Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons entendre maintenant M. Éric Debarbieux, professeur en sciences de l’éducation et spécialiste des questions de violence à l’école, qui vient de publier une étude sur les mécanismes de la violence des jeunes intitulée L’Oppression quotidienne.

(M. le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

Vous avez la parole, M. Debarbieux.

M. Éric Debarbieux - Je ferai un exposé d’une quinzaine de minutes, à l’issue duquel je vous donnerai un exemplaire du rapport lui-même, si vous ne l’avez pas, ainsi que du premier tome des actes du colloque mondial que nous avions organisé à l’UNESCO, l’année dernière, sur le thème de la violence à l’école, document qui regroupe une série de synthèses élaborées par quelques-uns des meilleurs spécialistes mondiaux de la question.

L’Oppression quotidienne est un titre un peu fort pour un rapport scientifique, et je crois que la meilleure façon de présenter ce texte est d’en expliquer l’intitulé. Bien sûr, résumer en quelques minutes un tel travail, qui est un travail scientifique, casse la nuance ; or celle-ci est importante sur ce sujet.

Si nous avons choisi L’Oppression quotidienne, c’est que le rapport porte sur un sujet bien précis, sur un certain type de délinquance des mineurs : j’avoue que j’ai du mal à croire à la délinquance des mineurs en tant que phénomène massif qui aurait partout les mêmes causes et les mêmes manières de s’exprimer.

Il s’agit donc bien d’une étude sur la délinquance des mineurs, mais dans des quartiers défavorisés extrêmement variés qui vont du quartier du Cul de Four à Roubaix jusqu’à certains quartiers comme les Créneaux à Marseille, Saint-Michel à Bordeaux ou Belleville à Paris.

Ce rapport est le fruit d’un travail de longue durée : notre équipe travaille depuis maintenant plus de dix ans sur les phénomènes de violence à l’école, et nous avons interrogé plus de 35 000 jeunes en France. Il nous permet ainsi de bien montrer les évolutions depuis des années et dépasse un peu ce que nous avions fait précédemment : il ne porte que relativement peu sur les phénomènes de violence à l’école, auxquels nous ne consacrons qu’un huitième de notre étude, pour s’intéresser à la délinquance des mineurs dans un certain nombre de quartiers.

Nous avons séjourné pendant de très longues durées dans les quartiers concernés. En effet, nous avons mené une enquête extensive en faisant passer des questionnaires directement -ils n’ont pas été envoyés par courrier ni transmis par le biais des CPE dans les établissements scolaires-, si bien que mon équipe et moi-même avons vécu en immersion dans ces quartiers, où nous sommes restés quelquefois plusieurs semaines par mois pendant plus d’un an, voire deux ans, et même trois ans pour certains.

Si nous avons retenu ce titre, L’Oppression quotidienne, c’est que nous avons été frappés, progressivement, par un terme que les jeunes emploient sans arrêt : la « loi du plus fort ». Nous ne le défendons pas nous-mêmes, mais, où que ce soit, les gosses nous disent : « Ici, c’est la loi du plus fort. »

Je résumerai cela d’une manière qui ne figure pas dans le rapport et que m’a confiée une journaliste du Figaro. Après avoir assisté dans un collège à une séance de lancement de l’« école du respect » par le capitaine de l’équipe de handball « Les Barjots », qui, toute la matinée, avait parlé respect, droits de l’homme, citoyenneté, République, égalité, etc., elle a demandé aux enfants s’ils avaient compris ce qu’était le respect. Et les gosses lui ont répondu : « Mais, madame, ici, le respect, ce n’est pas ça, le respect, c’est la loi du plusfort. » Cela pose évidemment un problème important.

Cette loi du plus fort, nous l’avons vue fonctionner à plusieurs niveaux.

Je choisirai pour illustrer le premier niveau l’exemple d’un immeuble - nous avons d’autres cas dans d’autres quartiers - qui, depuis maintenant près de cinq ans et, j’y étais encore il y a très peu de temps, cela continue, est pris en otage par un petit groupe qui oscille entre dix et trente individus et qui rend tout simplement la vie impossible aux habitants. Ceux-ci, du coup - c’est le mécanisme bien connu de l’incivilité - ont complètement abandonné les espaces publics et se calfeutrent derrière des portes blindées, alors qu’il s’agit d’un quartier très populaire où les habitants ne sont pas particulièrement de riches propriétaires. Cet espace est donc totalement livré à ce groupe qui, depuis maintenant quatre ou cinq ans, toutes les nuits jusqu’à cinq heures du matin, empêche les habitants de dormir. C’est tout à fait remarquable.

Du coup, cet espace est tout à fait ouvert au trafic, au business. Les jeunes en question ne sont pas forcément tous des dealers, ne sont même pas forcément tous conscients d’être pris dans ce jeu du business, mais ces phénomènes sont utilisés, par les trafiquants en l’occurrence. La délinquance des mineurs est ici une petite délinquance qui résulte beaucoup plus de microviolences répétées que de grandes choses, bien qu’il y ait eu dans cet immeuble des choses assez dures tout de même, et produit une telle oppression à répétition que l’on peut dire que le pouvoir de proximité - c’est ainsi que j’appellerai la loi du plus fort - n’appartient plus aux habitants.

Je citerai un autre exemple, celui d’une mère de famille qui, dans un quartier roubaisien, nous disait : « Moi, vous savez, je n’ai pas d’ennuis dans mon quartier, je sais où il ne faut pas aller. Là, je passe... » Le problème reste de savoir ce que c’est qu’un quartier, dans une République, où les habitants ne sont que des passants et s’expriment en tant que passants.

Le deuxième niveau, le deuxième grand type de phénomènes que nous avons exploré - il est très étudié dans les pays anglo-saxons, beaucoup moins en France, où l’on commence cependant à s’y intéresser -, ce sont tous ces phénomènes de harcèlement répétitif que subissent certains adolescents, certains enfants dans les établissements scolaires. Nous avons donc étudié le cas d’une jeune fille qui était victimée depuis deux ans par ces micro-violences répétées et qui, du coup, vivait un véritable cauchemar.

La loi du plus fort a ceci de particulier qu’elle se fait d’abord au nom du respect ; que, pour être respecté, il faut être fort ; et que, pour être fort, il faut désigner des faibles : il faut prouver sa place dans une hiérarchie. Je n’hésite pas devant ce terme de « hiérarchie », que l’on a quelquefois du mal à accepter actuellement en France, notamment quand on parle de bandes. Une hiérarchie peut être moins organisée qu’un organigramme, mais, pour être fort, j’ai véritablement besoin de prouver que l’autre est faible.

L’autre, c’est d’abord le proche ; cette délinquance est d’abord une délinquance de proximité, non pas comme on dirait : « Je suis tout près, je saisis le téléphone portable », mais bien au sens de : « C’est monprochain. » Mon prochain, ce sont d’abord des personnes qui vivent la même condition sociale que moi, dans les mêmes quartiers que moi. Les recherches criminologiques, les grandes enquêtes de victimation nord-américaines, les nôtres aussi, montrent qu’environ 80 % des victimes ont un rapport quelconque avec les agresseurs, que ce soit un rapport de voisinage ou tout simplement le fait d’être dans la même classe, éventuellement dans la même famille, etc.

Le phénomène d’oppression répétitive est un phénomène majeur qui a des conséquences très importantes à la fois sur la vie sociale -c’est, si vous voulez, ce que l’on appelle la théorie de l’incivilité, que l’on pourrait distinguer de certaines autres théories dont, dit-on, elle procéderait, comme la tolérance zéro, etc.- et sur les individus. C’est très clair, notamment, sur ce dernier point. Ainsi, le school bullying, le harcèlement entre pairs dans les écoles, a concerné des centaines de milliers d’enfants. Ceux-ci ont été interrogés, dans le cadre d’enquêtes qui ont commencé depuis près de 1973, en Europe du Nord en particulier, mais qui se sont maintenant étendues un peu partout. Toutes les grandes recherches sur ce sujet montrent qu’un enfant harcelé à répétition présente, quand il est adolescent, quatre fois plus qu’un autre le risque de faire une tentative de suicide et que les phénomènes de répétition victimaire tendent à créer des phénomènes de dépression, des dépressions continues.

Je suis là dans la partie descriptive. Je vais bien sûr beaucoup trop vite, il y a bien d’autres exemples, bien d’autres choses dont on pourrait parler.

Le phénomène de la loi du plus fort est complexe, parce qu’il a plusieurs utilités, si l’on peut dire, dans un quartier.

Sa première utilité - je me place un peu dans la théorie actionniste, la théorie de l’acte délinquant - est de construire la hiérarchie que j’évoquais, d’affirmer ma place, d’affirmer mon respect. Que le respect, très beau terme, devienne prétexte à affirmer une loi du plus fort a bien entendu de quoi étonner, et l’on peut même essayer de combattre cela.

Ce respect a un autre sens. Il veut dire aussi : attention, je veux être respecté pour ne pas être moi-même faible, pour moi-même être protégé. En particulier, nous avons beaucoup de témoignages - nous avons beaucoup travaillé sur les problèmes de délinquance des filles - qui montrent que les jeunes filles qui se livrent à des actes de violence répétitive, qui sont regroupées dans un certain nombre de bandes et dont nous avons longuement étudié plusieurs cas très intéressants qui figurent dans le rapport sur Marseille, sont d’abord des filles qui cherchent à se protéger : à se protéger de la loi un peu machiste, à se protéger aussi, il faut bien le dire, des violences sexuelles.

Enfin, on rencontre également des gosses qui se trouvent embarqués dans cette surenchère de la loi du plus fort et qui n’en sortent plus, de peur de passer pour faibles.

Il y a donc un côté de recherche de la protection. Il y a également un côté de recherche de la domination, c’est très clair, et un dernier côté qui est une recherche très ludique : la loi du plus fort est aussi une valeur ludique pour un certain nombre de gosses - valeur assez partagée, y compris par ceux qui s’en éloignent - où le découpage du monde en forts et faibles paraît naturel à bien des adolescents.

La deuxième utilité de la loi du plus fort, c’est qu’elle peut être récupérée. Elle représente un mode de socialisation qui n’est pas un mode de socialisation de sauvages, ne soyons pas caricaturaux, mais qui, en revanche, peut être récupéré pour le business, pour le trafic, je l’ai évoqué, et on assiste à des choses tout à fait remarquables. Cela peut concerner, par exemple, plusieurs bas d’immeubles : ce n’est pas tout un quartier, c’est un endroit précis dans des quartiers qui ne sont pas forcément tous des coupe-gorges, où l’on peut très bien se promener, et se promener agréablement ; mais il y a des lieux interdits, tenus par des groupes où les mineurs sont bien souvent utilisés par des majeurs pour préserver la planque, l’espace du commerce.

Bien entendu, il existe d’autres espaces de commerce, et des études récentes ont mis en évidence le rôle des rave parties, par exemple ; on connaît aussi les commerces illégaux qui, dans les faits, se tiennent dans les appartements mêmes. Mais, pour préserver l’endroit où le client pourra venir, l’espace est tenu par des pitbulls..., est tenu aussi par le vide qui, grâce à ces mécanismes d’oppression quotidienne, est créé autour de ces lieux.

J’ai employé des métaphores très utilisées en géostratégie des drogues. La géostratégie des drogues, c’est d’abord l’utilisation du vide, au niveau stratégique, pour réussir à faire passer ce commerce. C’est vrai aussi en microstratégie des drogues : c’est l’art de créer de l’ordre par le désordre, mais un ordre propice au trafic.

Le phénomène de loi du plus fort est aussi un phénomène de classement très lié à ce que l’on appelle souvent -je pense à Denis Salas- la « délinquance de l’exclusion », c’est-à-dire à une construction du monde en amis et ennemis, ou en eux et nous ; cette délinquance s’exprime également à travers un partage du monde entre inclus et exclus. Ce que je dis n’est pas une excuse, c’est une description de la manière dont le monde est découpé et décrit par tous les adolescents rencontrés, avec une particularité que nous avons vue monter - nous la décrivions dès 1997-1998 dans un rapport que nous avions rédigé, à l’époque, pour Claude Allègre -, à savoir le durcissement des violences collectives, et l’on peut citer les phénomènes de racket collectif, que l’on a vus durcir fortement, agies précisément par ces petits groupes hiérarchisés qui, se voulant les plus forts, prouvent leur force en s’opposant. Ils s’opposent d’abord, éventuellement, à d’autres catégories sociales, ethniques ou autres, dans le quartier, donc à des proches ; ils s’opposent évidemment aux institutions, l’Education nationale étant, de ce point de vue, tout à fait centrale.

Je vous donnerai un chiffre précis. Les enquêtes que nous avions faites en 1994 et 1995 étaient essentiellement des enquêtes de victimation, des enquêtes de climat scolaire, et s’intéressaient à la fois aux faits, aux représentations, au sentiment d’insécurité, etc., mais je ne vais pas vous faire un cours de méthodologie. Lors des enquêtes de 1995-1996, 7 % des enseignants du même type d’établissements pensaient qu’il y avait une très forte agressivité de leurs élèves tournée contre eux. En 1998, ils étaient 49 %, soit sept fois plus. Et cela ne repose pas simplement sur de la représentation, sur une montée du sentiment d’insécurité liée aux médias, qui, quelquefois, jouent le jeu de l’affolement, mais bien sur ce découpage du monde, sur ce qui fait que « le professeur, voilà l’ennemi ; l’institution, voilà l’ennemi ». On sait que ce sont des phénomènes extrêmement forts, et cela pose aussi un problème clef en termes de stratégie, puisque tout ce qui augmenterait ce sentiment de découpage du monde et de partage en amis et ennemis, en eux et nous, ne ferait que renforcer la délinquance, ne ferait que créer du noyau dur contre la délinquance.

Pour faire une transition très rapide avec tout ce que l’on peut écrire et dire sur la violence en milieu scolaire, je préciserai que moi-même et mon équipe étudions essentiellement une délinquance très liée à une sociologie de l’exclusion. Nous ne disons pas pour autant que c’est parce qu’on est chômeur qu’on est violent. Il n’y a pas un facteur unique, il n’y a pas un stresseur unique, toute la recherche mondiale le sait bien : c’est la complexité des facteurs de risque qui, en se cumulant, peuvent éventuellement amener vers la délinquance ou la violence. Et même ainsi, ce n’est pas fatal : il n’existe pas de lien, pas de lien direct en tout cas, entre pauvreté et délinquance, entre pauvreté et violence. Cependant, le cumul de ces facteurs de risque, le cumul en termes d’exclusion sociale, est tout de même relativement prouvé, et nos enquêtes sur la violence à l’école le montrent tout à fait clairement.

D’ailleurs, je me permettrai une observation de terrain qui n’est peut-être pas très scientifique, mais, à force d’entendre dire : « Vous savez, c’est très difficile, la violence que nous ressentons quelquefois, nous qui sommes dans un établissement favorisé, vous ne vous rendez pas compte ! », je réponds souvent aux professeurs : « Mais alors, changez ! » Il y a tout de même moins de volontaires pour aller dans certains types d’établissements que dans d’autres - ce qui ne veut pas dire que la vie est toujours facile ailleurs.

Au-delà de tous ces mécanismes, qui sont des mécanismes macroéconomiques, macrosociaux, nous avons mis au jour un autre problème, et c’est peut-être sur ce point que peut porter l’action : c’est qu’il y a une part de construction, j’appelle cela la cofabrication, de la violence et de la délinquance par les institutions ou par les communautés, et j’emploie ce terme au sens anglo-saxon de communautés de voisinage.

Cette cofabrication peut être, par exemple, liée à l’augmentation du sentiment d’opposition suscitée par la construction de classes ethniques dans les établissements scolaires, c’est-à-dire d’un lieu où se fabrique du noyau dur parce que se retrouvent généralement ensemble des gosses d’une même origine ethnique plus ou moins bricolée.

Ce peut être aussi la manière dont les failles dans la chaîne de traitement du mineur délinquant, que l’on a également beaucoup étudiée, cofabriquent la codélinquance. L’article du Monde a très peu fait allusion à cette partie de nos travaux, qui nous a pourtant demandé beaucoup de temps, et a surtout retenu l’aspect un peu spectaculaire des cas étudiés. Or, après avoir rencontré aussi bien le substitut du procureur que des adjoints de sécurité, des éducateurs de la PJJ ou des professeurs..., nous nous sommes rendu compte que l’un des problèmes, c’est que le seul à connaître tout le système, c’est le mineur délinquant : il est le seul à savoir ce que ne se disent pas les institutions ; le secret professionnel, le secret médical, le secret de l’instruction, tout ce qui cause tant de frustrations sur le terrain, chez les policiers, chez les enseignants, etc., le secret ne tient pas pour le mineur, par principe, puisqu’il voit toute la chaîne. Si bien que, paradoxalement, cette cofabrication, c’est l’augmentation des capacités du mineur délinquant au fur et à mesure qu’il passe dans le système et qu’il en apprend les failles ; on a beaucoup écrit là-dessus.

Cela rejoint aussi la difficulté à essayer de penser un peu différemment le problème des fameux noyaux durs. L’article du Monde était bien sur point, les journalistes ont bien compris et bien résumé la question qui, c’est vrai, était compliquée. Nous avons, nous aussi, rencontré cet « allant-de-soi » de terrain qu’est le noyau dur, l’élimination des noyaux durs. Or, nos travaux montrent plutôt une réalité que tout le monde connaît, l’importance des mineurs délinquants, qui sont des mineurs réitérants, pour ne pas dire récidivistes, et la grande difficulté à traiter ces noyaux durs, d’une part, mais aussi, d’autre part, la fabrication de ces noyaux durs.

En d’autres termes, l’élimination simple des noyaux durs, qui est souvent souhaitée, notamment dans les établissements scolaires, ne servirait pas à grand chose, parce qu’elle ne met pas en place les instruments qui permettraient d’enrayer les mécanismes de cofabrication de ces noyaux durs. Je vous donnerai un exemple : un établissement scolaire qui, le trimestre dernier, avait tenu un certain nombre de conseils de discipline et éliminé trois ou quatre meneurs, a constaté pas plus tard que la semaine dernière que ceux-ci, bien entendu, avaient déjà trouvé successeurs : la manière dont l’établissement a pensé la chose n’a pas suffi à enrayer la fabrication de ces noyaux durs.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Un certain nombre de mesures ont été mises en place, des crédits importants ont été débloqués pour essayer d’améliorer les choses. Or on s’aperçoit que cela ne marche pas. Quelles en sont les raisons ? Quelles préconisations feriez-vous ? Est-ce lié à cette opposition entre eux et nous, entre l’exclu ou l’inclus, que vous venez d’évoquer, et à cette révolte contre l’institution ?

M. Éric Debarbieux - Ce mécanisme-là me paraît effectivement essentiel, même pour comprendre ce que l’onappelle quelquefois les « bandes ethniques », qui reposent en fait sur cette construction du monde et qu’il faut éviter de penser en termes raciaux.

Je serai tout à fait de l’avis du grand criminologue québécois Maurice Cusson, selon qui, quel que soit l’impact des mesures prises par les professionnels, tant qu’il n’y a pas un travail de la communauté, un travail citoyen, un travail de tous, cela ne peut pas suffire. Or nous sommes dans une situation où les communautés, où les habitants eux-mêmes sont en très grand repli. Ils ne s’auto-organiseront pas, il ne faut pas être romantiques ! Mais si l’on accepte le modèle d’une oppression répétitive, si l’on accepte que cela se passe là, à cet endroit, tout le temps, sans cesse, il est évident que le problème ne se réglera pas par des coups, ne se réglera pas par un débarquement de Rambos : cela ne sert à rien. C’est d’ailleurs cela qu’il faut retenir de la théorie de la vitre cassée : non pas l’idée de la tolérance zéro ou des choses de ce genre, qui sont un peu excessives, mais bien l’idée que des mesures de ce type, aussi intéressantes qu’elles soient quelquefois, seront inutiles.

Je reprends l’exemple précis de cet immeuble, parisien en l’occurrence, car il est très intéressant. Les plaintes n’aboutissent pas, c’est clair : ce sont des petites choses, comme le tapage nocturne, qui ne sont pas tellement prises en compte. Il y a pourtant, en face, un commissariat de proximité - il est fermé à vingt heures.

Alors, on pourra parler de faillite des pouvoirs publics, de faillite du politique... Bien sûr, ce n’est pas faux, mais c’est totalement insuffisant pour savoir ce qui se passe. Ce qui se passe dans cet immeuble, c’est aussi que les habitants eux-mêmes ont lâché complètement. Une solution technique intéressante, puisqu’il y a un problème d’intrusion classique, serait de fermer. Alors, on ferme. Sauf qu’il n’y a guère de système inviolable et que la porte électronique sert de jeu aux mômes du quartier, qui sautent dessus en position de karatéka et qui l’ouvrent. Les habitants ont donc pris une autre décision et, depuis trois semaines, il n’y a carrément plus de porte. Le bâti s’est horriblement dégradé alors qu’il venait d’être refait, etc. Mais le syndic ne fait rien, refused’aller voir la police, refuse de porter plainte ; et les habitants disent : « C’est au syndic de le faire. » C’est exactement comme dans les établissements scolaires où l’on nous dit : c’est au CPE de le faire, c’est au principal... C’est toujours à une autorité supérieure, c’est toujours à des spécialistes de l’ordre. Or les phénomènes d’oppression répétitive ne peuvent pas être réglés par les seuls spécialistes.

Je n’ai pas vraiment la possibilité de développer devant vous les résultats de nos recherches comparatives ; vous trouverez dans l’ouvrage qui s’intitule Violence à l’école et politiques publiques quelques éléments sur la comparaison entre la France et l’Angleterre, par exemple. Ces recherches nous montrent tout de même que, dans les deux pays, les établissements scolaires qui réussissent le mieux - et nous avons tout de même travaillé, en France, avec plus de 250 établissements, du primaire au lycée professionnel - sont d’abord des établissements auxquels, certes, la puissance publique a donné certains moyens, dans lesquels les collectivités locales ont joué leur rôle de manière intéressante, notamment en ce qui concerne la rénovation, où donc l’accent est mis sur le respect évident des bâtiments scolaires, mais que ce sont surtout des établissements où il y a une vraie équipe, où les adultes ne sont pas eux-mêmes en conflit, où les conflits d’adultes sont régulés, où l’aspect de communauté éducative est réel.

On constate également que les écoles les plus insérées dans la communauté même, dans la communauté de voisinage, sont celles qui sont le moins prises pour cibles. Je ne parle pas d’écoles ouvertes à tous les vents, ce sont des trucs baba-cool que je ne partage pas ; pourquoi pas, à la limite, dans une situation merveilleuse ! ... Mais ce n’est pas à cela que je pense, car il faut bien clore pour pouvoir ouvrir. Les écoles dont je parle sont avant tout l’objet d’un véritable travail communautaire. Je suis actuellement des expériences extrêmement intéressantes, par exemple en Hollande, aux États-Unis ou en Angleterre, sur des écoles de ce type, beaucoup plus proches, qui deviennent du coup des arguments de stabilité dans le quartier au lieu d’en être des cibles.

Vous connaissez la théorie de la disponibilité des cibles qui, je pense, est très juste. L’idée est de cesser de se focaliser simplement sur le délinquant pour se demander d’abord comment mieux protéger les victimes. Cela paraît très simple. On a beaucoup sollicité le regard des victimes, et l’on a constaté qu’il y a des mesures tout à fait techniques que, je crois, il ne faut pas hésiter à prendre ; dans l’immeuble dont je citais le cas, poser une vraie porte au lieu d’avoir retenu une solution à meilleur marché pourrait peut-être servir à quelque chose !

Pour mettre un terme à la disponibilité des cibles, il faut d’abord savoir que les personnes, mineurs ou majeurs, qui sont le plus prises pour cibles sont d’abord des gens isolés, des gens qui n’ont pas la possibilité de recourir à ce que l’on appelle les contrôles sociaux informels. Il faut donc aller vers ces solutions techniques, vers ces solutions d’aide institutionnelle, par exemple vers des gardiens qui soient des gardiens officiels. Bien entendu, il y a la police, bien entendu, il y a d’autres types de gardiens, plus préventifs ; je ne les mets pas dans la même fonction, mais bon, gardiens, éducateurs...

Je suis de ceux qui pensent que la France ne s’est pas donné les chances de la prévention. Il suffit d’observer la disproportion du nombre de familles que doit suivre une assistante sociale de secteur, par exemple, ou un éducateur de la PJJ ! C’est assez scandaleux.

Il s’agit aussi d’aider les gardiens à être des gardiens en termes d’amis, en termes de voisinage, en termes de communauté, de manière que ces gardiens ou ces communautés ne se vivent pas d’abord comme à l’extérieur de la communauté nationale, et ne se vivent pas comme : « les autres, voilà l’ennemi ».

M. le rapporteur - Vous avez souligné que le délinquant était le seul à connaître l’ensemble du système, et c’est tout à fait juste. La faiblesse des mesures, ou plutôt la difficulté que l’on rencontre aujourd’hui dans leur application, n’est-elle pas due, justement, à la segmentation, au nombre d’acteurs différents ? Ne manque-t-il pas un pilote, ou disons un « fil rouge », à l’échelon non pas le plus haut, mais au contraire le plus proche du terrain ?

M. Éric Debarbieux - Je le pense très franchement.

J’ai évidemment beaucoup travaillé sur la politique de la ville, notamment pour bon nombre de municipalités. Nous mentionnons dans notre ouvrage que, très volontairement, nous avons fait figurer dans les rapports remis à certaines municipalités dix lignes qui sont chaque fois les mêmes, et chaque fois on nous a dit : « Ah oui, c’est vrai, vous avez raison, il faut un coordinateur... » Le seul problème, c’est que, du coup, on a leur mis un coordinateur, et le nombre de métiers de coordination qui se sont mis en place est catastrophique ! Il y a de vrais pouvoirs de compétences, de vrais pouvoirs qui font, et c’est tout de même lamentable, que ce qui devrait créer de la proximité crée de l’éloignement.

Sur ce point, nous sommes dans une véritable impasse, ou peut-être au milieu du gué, entre une véritable décentralisation et un public qui se vit toujours comme : « Les moyens doivent venir d’en haut. » Et dans les attitudes non citoyennes, il y a aussi, je dirai, cet effet pervers du beau jacobinisme à la française.

M. le président - Monsieur, nous vous remercions.


Source : Sénat français