1. Laïcité et Nation
Il est essentiel de se rappeler que le compromis de 1905 était historiquement situé, à la fois par rapport au contexte national français et par rapport à un certain état du monde.
Sur le premier plan, on n’insistera pas sur le long affrontement entre l’Eglise catholique et le corpus républicain issu de la Révolution française. Après des phases de fortes tensions (encore en 1904 sous le gouvernement Combes), c’est une majorité pacificatrice qui se dégage autour d’Aristide Briand et de Jean Jaurès, qui exprime une alliance entre " libres penseurs ", protestants et juifs (avec le concours de quelques " catholiques éclairés ") cherchant à mettre un terme à l’affrontement autour de la question religieuse par l’affirmation d’un vivre ensemble laïque. L’expérience historique de 1905 est ainsi un exemple de fécondité de la solution laïque pour sortir démocratiquement de conflits longs et souvent violents, exemple dont la pertinence est loin d’être épuisée aujourd’hui.
En revanche, il est clair qu’en 1905 l’Islam est absent de la négociation de ce compromis laïque, non que la France ne compte pas de musulmans (Edouard Herriot, en 1924, présente la République française comme la seconde puissance musulmane du monde…) mais parce que les colonisés ne sont pas citoyens. On ne saurait oublier à ce propos que l’" Empire français " - et même, en Algérie, la République - ont ethnicisé les différences religieuses : tout " indigène " algérien était réputé musulman (au point d’engendrer la remarquable catégorie administrative des " musulmans chrétiens "…) afin d’éviter l’égalité dans la citoyenneté. Nous devons, pour comprendre certaines réactions actuelles, garder en mémoire l’incidence de ce qui a été fait au nom de la France pendant la période coloniale (Jacques Ribs).
Enfin, dans la France de 1905 et des décennies qui suivirent les transmissions de valeurs par des institutions privées fonctionnent encore efficacement, qu’il s’agisse du modèle familial traditionnel, des éducations religieuses pour une part importante de la population ou encore des organisations fédératrices (mouvements d’éducation populaire, organisations associatives, syndicales et politiques). C’est ce qui permettait notamment à Jules Ferry, ans sa célèbre lettre aux instituteurs, de leur demander de s’arrêter au seuil de ce qui relevait de la conscience des " pères de famille ", la " morale de nos pères " étant enseignée ailleurs qu’à l’école même si l’instruction civique pouvait y contribuer par l’inculcation d’un fonds commun de " religion civile " laïque.
Sur le plan international, le début du XXème siècle est marqué par la continuation voire le renforcement de l’expansion du mouvement des nationalités, par le règne de la souveraineté étatique comme principe incontesté de structuration de l’ordre international et enfin par la centralité des puissances européennes (coloniales) à l’échelle planétaire : les valeurs de l’Europe dominent, et la Nation est le cadre " naturel " de leur déploiement.
C’est l’ensemble de ce contexte qui a aujourd’hui profondément changé.
Sur le plan mondial, les souverainetés nationales sont à l’évidence débordées par les flux transnationaux de la " globalisation " ; de plus, les grandes nations européennes ne sont plus que des puissances moyennes, et l’Europe a perdu sa centralité mondiale, ce qui a conduit dès 1948 à tenter de définir une approche universaliste qui se distingue de la spécificité européenne sans pour autant s’en détacher principiellement. Les Etats européens sont ainsi confronté simultanément à un recul considérable de leur puissance relative (dans l’ordre externe mais aussi, on va le voir, dans l’ordre interne) et à une contestation relativiste des valeurs des droits de l’Homme (dont la laïcité) dénoncées par certains comme masque d’une domination post-impériale. Que cette contestation puisse et doive être réfutée ne retire rien à la réalité de la pression qu’elle exerce, et explique que les modèles historiques nationaux en Europe puissent se sentir parfois sur la défensive sinon menacés par de dangereuses irruptions. De ce point de vue, il est certain que la répétition de crises violentes survenant dans des pays à référence musulmane ou plus largement dans un Moyen-Orient vu historiquement comme une " terre d’Islam " (Iran en 1979, Liban dans les années 1980-1990, Algérie depuis 1992, conflit israélo-palestinien depuis des décennies, et depuis 2001 " mondialisation " du terrorisme sous la bannière d’Al Qaida) développe l’image - très fortement médiatisée et souvent très abusivement simplifiée - d’une menace " islamiste " mondiale qui prépare l’opinion à admettre sans même en prendre nécessairement conscience la thématique d’un " clash de civilisations " entre " l’Occident " et un Orient qu’il voit comme " islamique ".
Il n’en est que plus regrettable que soient parfois méconnues les aspirations à la démocratie, aux libertés et aux droits de l’Homme qui se manifestent aujourd’hui au Maghreb, tout particulièrement en Tunisie et au Maroc (Françoise Hostalier).
Quant à la société française, on voit bien qu’aujourd’hui l’affrontement historique entre République et Eglise catholique est derrière nous, attestant la remarquable réussite du compromis laïque de 1905. En revanche, les migrations post-coloniales prolongées par le " regroupement familial " ont installé en métropole la religion qui n’était auparavant que celle des " colonisés ", bouleversant le tissu concret de la " Nation " française : les descendants d’immigrés ayant très majoritairement la nationalité française, la logique traditionnelle d’ethnicisation, de communautarisme colonial, longtemps pratiquée outre-mer ne peut plus être assumée de manière compatible avec les principes de la République. Pour autant, cette logique peut rester menaçante dans l’inconscient collectif, d’où le paradigme dangereux de l’" identité française " menacée manipulé notamment par l’extrême droite (Dominique Wolton).
L’acclimatation de ce pluralisme culturel très renforcé est d’autant plus délicate que l’augmentation de la diversité du paysage (mosquées, foulards, jeûnes, habitudes alimentaires, etc.) coïncide historiquement avec le recul du " modèle républicain " devant la version " libéraliste " de la mondialisation (recul non seulement de la souveraineté nationale mais du pouvoir interventionniste de l’Etat-Nation, des monopoles publics, du secteur public et du service public devant l’espace concurrentiel et marchand transfrontières). La Nation " à la française " est ainsi remise en question sur plusieurs fronts simultanés.
Enfin l’augmentation de l’" individuation, dont les événements de mai 1968 ont été un spectaculaire révélateur, a retiré leur efficacité aux transmissions traditionnelles de valeurs (familles, Eglises, organisations collectives diverses), les individus jaloux de leur autonomie se défiant des contraintes et des engagements. La charge de " socialisation civique " qui pèse sur l’Ecole s’en trouve accrue d’autant, alors qu’elle se trouve de surcroît à contre-courant des valeurs dominantes d’individualisme compétitif et matérialiste/marchand (Guy Coq).
C’est dans ce contexte bouleversé que la question des signes religieux à l’école offre un terrain symboliquement central (l’Ecole cœur historique de la construction républicaine) à l’émergence de tensions et à l’expression de désarrois très compréhensibles.
D’où la nécessité de sérier les problèmes, et en particulier de ne pas lier entièrement les thématiques de la laïcité et de la Nation, ne serait-ce que pour ne pas faire porter à la première toutes les difficultés de la seconde (Olivier Abel). Même si elles ont eu de toute évidence partie liée dans le contexte historique français et s’il n’y a aucune raison pour répudier dans son principe cette liaison symbolique, la question se pose aujourd’hui dans un cadre européen et dans un contexte de migrations encore plus large (pour l’essentiel euro-méditerranéen). Faire dans ces conditions peser sur le débat laïque toute la charge émotive qu’entraîne le recul des souverainetés nationales serait générateur et d’une grande injustice (ce n’est pas la visibilité plus forte de l’Islam mais l’influence croissante des marchés mondiaux qui menace aujourd’hui l’espace historique de structuration de la citoyenneté) et d’échec inévitable (aucune mesure limitée à la question des rapports entre espace public et religions ne saurait à elle seule résoudre l’essentiel de ce qui fait problème).
La réflexion sur certaines expériences passées (Empire austro-hongrois, Empire ottoman) ou présentes (Turquie, Tunisie), qui a été par moments effleurée lors des auditions, est ici riche d’enseignements : un certain " monisme républicain " (Olivier Abel) peut s’imposer au détriment de la démocratie et, faute de respecter suffisamment cette dernière, ne saurait être qualifié de laïque dès lors qu’il reposerait sur la contrainte autoritaire et non sur la volonté générale. L’affrontement entre autoritarisme politique (brandissant le drapeau de la souveraineté nationale/étatique) et communautés religieuses, tel que l’Iran l’a connu avant 1979, ouvre ainsi la voie à une polarisation très favorable aux mouvements politico-religieux " victimisés ", c’est-à-dire à la pire négation de la laïcité. On mesure ici l’importance de l’exigence formulée notamment par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales d’une vision de l’ordre public " dans une société démocratique " : les Nations ne peuvent affronter les défis de l’heure dans une perspective laïque qu’au prix du maintien scrupuleux de cette exigence.
2. Laïcité et enseignement
La focalisation du débat sur l’Ecole est à la fois aisément explicable et tout à fait légitime : non seulement il s’agit à l’évidence d’une sorte de lieu symbolique central de la laïcité, pour des raisons à la fois historiques et consubstantielles au concept lui-même, mais il est clair que le service public scolaire est aujourd’hui en première ligne dans le traitement des inégalités sociales, des ségrégations territoriales et de la diversité culturelle, alors que bien d’autres services publics sont nettement moins présents voire défaillants et que bien des politiques publiques sont en échec face à des situations d’exclusions et de discriminations qui compromettent souvent la crédibilité des discours républicains (Dominique Wolton).
Pour autant, le débat sur l’école, nécessaire, n’est pas suffisant, d’abord parce que les difficultés que rencontre ce service public (importance des situations d’échec, inégalités devant l’éducation, phénomènes de violences) sont loin de se résumer à la question des principes laïques et notamment du traitement du port de signes religieux, et aussi parce que la question des signes religieux ne se pose pas qu’en milieu scolaire. On remarquera à cet égard le contraste entre la visibilité croissante de ces signes dans les lieux publics et la décroissance du nombre de cas litigieux dans les établissements scolaires, le premier phénomène semblant rendre la prise de conscience du second plus difficile. En toute hypothèse, ce n’est pas seulement l’école, mais la République dans son ensemble, qui est laïque, aux termes de l’article 1er de la Constitution. Et il serait vain de demander à l’école et aux enseignants de résoudre à eux seuls l’ensemble des questions sociales et culturelles qui constituent l’arrière-plan, voire l’essentiel, du sujet.
Le groupe de travail, à travers une série d’auditions, a pu recueillir de précieux éclairages sur le " terrain " actuel.
L’état des lieux est d’abord celui du droit et des politiques publiques. On y repère clairement le passage d’une " laïcité d’abstention " à une laïcité " de facilitation du pluralisme " (Bernard Toulemonde, commentant notamment l’article L.141-2 du code de l’éducation). Tel est notamment l’esprit de la loi de 1989 et de ses décrets d’application intervenus en 1991 concernant les droits et libertés des élèves, certes bornés par un régime d’autorisation et par l’interdiction des débats politiques : l’idée sinon d’une " démocratie scolaire " du moins de l’importance de l’apprentissage de la démocratie par la pratique dans l’Ecole (Francine Best) inspire manifestement cette évolution, comme la définition de l’" Education civique, juridique et sociale " (ECJS) comme d’une matière qui doit être traitée sous la forme de débats (Bernard Toulemonde).
Mais les faits sont souvent en décalage avec ces normes et ces intentions : le bilan de l’ECJS est contrasté selon les établissements ; l’ignorance du cadre juridique est parfois très grande y compris dans les équipes administratives qui gèrent les établissements scolaires ; en particulier, l’état des règlements intérieurs des établissements fait apparaître que la proportionnalité des sanctions, si essentielle notamment au regard de la jurisprudence européenne, n’est pas toujours assurée. Enfin, le modèle d’organisation scolaire traditionnel peine parfois à intégrer dans son fonctionnement pratique d’une part les conséquences de l’éducation de masse (Bruno Etienne), d’autre part l’idée de la nécessaire gestion des contradictions par le dialogue, certes infiniment plus délicate que le refoulement desdites contradictions à l’extérieur des établissements, mais lorsque ces contradictions traversent la réalité de la population scolaire ce refoulement est impraticable et le dialogue indispensable (Françoise Lorcerie).
Apparaissent ainsi deux demandes fortes, deux besoins qu’il est urgent de satisfaire. Il s’agit d’une part du soutien dont manquent trop souvent les enseignants, en général en première ligne là où d’autres institutions patinent : faire confiance à l’Ecole publique (comme lieu d’expérimentation de la socialisation) et à ses maîtres, leur donner les moyens (notamment en termes de formation : voir ci-après fiche 4) d’une tâche presque toujours très délicate, est le préalable à toute crédibilité d’un discours normatif (Dominique Wolton). Mais il s’agit aussi de la nécessité d’aider l’institution scolaire à gérer les contradictions, à utiliser dialogues et médiations qui, d’ores et déjà, permettent de résoudre loin des médias la grande majorité des cas litigieux : " aller vers ce qui nous unit " suppose pédagogiquement, aujourd’hui plus que jamais, de " travailler sur ce qui peut nous différencier " pour éduquer au dialogue, au respect mutuel et assurer l’apprentissage des valeurs communes (Françoise Lorcerie).
Il ressort de ce tour d’horizon une vision plutôt constructive de la capacité du système scolaire à s’adapter aux évolutions actuelles. Ceci suppose qu’il soit tiré pleinement parti d’institutions et de méthodes qui existent et d’une expérience éprouvée des rapports avec les adolescents. Comme il a été souligné de plusieurs côtés, il s’agit de passer d’une laïcité d’abstention à une appréhension plus claire d’une situation qui a évolué et implique un apprentissage de différences ; or l’égal respect des croyances suppose à la fois que celles-ci soient mieux connues, ce qui passe par un enseignement du fait religieux, mais aussi que les raisons d’être d’une neutralité que les maîtres s’imposent à eux-mêmes soient expliquées. Ceci fonctionne lorsque les institutions scolaires fonctionnent. La qualité et la clarté des règlements intérieurs, la réalité des institutions démocratiques à l’école, le rôle de l’enseignement philosophique, de l’instruction civique, le respect par les autorités extérieures à l’établissement qu’il s’agisse de la hiérarchie ou du juge d’arbitrages rendus par les chefs d’établissements qui ont la responsabilité d’apprécier au mieux les situations locales, autant de conditions qui expliquent pourquoi dans une grande majorité de cas les difficultés se résolvent avant que l’on n’en parle.
L’importance de cet aspect actuel de la mission de l’école n’échappe à personne. Le message va bien au-delà des questions traitées puisqu’il en résulte aussi une pédagogie des droits et obligations qui permettent d’abord d’utiliser ensemble les services publics, mais aussi dans l’espace public de vivre ensemble. Mais il s’agit évidemment d’un travail de longue haleine qui implique que la société exprime d’une manière ou d’une autre sa confiance dans le coprs enseignant.
3. Laïcité et Islam
Il serait vain de biaiser sur la place centrale de l’Islam dans les interrogations et les débats actuels. Bien des facteurs d’interrogations sont aisément repérables :
– ce culte n’a pas été partie au compromis de 1905 dès lors que ses fidèles se voyaient alors dénier toute citoyenneté par la République ;
– le regroupement familial consécutif aux migrations post-coloniales a fait émerger une visibilité nouvelle de l’Islam génératrice d’incompréhensions ;
– en même temps, l’effondrement de la tradition orientaliste a contribué à une méconnaissance abyssale de la réalité de l’Islam aujourd’hui (Mohammed Arkoun) ;
– les incompréhensions et les craintes suscitées dans l’opinion par des conflits violents situés en terres d’Islam et impliquant des acteurs musulmans (Algérie, Liban, Palestine, Afghanistan, voire Tchétchénie) alimentent, sur ce fond d’ignorance, des visions fantasmatiques et une présomption de dangerosité (amalgame fréquent et rarement conscient entre " islamique ", " islamiste ", " terroriste ", ou encore entre " fondamentaliste ", " intégriste " et " terroriste ") ;
– à l’évidence, le fait que la majorité des musulmans de France soient issus de l’immigration (et de pays anciennement colonisés par la France) et résident dans des quartiers dits " sensibles " renforce ces craintes et ces images de dangerosité (amalgame, cette fois, entre " immigration ", " insécurité " et " islamisme ") dès lors que les inégalités et les discriminations sociales, territoriales, culturelles et religieuses se conjuguent voire se potentialisent réciproquement. On peut à cet égard s’interroger sur la compatibilité avec les principes de 1905 d’un certain interventionnisme des autorités étatiques dans la désignation de personnes représentatives du culte musulman en France (Guy Coq), qui répond sans doute plus à des logiques d’ordre public qu’à des préoccupations d’organisation de la laïcité républicaine ;
– cette même histoire, qui n’est pas toujours fortement transmise dans le cadre familial et est insuffisamment enseignée, pèse sur les jeunes des milieux issus de l’immigration et rend plus insupportables à leurs yeux les difficultés spécifiques rencontrées par les musulmans dans ce pays (Stéphane Hessel).
Les auditions ont permis au groupe de travail d’entrouvrir une réflexion, dont il serait indispensable qu’elle puisse se poursuivre, sur les malentendus et l’irrationalité qui s’expriment dans les débats actuels.
Pour illustrer ce point, il est sans doute possible d’affirmer sans connaissance particulière de la religion musulmane que le port du voile par les femmes n’est pas littéralement prescrit par le Coran. Mais ceci ne permet pas d’appréhender même de l’extérieur la manière dont une personne de religion musulmane conçoit ses obligations ni d’éviter de confondre ce qui est phénomène religieux et ce qui impliquerait une connaissance des civilisations méditerranéennes.
Il a été souligné avec force :
– l’importance de la dimension historique, et notamment d’une part de l’étude du décalage qui s’est opéré à partir du XIIIème siècle entre sociétés européennes et sociétés à référence musulmane (Mohammed Arkoun), d’autre part de la mesure des incidences du traitement de l’Islam lors de la période coloniale par la République (Françoise Lorcerie, Dominique Wolton, Bruno Etienne) ;
– la diversité des sociétés qui se réfèrent à l’Islam, des signifiés portés par le voile (Olivier Abel) et plus généralement l’absence d’orthodoxie en Islam qui laisse place à une grande diversité d’interprétations renforcée aujourd’hui par l’individuation, donc à des revendications au nom d’une figure de l’" individu croyant " (Françoise Lorcerie) ;
– la complexité pour ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de les étudier des interprétations de la règle, du droit et des rapports entre religion et Etat dans le cadre de la culture musulmane (Mohammed Arkoun).
On manque de repères pour comprendre ce que signifient ces références pour tous les jeunes formés à l’école laïque et qui n’ont jamais manifesté un sentiment de contradiction. D’ailleurs, lorsque la question est posée à des musulmans, il est fréquemment posé comme règle que l’on doit respecter la loi du pays où l’on vit.
Il est en outre évident que le temps n’a pas joué sur une aussi longue durée pour la religion musulmane que pour les autres religions qui s’expriment en France ; il n’y a dès lors pas d’alternative à l’approfondissement des échanges et des connaissances.
4. Laïcité, cultures et question sociale
Il est à la fois difficile et nécessaire de ne pas confondre les expressions religieuses avec les signes culturels et les affichages identitaires plus larges. En outre, sous les signes religieux se posent très fortement des questions sociales en attente de traitement plus efficace que ce ne fut le cas jusqu’à présent.
S’agissant de la distinction entre le religieux et le culturel, les auditions ont d’abord permis de mesurer le décalage entre une certaine homogénéisation des comportements culturels, qui traduit un succès de l’intégration, et des " affichages identitaires " qui ne doivent être pris que pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des " conduites de minoritaires " sur le mode de l’" affirmation/revendication " de racines et d’appartenances (Françoise Lorcerie). Ainsi peut se lire, selon les situations, la pluralité des signifiés d’un " signe " religieux (Olivier Abel), tantôt porteur d’une interprétation des obligations religieuses, tantôt d’une affirmation de fidélité à des origines et à une culture non réductible à une religion, tantôt encore d’une provocation dont les mobiles peuvent être eux-mêmes fort variables, tantôt enfin indicateur d’une pression de l’entourage qui appelle alors intervention protectrice des droits des intéressées.
L’examen de ces questions est d’autant plus délicat qu’il met en jeu non seulement des convictions profondes chez les personnes visées par d’éventuelles interventions administratives mais aussi des interrogations et des doutes qui peuvent traverser les fonctionnaires confrontés ainsi au " traitement du sacré " dans l’exercice de leur mission de service public, ce à quoi ils se sentent souvent bien peu préparés (Emmanuel Jancovici).
Enfin, il est clair que dans nos sociétés fortement " médiatisées " la marge entre l’" acceptable " et le " provocant " peut aisément varier selon les observateurs, les instrumentalisations et les contextes.
Il serait en tout cas contre-productif de grossir des phénomènes politico-religieux marginaux que certains cherchent à exploiter alors que la situation d’ensemble autorise en réalité un certain optimisme (Jacques Ribs).
S’agissant ensuite des questions sociales sous-jacentes, on voit bien notamment à propos des problèmes de fonctionnement de l’institution scolaire que les actions de rétablissement de l’égalité (dont la qualification de " discrimination positive " n’aide pas à comprendre la logique) signalent par leur nécessité même les difficultés de mise en œuvre de l’égalité républicaine (Bruno Etienne). Les tensions et affichages " identitaires " ne peuvent se lire indépendamment des phénomènes de concentration d’inégalités qui frappent certains quartiers voire plus globalement certaines banlieues, l’empilement de discriminations (sociales, racistes, territoriales, religieuses) alimentant efficacement les contestations communautaristes éventuelles du modèle républicain : le racisme et le sexisme pèsent très lourd dans le paysage quotidien (Monique Lellouche). Une histoire de la ville (Olivier Abel) serait ici d’une grande utilité pour la compréhension des affrontements symboliques.
La prise en compte de ce contexte social souvent explosif aide également à lire la dynamique d’affrontements symboliques entre " majoritaires " et " minoritaires " (Françoise Lorcerie) qui constitue un défi à la problématique d’égalité et de laïcité. Elle conduit enfin à prendre la mesure des limites du seul recours au droit : quels que soient les mérites d’un texte normatif, il ne saurait lever par lui-même ces obstacles à l’effectivité de l’application de la " solution laïque " (Emile Poulat).
Il convient cependant de noter que cette " solution laïque " reste, aujourd’hui plus que jamais, la seule alternative à la violence et aux affrontements communautaires, la seule voie de gestion de la diversité dès lors qu’elle n’est pas déformée par une interprétation uniformisatrice incompatible avec le respect des consciences. Et, au milieu d’énormes difficultés, cette " solution laïque " continue à irriguer la société française, grâce à l’engagement d’enseignants, de fonctionnaires et de citoyens auxquels hommage doit être rendu compte tenu des conditions dans lesquelles ils persistent à faire vivre ces valeurs.
5. Laïcité et égalité des sexes
Tout ce qui vient d’être dit sur l’importance de mieux comprendre le contexte social du débat ne doit pas occulter une autre dimension. Il s’agit de l’égalité des sexes et des responsabilités incombant à l’Etat et au service public pour faire respecter et promouvoir cette égalité.
De nombreux jeunes, filles et garçons, scolarisés, à l’université, usagers des services et des loisirs, sont parfaitement à l’aise dans des établissements qui n’admettent aucun signe distinctif propre aux filles. Le fait qu’ils considèrent cet état de choses comme allant de soi et n’ont pas à le manifester ne donne pas moins de valeur à leur opinion. Qui plus est, des jeunes filles qui souhaitent en rester là aimeraient être à l’abri d’une évolution des comportements qui pourrait s’assimiler à une pression. Or l’école est aussi un lieu pour exprimer sa liberté et un apprentissage d’attitudes futures. Cette liberté doit être autant protégée pour celles qui n’éprouvent pas le besoin d’expliciter de manière visible les convictions qui sont les leurs que pour celles qui, dans le respect de la liberté d’autrui, donnent à leur conviction une forme plus explicite.
La CNCDH se doit de veiller, dans ces affaires, à la prise en considération des points de vue qui ne s’expriment pas explicitement parce qu’il n’y a, aux yeux des intéressées, pas de débat. Il faut au surplus de toute évidence respecter dans la mission des services publics l’obligation, de valeur constitutionnelle, qui consiste à promouvoir l’égalité des sexes.
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