Le principe de laïcité place la liberté de conscience (celle d’avoir ou non une religion) en amont et au-dessus de ce qu’on appelle dans certains pays la " liberté religieuse " (celle de pouvoir choisir une religion pourvu qu’on en ait une). En ce sens, la laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait. La faculté d’accéder à la globalité de l’expérience humaine, inhérente à tous les individus doués de raison, implique chemin faisant la lutte contre l’analphabétisme religieux et l’étude des systèmes de croyances existants. Aussi ne peut-on séparer principe de laïcité et étude du religieux (d’où l’intitulé du module suggéré plus loin). Mieux : il importe de commencer par une première leçon sur les fondements et obligations d’un principe somme toute peu banal, qu’on aurait tort de croire entré dans les moeurs, et dont les fureurs environnantes ne cessent d’accroître la pertinence. Loin qu’on puisse y voir une dérogation, une concession à des lobbies ou l’effet d’un inexorable grignotage, mener à bien les projets ici développés exige de l’École publique qu’elle se montre non pas un petit peu moins mais encore plus laïque, en s’adossant d’entrée de jeu à un ordre de valeurs clairement assumé, non moins contraignantes que celles des religieux et opposables à certains d’entre eux le cas échéant. (Chacun son credo. Nous respectons le vôtre. Respectez le nôtre…). Tout en veillant à comprendre autant que possible le sens symbolique et existentiel pour les croyants des rituels et des dogmes, la démarche proposée doit d’emblée et ouvertement reconnaître ses propres limites. Elle ne peut ni ne doit prétendre viser le coeur battant de la foi vécue, encore moins se substituer à ceux dont c’est la vocation. L’adhésion personnelle n’est pas de son ressort, pas plus que son refus. A l’intérieur et en fonction même de cette auto-limitation, l’esprit de laïcité ne devrait rien avoir à redouter ici. Et ce, à trois titres.
a) C’est poursuivre le " combat pour la science ", qui affranchit des peurs et des préjugés, que d’étendre les discours de raison au domaine de l’imaginaire et du symbolique, sans fuir devant la difficulté. Une laïcité qui esquive s’ampute. Ouvrir les jeunes esprits à toute la gamme des comportements et des cultures pour les aider à découvrir dans quel monde ils vivent, et de quels héritages collectifs ils sont comptables, doit conduire à faire la lumière sur l’obscur. Quitte à surmonter un certain scientisme naïf, maladie infantile de la science en marche, comme un certain laïcisme ombrageux a pu être la maladie infantile du libre-examen. Le refoulement du religieux comme trou noir de la Raison, hors du champ du divulgable, au risque de faire la part du feu à l’hermétisme, témoignait peut-être d’une laïcité encore complexée par ses conditions de naissance, une " catho-laïcité " ou d’une contre-religion d’État marquée par les combats qu’elle a dû livrer, vent debout, contre la catholicité du Syllabus et de l’Ordre moral. Deux siècles plus tard, chacun respire mieux : le paysage historique n’est plus le même.
b) Seule une déontologie laïque éprouvée peut éviter la confusion des magistères, par ce qu’elle exige d’impartialité et de neutralité chez les maîtres, de refus de tout ce qui peut ressembler au " conflit des deux France " (le principe de laïcité s’étant, dès ses origines, démarqué de l’anti-religion militante). Enseigner à cette enseigne, c’est retrouver la " haute époque " des lois laïques et républicaines qui déboucha justement sur la création d’une section autonome de l’École pratique, en 1886, destinée à étudier, sur un mode non-théologique, les phénomènes religieux.
c) Si la laïcité est inséparable d’une visée démocratique de vérité, transcender les préjugés, mettre en avant des valeurs de découverte (l’Inde, le Tibet, l’Amérique), desserrer l’étau identitaire, au sein d’une société plus exposée que jadis au morcellement des personnalités collectives, c’est contribuer à désamorcer les divers intégrismes, qui ont en commun cette dissuasion intellectuelle : il faut être d’une culture pour pouvoir en parler. C’est en ce sens précisément, et sans exclure d’autres confessions de foi, qu’on peut avancer : la laïcité est une chance pour l’islam en France, et l’islam de France est une chance pour la laïcité.
On ne parlerait pas, à ce propos, d’aggiornamento, mais de ressourcement. Ni d’une laïcité plurielle, ouverte ou repentante mais plutôt refondée, ragaillardie, réassurée d’elle-même et de ses valeurs propres. Le stable socle de ses postulats philosophiques n’empêche pas, heureusement, sa mise en oeuvre d’être évolutive et novatrice. Les circonstances houleuses et tendues de l’émergence républicaine ont recommandé sur ce sujet une abstention délibérée et motivée, tout à l’honneur des maîtres, en ce qu’elle procédait autant d’un respect des croyances intimes que des divisions qu’elles pouvaient susciter chez les élèves. L’abstention de méthode a été interprétée, parfois et à tort, comme une dénégation de l’objet même. Le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il est de notre devoir de le comprendre). Tant il est vrai qu’il n’y a pas de tabou ni de zone interdite aux yeux d’un laïque. L’examen calme et méthodique du fait religieux, dans le refus de tout alignement confessionnel, ne serait-il pas en fin de compte, pour cette ascèse intellectuelle, la pierre de touche et l’épreuve de vérité ?
Inscrite dans la Constitution, plus exigeante qu’une séparation juridique des Eglises et de l’État et plus ambitieuse qu’une simple "sécularisation" (qui déconfessionalise les valeurs religieuses pour mieux les déployer dans la société civile elle-même), notre approche nationale d’un principe en droit universel dont l’application en France, pour imparfaite qu’elle soit, est plus avancée qu’ailleurs, constitue une singularité en Europe. Le Mexique et la Turquie en furent ou en sont d’autres. Cette originalité de souche nous est parfois imputée à tort, et des voix s’élèvent qui tendent à rabattre sur la norme européenne ce qui serait un anachronisme ou une malfaçon, en exhortant le mouton noir à s’aligner sur le " modèle communautaire ". C’est oublier deux choses : la première c’est qu’il n’y a pas, en matière d’enseignement des religions, un seul modèle mais autant de situations que de pays. En Irlande, où la Constitution rend hommage à la Sainte Trinité, et en Grèce, où l’Eglise orthodoxe autocéphale est d’Etat, cet enseignement est de type confessionnel et obligatoire. En Espagne, où il s’agit en fait d’une catéchèse, dispensée par des professeurs certes choisis par l’administration publique mais sur une liste de candidats présentés par le diocèse, il est devenu facultatif. Au Portugal, malgré le principe affiché de neutralité, il a été jusqu’à ce matin assuré dans les écoles publiques par l’Eglise catholique. Au Danemark, où l’Eglise luthérienne est l’Eglise nationale, il n’y a pas de catéchèse mais à chaque degré de l’ " école du peuple " un cours non obligatoire de " connaissance du christianisme ". En Allemagne, où l’éducation varie selon les länder, l’enseignement religieux chrétien fait partie des programmes officiels, souvent sous contrôle des Eglises, et les notes obtenues en religion comptent pour le passage dans la classe supérieure. En Belgique, les établissements d’Etat permettent un choix entre cours de religion et cours de morale non confessionnelle. Abrégeons. Il n’y pas de norme européenne en la matière, chaque mentalité collective gère au moindre mal son héritage historique et ses rapports de forces symboliques. La seconde chose, c’est que cet enseignement dit " européen " est souvent en crise, suscitant protestations des " sans religion " et désertion des autres. Notons qu’en Alsace-Moselle, doté d’un statut scolaire " à l’allemande ", où cet enseignement est obligatoire et de caractère confessionnel, les demandes de dispense, au lycée, touchent désormais les quatre cinquièmes des effectifs (mais un tiers en primaire). On aurait tort de croire que la demande de " culture religieuse " est une demande de religion. Trop systématiquement les confondre, dans le monde tel qu’il est, serait nuire à l’entreprise.
Dès lors, il est permis de penser qu’une démarche mieux équilibrée ou plus distanciée pourrait être regardée avec intérêt par nos voisins et amis européens. Loin d’être dans cette affaire le wagon de queue, notre école républicaine se retrouverait, peu avant le centenaire de la Séparation des Eglises et de l’Etat, en locomotive du futur. Des "retardataires " à l’avant-garde ? Ce sont des choses qui arrivent.
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