Pour l’essentiel la laïcité obéit à un régime juridique précis issu de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat : la République est laïque et respecte toutes les croyances. De ce principe fondateur découlent de nombreuses obligations juridiques aussi bien pour les usagers que pour les services publics à commencer par l’Education nationale. Mais ce régime juridique est loin de constituer un bloc monolithique. Il est à la fois épars, car dispersé dans de nombreuses sources juridiques, et divers, car la laïcité n’a pas les mêmes contours à Paris, Strasbourg, Cayenne ou Mayotte.
1 Un corpus juridique épars
Le corpus juridique en matière de laïcité est plus réduit que ce que l’on pourrait croire. Depuis la Constitution de 1946, le principe de laïcité a acquis une valeur constitutionnelle. L’article de la Constitution de 1958, reprenant l’article 1er de la Constitution de 1946, affirme ainsi que "la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale". La laïcité a donc été haussée au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes. Mais au niveau constitutionnel, le principe de laïcité n’a pas fait l’objet d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel aussi abondante que pour la liberté de conscience et d’opinion.
De grandes lois ont marqué l’affirmation juridique du principe de laïcité. Ont déjà été mentionnées les lois scolaires du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire et du 30 octobre 1886 sur l’organisation de l’enseignement primaire. Mais la grande loi est celle du 9 décembre 1905 complétée par celle du 2 janvier 1907 sur l’exercice public des cultes. Hors de ces textes fondateurs, le corpus juridique est fait de dispositions disséminées dans divers textes de lois. Loin de constituer un ensemble bien ordonné, le régime juridique de la laïcité est plutôt un ensemble disparate de textes, édictés notamment à partir des principes fondateurs de la loi de 1905, au fur et à mesure que les questions liées à la loi de séparation émergeaient. Dans ce puzzle éclaté, le rôle du juge, et au premier plan du Conseil d’Etat, fut de mettre de l’ordre. Dans un domaine qui "sentait la poudre", comme le disait le professeur Rivero, on lui a bien souvent demandé de jouer le rôle d’un régulateur social de la laïcité et de dégager la règle juridique à partir des dispositions constitutionnelles, des traités et conventions internationales ainsi que des normes applicables - lois, principes généraux du droit, jurisprudence.
Sur le plan du droit international, c’est la question de la liberté religieuse qui est notamment traitée par des textes tels la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 - qui d’ailleurs n’a aucune valeur juridique contraignante - la Convention pour la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement adoptée sous l’égide de l’UNESCO, les deux Pactes internationaux de l’O.N.U du 19 décembre 1966 sur les droits civils et politiques, d’une part, et sur les droits économiques, sociaux et culturels, d’autre part. L’Union européenne - le débat actuel sur la mention des héritages religieux dans la Convention en témoigne bien - ne comporte pas la mention d’un principe de séparation entre le pouvoir politique et l’autorité religieuse ou spirituelle. Néanmoins, la construction politique de l’Union européenne, qui ne repose sur aucun fondement religieux, correspond en pratique aux exigences de la laïcité, même si au niveau européen on lui préfère le terme de sécularisation.
Quant à la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, son article 9 protège la liberté religieuse, sans toutefois en faire un droit absolu. L’Etat peut lui apporter des limites à la triple condition que cette ingérence soit prévue par la loi, qu’elle corresponde à un but légitime et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique. Sur le fondement de cet article 9, la Cour a été amenée à traiter de questions qui concernent la laïcité. L’approche de la Cour repose sur une reconnaissance des traditions de chaque pays, sans chercher à imposer un modèle uniforme de relations entre l’Eglise et l’Etat. Dans l’arrêt Cha’are Shalom ve Tsedek contre France du 27 juin 2000, la Cour a ainsi eu recours à une formule de prudence : "eu égard à la marge d’appréciation qu’il faut laisser à chaque Etat, notamment pour ce qui est de l’établissement des délicats rapports entre les Eglises et l’Etat". L’arrêt Refah Partisi (parti de la prospérité) et autres contre Turquie du 13 février 2003 est à cet égard très représentatif. Le gouvernement turc avait interdit le Refah, parti islamique. La Cour constitutionnelle de Turquie avait estimé que le projet politique du Refah était dangereux pour les droits et libertés garantis par la Constitution turque, dont la laïcité, et qu’il avait des chances réelles de mettre en application son programme s’il accédait au pouvoir. La Cour européenne des droits de l’homme a constaté que la laïcité tenait une telle place dans la Constitution de l’Etat turc qu’elle a admis qu’avait pu être dissous le Refah, sans que la Convention européenne soit violée. Les juridictions nationales avaient donc pu prendre en considération le risque que ce parti présentait pour la démocratie.
A partir de ce raisonnement, la Cour a rendu quelques arrêts sur les questions de laïcité, dans lesquels elle affirme des exigences comparables à celles de la jurisprudence française sur des questions relatives tant aux agents publics qu’aux usagers. S’agissant des agents publics, dans l’arrêt de recevabilité Dahlab contre Suisse du 15 février 2001 relatif à une enseignante du canton de Genève qui avait subi des sanctions disciplinaires parce qu’elle refusait d’enlever le voile, la Cour de Strasbourg a rejeté la requête parce que l’interdiction de porter le foulard dans le cadre d’une activité d’enseignement primaire constituait une mesure nécessaire dans une société démocratique. Dans l’arrêt Kalaç contre Turquie du 1er juillet 1997, la Cour a également validé la sanction disciplinaire prononcée contre un militaire se livrant au prosélytisme religieux. A l’égard des usagers, la Cour a également reconnu la possibilité de limiter le plein exercice de la liberté religieuse. Dans l’arrêt Karadum contre Turquie du 3 mai 1993, la Cour, après avoir relevé l’existence d’un enseignement privé parallèle à l’enseignement public, a admis l’interdiction du port de signes religieux dans les établissements publics d’enseignement supérieur turc, en raison de la nécessité de protéger les femmes contre des pressions. Dans une décision Valsamis contre Grèce du 6 juillet 1995, elle a estimé qu’une élève ne pouvait invoquer ses convictions religieuses pour refuser de se soumettre au règlement de l’école. Cette jurisprudence montre que la liberté religieuse trouve ainsi des limites dans la confrontation avec les impératifs de la laïcité.
Cette jurisprudence montre donc que la laïcité n’est pas incompatible, en soi, avec la liberté religieuse telle que protégée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
2 Une double exigence
Sur le fondement de ces textes, le principe de laïcité comporte une double exigence : la neutralité de l’Etat d’une part, la protection de la liberté de conscience d’autre part.
2.1 La neutralité de l’Etat
La neutralité de l’Etat est la première condition de la laïcité. La France ainsi ne connaît pas de statut de culte reconnu ou non reconnu. Pour l’essentiel la neutralité de l’Etat a deux implications.
D’une part, neutralité et égalité vont de pair. Consacrée à l’article 2 de la Constitution, la laïcité impose ainsi à la République d’assurer "l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion". Les usagers doivent être traités de la même façon quelles que puissent être leurs croyances religieuses.
D’autre part, il faut que l’administration, soumise au pouvoir politique, donne non seulement toutes les garanties de la neutralité mais en présente aussi les apparences pour que l’usager ne puisse douter de sa neutralité. C’est ce que le Conseil d’Etat a appelé le devoir de stricte neutralité qui s’impose à tout agent collaborant à un service public (Conseil d’Etat 3 mai 1950 Demoiselle Jamet et l’avis contentieux du 3 mai 2000 Melle Marteaux). Autant, en-dehors du service, l’agent public est libre de manifester ses opinions et croyances sous réserve que ces manifestations n’aient pas de répercussion sur le service (Conseil d’Etat 28 avril 1958 Demoiselle Weiss), autant, dans le cadre du service, le devoir de neutralité le plus strict s’applique. Toute manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service est interdite et le port de signe religieux l’est aussi, même lorsque les agents ne sont pas en contact avec le public. Même pour l’accès à des emplois publics, l’administration peut prendre en compte le comportement d’un candidat à l’accès au service public, s’il est tel qu’il révèle l’inaptitude à l’exercice des fonctions auxquelles ils postulent dans le plein respect des principes républicains.
Sur le plan financier, l’article 2 de la loi de 1905 résume les implications de la laïcité : "la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucune culte". Cet article a servi de fondement à une appréciation très stricte de la jurisprudence administrative sur toute forme de subventions, déguisée ou indirecte, à une organisation cultuelle (Conseil d’Etat 9 octobre 1992 commune de Saint-Louis), même si le juge administratif a su ménager des exceptions. C’est ainsi que le Conseil d’Etat a reconnu comme légitime l’inscription au budget communal d’une somme destinée à payer une cérémonie cultuelle pour le retour des morts du front (Conseil d’Etat 6 janvier 1922 commune de Perquie).
Plus généralement, notre droit a prévu des aménagements permettant de concilier la neutralité de l’Etat avec la pratique du fait religieux. Si la loi de 1905 sépare l’Eglise de l’Etat, elle institue néanmoins des aumôneries dont les dépenses peuvent être inscrites au budget des administrations, services et établissements dont les exigences de fonctionnement risqueraient de ne pas assurer le respect de la liberté religieuse. Ainsi en est-il pour les armées, les collèges et lycées, les prisons, les hôpitaux. Par ailleurs, afin de préserver le respect de la conscience religieuse dans le cadre d’un enseignement laïc, Jules Ferry avait prévu l’instauration d’un jour vacant en plus du dimanche pour permettre l’enseignement religieux, droit repris à l’article L. 141-3 du code de l’éducation. De même, si les cimetières sont laïcisés, la pratique a pu prendre en compte certaines traditions des cultes juifs et musulmans. Enfin, depuis la loi de 1987, les dons faits aux associations cultuelles bénéficient d’un régime fiscal plus favorable, qui les assimile aux associations reconnues d’utilité publique.
Les exigences d’une neutralité absolue sont donc tempérées par les "accommodements raisonnables" permettant à chacun d’exercer sa liberté religieuse.
2.2 La liberté de conscience
Le second pilier juridique de la laïcité est évidemment la liberté de conscience avec notamment sa déclinaison en liberté de culte. Sur le plan juridique, la laïcité n’a pas été l’instrument d’une restriction des choix spirituels au détriment des religions, mais bien l’affirmation de la liberté de conscience religieuse et philosophique de tous. Il s’agit de concilier les principes de la séparation des Eglises et de l’Etat avec la protection de la liberté d’opinion, "même religieuse", de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Pour l’essentiel le corpus juridique et surtout la jurisprudence administrative ont cherché à garantir l’exercice effectif du culte dès lors qu’il ne trouble pas l’ordre public (cf. notamment les conclusions du commissaire du gouvernement Corneille sous l’arrêt Conseil d’Etat du 10 août 1907 Baldy).
C’est d’abord le libre exercice du culte qui est protégé et garanti effectivement. Depuis la loi de 1905, les biens mobiliers et immobiliers ont été restitués à l’Etat. Il en assume donc la prise en charge financière, ce qui n’est pas négligeable s’agissant d’édifices cultuels souvent assez coûteux à entretenir. En revanche, les édifices construits depuis la loi de séparation constituent des biens privés construits et entretenus par les fidèles, avec les difficultés que cela peut représenter en termes de financement. Les collectivités locales ont toutefois la possibilité d’accorder des garanties d’emprunt et des baux emphytéotiques pour le financement de la construction d’édifices cultuels.
Afin de garantir l’exercice du culte, la loi de 1905 prévoyait que ces biens resteraient à la disposition d’associations cultuelles qui devaient être constituées. Calvinistes, luthériens et israélites acceptèrent de mettre en place ces associations. S’agissant de l’Eglise catholique, il fallut attendre le compromis de 1924 pour que les associations diocésaines puissent être assimilées à des associations cultuelles. Ces associations, cultuelles ou diocésaines, sont formées pour subvenir aux frais, à l’entretien et à l’exercice public d’un culte. Elles ne peuvent avoir en principe que ce seul objet. Leurs obligations sur les plans juridique et comptable sont contraignantes. Mais, en contrepartie, elles bénéficient d’une capacité juridique comparable à celle des associations reconnues d’utilité publique, ce qui leur permet notamment de recevoir des legs ou donations. On rencontre également des associations constituées uniquement sous l’empire de la loi de 1901 et assumant néanmoins l’organisation d’un culte, conformément aux dispositions de la loi du 2 janvier 1907. Elles peuvent donc assumer d’autres buts, notamment culturel, social ou philanthropique. En revanche, elles ne jouissent que d’une capacité juridique limitée et ne peuvent recevoir de legs ou donations. Ces associations de la loi 1901 sont rares pour le culte catholique ou protestant, mais plus courantes dans les autres confessions, notamment israélite, orthodoxe ou musulmane.
Pour le reste, l’exercice du culte est libre. Depuis la loi du 28 mars 1907, les fidèles se réunissent ainsi sans déclaration préalable. De même, les sonneries des cloches, autrefois conflictuelles, sont également autorisées. S’agissant des processions, le Conseil d’Etat a été amené à trancher la question des processions funèbres ; il a censuré la réglementation d’une municipalité qui avait interdit des convois funéraires au prétexte qu’ils portaient atteinte à la neutralité de la rue (Conseil d’Etat 19 février 1909 Abbé Olivier ). Sur cet arrêt repose toute la jurisprudence administrative protectrice des manifestations extérieures du culte dans le respect des habitudes et des traditions locales.
Mais, comme toute liberté publique, la manifestation de la liberté de conscience peut être limitée en cas de menaces à l’ordre public. C’est l’application traditionnelle du régime des libertés publiques. Si la liberté est la règle et la mesure de police l’exception, les pouvoirs publics ont toujours la possibilité de prendre des mesures limitant, sous le contrôle de proportionnalité exercé par le juge, la manifestation de la liberté de conscience afin de prévenir des menaces de troubles à l’ordre public (Conseil d’Etat 19 mai 1933 Benjamin).
Le parallèle avec les règles en matière de droit du travail est à cet égard intéressant, car s’y retrouve un même balancement entre des exigences potentiellement contradictoires : la protection de la liberté de conscience et la volonté de fixer les limites nécessaires à la bonne exécution du contrat de travail.
Le code du travail est très protecteur des droits personnels et des libertés individuelles des salariés. Les seules restrictions aux libertés autorisées sont celles qui sont justifiées par la nature de la tâche et proportionnées au but recherché. Ainsi l’article L. 120-2 du code du travail prévoit-il que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". L’article L.122-35 du code du travail précise qu’un règlement intérieur "ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. Il ne peut comporter de dispositions lésant les salariés dans leur emploi ou leur travail, en raison de leur sexe, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur situation de famille, de leurs origines, de leurs opinions ou confessions, de leur apparence physique, de leur patronyme, ou de leur handicap, à capacité professionnelle égale".
Par ailleurs, le code du travail prohibe les discriminations, notamment en raison des convictions religieuses. L’article L. 122-45 du code du travail indique qu’" aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son âge, de sa situation de famille, de ses caractéristiques génétiques, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son patronyme ou, sauf inaptitude constatée par le médecin du travail dans le cadre du titre IV du livre II du présent code, en raison de son état de santé ou de son handicap ".
Pour autant, le juge judiciaire a été amené à nuancer ces principes afin de les concilier avec le respect du contrat de travail et de son exécution. La jurisprudence a ainsi illustré ce conflit possible entre vie professionnelle et personnelle, soit lorsqu’un employeur juge le comportement ou l’attitude du salarié comme constitutifs d’une faute justifiant un licenciement, soit quand un salarié estime qu’il est en droit de faire prévaloir sur le droit positif certaines de ses convictions. En principe, le comportement du salarié dans sa vie personnelle, hors du temps de travail et hors du lieu de travail, ne peut être retenu contre lui par son employeur. Pendant le temps de travail, le salarié est, en revanche, soumis à la pleine autorité de l’employeur. Même s’il conserve évidemment des droits et libertés qui relèvent de sa vie personnelle, et auxquels l’employeur ne peut porter atteinte sans raison et de manière disproportionnée (Cour de cassation, chambre sociale, 18 février 1998), ses revendications doivent être conciliées avec les obligations contractuelles et l’organisation du travail. Un salarié ne peut ainsi exiger de son employeur le respect de la manifestation de ses convictions religieuses, en l’absence de mention du fait religieux dans le contrat de travail, qu’il s’agisse pour lui de demander le remboursement d’indemnités correspondant à des repas de midi fournis gratuitement par l’employeur, et qu’il s’est abstenu de prendre pour des raisons religieuses (Cour de cassation, chambre sociale, 16 février 1994), de refuser d’exécuter son travail d’employé à un rayon boucherie du fait qu’il est conduit à manipuler de la viande de porc (Cour de cassation, chambre sociale, 24 mars 1998), ou de refuser, pour des motifs religieux, de subir une visite médicale réglementaire (Cour de cassation, chambre sociale, 29 mai 1986).
S’agissant du port du voile, les seuls arrêts émanent des arrêts de juridictions de première instance ou d’appel. Il a été ainsi jugé que le refus d’une salariée, vendeuse dans un centre commercial ouvert à un large public, de renoncer au port d’un voile ostentatoire, à défaut d’un simple bonnet, est une cause réelle et sérieuse de licenciement (Cour d’appel de Paris, 18ème chambre, 16 mars 2001, Mme Charni contre SA Hamon). Inversement, en l’absence de toute justification valable à l’interdiction du port du voile, et alors que la salariée avait été recrutée en portant ce même voile, le licenciement de la salariée a été annulé comme étant discriminatoire, au sens de l’article L. 122-45 du code du travail (conseil des prud’hommes 17 décembre 2002 Tahri contre Téléperformance France).
L’orientation est donc essentiellement celle d’une approche au cas par cas. Pour l’essentiel, le juge judiciaire, s’il reconnaît les droits qu’offre le respect de la liberté de conscience, veille à ce que ces exigences soient conciliables avec la bonne exécution du contrat de travail.
2.3 Les points de tension
La difficulté de la traduction juridique du principe de laïcité s’explique par la tension entre ces deux pôles nullement incompatibles mais potentiellement contradictoires, la neutralité de l’Etat laïque et la liberté religieuse. L’articulation est délicate quand les bénéficiaires du service public ou les agents publics sont confrontés à des situations susceptibles d’affecter leurs convictions religieuses. C’est plus particulièrement le cas dans des univers clos, où la vie en commun peut jouer un rôle important. La tension est alors forte entre les exigences d’un service public supposé rester neutre et la volonté de chacun d’affirmer en toute liberté ses convictions spirituelles.
Un exemple intéressant est celui de l’armée. L’article 7 du statut des militaires pose comme principe la liberté d’opinion des militaires. Mais cette liberté ne peut s’exprimer qu’en dehors du service. Dès lors que cette condition est respectée, la protection de la liberté de conscience est assurée, y compris dans l’enceinte militaire. Le système des aumôneries militaires permet ainsi de faciliter la liberté religieuse. Mais en revanche, dans le cadre du service, c’est le devoir de neutralité le plus absolu qui s’applique.
Dans les prisons, l’articulation de ces exigences est encadrée par le code de procédure pénale. L’assistance spirituelle des détenus est prévue. Le ministre de la justice nomme les aumôniers des différents cultes après consultation de l’autorité religieuse compétente. Ceux-ci ont pour mission d’apporter régulièrement des secours aux détenus et de célébrer des offices. Les prisonniers, dès leur arrivée dans un établissement, sont avisés de cette possibilité. Cela étant, les besoins du maintien de l’ordre public très strict justifient que soit soumise à un contrôle étroit l’affirmation de la liberté personnelle, à travers le règlement intérieur et la sanction de toutes fautes disciplinaires.
En matière de service public hospitalier, la nature des atteintes potentielles est différente. Une grande partie des usagers n’est pas appelée à vivre durablement à l’hôpital et, en tout état de cause, la vie collective reste réduite. Il peut y avoir des difficultés liées à l’affirmation des convictions religieuses dans le cadre d’un service public supposé rester neutre. Mais les principaux problèmes concernent en réalité l’organisation du service : la prise en compte de revendications liées à des prescriptions religieuses ne peut aller jusqu’à affecter les missions du service public.
Dans l’enceinte scolaire, les problèmes se posent avec une réelle acuité. Dans un milieu partiellement clos, les élèves, pris en charge sur une longue durée, doivent apprendre et vivre ensemble, dans une situation où ils sont encore fragiles, sujets aux influences et aux pressions extérieures. Le fonctionnement de l’école doit leur permettre d’acquérir les outils intellectuels destinés à assurer à terme leur indépendance critique. Réserver une place à l’expression des convictions spirituelles et religieuses ne va donc pas de soi.
L’existence d’un enseignement confessionnel sous contrat d’association avec l’Etat permet ainsi que s’affirme pleinement la liberté religieuse avec la prise en compte du caractère propre d’une religion. La liberté d’enseignement est considérée, en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République, comme un principe à valeur constitutionnelle. Dans ce cadre, il est évident qu’aucune disposition juridique ne s’oppose à la création d’écoles musulmanes. Les rapports entre l’Etat et les établissements privés d’enseignement, dont le caractère propre est également protégé, sont fixés par la loi Debré du 31 décembre 1959. En contrepartie d’aides financières - salaires des enseignants et frais de fonctionnement - les établissements privés doivent adopter les programmes de l’enseignement public et accueillir "tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinions ou de croyance" "dans le respect total de la liberté de conscience". La prise en charge de l’entretien des locaux privés par des fonds publics est possible, dans la limite des 10 % permis par la loi Falloux.
Dans l’enceinte scolaire, à l’exception des établissements d’enseignement privé, la conciliation entre liberté de conscience et exigences de la neutralité du service public est délicate. L’affaire du voile, avec sa dimension médiatique, en a été le symbole. Lorsque la question fait surface pour la première fois en 1989, le pouvoir politique, face à un déchaînement de passions, préfère saisir le Conseil d’Etat. Le gouvernement avait seulement demandé au Conseil d’Etat de dire l’état du droit à une époque donnée. De plus, le contexte était sensiblement différent de celui que l’on connaît aujourd’hui. Les revendications communautaires et les craintes de mises en cause du service public restaient limitées. Il est à cet égard révélateur de noter que la saisine du Conseil d’Etat ne mentionnait pas la question des discriminations entre les hommes et les femmes. L’évolution des termes du débat en quinze ans permet de mesurer la montée en puissance du problème.
L’assemblée générale du Conseil d’Etat a rendu son avis le 27 novembre 1989. Il a fallu articuler, d’une part, les règles internationales et nationales protégeant la liberté de conscience et, d’autre part, le principe constitutionnel de laïcité de l’Etat. Dans cet ensemble se dégageait notamment la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 qui consacre à son article 10 de façon très large la liberté d’expression des élèves. Le Conseil d’Etat n’a donc pu que constater l’affirmation d’un droit, reconnu par le législateur, à l’expression des élèves dans l’établissement public. L’avis énonce que le principe de laïcité impose que "l’enseignement soit dispensé dans le respect, d’une part, de cette neutralité par les programmes et par les enseignants, d’autre part, de la liberté de conscience des élèves". Le Conseil d’Etat reconnaît sur ce fondement le principe de la liberté des élèves de porter des signes religieux dans l’enceinte scolaire. Mais il a néanmoins entendu encadrer ce droit légalement reconnu à l’expression par les exigences inhérentes au fonctionnement du service public. Il a cherché ainsi à préserver le service de toute remise en cause en conciliant droit à l’expression reconnu par la loi et respect des exigences du service public. Le Conseil d’Etat a ainsi posé quatre blocs d’obligations :
1) Sont prohibés les actes de pression, de provocation, de prosélytisme, ou de propagande ;
2) sont rejetés les comportements pouvant porter atteinte à la dignité, au pluralisme ou à la liberté de l’élève ou de tout membre de la communauté éducative ainsi que ceux compromettant leur santé et leur sécurité ;
3) sont exclus toute perturbation du déroulement des activités d’enseignement, du rôle éducatif des enseignants et tout trouble apporté à l’ordre dans l’établissement ou au fonctionnement normal du service ;
4) les missions dévolues au service public de l’éducation ne peuvent être affectées par les comportements des élèves et notamment le contenu des programmes et l’obligation d’assiduité.
Globalement, les signes religieux ne sont donc pas en soi prohibés mais ils peuvent l’être s’ils revêtent un caractère ostentatoire ou revendicatif. Le Conseil d’Etat ne pouvait donc inviter qu’à une appréciation au cas par cas sous le contrôle du juge.
La jurisprudence ultérieure est dans le prolongement de l’avis. Elle a été marquée par la difficulté qu’a eu l’administration de l’Education nationale à faire comprendre ces règles de droit au niveau des rectorats. Cela s’est traduit par de nombreuses annulations qui ont mal reflété les exigences au fond du juge. C’est ainsi que le juge a dû sanctionner de nombreux règlements qui interdisaient a priori le port de tout signe religieux (voir par exemple Conseil d’Etat 2 novembre 1992 Kherouaa). Ces annulations ont été d’autant plus mal perçues que sur le fond les sanctions auraient pu être justifiées par des manquements aux obligations d’assiduité, de continuité ou d’ordre public.
Cela étant, ces annulations ne doivent pas cacher la sévérité du juge dans d’autres occasions. C’est ainsi qu’un manquement à la règle d’assiduité n’est toléré que s’il reste compatible avec l’accomplissement des tâches inhérentes aux études et avec le respect de l’ordre public au sein de l’établissement (Conseil d’Etat 14 avril 1995 Koen et Consistoire central des israélites de France). Le refus d’assister à certains cours, comme le cours d’éducation physique et sportive, n’est pas accepté (Conseil d’Etat 27 novembre 1996 Atouff et à la même date Wissaadane). Il est possible de demander à une élève d’ôter son voile pendant un cours d’éducation sportive, pour assurer le bon déroulement du cours (Conseil d’Etat 10 mars 1995 époux Aoukili). Enfin toute manifestation religieuse au sein d’un établissement est sévèrement sanctionnée et constitue un trouble grave au fonctionnement de l’établissement (Conseil d’Etat 27 novembre1 1996 Ligue islamique du Nord). Cette jurisprudence est donc loin d’être laxiste, contrairement à l’image qu’ont pu donner quelques arrêts fortement médiatisés annulant des règlements intérieurs ou de mesures d’exclusion. Quels que soient les commentaires dont il a fait l’objet, il faut au moins reconnaître à l’avis du Conseil d’Etat le mérite d’avoir permis de faire face pendant quinze ans à une situation explosive que le législateur n’avait pas voulu traiter.
Cette jurisprudence s’est cependant heurtée à trois difficultés. En premier lieu, l’adoption d’une démarche au cas par cas supposait la possibilité pour les chefs d’établissement de prendre des responsabilités ; mais ils se trouvaient souvent isolés dans un environnement difficile. En deuxième lieu, le juge n’a pas cru pouvoir entrer dans l’interprétation du sens des signes religieux ; il s’agit là d’une limite inhérente à l’intervention du juge ; il lui a semblé impossible d’entrer dans l’interprétation donnée par une religion à tel ou tel signe. Par conséquent, il n’a pu appréhender les discriminations entre l’homme et la femme contraires à un principe fondamental de la République que pouvait revêtir le port du voile par certaines jeunes filles. Enfin, en troisième lieu, la jurisprudence a prohibé les signes ostentatoires en soi vecteurs de prosélytisme ; mais, en pratique, les chefs d’établissement ont été dans l’impossibilité de tracer la frontière entre le signe ostentatoire illicite et le signe non-ostentatoire licite.
3 Une tendance européenne
La laïcité est-elle une particularité hexagonale ? La France est le seul pays européen à avoir explicitement consacré la laïcité dans sa Constitution. Le même terme apparaît incidemment dans la Loi fondamentale allemande dont l’article 7 mentionne les écoles "laïques" ; mais le texte lui-même n’a pas de fondements laïques. En effet, il est proclamé en référence à Dieu : "le peuple allemand (…) responsable devant Dieu et devant les hommes". S’agissant des relations entre l’Etat et les Eglises, trois modèles peuvent être distingués parmi les pays de l’Union européenne.
Le premier, le plus éloigné de l’approche française, correspond aux pays reconnaissant une religion d’Etat. En Angleterre, la Reine, "Supreme Governor", désigne l’Archevêque de l’Eglise anglicane. La Grèce mentionne dans son Préambule la "Sainte Trinité, consubstantielle et indivisible" et consacre l’Eglise grecque-orthodoxe comme religion d’Etat. En Finlande, protestantisme luthérien et Eglise orthodoxe sont des auxiliaires de l’état-civil. Au Danemark, l’Eglise protestante luthérienne reçoit des subventions publiques pour ses activités d’état-civil, de santé et d’enseignement.
Le deuxième modèle combine la séparation des Eglises et de l’Etat avec un statut officiel accordé à certaines religions. En Allemagne, les religions reconnues ont le droit de dispenser un enseignement religieux dans les écoles ; elles perçoivent une part de l’impôt sur le revenu, le Kirchensteuer. Le système autrichien suit la même inspiration. Au Luxembourg, sur le fondement juridique du Concordat napoléonien, les quatre religions, catholique, protestante, orthodoxe et juive sont reconnues.
Le troisième modèle aujourd’hui dominant dans l’Union européenne correspond à un régime de séparation simple entre les Eglises et l’Etat. Avant la France, les Pays-Bas, dès 1795, mettent fin au monopole de l’Eglise réformée. Le régime de séparation, institué en 1798, a été décliné dans les domaines de l’éducation - avec un financement égal pour l’enseignement public et confessionnel - de la santé et des affaires sociales. Il repose sur quatre principes comparables à ceux de la France : l’Etat ne s’immisce pas dans le contenu du dogme religieux ; il ne s’occupe pas de l’organisation des religions ; il traite également religions et philosophies humanistes ; il n’y a ni religions établies ni religions prohibées. Le Portugal a modifié en 1971 le Concordat de 1940, qui reste applicable à la seule Eglise catholique, et a adopté en 2001 une loi sur la liberté religieuse qui étend à toutes les confessions les avantages jusque là réservés à celle-ci : exemptions fiscales, rôle d’enregistrement des naissances et des mariages, aumôneries … L’Espagne a connu une évolution comparable ; la Constitution de 1978 d’abord, puis la loi sur la liberté religieuse de 1980 réglementent la séparation du pouvoir politique et des Eglises. En 2000, la Suède met fin au statut d’Eglise d’Etat dont bénéficiait l’Eglise luthérienne.
Une tendance au rapprochement des régimes européens s’esquisse dans le sens d’une séparation entre les Eglises et l’Etat. En revanche, la différence s’accentue entre une Europe marquée par une sécularisation croissante - ce qui ne signifie pas nécessairement un déclin des religions - et les Etats-Unis, où la religion imprègne la société en profondeur.
Au-delà des aspects juridiques, les pays européens connaissent en réalité les mêmes types de mutations liées à la sédentarisation sur leur sol de populations immigrées confessant des religions jusqu’alors non représentées. La France, en raison de l’importance et de l’ancienneté des courants migratoires, y a été confrontée la première. Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont suivi. L’Italie, qui favorise les négociations bilatérales entre l’Etat et les Eglises et se heurte à l’absence d’interlocuteur représentatif de l’Islam, suit avec intérêt la création d’un Conseil français du culte musulman.
Chaque Etat aborde ce défi nouveau avec la tradition qui est la sienne. Les revendications religieuses sont diverses en fonction des cultures de chaque population immigrée. La plupart des pays européens avaient opté pour une logique communautaire. Mais, face à la montée des tensions, la tendance s’inverse aujourd’hui et revient vers une politique d’intégration plus volontariste.
En Allemagne, où les guerres de religion ont été violentes, la liberté religieuse - Glaubensfreiheit - est centrale et toute emprise du pouvoir politique exclue. Ces questions relèvent de la compétence des Länder et non du pouvoir fédéral. Depuis les dix dernières années, les difficultés se sont multipliées, notamment à l’école. En Bavière, depuis un arrêt de 1995 rendu par la cour constitutionnelle, le Bundesverfassungsgericht, les crucifix peuvent être retirés des salles de classe à la demande d’un élève. Plus récemment, des institutrices ont revendiqué le droit d’enseigner en portant le voile. L’arrêt Ludin rendu le 24 septembre 2003 par le Bundesverfassungsgericht a reconnu implicitement la possibilité d’interdire, par la loi, le port par des enseignants de signes religieux. Les Länder de Bavière et de Bade-Wurtemberg s’apprêtent à adopter une loi en ce sens interdisant uniquement le port du voile islamique par des enseignantes. Enfin, des représentants de la communauté musulmane ont réclamé la possibilité de dispenser, comme les autres confessions, des cours de religion à l’école. Le mouvement du Milli Görüs assure des enseignements de ce type depuis plusieurs années malgré l’opposition de l’organisation officielle de l’Islam turc représenté par le DITIB. Cette évolution se heurte à deux obstacles : la formation des maîtres et l’absence d’interlocuteur représentatif de l’Islam.
Progressivement le débat se déplace aujourd’hui vers le monde du travail. Des arrêts récents du Bundesarbeitsgericht ont porté sur le droit d’un chauffeur routier sikh de se coiffer durant ses heures de travail d’un turban ou sur le licenciement d’une salariée, travaillant dans le rayon parfumerie d’un grand magasin, qui refusait d’enlever le voile. Les solutions sont allées dans le sens d’une conciliation entre protection de l’expression des convictions religieuses et respect du contrat de travail. Dans les services publics, des revendications communautaires sont exprimées comme la mise en place de créneaux non mixtes pour l’accès aux piscines.
Le déplacement de la commission à Berlin a permis de mesurer que l’Allemagne était confrontée à la difficulté de concilier deux exigences : le souhait d’accorder les mêmes droits à l’Islam qu’aux autres religions et la crainte d’ouvrir des espaces d’influence à une aile militante qui ne conçoit pas seulement l’Islam comme une religion mais comme un projet politique global.
Les Pays-Bas, notamment à partir des années 1960, sont allés très loin sur la voie du communautarisme. Toute l’organisation sociale néerlandaise est structurée autour de "piliers", auxquels sont rattachés les individus, notamment en fonction de leur appartenance religieuse ou spirituelle. A chacun de ces piliers correspond une organisation propre avec ses hôpitaux, écoles, clubs sportifs, journaux, syndicats … Les populations immigrées ont été coulées dans ce moule en encourageant les organisations communautaires. Aujourd’hui, la situation de l’intégration aux Pays-Bas est jugée préoccupante par le gouvernement lui-même à l’issue de plusieurs rapports d’évaluation. Certains chercheurs, comme Herman Philipse, ont parlé d’une tribalisation des Pays-Bas - tribalisering van Nederland. Les populations se regroupent par quartiers communautaires. Les élèves originaires de l’immigration se retrouvent dans les mêmes établissements qualifiés d’ "écoles noires". Cette communautarisation de l’urbanisme inquiète dans un pays où la concentration de la population fait de la maîtrise de l’espace un enjeu politique essentiel. La langue néerlandaise n’est pas maîtrisée. Le brassage entre communautés est très limité, ce que révèle le pourcentage extrêmement élevé de mariages endogames. Cette situation nourrit des tensions raciales, confessionnelles, un regain d’antisémitisme et une exacerbation des tentations extrémistes révélées par le phénomène Pim Fortuyn.
Lors du déplacement aux Pays-Bas, la commission a entendu des membres du gouvernement qui ont souligné leur volonté d’abandonner la politique menée jusque là. Ils se sont montrés inquiets en constatant que les deuxième voire troisième générations sont tentées par l’islamisme, contrairement à leurs parents. Rompant avec le multiculturalisme, le gouvernement néerlandais désire désormais mener une politique volontaire d’intégration - Integratiesbeleid - dite de "citoyenneté partagée", stipulant que les nouveaux immigrants adhèrent aux "valeurs fondatrices de la société néerlandaise".
La France n’est pas seule à connaître cette conjonction difficile entre deux phénomènes simultanés : la panne de l’intégration sociale et la mutation du paysage religieux ou spirituel. Au-delà du mot laïcité, le problème est commun à l’ensemble de l’Europe : faire leur place à de nouvelles religions, gérer une société diverse, lutter contre les discriminations, promouvoir l’intégration et combattre les tendances politico-religieuses extrémistes porteuses de projets communautaristes. En France, pareils défis sont à la mesure d’une population immigrée ancienne, importante et constitutive depuis des décennies de la richesse de notre société. Notre pays n’est pas dénué d’atouts : il ne s’est pas engagé sur la voie d’un communautarisme poussé à l’extrême ; les personnes issues de l’immigration maîtrisent généralement la langue française ; enfin la force de notre identité culturelle française peut favoriser le creuset de l’intégration.
La laïcité est le produit d’une alchimie entre une histoire, une philosophie politique et une éthique personnelle. Elle repose sur un équilibre de droits et d’exigences. Le principe laïque est conçu comme la garantie de l’autonomie et la liberté de chacun de choisir d’être lui-même. Il suppose une attitude intellectuelle dynamique à l’opposé de la posture paresseuse de la simple neutralité. C’est un problème qui va au-delà de la question spirituelle et religieuse pour concerner la société dans toutes ses composantes. La laïcité touche ainsi à l’identité nationale, à la cohésion du corps social, à l’égalité entre l’homme et la femme, à l’éducation, etc. Après un siècle de pratiques et de transformations de la société, le principe laïque est loin d’être devenu obsolète mais il a besoin d’être éclairé et vivifié dans un contexte radicalement différent.
En 1905, la loi de séparation a été conçue essentiellement par rapport à l’Eglise catholique. Le temps de la laïcité de combat est dépassé, laissant la place à une laïcité apaisée, reconnaissant l’importance des options religieuses et spirituelles, attentive également à délimiter l’espace public partagé. En un siècle, sous l’effet de l’immigration, la société française est devenue diverse, notamment dans le domaine spirituel ou religieux. Il faut ménager une place à de nouvelles religions tout en réussissant l’intégration. Les défis ont changé de nature et les enjeux sont sans doute devenus en même temps plus difficiles à relever : comment concilier une unité et le respect de la diversité ? Cet enjeu est celui d’une société marquée par la volonté de voir reconnaître les options individuelles. La laïcité, qui est aussi une façon de structurer le vivre-ensemble, prend une nouvelle actualité. Pour répondre à ces défis, la laïcité ne doit pas être sur la défensive ; elle ne peut se décliner sur le mode de la forteresse assiégée. Pour affirmer dans ce contexte l’existence de valeurs communes, il faut une laïcité ouverte et dynamique, capable de constituer un modèle attractif et fédérateur. Elle doit permettre de dessiner harmonieusement la place du citoyen et d’un espace public partagé. La laïcité n’est pas qu’une règle du jeu institutionnel, c’est une valeur fondatrice du pacte républicain, la possibilité de concilier un vivre ensemble et le pluralisme, la diversité.
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