Ces jours-ci, à tous les niveaux politiques, l’on s’efforce de trouver une solution à la crise iraquienne. D’après vous, quelles sont les chances de parvenir encore à une solution pacifique ?

Réponse : Je ne peux vous donner de chiffre. Sans aucun doute, la situation est très difficile. Mais tant qu’il y a une chance, il faut tout mettre en œuvre pour trouver une solution non militaire, une solution pacifique.

À une autre occasion, vous avez parlé de cinq pour cent. Est-ce trop optimiste ? Les chances ont-elles entre-temps diminué ?

Ce n’est pas moi qui ai parlé de cinq pour cent, mais quelqu’un d’autre a cité dans une interview le chiffre des 95 pour cent en faveur d’une guerre. Je me sens cependant concerné par les cinq pour cent qui restent pour tout faire ce qui est en mon pouvoir afin d’aboutir à une solution pacifique, car je pense que les risques d’une telle guerre après le premier coup de feu, qui j’espère ne sera pas tiré, surtout les risques à long terme, les risques humanitaires, les risques pour la stabilité régionale et aussi le risque terroriste ne sont pas prévisibles. C’est pourquoi nous sommes opposés à cette guerre.

Saddam Hussein a déclaré clairement dans une interview accordée il n’y a pas si longtemps à CBS qu’il n’était pas disposé à détruire les missiles de courte portée "Al Samoud 2" d’ici à samedi. Cette réponse permet-elle de mesurer la volonté de coopération de Saddam Hussein ?

Dans l’extrait que j’ai pu voir, ... je n’ai du moins pas entendu de message aussi explicite.

Il a dit que ces missiles n’existaient pas et qu’il ne pouvait par conséquent pas les détruire.

En tout cas, une chose est claire : c’est là le résultat des travaux d’inspection. L’Iraq a déclaré l’existence des missiles. Là-dessus, ils ont été examinés. Et c’est alors que l’on a constaté que la portée de ces missiles dépassait la limite autorisée. L’Iraq a le droit de posséder des missiles d’une portée de 150 kilomètres au maximum et a l’obligation de commencer la destruction avant le 1er mars. C’est ce que Hans Blix, le chef des inspecteurs de l’ONU, a demandé à l’Iraq, et l’Iraq doit répondre à cette demande. L’Iraq est appelé à réagir.

Et si l’Iraq ne réagit pas, est-ce l’argument ultime ?

Non, il ne s’agit pas ici d’arguments ultimes. Il doit les détruire. Et nous devons profiter du temps qui nous reste. Comme l’a indiqué Hans Blix hier, l’Iraq a parallèlement entrepris d’autres mesures positives. Cela prouve donc que les inspections fonctionnent. Il nous faut peser le pour et le contre. Nous devons toujours songer aux risques que représentent une guerre. L’on parle à mon goût beaucoup trop légèrement, beaucoup trop vite, même dans les médias, de ce que représente vraiment une réduction des risques, c’est-à-dire la limitation, la diminution du risque iraquien. L’Iraq est actuellement plus contrôlé que jamais. Ses moyens de nuire, y compris avec des armes de destruction massive, sont plus réduits que jamais. Et en reconsidérant cette situation, je trouve qu’il n’y a qu’une seule chose à faire, poursuivre les inspections.

Revenons encore sur ces missiles. Les États-Unis ont dit récemment dans un projet de résolution que l’Iraq avait laissé au fond passer la chance d’un désarmement visible. Si Saddam Hussein, comme vous le souhaitez, répond à la demande, cela pourra-t-il encore faire effet sur les Américains ?

C’est encore une de ces suppositions. La situation est trop grave pour cela. Je pense que l’Iraq doit saisir cette chance que lui donne la résolution 1441 du Conseil de sécurité. Il ne doit pas détenir d’armes de destruction massive. Il doit désarmer. Et c’est ce qu’il doit faire avec les missiles. Hans Blix est en train d’élaborer un plan de travail. Nous souhaitons qu’il le présente. Il propose des opérations supplémentaires. Et c’est ainsi que nous devrions continuer à progresser pour mettre en œuvre la résolution 1441 du Conseil de sécurité, mais par la voie pacifique.

Faire des suppositions fait toujours partie d’une démarche stratégique. Je pense qu’un ministre des Affaires étrangères responsable serait mal conseillé de ne pas en faire.

En effet. Mais un ministre des Affaires étrangères responsable ne se rend pas dans un studio de télévision pour débattre publiquement de suppositions sur la guerre et la paix. C’est tout. Il va de soi que nous réfléchissons.

Vous ne remettez pas en question le fait que la présence militaire des États-Unis a permis aux inspecteurs des Nations Unies d’effectuer leur travail ou les a du moins beaucoup aidés à avancer. Ne serait-ce pas juste que l’Europe et l’Allemagne participent aux frais de stationnement et au stationnement de l’Amérique, notamment en tant que signal et argument en faveur de la prolongation des inspections de l’ONU ?

Je ne pense pas que la question se pose actuellement. Du moins n’a-t-elle jamais été discutée au Conseil de sécurité, ni dans le contexte international. La question à laquelle nous sommes confrontés est par contre la suivante : pouvons-nous empêcher une action militaire, pouvons-nous empêcher une guerre par des moyens pacifiques, par des moyens non militaires ? C’est à cette tâche que nous nous sommes tous - par "nous" j’entends la communauté internationale, y compris les membres du Conseil de sécurité, l’Union européenne - attelés actuellement au sein de l’Alliance atlantique. Telle est la tâche qui nous incombe. Pour ce faire, nous avons fait de concert avec la France et la Russie une proposition qui décrit comment désarmer l’Iraq par des moyens pacifiques. Et nous nous concentrons sur cette démarche.

Mais la participation à un dispositif de menace - une expression effrayante - pourrait être aussi un moyen de convaincre les Américains d’une prolongation.

Il me semble que ce n’est pas la bonne approche. En effet, il ne s’agit pas d’un dispositif de menace mais de la mise en place d’une armée vraiment capable de faire la guerre. C’est bien plus qu’un dispositif de menace.

(...)

Cela signifie que notre plus grande préoccupation est de ne pas devenir prisonnier d’un automatisme, d’un déploiement militaire automatique. Voilà notre préoccupation. Un dispositif de menace serait autre chose. Mais je ne voudrais pas développer davantage ce sujet maintenant. Nous avons ici affaire à une armée capable de faire la guerre. Cela signifie que nous devons nous concentrer de toutes nos forces sur les moyens qui permettront de faire avancer le désarmement de l’Iraq de manière efficace. Je répète encore une fois que M. Blix et M. El Baradei et leurs équipes, compétents pour l’armement chimique, biologique et nucléaire, sont les instruments décisifs de cette démarche.

Mais en ayant toujours l’armée américaine comme appui.

C’est la constellation actuelle. Si vous m’aviez interrogé après le 11 septembre sur mes préférences en matière de calendrier et sur ma priorité, ma priorité aurait été différente. En Afghanistan, cela ne fait aucun doute, il était incontournable d’intervenir, y compris au plan militaire, car le lien entre le 11 septembre - l’attentat terroriste cruel et horrible qui a coûté la vie à tant d’innocents à New York et à Washington - et cette région était manifeste. Mais la deuxième étape aurait consisté à s’intéresser à la solution des conflits régionaux en vue de préserver le soutien coopératif dans l’ensemble de la région dont nous sommes des voisins directs. La situation est maintenant différente. Nous avons la résolution 1441. Nous avons le déploiement des armées. Nous avons un risque de guerre. Et dans ce contexte, nous devons essayer d’agir. Cela signifie pour moi mettre en œuvre la résolution et désarmer l’Iraq en recourant à des moyens pacifiques.

(...) Peut-on seulement imaginer en tant que ministre des Affaires étrangères que les États-Unis disent tout à coup : "L’affaire est close. Nous nous retirons complètement" ?

(...) Nous devons faire attention à ne pas devenir ici prisonniers d’un automatisme. Je voudrais inverser la question : il faut toujours penser à l’alternative. L’alternative, c’est la guerre. La guerre signifie qu’un grand nombre d’innocents devront probablement mourir ou souffriront de manière effroyable. D’autre part, il s’agit de l’une des régions les plus dangereuses. Nous sommes confrontés à un conflit régional qui compte parmi les plus dangereux sur la scène politique mondiale d’aujourd’hui.

N’est-ce pas comme au Kosovo à l’époque ?

Non, c’est différent.

Vous avez justifié à cette époque l’intervention en invoquant les violations des droits de l’homme et les risques pesant sur l’ensemble de la région. Ces arguments ne sont pas différents.

Si, et je vais vous expliquer où est pour moi la différence, sinon j’argumenterais autrement. Le gouvernement fédéral au pouvoir a opté trois fois pour une action militaire au prix de son existence politique. Dans le cas présent, nous ne sommes pas convaincus. Je vais vous dire pourquoi : nous considérons que tous les moyens n’ont pas été épuisés. Avant de prendre le risque d’une action militaire, notamment avec pour toile de fond la lutte contre le terrorisme, un conflit régional qui n’a pas été réglé et qui est hautement explosif et la situation d’une déstabilisation régionale à long terme, je dois me poser la question suivante : les inspecteurs n’ont-ils pas d’effet ? Et quand je considère de manière vraiment très pragmatique et très objective la situation, j’arrive à la conclusion que Saddam Hussein est aujourd’hui plus contrôlé que jamais par le travail des inspecteurs, la résolution 1441 et sa mise en œuvre en Iraq. De ce point de vue donc, vous devriez donc m’expliquer pourquoi nous devrions à l’heure actuelle, alors que ce moyen n’est nullement épuisé - nous l’avons vu pour les missiles, nous le verrons dans d’autres contextes - mettre un terme à ce processus. C’est pourquoi nous sommes contre la proposition d’une deuxième résolution, car cela signifierait la fin de la mise en œuvre de la résolution 1441. Et à ce sujet, très sincèrement, aucun argument vraiment convainquant ne me vient à l’esprit.

Au Conseil de sécurité, il faudra tôt ou tard prendre position (...). Quelle sera la décision de l’Allemagne ? L’Allemagne peut-elle s’abstenir ?

Savez-vous donc sur quel sujet le Conseil de sécurité devra trancher ? En ce qui me concerne, je l’ignore pour le moment. Il y a une proposition, un projet de résolution, au sujet de laquelle nous avons clairement dit que nous ne la trouvons pas juste. Par ailleurs, il y a le mémorandum franco-germano-russe qui précise les prochaines étapes concrètes du désarmement de l’Iraq que nous souhaitons réaliser. Ce n’est pas pour rien que nous avons fait cette proposition que nous jugeons appropriée. J’espère que cette situation que vous décrivez et qui nous obligerait à trancher entre un oui, un non ou une abstention ne se présentera pas. Nous y travaillons (...). Cela ne m’intéresse pas de répondre à une question spéculative. Par contre, je ne souhaite pas entrer dans une logique de guerre ni devoir prendre une décision pour ou contre que je considère erronée. C’est la proposition que nous avons faite ensemble avec la France et la Russie.

Mais n’êtes-vous pas déjà dans cette logique de guerre ? Le premier avion AWACS a atterri aujourd’hui en Turquie avec à bord un équipage allemand. Nous avons des chars de détection stationnés au Koweït. On peut lire dans les journaux que les forces d’intervention spéciales s’entraînent déjà au Koweït. N’est-ce pas déjà avoir un pied dans le conflit ?

Non. (...) Sur le dernier point, mon collègue Struck a précisé aujourd’hui au Conseil des ministres que cela n’est pas vrai pour les forces d’intervention spéciales au Koweït. Les chars de détection ont été déployés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international. Nous avons des soldats déployés en Afghanistan, au Koweït et dans la Corne d’Afrique dans le cadre de l’opération "Enduring Freedom" (Liberté immuable). Nous avons des soldats des forces aériennes (...) stationnés au sol qui sont mandatés par le Bundestag. Conformément à notre constitution, le gouvernement fédéral est seulement lié à ce mandat-là. Les soldats interviennent dans ce cadre uniquement. Venons-en à la Turquie. La Turquie n’a rien à voir avec l’opération "Enduring Freedom". En Turquie, ce n’est qu’une simple mesure défensive, étant donné qu’elle fait partie du territoire de l’Alliance (...). Les AWACS ne sont pas utilisés en vue par exemple de missions de conduite de tir dans un conflit militaire éventuel en Iraq ou pour l’identification des objectifs ou autres missions, mais exclusivement à titre défensif sur le territoire de l’Alliance, c’est-à-dire le territoire turc dans la zone OTAN, la Turquie étant membre de l’OTAN.

(...) L’OTAN a demandé aujourd’hui des troupes et du matériel supplémentaires pour soutenir la Turquie. Pourquoi le gouvernement fédéral refuse-t-il cette aide ?

Nous ne refusons absolument pas l’aide. Premièrement, nous avons vraiment passé beaucoup de temps à débloquer le processus de décision au sein de l’OTAN. Le chancelier fédéral et moi-même savons de quoi nous parlons. Nous y avons tous les deux consacré un week-end entier (...). Nous avons ainsi dit qu’Israël bénéficierait sans délai et directement d’une aide destinée à assurer sa défense aérienne avec les missiles antimissiles "Patriot". Nous les leur avons envoyés. À la Turquie nous livrons des missiles, le système étant fourni pas d’autres. Nous fournissons pour les avions AWACS un tiers des soldats qui exercent dans cette région des tâches purement défensives dans le cadre de l’Alliance de l’OTAN. De notre point de vue, cette contribution défensive est suffisante. D’autres contributeurs sont appelés à participer également. Telle est la position du gouvernement fédéral que nous avons d’ailleurs communiquée depuis longtemps à l’OTAN. Par ailleurs, ce sont des soldats de la Bundeswehr qui assurent entre-temps la surveillance des bases américaines en Allemagne.

Il s’agit de neuf systèmes "Patriot" supplémentaires, ce qui n’est pas tant que ça (...). Les citoyens ont du mal à comprendre pourquoi des chars de détection restent au Koweït tandis qu’un un pays membre de l’OTAN ne bénéficie pas d’un soutien supplémentaire.

Mais nous soutenons la Turquie. Nous avons annoncé que nous étions prêts à la soutenir dans la mesure de nos moyens. Nous nous sommes engagés à apporter ce soutien et ce, depuis longtemps. Il s’agit d’ailleurs de la procédure habituelle. Je ne pense pas non plus que cette situation pose de problème aux citoyens, comme je peux le constater à travers les discussions que j’ai avec eux. Je le répète encore une fois : notre engagement en Afghanistan, au Koweït et dans la Corne d’Afrique s’inscrit dans le cadre du mandat de la Bundeswehr pour l’opération "Enduring Freedom". Notre contribution en Turquie est purement défensive. Elle est sans rapport avec une action militaire éventuelle dans le cadre de l’Alliance de l’OTAN. Nous avons fait savoir que nous participerons autant que nos moyens et notre disponibilité nous le permettent. L’OTAN le sait. Il n’y a rien à ajouter.

(...)

George W. Bush a, à plusieurs reprises, remis en question l’autorité de l’ONU. Si une guerre était déclarée sans l’accord de l’ONU (...), est-ce que ce serait aussi la fin de l’ONU ?

L’ONU est indispensable. Je ne connais aucune autre organisation comme l’ONU, que je connais bien de l’intérieur (...) et qui, à travers ses organismes, dans des situations désespérées comme en Afghanistan, était avec le Comité international de la Croix-Rouge les derniers à rester pour assurer une aide humanitaire. Un monde sans l’ONU serait un monde très dangereux et instable. Aussi, je considère que cette organisation demeure indispensable en tant qu’organisme de coordination et que le Conseil de sécurité doit conserver le monopole d’usage légitime de la force (...). C’est pourquoi je ne vois pas d’opposition entre la puissance de l’Amérique et les Nations Unies. Nous avons besoin des deux pour la paix dans le monde.

(...) C’est la première fois depuis la Guerre que les relations germano-américaines sont vraiment perturbées. Ne lâchons-nous pas une communauté qui a fonctionné pendant des décennies pour un axe Paris-Berlin-Moscou-Pékin peu calculable ?

Je ne vois pas d’axe qui constituerait une alternative à l’Alliance transatlantique. Les constantes fondamentales sont pour nous parfaitement claires : les États-Unis sont notre partenaire le plus important pour la paix et la stabilité, à l’échelon régional et mondial. Je le vois même en Asie du Sud, dans le conflit entre l’Inde et le Pakistan, en Asie de l’Est. Je parle très souvent à Colin Powell, si souvent que vous en seriez étonné (...). Je ne remets absolument pas en question les constantes fondamentales : l’Europe unie a également besoin d’un partenariat transatlantique étroit, parce que le partenariat transatlantique est l’un des piliers de la paix et de la stabilité dans le monde, y compris au XXIe siècle. En même temps, nous restons engagés dans le processus d’intégration européenne. Ces deux constantes fondamentales demeurent. Un partenariat entre démocraties suppose naturellement qu’il s’agit d’un partenariat, que l’on s’exprime, que l’on discute et qu’il y a des différences. Il faut tout simplement constater (...) que des millions d’Européens pensent que les risques d’une éventuelle action militaire sont si grands que nous ne devrions pas nous y confronter. Et une alliance de démocraties doit pouvoir supporter la contradiction. Regardez nos prestations concrètes : nous sommes le deuxième fournisseur de troupes à l’échelon international. Le montant de notre financement s’élevait à 200 millions d’euros en 1998 et atteint aujourd’hui deux milliards d’euros, sans parler des risques encourus par nos soldats. Nous sommes étroitement liés aux États-Unis, à nos partenaires européens. Si certains de ceux qui nous critiquent étaient aussi engagés, la situation se présenterait certainement sous un jour plus positif...

N’est-ce pas terrible que dans cette situation les chefs de gouvernement des deux pays n’arrivent plus à communiquer...?

J’ai pour principe de ne pas m’exprimer publiquement sur les chefs de gouvernement. C’est très délicat. De mon point de vue, il est parfaitement clair, je le vois dans la coopération de tous les jours - cela vaut pour le chancelier fédéral Gerhard Schröder comme pour moi et l’ensemble du gouvernement -, nous sommes des partenaires fiables. Toutefois, si nous pensons qu’il y a erreur, si nous sommes même très préoccupés par une orientation où les risques prédominent, nous devons le dire à nos partenaires, et c’est ce que nous avons fait et que nous ferons également à l’avenir. Mais il ne s’agit pas là d’une remise en question de l’Alliance transatlantique.

Traduction officielle du ministère fédéral allemand des Affaires étrangères