Lettre à Monsieur Xavier de VILLEPIN, Président de la Commission des Affaires Etrangères au Sénat concernant le colloque
" Demain, le Rwanda "
" Monsieur le Président,
Par l’intermédiaire de votre secrétariat, j’avais obtenu une invitation à participer au Colloque cité en objet, ce jeudi 4 avril, dans la salle Monnerville de votre noble Assemblée. Mon épouse, d’origine rwandaise, ainsi qu’une journaliste rwandaise invitée de Monsieur l’ambassadeur du Rwanda en France auraient souhaité participer également à ce Colloque, mais l’organisateur, arguant qu’il y avait " une liste d’attente de plus de soixante personnes ", elles ne purent obtenir satisfaction.
Ma première surprise, en arrivant dans la salle, fut de voir que 2/3 des sièges étaient inoccupés. J’insiste alors de nouveau pour que mon épouse puisse entrer : refus catégorique.
Mais je n’étais pas au bout de mes surprises.
Madame Danielle BIDARD-REYDET, vice-présidente de la Commission des Affaires Etrangères du Sénat, sous le patronage de laquelle était placé ce Colloque, est excusée. A ma connaissance, aucun représentant du Sénat ne participe à cette rencontre, et c’est regrettable vu la tournure que vont prendre les événements. Les débats vont pouvoir commencer ; vous verrez par la suite que le mot " débat " est quelque peu déplacé dans le contexte du Colloque. Aucun programme ne nous ayant été distribué, je demande la liste des intervenants à l’un des modérateurs : parmi ceux qui sont annoncés, deux seront absents sans qu’ils soient excusés, Déo MUSHAYIDI et Joseph SEBARENZI.
Le premier intervenant est Monsieur Honoré NGBANDA, présenté comme un " ancien ambassadeur de RDC ", collaborateur de premier rang du maréchal MOBUTU. Dans son exposé, il souligne que la RDC est une " plaque tournante " de la Région des Grands Lacs et que tous les malheurs de son pays sont causés par des voisins turbulents. Le Rwanda est particulièrement accusé : la RDC devient le " dépotoire " (sic) du Rwanda " dont le territoire est exigu ", " les problèmes internes du Rwanda ", " la pensée expansionniste des dirigeants de la région ", " l’ethnie minoritaire au pouvoir à Kigali " sont autant de facteurs qui ont causé les malheurs de son pays. Il finit par souligner " l’incurie des dirigeants politiques congolais ". Il ajoute que se joue en RDC " un conflit entre les USA et la Belgique d’une part et la France d’autre part ". Il rappelle enfin que la " crise congolaise est un problème international ", qu’ " il n’y a pas de solution durable sans intégrer tous les pays de la région " et il exhorte " chaque pays à résoudre ses propres problèmes. " Pas un mot bien sûr sur la gestion de l’ère MOBUTU qui a ruiné son pays ; pas un mot non plus sur le génocide des Tutsis au Rwanda, parachevé en 1994.
Le second orateur à prendre la parole est Monsieur Pierre-Claver KANYARUSHOKI, ancien ambassadeur du Rwanda en Ouganda. Cet intervenant commence par évoquer le rôle de la Communauté internationale dont il donne une définition très confuse, mêlant à l’ONU et au Conseil de Sécurité tout ce qui " influence l’opinion ", à savoir " la Presse ", épinglant au passage à son tour " la seule super puissance ", les USA. Il distingue ensuite trois périodes dans l’histoire du Rwanda :
du 1 octobre 1990 au 6 avril 1994 : présence de la MINUAR au Rwanda pour surveiller la frontière ougandaise ; blocage de cette intervention de la MINUAR par les USA après le désastre des soldats américains en Somalie ; refus du président HABYARIMANA de voir une présence belge et refus du FPR qui ne veut pas entendre parler de la France.
Du 6 avril 1994 au 19 juillet 1994 : il évoque le génocide des Tutsis et souligne une nouvelle fois le rôle des USA et de la Belgique pour empêcher la MINUAR de faire son travail. Après avoir parlé du rôle bénéfique de l’Opération Turquoise, il évoque le " second génocide au Zaïre et au Rwanda ", renvoyant une nouvelle fois dos à dos les deux camps et reprenant à son tour la thèse du double génocide. A la question de savoir si cette opération Turquoise n’a pas surtout servi à exfiltrer des génocidaires, il répond par une fin de non recevoir.
La troisième période de son exposé est escamotée et il conclut en exhortant les ressortissants de la Région des Grands Lacs à se prendre en mains.
Le pire restait à venir avec l’intervention de Monsieur Antoine NYETERA, présenté sur le programme comme " philosophe ", et se déclarant lui-même comme " spécialiste de la culture africaine et plus particulièrement rwandaise ". Après avoir repris la définition d’un génocide, Monsieur NYETERA se lance dans des propos d’une ignominie insultante pour la mémoire des victimes et la souffrance des rescapés. Il se déclare Tutsi en faisant allusion à sa grande taille, dit avoir perdu tous les siens. Il prétend avoir vu " le FPR distribuer des armes sur les collines ", avoir " vu des armes chez Kajegwagwa ". Selon ses dires, le " FPR avait préparé une attaque de grande envergure avant le 6 avril 1994 " et " 250 Hutus ont été tués au cours des deux jours qui ont précédé l’attentat contre l’avion du Président. " Il termine son intervention en disant que " le génocide n’a jamais été planifié ", que ce ne sont que des " massacres politiques. "
Je dois avouer, Monsieur le Président, que cette dernière intervention m’ a beaucoup choqué. Que dans l’enceinte du Sénat français on puisse tenir de tels propos négationnistes me paraît indécent et intolérable. Mon intervention qui a suivi a déclenché dans l’assistance des réactions hostiles, tant de la part des Rwandais Hutus que de celle de leurs amis étrangers, qu’ils soient Français, Belges ou Camerounais. Je peux dire que les idées développées lors de cette matinée sont celles-là même que la CDR et le Hutu Power propageaient au Rwanda en 1994. C’est honteux et inacceptable, surtout, je le répète, en l’absence de tout responsable du Sénat.
Je dois ajouter que j’ai été pris à partie par un médecin rwandais qui s’est plaint de s’être retrouvé sur une liste de génocidaires recherchés par le TPIR et qui, ayant appris que j’oeuvrais au sein du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda, a tenu à mon égard des propos insultants. Je vous communique aussi la réaction de Monsieur Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA, ancien ambassadeur du Rwanda à Paris, poste dont il dit avoir démissionné alors que la réalité est bien autre, et qui distingue deux catégories de tueurs : " les amateurs du génocide, les Hutus qui oeuvrent devant la télévision et les professionnels du génocide, le FPR. " qui, eux, probablement sous-entendu, se cachent pour accomplir la besogne.
Est intervenu ensuite Monsieur DE BROUWER, ancien conseiller de l’IDC (Internationale Démocratie Chrétienne). Monsieur DE BROUWER commence par déclarer que " l’IDC n’a pas eu le rôle qu’on lui a prêté ", dénonce " la campagne injuste orchestrée contre l’Eglise " et déclare que le " TPIR se contente d’être la justice du vainqueur. " Il évoque ensuite les trois échecs de l’IDC au Rwanda :
échec dans ses négociations avec l’Union Européenne pour mettre fin à l’approvisionnement en armes des belligérants en Ouganda. Il met alors en cause le gouvernement britannique de John Major et souligne " sa grande déception " par rapport à l’attitude des USA.
échec pour la mise en place d’un programme, d’un calendrier de démocratisation. Monsieur DE BROUWER fait alors la distinction entre les adhérents occidentaux du FPR qui seraient des gens plutôt humanistes, et le commandement militaire du FPR, " groupe de militaires extrémistes qui ont organisé un coup de main (sic) sur le Rwanda. "
échec dans sa tentative de rapprocher le MRND et le MDR ; et d’évoquer alors " la philosophie fasciste du FPR. "
Monsieur DE BROUWER continue son intervention par la longue citation d’un article de Bernard LUGAN dans un numéro du Figaro de 1997. Il serait intéressant de retrouver cet article pour en souligner toutes les incohérences.
Il termine enfin en déclarant qu’ " en laissant se développer la milice Inkotanyi (FPR), on a laissé le champ libre au développement des autres milices. " (notre intervenant n’ose nommer les Interahamwe de sinistre mémoire), que " le procès de KAMBANDA a été escamoté ", et qu’ " il n’y a pas eu de planification parce qu’on n’a jamais trouvé de documents qui le prouvent. "
L’après-midi commence par la projection d’un film, " Loin du Rwanda ", œuvre d’un jeune cinéaste autrichien dont je n’ai pas retenu le nom. Ce film relate la vie d’errance et d’abandon des réfugiés Hutu (qui ont fui le Rwanda après le génocide encadrés par des génocidaires qui se servaient d’eux comme de bouclier humain) dans les forêts de Kisangani et leur massacre par les militaires qui porteront Kabila au pouvoir. Le cinéaste a instamment demandé que son travail ne soit pas " récupéré " ce qui, vu la composition de l’assistance, ne manquera pas de se produire. Il aurait fallu, après un témoignage comme celui-ci, ne pas en rester à l’émotion suscitée par des images choquantes, (la mort de femmes, d’enfants, de vieillards innocents est toujours révoltante, quelle que soit la nationalité ou l’appartenance " ethnique " des victimes), mais se poser la seule véritable question importante : qui est responsable de la présence de ces foules errantes loin du Rwanda ? Qui a provoqué leur exil forcé ? Cette question n’a bien évidemment pas été posée. Il aurait fallu reparler du génocide des Tutsi et du massacre des Hutu démocrates !
Intervient ensuite un avocat français au TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda), monsieur Frédéric WEIL. Il se présente comme avocat-conseil récemment nommé d’un accusé d’Arusha. Il remplace, apparemment au pied levé puisqu’il avoue n’avoir pas préparé son intervention, Maître Hamuli RETY, initialement prévu au programme. En tant qu’avocat, il défend bien sûr le droit de tout accusé à être défendu, et en particulier à connaître assez tôt les charges qui pèsent contre lui. Son client, arrêté depuis trois ans et demi est toujours dans l’expectative : " tout procès équitable doit se dérouler dans un délai raisonnable. " Par contre, il ajoute qu’ " il n’est pas anormal de contester la réalité d’un seul génocide " et qu’ " on est même en droit de discuter l’existence d’un génocide au Rwanda en 1994. " Il continue en affirmant que " le TPIR est dans les mains du vainqueur " et que les " USA étant les principaux bâilleurs de fonds, ce tribunal ne peut être indépendant ; il risque même de passer sous le contrôle du gouvernement rwandais " et Monsieur WEIL ne s’ " imagine pas aller plaider à Kigali. "
Le dernier orateur est Charles ONANA que l’assistance connaît bien puisque le modérateur de l’après-midi, un journaliste qui a travaillé récemment à l’Ecole de Journalisme de Butare et qui aura du mal à rester impartial dans les débats, annonce qu’ " il n’est plus nécessaire de le présenter. " Ce journaliste camerounais est l’ auteur des " Secrets du génocide rwandais. Enquête sur les mystères d’un président. ", livre écrit en collaboration avec Déo MUSHAYIDI, annoncé au programme mais absent ce jour. Il apparaît comme le porte-parole du public et ses qualités d’orateur ne peuvent être niées ; c’est aussi ce qui peut le faire considérer comme un homme dangereux. Son intervention peut se résumer en une diatribe à l’encontre du Président KAGAME. Ayant eu accès à des dossiers secrets de BOKASSA, il souligne haut et fort les circonstances de son abandon par ceux qui l’avaient porté au pouvoir. MOBUTU a subi le même sort, puis SAVIMBI : que Monsieur KAGAME se tienne donc sur ses gardes. Il continue en disant que la mort d’HABYARIMANA ayant déclenché le génocide, celui qui a provoqué cette mort est responsable du génocide. Monsieur ONANA oublie que le génocide des Tutsi a commencé depuis plus de trente ans ! Et de terminer par une harangue des Rwandais à prendre leur avenir en mains, tout cela avec des accents dignes d’un tribun sûr de lui. Devant une assemblée toute gagnée à sa cause, cela ne peut qu’avoir des effets ravageurs.
Monsieur le Président, j’ai tenu à vous faire un compte-rendu assez exhaustif de ce Colloque tenu au sein de votre illustre Assemblée. De débat, il n’y en eut que parce que Monsieur SEBASONI, représentant de l’Ambassadeur du Rwanda en France, et moi-même étions présents. Il s’agissait en fait d’une sorte de meeting des tenants de l’extrémisme hutu et des déçus du régime qui tentent de se refaire une virginité en se déclarant réfugiés politiques alors que leur départ précipité du Rwanda n’a pas toujours été provoqué par le sentiment d’insécurité dans lequel ils prétendaient se trouver : plusieurs d’entre eux, il faut quand même le dire, ont quitté leur pays en partant avec la caisse dont ils avaient la gestion ; d’autres sont là parce qu’ils ont été, d’une manière ou d’une autre, des acteurs dans le génocide qui a saigné le Rwanda.
Pour terminer, Monsieur le Président, je dois vous avouer que depuis trente ans que je m’intéresse à tout ce qui se passe au Rwanda c’est la première fois que je me trouvais dans une situation pareille. J’ai quitté le Sénat avec un sentiment profond d’écoeurement, mais avec la ferme conviction que le " Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda " que je préside, et qui a été montré du doigt par des participants, avec des menaces à peine voilées, que ce Collectif doit poursuivre avec détermination son action naissante. " Demain, le Rwanda " : tel était le titre donné à ce Colloque. Du Rwanda, il en fut beaucoup question ; de son devenir ? Rien. Si le Rwanda de demain venait à tomber aux mains de ces extrémistes, qui n’ont retenu aucune leçon du passé, même récent, il est fort à parier que ce pays sombrerait de nouveau dans la barbarie. Et je ne voudrais pas penser que votre illustre Assemblée ait été le lieu où se seraient forgées et renforcées les thèses génocidaires et négationnistes.
Merci, Monsieur le Président, de m’avoir lu jusqu’au bout. J’estimais de mon devoir et de ma conscience de vous informer de ce qui s’était passé ce jeudi 4 avril 2002 dans votre Assemblée qui, je le suppose, doit être habituée à des débats d’une autre qualité.
Je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l’expression de mon profond respect. "
Alain Gauthier,
Président du CPCR
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