion de la violence dans les familles, qui explique nombre de comportements des jeunes.
Pour en revenir à la première de vos observations, j’estime que l’empilement des dispositifs représente effectivement une grande difficulté. Beaucoup de jeunes ou d’éducateurs nous disent que les médiateurs sont trop nombreux dans les quartiers et que l’on ne sait plus du tout qui est l’adulte de référence. Trop de personnes veulent aider les jeunes, mais il faut pour cela une légitimité, une parole crédible et une formation -j’y insiste- afin d’éviter les glissements dangereux vers une trop grande proximité. Seuls de tels adultes, ayant eu un parcours proche de celui de leurs cadets, peuvent être efficaces. On en rencontre déjà sur le terrain : on pourrait les appeler les nouveaux éducateurs de prévention. Ils seront aptes à désamorcer la violence en intervenant en amont, grâce à leur capital humain, voire physique, personnel. Cela vaut mieux que d’empiler des dispositifs qui ne feront que brouiller la norme fondamentale, au profit d’un activisme dénué de sens.
S’agissant de la question très importante de la valorisation des jeunes, je peux vous dire que, lorsque l’on exerce la fonction de juge des enfants, on est souvent amené à poser des limites. C’est un travail extrêmement ingrat, mais tant de libertés ont été prises et tant de dérives ont été tolérées qu’il est nécessaire que quelqu’un dise « non » souvent, tape du poing sur la table et marque des interdits. Cependant, on finit alors par s’endurcir et par oublier de relever les indices d’évolution positive, qu’il faut pourtant absolument souligner, aussi légers soient-ils, afin de signifier au jeune qu’il est sur la bonne voie. Il existe donc une dialectique entre l’expression très ferme des interdits et l’indication des perspectives éventuelles de valorisation, et il est nécessaire de garder à l’esprit que la sanction peut aussi être positive : le cas échéant, le magistrat doit savoir sortir de son rôle ingrat de confrontation à la loi, et montrer au jeune qu’il a sa place au regard de celle-ci. Le juge doit le signifier, sa mission n’est pas uniquement de réprimer des comportements.
Mme le président - Je voudrais poser deux questions.
Tout d’abord, en tant que parlementaire, j’aimerais savoir si vous jugez suffisant l’arsenal législatif actuel.
M. le rapporteur - Je comptais moi aussi poser cette question.
Mme le président - Nous sommes au moins d’accord sur quelque chose.
Par ailleurs, vous avez été interrogé sur les moyens de la justice, mais quels sont à votre avis les besoins les plus cruciaux de celle-ci en la matière ?
M. le rapporteur - Si vous le permettez, madame le président, j’ajouterai une autre question, concernant la protection judiciaire de la jeunesse : le dispositif est-il à vos yeux bien adapté, et quelles améliorations pourrait-on éventuellement lui apporter ?
M. Denis Salas - En ce qui concerne l’arsenal législatif, le point avait été fait de manière satisfaisante, à mon sens, par le rapport Lazerges-Balduyck, qui a été présenté voilà quelques années. Celui-ci portait un diagnostic d’ensemble extrêmement intéressant sur le problème de la délinquance des mineurs. J’en avais retenu l’idée que les réponses législatives existaient et qu’il était erroné de penser, comme c’est trop souvent le cas, que l’ordonnance de 1945 n’a pas été modifiée depuis sa promulgation : elle l’a été à de nombreuses reprises, s’agissant en particulier du travail d’intérêt général, de la réparation ou de la médiation. Ces outils ne datent donc pas de 1945.
L’arsenal législatif me paraît suffisant, mais j’avais été très frappé, à la lecture du rapport Lazerges-Balduyck, par l’affirmation que la délinquance des mineurs est un problème relevant de la responsabilité collective et politique. Par conséquent, la justice des mineurs ou la PJJ n’ont pas vocation à assumer seules la charge écrasante de le traiter : toutes les institutions concernées par l’adolescence, cet âge où l’on cherche sa place, doivent être mobilisées. J’ai déjà évoqué, à cet égard, la psychiatrie infantile ou l’école. Si l’arsenal législatif existe, il faut donc être conscient du fait qu’il ne permettra de répondre qu’à cette délinquance individuelle des mineurs dont j’ai abondamment parlé ; les phénomènes de délinquance de groupe, mafieuse ou criminelle relèvent vraiment d’une intervention pénale et policière, y compris à l’échelon international. Cela étant, ces deux modes de délinquance, on l’a vu, sont malheureusement souvent liés et des actions complémentaires doivent être menées. Quoi qu’il en soit, n’oublions pas l’intervention éducative, qui est du ressort d’une responsabilité collective et pluri-institutionnelle.
En ce qui concerne les mesures urgentes, ma conviction personnelle est que la prison n’est pas une solution.
M. Bernard Plasait - Jamais ?
M. Denis Salas - Elle peut dans certains cas être inévitable, hélas ! s’agissant de jeunes en grande difficulté, quand les passages à l’acte se multiplient et qu’il devient nécessaire de mettre un coup d’arrêt. En même temps, on sent bien qu’il s’agit d’une mesure très ponctuelle et qu’il importe de ne pas rompre le fil de l’action éducative lors du séjour du jeune en maison d’arrêt. Les éducateurs ne doivent pas considérer que l’incarcération met fin à leur mission, au contraire ! Il s’agit alors d’un nouveau défi éducatif, qui appelle une mobilisation des acteurs afin de préparer la sortie.
M. Bernard Plasait - Voilà !
M. Denis Salas - Tel est le problème, mais il faut parfois convaincre les éducateurs qu’un défi leur est lancé, alors qu’ils éprouvent souvent l’envie de souffler, ce qui peut se comprendre au regard des difficultés qu’ils rencontrent. Beaucoup de juges des enfants insistent néanmoins sur la nécessité d’agir.
Un travail éducatif doit donc être conduit, que l’incarcération ne doit pas interrompre. C’est un véritable pari, et la prison ne doit représenter qu’une parenthèse.
En ce qui concerne enfin la PJJ, la revalorisation de l’hébergement me semble cruciale. Je rappelle que les centres d’éducation renforcée sont animés, pour l’essentiel, par le secteur associatif habilité, et relativement peu par les fonctionnaires de la PJJ : un certain nombre de rapports officiels vous fourniront des chiffres à cet égard.
Cela étant, comment mobiliser la PJJ s’agissant de l’hébergement de court, moyen et long termes, alors qu’elle a assumé cette fonction au long de l’histoire, au travers des ISES, les institutions spéciales de l’éducation surveillée, des IPES, les internats professionnels de l’éducation surveillée, ou des centres de placement ? Cette question est incontournable. En effet, l’un des diagnostics posés sur les centres d’éducation renforcée met en relief une action menée à très court terme, sans aucune perspective de sortie. Si l’on veut éviter le recours à la prison, c’est dans cette direction qu’il conviendra de travailler d’arrache-pied, à la fois dans le secteur associatif et dans la fonction publique.
Quant aux autres perspectives offertes, il importe de garantir la très précieuse articulation entre le magistrat et l’éducateur, par le biais des services éducatifs auprès du tribunal, les SEAT, qui sont des outils de diagnostic pour le parquet et le juge des enfants permettant de prendre les bonnes décisions au moment adéquat, afin d’éviter le recours à des solutions peut-être trop faciles, comme l’incarcération. Le juge d’instruction, qui est de plus en plus souvent saisi de phénomènes complexes de délinquance de groupe, est également concerné. Il est donc très important de maintenir, au sein du tribunal, une alliance entre le magistrat et le monde éducatif, en vue de trouver des solutions solides, autres que la prison.
En conclusion, il convient de sauvegarder à la fois des outils de long terme, avec l’hébergement, et des outils de diagnostic au sein du tribunal, afin d’éviter de recourir à des solutions de facilité parce que l’on n’aura pas eu la possibilité, en amont, de mener des investigations suffisamment étayées.
Mme le président - Personne n’a plus de question à poser ?...
Il nous reste à vous remercier, monsieur.
Source : Sénat français
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