(extrait du procès-verbal de la séance du 9 octobre 2003)
Présidence de M. DEBRÉ, Président
M. le Président : L’objet de notre mission d’information est d’essayer de mieux appréhender le délicat problème du port de signes religieux à l’école. La finalité de votre organisation est de promouvoir les droits de la femme. Pensez-vous que le port du voile à l’école par certaines jeunes filles porte atteinte aux droits de la femme ?
Mme Annie SUGIER : En premier lieu, il est important de rappeler les objectifs de la Ligue internationale des droits de la femme qui sont de lutter contre un certain relativisme à l’égard du droit des femmes. En effet, on constate que les droits des femmes varient au gré des cultures et des zones géographiques, ce qui est tout à fait contraire à la notion de droit universel de la personne.
C’est la raison pour laquelle, en 1983, nous avons décidé, avec Simone de Beauvoir, de créer cette association pour lutter, d’une part, contre les violences faites aux femmes dans les pays du tiers-monde, d’autre part, contre ce que nous appelons les régressions en droit sur notre propre territoire. On pourrait parler d’une forme de « mondialisation ». En effet, nous devons non seulement nous battre contre les aspects les plus négatifs de certaines cultures que l’on voit apparaître dans notre pays, mais également continuer de nous battre contre ce qui se passe ailleurs, car il y a un lien entre les deux.
M. le Président : Je vous rappelle que, dans le cadre de notre mission, nous nous préoccupons essentiellement de l’application à l’école du principe de la laïcité sur le territoire français.
Vous n’êtes pas sans savoir que l’on voit apparaître, depuis un certain temps, des jeunes filles qui portent des signes religieux à l’école. Est-ce une question qui vous préoccupe ? Faut-il s’opposer à ce port de signes religieux distinctifs par les jeunes filles ?
Mme Annie SUGIER : Le port du voile est à la fois un signe religieux et un signe de ségrégation envers les femmes. Par conséquent, il y a deux fondements à l’opposition que nous avons à l’égard de ce signe. Il s’agit d’un signe religieux ostentatoire et donc, en ce sens, contraire au principe de laïcité. A ce titre, il faut l’interdire à l’école. Nous considérons que le Conseil d’Etat n’a pas été suffisamment loin dans son analyse de ce que représentait ce signe religieux.
En second lieu, par rapport aux droits des femmes, le voile donne une place à la femme qui est à l’intérieur de la maison. En effet, pour que la femme puisse sortir, une condition est posée, à savoir son invisibilité par le biais du voile. C’est ce que signifie le voile. La femme étant, par sa sexualité, source de désordre social, si elle va à l’extérieur, elle doit être couverte.
Le voile entraîne d’autres comportements, tels que les phénomènes de non mixité dans les piscines, etc. Certaines jeunes filles à l’école ne veulent pas suivre les cours de gymnastique.
M. Jean-François Lamour, ministre des sports, interrogé par Ruth Elkrief, a indiqué que, dans les banlieues, on commençait à voir des jeunes filles déserter les clubs sportifs. Le voile représente donc très fortement la notion de ségrégation. Allons-nous accepter un tel signe à l’école ?
M. le Président : Vous considérez donc que le voile est un signe très important.
Mme Annie SUGIER : Absolument.
M. le Président : Si je résume votre position, vous considérerez qu’il convient d’interdire le port de signes religieux à l’école. La loi et la jurisprudence du Conseil d’Etat ne sont pas suffisantes pour assurer cette interdiction.
Je m’adresse à Me Weil-Curiel, qui est l’avocate de votre organisation. Compte tenu de ce que vient de nous indiquer la présidente sur l’interdiction de tous signes religieux à l’école, avez-vous mené une réflexion quant aux modifications juridiques que le législateur pourrait introduire dans la loi actuelle, afin d’assurer le respect de la laïcité et l’interdiction du port de signes religieux ?
Me Linda WEIL-CURIEL : Non, nous n’avons pas réfléchi à un texte en particulier, parce que ce n’est qu’à l’issue de toutes les auditions que nous pourrons comprendre les arguments des uns et des autres. Pour le moment, je n’ai pas une vision globale de la question, si ce n’est en faisant un parallèle avec l’excision qui a été le motif de la création de notre association en 1983. En effet, à l’époque, nous avions pu constater qu’il existait suffisamment de textes permettant de réprimer la pratique de l’excision en France. Il suffisait de les appliquer. C’est ce que j’ai obtenu après une bataille judiciaire, tout en mettant en place, en parallèle des programmes de prévention, la répression n’allant pas sans la prévention. Mais la répression reste nécessaire.
De même, dans le cadre de l’affaire des voiles et du port de tous signes religieux, nous disposons des instruments juridiques, mais nous avons négligé de les appliquer avec suffisamment de fermeté depuis trop longtemps.
M. le Président : La jurisprudence du Conseil d’Etat vous paraît-elle suffisante ?
Me Linda WEIL-CURIEL : Les textes sont suffisants, notamment la loi de 1937 qui interdit les signes religieux. Il suffisait de l’appliquer avec fermeté.
Si l’interprétation de la loi de juillet 1989 a induit en erreur, c’est surtout en raison d’une attitude intellectuelle qui, ne voyant pas la réalité des choses, a cru de façon généreuse - comme la France sait l’être, mais à tort en l’occurrence parce que cela a conduit à léser les jeunes filles - qu’il fallait une certaine tolérance, sans comprendre ce à quoi menait cette tolérance. Nous sommes maintenant en faveur d’un texte édictant une interdiction. Ce texte est nécessaire pour que les choses soient claires.
M. le Président : Si je résume vos propos, on disposait jadis de textes qui, malheureusement, n’ont pas été appliqués et la jurisprudence du Conseil d’Etat a laissé une brèche. C’est pourquoi il faut un texte d’interdiction absolue. Est-ce bien votre position ?
Me Linda WEIL-CURIEL : Oui, l’interdiction est contre ma philosophie, mais c’est maintenant ma position.
Mme Annie SUGIER : Cela est devenu nécessaire récemment, car on a eu l’imprudence d’introduire l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) comme interlocuteur privilégié et qui s’est imposé comme tel. M. Brezet a souligné que s’il y avait une loi, ils la respecteraient. Cela veut bien dire qu’aujourd’hui, ils ne sont pas du tout prêts à respecter quelque directive que ce que soit.
M. le Président : Je précise que personne n’a imposé l’UOIF ; il y a eu des élections.
Puisque vous considérez qu’un texte est maintenant nécessaire, avez-vous réfléchi à son architecture ?
Me Linda WEIL-CURIEL : Si votre mission mène ses travaux encore un certain temps, je préférerais revenir sur la proposition pour nous laisser le temps de la réflexion, après lecture des différentes opinions.
M. le Président : Ce qui nous intéresse, c’est votre opinion.
Me Linda WEIL-CURIEL : Notre position va au-delà du cadre de votre mission. Nous sommes pour une interdiction radicale. Nous sentons que notre société est agressée par la multiplication du port de cette tenue qui est une provocation. On se sent provoqué, agressé, mal à l’aise dans tous les lieux où se fait cette rencontre avec le voile.
A l’école, l’interdiction paraît couler de source, même si les décisions ne sont pas prises d’imposer l’absence de signes religieux, que ce soit la calotte, la djellaba, le costume bouddhiste ou autre.
M. le Président : Et la croix ?
Me Linda WEIL-CURIEL : Bien évidemment, si elle est ostentatoire.
M. le Président : Qu’appelez-vous une croix ostentatoire ?
Me Linda WEIL-CURIEL : C’est une croix qui se voit à l’extérieur ou qui est agressive. Si le foulard pose problème, c’est qu’il est perçu comme une agression. On n’imaginerait pas d’accepter à l’école des élèves portant des costumes tels que le costume bouddhiste, la djellaba. Pourquoi ne pas se poser la question si des élèves venaient à l’école vêtus du costume rayé que les déportés portaient dans les camps de concentration ? On ne tolérerait pas cela car c’est le signe de l’indignité de la personne. Pour nous, le voile c’est la même chose. C’est la marque de l’indignité de la femme, c’est une atteinte à cette dignité.
Mme Annie SUGIER : C’est clairement le signe d’une ségrégation. On ne peut pas s’être battu contre la ségrégation en Afrique du Sud et accepter en France le voile qui est, pour les femmes, le signe de la ségrégation.
Je rajoute un deuxième point pour faire la liaison avec Kaïna Benziane. Ne pas lutter contre le port du voile, notamment à l’école, comme on le voit dans les banlieues, c’est accepter que les jeunes filles qui ne le portent pas soient considérées comme des « putes » - souvenez-vous du mouvement « Ni putes ni soumises » -, et en l’occurrence inciter de plus en plus de jeunes filles à le porter. Ne rien faire, c’est voir ce phénomène continuer à se développer.
Selon un ouvrage qui évoque le phénomène au-delà de la France, une des raisons premières du port du voile est d’échapper aux agressions des hommes. Toutefois le problème de la relation homme/femme ne se résoudra pas par le port du voile par des jeunes filles de plus en plus nombreuses.
M. le Président : Melle Benziane, voyez-vous se développer, dans les cités, le port du voile ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Cela fait pratiquement une année que j’ai quitté Vitry-sur-Seine pour poursuivre des études et sortir de la cité. Mais effectivement, j’ai pu constater que de plus en plus de jeunes filles avec qui j’ai grandi se retournent vers le voile, non pas par conviction religieuse, mais pour se protéger ou montrer qu’elles sont les « vraies femmes musulmanes ». En effet, pour bon nombre de garçons, une femme est avant tout une femme religieuse et musulmane. Pour eux, quels que soient leur pays, leur civilisation ou leur culture, les femmes doivent porter le voile.
Quand les jeunes filles se retrouvent persécutées de plusieurs façons, il est évident que celles qui n’ont pas suffisamment de courage ou les moyens de partir finissent par porter le voile à l’intérieur de la cité ou de la ville. Mais quand elles s’évadent de la cité et de la ville, elles enlèvent ce voile. Je le ressens plus comme une protection, une espèce de passeport pour être bien considérées par certains garçons.
M. le Président : A l’école, faut-il avoir ce passeport ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Non, je ne pense pas. Je comprends certaines jeunes filles qui le portent pour se protéger parce que c’est très dur pour elles, mais ce n’est pas ainsi que l’on résoudra le problème. C’est vraiment accepter leurs règles.
Mme Martine AURILLAC : Nous vous écoutons avec beaucoup d’intérêt car il est indéniable qu’il y a une dimension très importante relative aux droits de la femme dans le port du foulard ou du voile.
Vous avez dit, Mme la présidente, que le foulard est toujours pour vous une agression. Or le foulard peut aussi parfois être bien autre chose. Au-delà d’être une forme de protection, une simple coquetterie, c’est aussi un phénomène qui s’est développé dans un contexte international qui a contribué à ce développement. Pour ma part, j’estime que ce n’est pas toujours une agression.
Au-delà de ce problème de l’égalité entre les hommes et les femmes, ne pensez-vous pas qu’une loi d’interdiction, que vous souhaitez radicale et donc assez brutale, ne résoudra pas tout car le voile n’est que la partie immergée d’un iceberg ? Au-delà des droits de la femme, il y a aussi la montée du fondamentalisme. Ne pensez-vous pas que cela risque de provoquer des réactions brutales, y compris une sorte de victimisation qui serait l’inverse de ce que nous recherchons ? Avez-vous bien mesuré les conséquences d’une loi radicale ?
Mme Annie SUGIER : Le rôle de la loi est de montrer ce qui est permis et ce qui est interdit. Quand un signe représente de manière indéniable, même dans le cadre religieux, une certaine place assignée aux femmes et signifie la ségrégation, la loi doit affirmer que ce signe n’est pas plus accepté que la croix gammée ou l’étoile jaune dans une République démocratique, égalitaire et mixte. C’est aussi simple que cela.
Une société est construite sur des symboles, à commencer le nom, les titres. Tous ces symboles font la cohésion sociale. Or on ne peut pas accepter de garder des symboles négatifs, qui le resteront toujours lorsqu’il s’agit d’un opprimé. Je vous réponds de manière très claire : une société humaine est construite sur des symboles. Notre société démocratique doit savoir quels sont les symboles qui sont dangereux pour sa cohésion. Dans le mélange culturel, on trouve des aspects positifs - la musique, la cuisine -, mais les symboles dont nous parlons sont négatifs.
M. le Président : Pensez-vous que le port du voile est l’expression d’une manifestation religieuse ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Oui. Je suis musulmane et fière de l’être. Mais j’ai ce recul qui fait que, pour moi, être musulmane n’est pas ma seule personnalité. Cela ne fait pas ce que je suis en tant qu’individu.
Or nombre de musulmans, principalement des hommes, estiment qu’être musulman, c’est ce qui fait essentiellement l’individu. C’est ce qui me fait très peur et fait très peur aux autres jeunes filles. Des filles, dont certaines sont complètement perdues, et des garçons estiment que pour être une vraie femme musulmane, il faut porter le voile. Pour ma part, je me sens complètement musulmane et pourtant, je ne le porte pas. C’est cela qu’ils ne veulent pas accepter.
M. le Président : Y a-t-il des versets dans le Coran qui imposent le port du voile ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Non, à aucun moment dans le Coran, il n’est stipulé que la femme est dans l’obligation de porter le voile. A l’origine, le voile a été conseillé pour protéger les femmes d’une certaine tribu dont le nom m’échappe. Mais à l’heure actuelle le port du voile n’a plus de sens. Il peut se comprendre dans certains pays musulmans où la loi islamique prend toute son importance, mais dans une démocratie aussi avancée que la nôtre, porter le voile doit se faire dans la sphère privée et individuelle.
Je comprends que la présidente parle d’agression. Pour ceux qui vivent dans ces cités, il est difficile de voir une jeune fille musulmane porter le voile car chacun sait très bien qu’elle ne le porte pas par conviction.
M. le Président : Pourtant, un verset du Coran dit la chose suivante : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chaste, de ne montrer que l’extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine ». Un autre dit : « Il n’y a pas de faute à reprocher aux femmes qui ne peuvent plus enfanter et qui ne peuvent plus se marier de déposer leur voile. »
Mme Annie SUGIER : Sommes-nous dans une république islamique ? Les religions ne doivent-elles pas, elles aussi, évoluer ? La démocratie ne peut-elle pas pénétrer la religion ?
M. le Président : Certes, mais il ne faut par dire que le port du voile n’est pas mentionné dans le Coran !
Je voudrais que vous me précisiez la façon dont il faudrait concevoir cette interdiction, dès lors que vous avez mené une réflexion sur ce sujet. En effet, il est facile de dire qu’il faut interdire le voile. Encore faut-il dire comment.
Me Linda WEIL-CURIEL : Je ne suis pas élue pour écrire des lois, mais désignée pour les défendre.
M. le Président : Si vous prenez le temps d’écrire un texte avec différents articles, vous verrez qu’il est plus facile d’affirmer un principe général que de l’écrire. Aujourd’hui, tout notre problème est de faire en sorte que cette interdiction soit respectée et pour ce faire, la loi doit être énoncée très clairement.
Il serait intéressant que vous vous livriez à ce petit exercice d’écriture : s’il faut interdire le port de tous signes religieux visibles, faut-il aussi interdire le port du bandana à la jeune fille qui le porte pour marquer sa différence ? Faut-il étendre l’interdiction à l’ensemble des locaux de l’école, la cour de récréation et à tous les établissements scolaires, y compris les établissements privés sous contrat ?
Nous sommes législateurs et nous prenons nos responsabilités. Mais puisque nous sommes d’accord sur l’interdiction, il serait intéressant pour nous d’avoir de votre part l’esquisse d’un texte. Vous verrez que c’est un très bon exercice !
Me Linda WEIL-CURIEL : Je suis contre les lois spéciales. Une énumération ne suffira jamais à interdire tout ce que l’on veut interdire. C’est le même cas de figure que pour l’excision : on ne va pas décrire par le menu le détail du sexe car, si jamais on oublie un détail et que c’est justement ce détail qui fait la différence...
M. le Président : Dans le cas présent, il s’agit des signes religieux à l’école.
Me Linda WEIL-CURIEL : Puisque le voile, le foulard, la calotte, la barbe des musulmans ou les bouclettes des juifs orthodoxes expriment une appartenance religieuse qui n’échappe pas aux regards, il est nécessaire de les interdire indistinctement à l’école. Je peux certes continuer la liste, mais elle serait sans fin. Toutefois, je me livrerai avec plaisir à cet exercice de rédaction.
M. Bruno BOURG-BROC : Melle Benziane, vous avez indiqué vous vous sentiez culturellement musulmane. Pour vous, le Coran est-il un texte important auquel vous vous référez ? Comporte-t-il des versets que vous jugez interprétables ou qui doivent être respectés à la lettre ? Dans le domaine qui nous occupe, votre religion a-t-elle des commandements ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Je fais partie d’une grande majorité de personnes qui se revendiquent comme étant musulmanes mais par symbole, parce qu’il faut le dire ou avoir une autre étiquette. Je fais partie de cette masse qui se dit musulmane mais qui ne pratique pas, même si je respecte le ramadan. D’ailleurs, pour tout vous avouer, je n’ai jamais lu le Coran. Je connais un certain nombre de choses sur le Coran, mais je ne le lis pas. Je fais partie de cette masse silencieuse qui est majoritaire.
M. Bruno BOURG-BROC : Pratiquez-vous le ramadan par symbole ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Je crois en Dieu. Après ce qui m’est arrivé, j’ai eu besoin de croire en quelque chose de plus fort que l’être humain. Et puis la religion à la mode, dans les cités et les quartiers populaires, c’est la religion musulmane.
M. Bruno BOURG-BROC : Pour vous, est-ce un effet de mode ?
Mlle Kaïna BENZIANE : La religion à la mode dans les cités, c’est la religion musulmane, que l’on soit modéré ou extrémiste. D’ailleurs, bon nombre de Français de pure souche, des Africains, des Antillais qui vivent dans ces cités, se sont convertis. Ce n’est pas pour autant que l’on est extrémiste et que l’on va porter le voile ou la barbe.
J’ai envie de dire que c’est la religion des pauvres et du désespoir. Après la mort de ma soeur, il m’a semblé évident que je me lance dans la religion et que je me consacre à Dieu. Bon nombre de personnes qui peuplent ces cités pensent comme moi. C’est vrai que l’Etat a en quelque sorte délaissé ces cités. C’est à la République et non à Dieu de protéger ces jeunes filles qui le font en portant le voile. Je suis désolée, mais la République n’a pas protégé ma soeur.
Je ne veux plus entendre ce que me disent certains garçons à chaque fois que je les rencontre, à savoir que si ma soeur avait choisi son statut de jeune fille musulmane et avait porté le voile, elle ne serait pas morte. Je regrette, ma soeur était une femme universelle, elle n’était pas une femme musulmane.
Nous devons être solidaires de toutes ces femmes algériennes. Certaines de mes tantes se sont battues contre le port du voile. Je trouve dramatique que, dans un pays comme le nôtre où la laïcité et l’égalité sont des principes qui permettent d’être libres, de s’exprimer et de vivre ensemble, on tolère le port du voile, notamment dans des institutions où c’est le « vivre ensemble » qui fait que l’on existe.
En effet, les jeunes filles qui portent le voile dans les collèges ne se mélangent pas plus avec les garçons qu’elles ne communiquent avec les filles qui ne portent pas le voile. Si on en arrive à des relations aussi catastrophiques entre les garçons et les filles, c’est bien parce que les filles ne côtoient plus les garçons, et vice versa. C’est un élément qui joue. Cela reflète un malaise pour ces jeunes filles qui portent le voile.
M. le Président : Sont-elles libres parfois de le porter ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Il faut savoir ce que l’on entend par « libre » quand une jeune fille décide de porter le voile. Je me réfère toujours à mon cas qui n’est certainement pas représentatif. A certains moments, je me dis que si je porte le voile, on me laissera tranquille et je pourrai me consacrer à Dieu. La réalité est que je ne crois plus en l’être humain.
Plusieurs facteurs indirects peuvent entrer en ligne de compte dans la décision de ces jeunes filles. Même si personne ne les a obligé directement à le porter, elles l’ont fait pour être tranquilles, pour éviter les regards de telle ou telle personne, en raison de la religion qui domine dans la cité, car il est extrêmement bien vu pour une jeune fille de porter le voile dans les cités, tant par la famille que par le « tribunal social ».
Toutefois, certaines jeunes filles comme moi ne veulent pas porter le voile. Celles qui sont voilées, mais pas toutes, nous narguent et nous font comprendre que, parce qu’elles portent le voile, elles sont de bonnes musulmanes, qu’elles iront au paradis alors que les autres sont des mécréantes. Pour moi, c’est une agression.
M. Bruno BOURG-BROC : Vous avez évoqué la République et ses devoirs. Pour vous, la notion de Nation a-t-elle un sens ? Vous sentez-vous appartenir à une Nation et laquelle ?
Mlle Kaïna BENZIANE : J’appartiens à la Nation française et j’en suis fière. Mais comme je le disais tout à l’heure, je fais partie de cette masse populaire qui a plusieurs identités. Je suis avant tout une femme, symboliquement de religion musulmane. Je suis une étudiante, Française d’origine algérienne. L’identité d’une femme peut être multiple. C’est pourquoi il est dommage que certaines jeunes filles ou garçons ne prennent en compte que la religion.
M. Bruno BOURG-BROC : Vous sentez-vous plus Française que musulmane ou vice versa ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Je crois que l’on peut combiner les deux. Après le décès de ma soeur, beaucoup de sentiments se sont mélangés. Tout au début, je ne croyais plus du tout en Dieu. C’est difficile. Mais en même temps, je me sens profondément française. D’ailleurs, si j’ai choisi de m’engager dans ce combat, c’est parce que je me sens française.
M. le Président : Dans quel combat vous êtes-vous engagée ?
Mlle Kaïna BENZIANE : Le premier combat, c’est ma soeur, afin que ce qui s’est passé ne se reproduise jamais. Ensuite, c’est un combat pour toutes les jeunes filles parce que je ne veux pas que ma soeur soit morte pour rien. Je veux que tout le monde prenne conscience qu’on a brûlé une jeune fille. On n’a plus le droit d’évoluer ainsi, d’avoir des rapports aussi malsains, aussi barbares à certains moments. C’est pourquoi je me suis engagée dans ce combat.
J’aurais très bien pu me renfermer, abandonner mes études, aller en Algérie où on ne porte même pas le voile. J’aurais pu abandonner, mais c’est l’extrême.
Mme Annie SUGIER : Les propos de Kaïna vous montrent bien que l’élément central est cette relation entre les garçons et les filles qui commence à se construire à l’école. Quand une jeune fille porte le voile, cela implique que, d’un côté, il y a les filles, de l’autre, les garçons, lesquels ne respecteront les filles que si elles portent le voile.
M. le Président : Nous en sommes convaincus. Notre souhait, alors que la commission n’a pas encore rendu ses conclusions, est de faire respecter le principe de la laïcité à l’école, lequel suppose l’interdiction de tous signes religieux ostentatoires.
Toutefois, le problème ne se pose pas tout à fait en ces termes. En effet, certains musulmans nous disent que, au regard des principes contenus dans le Coran, si nous édictons une interdiction générale et absolue, sans nous contenter de la jurisprudence du Conseil d’Etat qui laisse une certaine souplesse, nous dresserons tous les musulmans contre la République et contre la laïcité.
Mme Linda WEIL-CURIEL : Est-ce mieux...
M. le Président : Le but n’est pas de savoir si c’est mieux, mais de recueillir tous les avis. Certains musulmans que nous avons rencontrés - qui ne sont pas forcément les plus extrémistes - nous recommandent d’être très prudents en la matière, car le principe du port du voile est contenu dans le Coran. Par conséquent, à un moment où les gens s’interrogent sur le sens de la vie, où l’on constate un retour au phénomène religieux, cette interdiction pourrait être considérée comme une agression envers leur religion et pousser, notamment dans les cités, un certain nombre de jeunes filles à se voiler, alors qu’elles n’avaient pas l’intention de le faire.
Mme Annie SUGIER : Avons-nous un système de valeurs ? Dans le papier que nous vous avons remis, vous trouverez une analyse faite par Michel Bouleau à propos de l’arrêt Kherouaa.
M. le Président : Nous avons entendu M. Bouleau.
Mme Annie SUGIER : Selon lui, le Conseil d’Etat a refusé d’analyser un signe, qui n’est pas seulement un signe religieux. Je comprends que vous vous interrogiez sur les conséquences si, effectivement, ce principe est contenu dans le Coran. Mais vous savez bien que tous les musulmans ne sont pas d’accord sur le fait que le Coran impose le port du voile. Il y a débat à l’intérieur même du camp musulman. Nous n’allons pas chercher à devenir des spécialistes du Coran pour savoir ce qu’il convient de faire par rapport à ce signe religieux.
Reste un deuxième point sur lequel, en tant que femmes et responsables d’association, nous nous sentons spécialistes, c’est celui du droit des femmes et de la signification de ce symbole.
Ce symbole contient un message profondément négatif à l’égard des femmes. Or toutes les religions, qui ont porté un tel message, ont dû évoluer, c’est-à-dire que la démocratie a pénétré la religion. Or, dans ce cas précis, c’est le phénomène inverse qui se produit. Une religion, sur un point pourtant contesté par les musulmans eux-mêmes, vient pénétrer notre système de valeurs. Dans votre rapport, vous devez aller au-delà du signe religieux.
M. le Président : Dans notre rapport, si nous décidons que la jurisprudence et les textes ne sont pas suffisants pour interdire le port de tout signe religieux, nous proposerons une modification législative. En tant que juriste et responsable politique, je trouve très facile de se battre avec des principes généraux. Toutefois, je le répète, cela devient beaucoup plus difficile lorsqu’il s’agit de mettre par écrit ces mêmes principes, en tenant compte à la fois de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne facilite pas les choses, du talent des avocats qui peuvent interpréter les lois, etc. Le but est d’arriver à une loi très précise qui interdise tout port visible de signes religieux. A titre d’exemple, peut-on considérer que la croix que porte une jeune fille en boucle d’oreille est un signe visible ?
Mme Annie SUGIER : Nous avons bien réussi à venir à bout des croix gammées !
M. le Président : Si cela ne tenait qu’à moi, j’interdirais tout. Selon une loi de 1913 que l’on n’applique plus, tous les élèves devraient porter une blouse, ce qui aurait pour effet de gommer toutes les différences religieuses, politiques, sociales...
Mme Linda WEIL-CURIEL : C’est le principe de la robe d’avocat.
M. le Président : Mais maintenant, vous savez très bien qu’il n’est plus possible, même si vous pouvez vous fonder sur la loi de 1913, d’imposer le port de la blouse à tous dans les écoles. Si vous le faites, je vous conseille de sortir discrètement par la porte de derrière !
Quand nous évoquons une interdiction absolue de tout port distinctif d’un signe religieux, la réaction immédiate des uns et des autres est de nous conseiller d’être très prudent car cela entraînera une réaction contraire à celle que nous recherchons. En effet, il y a un risque, dans les cités, qu’un certain nombre de jeunes filles, pour réagir, portent le voile en considérant cette interdiction comme une agression.
En réalité, le problème ne se pose pas dans la rue, mais dans l’école de la République qui est laïque. Par exemple, peut-on considérer la main de Fatma comme un signe religieux visible ? Certains nous disent de ne pas aller jusque-là. Mais si nous ne proposons pas une interdiction absolue de port de tout signe visible, cela laisse la porte entrouverte.
Mme Annie SUGIER : Il y a dix ans, une erreur a été commise que nous payions chèrement aujourd’hui.
M. le Président : Je suis de votre avis.
Mme Annie SUGIER : Nous n’aurions pas été amenés à interpréter le signe si la laïcité avait été clairement appliquée. Tout ce débat qui perturbe notre société vient de là. Maintenant, les uns et les autres, nous devons faire face à nos responsabilités.
Il y a un message important à faire passer : une interdiction du port du voile serait le contraire de l’exclusion. C’est ce qui est reproché au voile. Je vous cite un exemple que nous utiliserons lors des prochains Jeux olympiques. La preuve que le voile exclut, c’est que l’apartheid se manifeste par l’absence des femmes des pays où le port du voile est obligatoire. Qui exclut ? Ce sont bien ceux qui imposent le voile. Qui exclut des cours de gymnastique ? Ce sont bien ceux qui imposent le voile. Par conséquent, en interdisant le voile, nous irons, au contraire, vers le droit, sans discrimination, des femmes à accéder au domaine public.
M. le Président : Le voile n’est qu’un signe religieux parmi d’autres. Dès lors que, dans une classe ou une école, on accepte qu’un élève porte un signe distinctif, c’est déjà ouvrir la voie de la marginalisation pour cet enfant. Notre problème n’est pas d’interdire le seul voile, mais tous les signes religieux.
Mme Annie SUGIER : Nous sommes tout à fait d’accord avec vous. Toutefois, en tant que Ligue internationale des droits de la femme, nous considérons que ce signe a quelque chose de particulier par rapport aux autres, donc qu’il est pire que les autres.
M. le Président : Il n’y a pas de signes pire que les autres, tous les signes distinctifs sont à exclure. Mais j’attends avec impatience de lire le projet de loi de votre avocat.
M. Bruno BOURG-BROC : Pour poursuivre la réflexion de notre président, il existe en France un enseignement sous contrat, dont la majorité est catholique. Il est évident que, dans le cadre d’une interdiction générale et absolue, la loi s’appliquerait également aux élèves de l’enseignement catholique. Pensez-vous que le port d’un habit par les religieuses enseignant dans une école catholique, qui est une obligation canonique pour certaines d’entre elles, soit un obstacle ?
Mme Linda WEIL-CURIEL : Sommes-nous une République laïque ou pas ? Je suis persuadée qu’il faut imposer la disparition, hors de la sphère privée ou des lieux de culte, des signes religieux qui tendent à imposer un point de vue.
M. le Président : Même dans la rue ?
Mme Linda WEIL-CURIEL : Oui. Si je n’ai rien rédigé, c’est parce que je mène actuellement des travaux de réflexion. On édicte tous les jours des lois qui restreignent la liberté individuelle : on ne peut plus fumer où l’on veut, les mineurs ne peuvent plus circuler à partir de telle heure, les mendiants ne peuvent plus être à tel endroit avec leurs chiens, les prostituées ne peuvent plus avoir telle attitude. Alors ne doit-on pas aller jusqu’à l’interdiction du voile parce que justement nous sommes, d’une certaine manière, agressés par ce voile ?
M. le Président : Votre combat, mesdames, concerne plus particulièrement le voile. Si je vous suis, le port du voile, y compris pour les religieuses, doit être interdit partout, y compris dans la rue, les cages d’escalier.
Mme Linda WEIL-CURIEL : Je ne méconnais pas la difficulté de mise en oeuvre d’une telle loi. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas écrit ce projet. Toutefois, une telle interdiction va de soi dans le cadre de l’école.
M. le Président : Je vous remercie.
Source : Assemblée nationale française
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