(extrait du procès-verbal de la séance du 29 octobre 2003)
Présidence de M. Eric Raoult, membre du Bureau
M. Eric RAOULT, Président : Mesdames, messieurs, le Président Debré, retenu par d’autres obligations, vous prie de l’excuser.
Je vous propose de vous présenter, puis de bien vouloir faire une déclaration liminaire, après quoi nous entamerons le débat.
M. Jean CHAMOUX : Je dirige le collège privé Saint-Mauront, à l’entrée des quartiers nord de Marseille qui est sous contrat d’association avec l’Etat. Les élèves du collège sont à l’image de ceux qui vivent dans le quartier, à savoir 80 % de musulmans, 20 % de chrétiens. Parmi eux, 12 à 15 % de filles voilées, que l’on peut classer en deux catégories : une catégorie de « primo-arrivants », en général d’Afrique du Nord, notamment du pays Mzab1, et qui vivent dans un milieu où les femmes sont traditionnellement voilées. La seconde catégorie est constituée de Françaises qui portent le voile pour des raisons multiples. Nous acceptons le voile. Notre but n’est pas qu’elles portent le voile, mais elles ont fait ce choix et nous discutons avec elles et avec leurs parents pour savoir à qui nous avons affaire, ce que ne peuvent pas faire nos collègues de l’enseignement public. A partir de là, nous devons leur transmettre le message républicain et démocratique dans toute sa signification, y compris par rapport à la position de la femme. C’est à l’intéressée, ensuite, de choisir. En général, deux tiers des filles changent de tenue, soit en cours de scolarité, soit en fin de scolarité pour des raisons diverses, notamment d’orientation, car certaines formations ne peuvent être suivies en portant le voile.
Mme Chantal MARCHAL : Je suis directrice de l’école primaire attenante au collège Saint-Mauront. Nous relevons également de l’enseignement privé sous contrat avec l’Etat. L’école est située au pied de la cité du Parc Bellevue, en cours de rénovation. Nous accueillons les enfants du quartier Félix Piat, soit 80 % d’enfants musulmans et 20 % d’élèves catholiques. Le problème du voile ne se pose pas dans mon école mais j’accompagne M. Chamoux pour expliquer le travail que nous menons, car les filles qui passent au collège en venant de mon établissement ne sont pas voilées. Ce travail est important pour la prise de conscience de ces jeunes filles.
M. Makhlouf MAMECHE : Je suis le directeur adjoint du lycée privé Averroès, premier établissement musulman hors contrat situé à Lille. Nous comptons 14 élèves, en classe de seconde générale. C’est une petite structure qui débute. Nous n’avons pas de problèmes avec les signes religieux. Ce n’est pas parce que nous sommes un lycée privé musulman que nous acceptons tout, mais aucun problème de signes religieux ne se pose dans notre établissement, ouvert à tous. La kippa, la croix, le foulard sont les bienvenus.
M. Eric RAOULT, Président : Vous avez des kippas, des croix ?
M. Makhlouf MAMECHE : Non, pas de croix ; nous avons des voiles. Mais c’est tout à fait normal, c’est une première année.
M. Lasfar AMAR : Je suis le recteur de la mosquée de Lille, à l’origine du projet de ce lycée et président de l’association Averroès qui a créé ce premier établissement privé musulman dont l’ouverture tombe en plein débat sur le voile à l’école. Est-il une solution ou non ? La question est posée. Pour nous, le lycée Averroès ne s’inscrit pas dans une logique d’alternative pour les filles qui désirent porter le voile. Ce lycée est seulement une expérience menée par la communauté musulmane du Nord, à l’issue d’une réflexion d’une dizaine d’années, pour se doter d’une telle institution à l’instar des autres confessions. Nous essayons, au travers de cet établissement et de la mosquée de Lille, de comprendre la présence musulmane dans notre pays et d’accompagner sa mutation, ses transformations vers son intégration et sa sédentarisation dans notre pays.
M. Jean-Claude SANTANA : Je suis professeur d’économie et de gestion au lycée La Martinière-Duchère de Lyon. Cet établissement accueille 2 600 élèves, partagés équitablement entre élèves du secondaire et élèves des classes de BTS. Il se caractérise par une grande mixité sociale. Nous avons du apprendre à gérer le problème du foulard durant l’année 2002-2003. Deux jeunes filles se sont mises, courant décembre, à porter un bandeau, puis l’ont déployé progressivement pour arriver à un niveau que les collègues ont apprécié à sa juste mesure. Selon les déclarations des jeunes filles, ce voile était porté par conviction religieuse. Les professeurs, soutenus par l’équipe de direction, ont mis un terme à un processus évident qui devait aboutir à porter dans la classe leurs convictions religieuses et à les afficher de manière ostentatoire. Les rencontres ont permis à l’une d’elles - majeure - d’accepter un compromis et de porter un bandeau. L’autre élève - mineure - s’y est opposée obstinément et a conservé son foulard. Nous avons fait intervenir Mme Chérifi, la médiatrice nationale, qui a établi un diagnostic de la situation, nous demandant, soit d’accepter l’élève en classe, soit de réunir le conseil de discipline pour évaluer la transgression éventuelle du règlement intérieur. Mme le proviseur a choisi cette seconde voie, des lettres recommandées ont été adressées aux familles et aux membres du conseil de discipline. M. le recteur de l’académie est intervenu pour demander que le conseil de discipline soit suspendu sine die ; dans le même temps, il nous a intimé l’ordre d’accepter l’élève en classe, ce que nous avons fait, mais nous avons continué à travailler pour sortir de l’impasse dans laquelle nous étions.
Manifestement, deux lectures de la laïcité étaient en opposition : une première appuyée sur l’idée de tolérance et une seconde - la nôtre - qui fait de l’école un espace de neutralité dispensateur des savoirs émancipateurs qui permet à l’ensemble des jeunes garçons et filles de s’extraire d’un certain déterminisme social, culturel, sexuel...
Nous avons donc entrepris deux types d’actions en interne et en externe. En interne, nous avons demandé, et obtenu, la tenue d’un conseil d’administration extraordinaire sur le thème de la laïcité et nous avons travaillé à la modification du règlement intérieur pour qu’il intègre une mention permettant d’éviter la discussion sur les signes ostentatoires et imposant que tout membre de la communauté éducative soit tête découverte dans l’enceinte de l’établissement. Ce travail s’est aussi conclu par la tenue d’une journée de la laïcité à laquelle nous avions convié M. Pena-Ruiz et qui fut très enrichissante.
Sur le plan externe, nous étions convenus que les rapports avec l’institution académique ne permettaient plus d’avancer vers la résolution du problème. Nous nous sommes donc résolus à une médiatisation de l’affaire et nous avons demandé une intervention des pouvoirs publics. Evidemment, nous avons contribué à porter cette question sur la place publique mais le problème n’est pas aussi limité qu’on veut bien le dire. En interne, nous avons également rédigé une pétition demandant l’intervention du législateur pour une clarification car nous considérons que la laïcité à géométrie variable, souple, plurielle ou tolérante à l’égard d’enfants considérés comme des usagers ou des consommateurs, n’est pas opérationnelle dans l’école. Cette laïcité, rigoureuse à l’égard des personnels, démontre que nous sommes dans une situation où il nous faut protéger les jeunes filles et les garçons qui trouvent dans l’école un espace de liberté leur procurant la possibilité de s’extraire des pressions communautaristes qu’ils nous disent subir.
M. Roger SANCHEZ : J’enseigne également l’économie et la gestion au lycée La Martinière-Duchère, où je suis élu au conseil d’administration. Je tiens à préciser un certain nombre de points. En premier lieu, je veux souligner l’absence de crispation idéologique de la part des enseignants ; il n’y a pas eu d’entrée de jeu une mobilisation, mais un questionnement et l’engagement d’un travail. Ceux qui ont assisté aux différentes réunions de travail ont pu remarquer qu’intransigeance et intolérance étaient totalement absentes de ces assemblées générales où nous nous en sommes tenus à comprendre.
Le port du voile n’est pas une question simple pour l’école. Pour nous, il ne s’agissait pas d’une question générale, mais d’une question immédiate concernant une jeune fille. Nous sommes, avant tout, des éducateurs, nous n’avons jamais ignoré que derrière ce voile se cachait une adolescente en devenir. Entre décembre et mars, période où la mobilisation fut la plus forte, il y a eu quatre mois de discussions, d’interrogations et de négociations au cours desquels nous nous sommes aperçus que dans le quartier, cette jeune fille n’était pas un cas isolé. J’enseigne à La Martinière-Duchère depuis 1995 et, dans ce quartier difficile le nombre de jeunes filles voilées se multiplie. Nous avons cherché à comprendre et nous avons constaté, dans le quartier, un fort prosélytisme de la part de groupes fondamentalistes.
Un article du Monde du 21 janvier 2002, signé Xavier Ternisien, signale que dans le quartier de La Martinière-Duchère, au début des années 90, la mosquée était tenue par un imam salafiste du nom de Abdelkadher. C’est aussi dans le quartier de La Martinière-Duchère, en juillet 2001, que les jeunes garçons ont refusé de se mettre en maillot de bain à la piscine. C’est encore dans le quartier de La Martinière-Duchère qu’en mars 2002 une synagogue a été défoncée à l’aide d’une voiture bélier. C’est dans ce contexte que s’inscrit le cas de ce grand lycée républicain caractérisé par une forte mixité sociale. Nous nous sommes interrogés et avons fait venir un certain nombre de personnes, notamment Mme Hanifa Chérifi, la médiatrice nationale. La lecture de son livre « Nous sommes tous des immigrés » révèle qu’à chaque fois qu’elle avait affaire à une élève déterminée, elle pressentait des groupes de pression extrêmement forts. Nous constatons à La Martinière-Duchère que la jeune fille de 15 ans connaissait parfaitement la jurisprudence en la matière, notamment l’avis du Conseil d’Etat, ignoré par la plupart des enseignants. Elle a rapidement fait intervenir un avocat. Nous sommes donc confrontés à un acte de nature plutôt militante. Face à ce type de démarche, une réaffirmation du principe de laïcité s’impose de manière politique et donc juridique.
Mon collègue a parlé de la journée de la laïcité que nous avons organisée avec la venue du philosophe Henri Pena-Ruiz. Elle a donné lieu à des débats extrêmement intéressants. J’ai noté l’intervention d’une jeune fille qui s’est adressée aux garçons présents : « Si, demain, les voiles se généralisent et si je n’en porte pas, vous considérerez que je ne suis pas une bonne musulmane et donc une fille facile. Or je suis une bonne musulmane et je n’ai pas envie de porter le voile » a-t-elle déclaré.
La situation n’est pas simple, mais je préfère adopter la position de cette jeune fille. C’est effectivement très douloureux. Peut-être la solution passera-t-elle par l’exclusion de jeunes filles mais l’école et la société française ont tout à gagner à adopter une position réaffirmant un certain nombre de règles et de principes.
Melle Barbara LEFEBVRE : Je suis professeur d’histoire géographie et j’ai participé à un ouvrage collectif « Les territoires perdus de la République », paru il y a un an. J’enseigne depuis maintenant six ans dans le secondaire dans des établissements de banlieue parisienne classés en Zone d’éducation prioritaire (ZEP). Dans les quatre établissements où j’ai exercé, la question de l’intrusion de signes ostentatoires, tel le voile islamique, ne s’est pas posée à l’équipe éducative, dans la mesure où des précautions avaient été prises, notamment par des règlements intérieurs - conformes à la circulaire de M. Bayrou et donc à la jurisprudence du Conseil d’Etat - votés en conseil d’administration par tous les représentants élus, adultes et élèves, et par une attitude ferme de la part de l’administration et d’une majorité d’enseignants quant au port de signes religieux ostentatoires.
De telles mesures ont permis, dans ces établissements, l’instauration d’une paix religieuse, d’autant plus nécessaire qu’existaient par ailleurs des problèmes de violence, en particulier à caractère antisémite et sexiste ainsi que le soulignent les témoignages du livre auquel j’ai participé, et d’affrontements, notamment par l’importation, à l’intérieur des établissements, de conflits extérieurs tels ceux nés des rivalités entre « bandes » adverses. Il est déjà difficile de faire régner la paix civile dans ces « territoires perdus de la République », sans y ajouter des conflits de nature religieuse qui ne font qu’exacerber les tensions.
Depuis bientôt 15 ans, le débat sur la question du voile islamique à l’école a été l’occasion de dérives allant de l’extrême tolérance, au nom de la liberté d’expression, à l’extrême rigidité, au nom d’une laïcité figée. Dans le premier cas, la faiblesse est de ne pas comprendre le réel enjeu du voile islamique à l’école : il s’agit d’un combat de nature politique bien plus que religieuse ; la visibilité dans l’espace public d’un islam radical est l’un des objectifs poursuivis. Une victoire sur le terrain scolaire a toujours valeur de victoire à l’échelle nationale. Elle imposerait de plus aux Français musulmans un type d’islam dans lequel ils ne se reconnaissent majoritairement pas. Cette intrusion d’une visibilité des fois dans l’espace public scolaire ne peut être acceptée, si nous nous définissons comme une République laïque. Quant à la seconde position sur l’extrême rigidité, elle s’affaiblit de par l’imprécision du terme « laïcité ». On en fait une idéologie qu’on agite pour se défendre, un dogme non soumis à réflexion ; la laïcité nous semble plutôt être une idée de nature éthico-philosophique et politique, une réflexion dynamique, un moyen et non une fin. C’est le moyen le plus efficace, trouvé par la République, de favoriser dans l’espace scolaire, un apaisement souvent absent des espaces privés.
Lorsque le politique et le religieux interviennent dans le projet scolaire, dans son projet d’émancipation par les savoirs que les enseignants sont sensés incarner, ils interagissent en opposition puisque nous aboutissons alors à une fusion entre espace public et espace privé. L’élève est par là même maintenu dans une situation intellectuelle et affective, incompatible avec tout apprentissage.
Comme la majorité de mes collègues, j’estime ne pas pouvoir tenir pleinement et sereinement mon rôle lorsque, face à moi, j’ai une élève d’à peine 12 ou 13 ans dont les positions ne tolèrent pas le débat rationnel parce qu’elles sont de nature religieuse ou se prétendant telles. Devant une élève voilée de cinquième qui avance, comme seule argumentation, la dimension révélée de la parole du Prophète lors d’une leçon sur le contexte socio-historique de la naissance de l’islam, quelle position adopter, sans courir le risque d’être taxée d’islamophobe ?
En tant que fonctionnaire de l’Education nationale et au titre du projet d’instruction et d’émancipation des élèves qui m’incombe, je sais que si chaque élève a une particularité - de sexe, d’origine socioculturelle ou religieuse - qui mérite le respect, il est d’abord à mes yeux un sujet rationnel et un sujet de droit. A ce double titre, l’école ne saurait être là pour river un individu à sa réalité empirique, à son origine, à son opinion ; elle est un moyen de faire advenir un être libre de penser et d’exercer sa réflexion critique.
Le port d’un signe religieux discret - croix, étoile de David, main de Fatima, les petites pages du Coran, les petits médaillons, etc. - n’a jamais eu un effet négatif sur l’apprentissage, contrairement au port d’un signe aussi visible et connoté politiquement que le voile islamique. Voilà pourquoi je pense qu’il est du devoir de la République de rappeler les règles régissant la visibilité des fois dans cet espace public singulier qu’est l’école.
M. Alain TAVERNE : Je suis chef d’établissement dans l’enseignement catholique sous contrat depuis 1975. J’ai exercé dans différentes régions : Périgueux, Versailles et, depuis 1990, Strasbourg au collège épiscopal Saint-Etienne. Ce collège comporte une école, un collège, un lycée d’enseignement général et des classes préparatoires. L’établissement compte actuellement 1 800 élèves de toutes confessions et religions. Nous sommes situés en centre ville et recevons une population assez typique du centre ville avec quelques jeunes venant des banlieues difficiles mais, pour l’essentiel, il s’agit d’une population mélangée. Deux professeurs juifs et un professeur musulman enseignent dans l’établissement, tous les trois pratiquant leur religion. Je ne rencontre pas de problèmes particuliers, et je suis très conscient de l’existence de secteurs plus difficiles. Je ne prétends donc pas avoir de recettes catégoriques et définitives à fournir.
La difficulté à laquelle nous sommes fréquemment confrontés tient à la frustration de certains jeunes de ne pouvoir exprimer une appartenance, culturelle d’ailleurs, plus souvent que religieuse. Cette non-reconnaissance peut aboutir à des manifestations ostentatoires et plus fortes, que je n’ai pas à connaître dans mon établissement. Par rapport à cela, j’ai une grande chance depuis que je suis en Alsace où une facilité est accordée aux établissements scolaires et à la citoyenneté ; c’est la reconnaissance publique de l’appartenance religieuse d’une part ; d’autre part, l’enseignement religieux financé par l’Etat et contrôlé à la fois par ce dernier et par les confessions religieuses, quelle que soit leur nature. C’est une grande chance qui permet d’identifier et de reconnaître l’appartenance de chacun à une foi et à une religion et, ainsi, de dialoguer sur ses manifestations. Les fêtes religieuses, évidemment, sont respectées selon l’appartenance de chacun. Nous pouvons aussi mettre en place des enseignements adaptés aux différentes origines. Cela se traduit par des visites de trois jours à Paris qu’effectuent nos élèves de terminale autour du thème « l’art et la foi » en participant à des cultes catholiques, protestant, musulman, orthodoxe, bouddhiste et israélite. Ils rencontrent alors les responsables locaux qui leur expliquent les liens existant entre leurs principes religieux et l’expression artistique qu’ils découvrent sur les lieux.
La situation concordataire est une grande chance. Sur le plan pédagogique, je pense qu’un certain nombre de moyens peuvent faciliter, sinon éviter, les risques de conflit. Le principe central du projet d’établissement est la réussite solidaire. On ne cesse de l’expliciter dès la sixième jusqu’en terminale. La réussite solidaire signifie réussir ensemble, avec les autres, avec leurs identités religieuses connues et identifiables. Les enfants peuvent très bien dialoguer sur leur appartenance religieuse puisqu’elle est déclarée. Nous avons aussi des conseils de collégiens à l’image des conseils de lycéens mais davantage centrés sur la vie quotidienne dans l’établissement et je crois que cela contribue à désamorcer beaucoup de problèmes non seulement de conflits religieux mais aussi de dérives possibles vers des situations de violence. Ce sont là des moyens, mais je ne prétends pas avancer des recettes.
M. Jean-Yves HUGON : Il me semble que nos quatre premiers invités ne se sont pas exprimés aussi longtemps que les quatre derniers. Peut-être pourrions nous leur donner de nouveau la parole pour qu’ils présentent leur point de vue.
M. Jean CHAMOUX : Je dirige un collège catholique qui accueille, et c’est de prime abord surprenant, des enfants musulmans et des filles voilées. Je suis historien des mentalités, des religions. J’ai beaucoup travaillé sur ce thème, en particulier avec le professeur Michel Vovelle, aujourd’hui au Collège de France, spécialiste de l’histoire des mentalités. Quand j’ai pris la direction du collège j’ai, davantage encore, étudié l’islam, car je savais à quoi j’allais être confronté. La différence entre les établissements privés sous contrat et les établissements publics, c’est que dans les premiers, l’on peut discuter avec les élèves et savoir à qui l’on a affaire. Cela me paraît être une base importante.
Pourquoi acceptons-nous ces jeunes filles ? Nous sommes dans une ZEP, reconnue comme telle par l’Etat. Depuis 15 ans, nous sommes confrontés à des difficultés : en particulier, certaines jeunes filles étaient enfermées et scolarisées chez elles. Il nous paraissait important de trouver des solutions. Nous avons été sollicités par d’anciennes élèves et parentes dévoilées qui nous ont demandé de scolariser certaines enfants. Il nous apparaissait important de dire que ces enfants de nationalité française avaient peut-être besoin, plus que d’autres, d’être scolarisés avec d’autres enfants plutôt que d’être enfermées chez elles. Voilà l’un des motifs, il y en a d’autres, pour lesquels nous avons accepté ces jeunes filles. Nous avons considéré qu’il fallait faire quelque chose. Dans l’enseignement public, on n’a pas la possibilité d’avoir la même réaction, je le comprends, mais dans la mesure où nous l’avons, pourquoi ne pas l’utiliser dans le but de les rendre libres de choisir in fine ?
Il s’agit également de faire comprendre à ces jeunes filles que voilées, d’une certaine manière, les regards dans la rue qu’elles attirent n’est peut-être pas le but du voile. Le voile est, d’une certaine façon, utilisé comme un fait de mode, notamment avec le bandana. A Marseille, de nombreux établissements publics, et même privés, interdisent le bandana. Je reçois des parents catastrophés car ils avaient engagé un travail pour que leur enfant aille au collège avec un bandana ; or, leur enfant est rejeté. Le travail de dialogue ne se réalise pas malheureusement partout.
J’ai préparé un dossier sur mon travail de 15 ans. Je pourrai le remettre si vous le souhaitez.
M. Eric RAOULT, Président : Avec plaisir.
Mme Chantal MARCHAL : Les familles qui inscrivent les enfants savent bien que nous sommes un établissement privé catholique sous contrat avec l’Etat. Au moment de l’inscription, j’établis une relation avec les parents et j’explique le projet éducatif de l’établissement : l’accueil de tous dans le respect des religions. Nous affichons l’appartenance du corps enseignant au catholicisme et l’heure hebdomadaire de catéchèse, d’éveil à la foi. Dans la mesure où nous ne sommes pas là pour faire du prosélytisme, cette heure hebdomadaire, réservée au caractère propre, est utilisée par les musulmans à un enseignement de culture religieuse. Cette heure permet de dialoguer sur les différentes religions, dès la grande section de maternelle, de situer les enfants qui mélangent leur origine, leur nationalité, leur religion. Dans ces moments de culture et de religion, nous prenons le temps de leur expliquer leurs racines et leur religion. Dans le cadre de ce dialogue, ils découvrent toutes les religions. Mais c’est seulement avec nos moyens propres. C’est notre malchance par rapport à l’Alsace-Moselle où les enseignants sont formés, suivis et inspectés sur ces thèmes ; quant à nous, si nous sommes formés et suivis pour la religion chrétienne, la catéchèse et l’éveil à la foi, nous ne recevons pas de formation sur le reste. Nous allons d’ailleurs travailler avec l’Institut des sciences et de la théologie des religions à Marseille pour mettre en place, sur la base d’un programme de trois ans, une formation de nos enseignants. Cela nous semble, en effet, primordial.
Les parents d’enfants musulmans et chrétiens connaissent bien notre projet. Au moment où nous organisons nos célébrations chrétiennes, les parents musulmans sont informés, puisque, alors, nous déscolarisons leurs enfants pour nous rendre à l’église avec la communauté chrétienne. C’est la 28ème heure réservée au « caractère propre », 27 heures étant par ailleurs consacrées aux enseignements dans le cadre légal.
Au moment des fêtes religieuses musulmanes, par un accord avec les familles, nous libérons les enfants qui le souhaitent pour une journée, alors que certaines souhaiteraient deux jours pour l’Aïd, comme cela se fête dans leur pays. C’est toujours par le dialogue que nous parvenons à convaincre les familles que ce n’est pas possible car elles vivent en France.
Par rapport au voile, je n’ai pas de souci, si ce n’est, cette année, avec une petite fille de 7 ans qui, de temps en temps, porte un bandana comme un voile, très fermé sur le front, cachant ses cheveux ; elle porte aussi le pantalon et la robe superposée. Sa maman est très voilée. Nous avons un travail à mener, un travail de discussion et de relation avec la famille. Si notre école privée se trouve située dans ce quartier, c’est par la volonté des sœurs de Saint-Vincent de Paul d’intégrer tous ces enfants dans notre société.
M. Makhlouf MAMECHE : Je résume notre point de vue sur le port de signes religieux à l’école. Suite aux événements de 1989, le Conseil d’Etat a été conduit à se prononcer sur le port de signes religieux, quels qu’ils soient, dans les établissements scolaires et, plus particulièrement, sur le port du foulard dit « islamique ». Le Conseil d’Etat a donc tranché pour une conception dite « ouverte » de la laïcité qui rappelle que le port du voile n’est pas, en lui-même, incompatible avec le principe de laïcité, en l’absence de tout prosélytisme, de refus d’assister à certains cours ou de troubles à l’ordre public. Une limite est ainsi tracée.
Si, sur le plan juridique, le problème est réglé, le débat sur le port des signes religieux reste toujours ouvert. D’où l’importance de poser la problématique d’une manière beaucoup plus large. La neutralité en matière scolaire passe par trois axes.
L’enseignement donné ne doit pas être hostile à la religion.
Les conditions de fonctionnement des écoles doivent permettre aux élèves qui le désirent de remplir leurs obligations religieuses.
La neutralité ne doit pas faire obstacle à la liberté de conscience des enfants et, dans une certaine mesure, à son exercice.
Le port de signes religieux ne met donc, en aucun cas, la laïcité en danger, à condition que la notion de neutralité soit respectée. Dans l’affaire du voile, l’on note une certaine crispation de la part de certains chefs d’établissements à admettre que le foulard est une pratique religieuse d’autant plus que le Conseil français du culte musulman (CFCM) a qualifié le foulard de prescription religieuse, et non de « blague », pour reprendre le terme du ministre de l’éducation nationale, M. Luc Ferry.
Le port du foulard ne constitue en rien une pratique religieuse contraire à la laïcité. Il ne constitue en rien un instrument ostentatoire ou de propagande. Il est pour celle qui a choisi de le porter librement, sans pression ni contrainte, la simple expression d’une certaine pudeur.
Aujourd’hui, les élèves de confession musulmane pratiquent le jeûne du ramadan sans aucune difficulté, alors même que ce jeûne est l’un des cinq piliers de l’islam ; dès lors, en quoi le port du voile constitue-t-il une entrave à la laïcité ? Une loi interdisant le port de signes religieux à l’école risquerait d’être perçue comme discriminatoire, parce qu’elle viserait essentiellement les élèves de confession musulmane. Est-ce là la volonté de la République pour ses filles ? Dans notre établissement Averroès, nous n’opérons aucune distinction en matière religieuse, foulards, croix, kippas sont les bienvenus dans un climat de respect mutuel, de tolérance et de reconnaissance. Je ne vois pas en quoi les signes religieux feraient obstacles au bon déroulement des cours et de la vie scolaire en général. Il faut concevoir la différence comme une richesse. Dans notre établissement, j’invite des conférenciers chrétiens pour ouvrir un peu nos élèves au monde extérieur, notamment aux autres religions monothéistes, afin de nouer un dialogue entre communautés.
M. Lasfar AMAR : Dans mon propos liminaire, j’ai mis l’accent sur la motivation qui sous-tend le port du foulard. Il est vrai qu’en 1989, à l’apparition du premier voile à Creil, l’affaire a rapidement été balayée, on n’a pas pris le temps de comprendre le pourquoi de ce voile. Le problème fut traité à travers une célèbre émission de l’époque, « L’heure de vérité », qui invita une autorité - religieuse, certes, mais étrangère à notre pays - pour essayer de lier ce voile au fondamentalisme et à l’extrémisme. On a exerçé, à l’époque, une pression sur ces filles par le biais d’une représentation diplomatique pour qu’elles enlèvent le voile et l’on a cru le problème réglé. Six ans plus tard, en 1995, il s’est posé avec une autre ampleur, non plus dans un collège, mais dans un certain nombre de lycées. A Lille, où j’enseignais alors l’économie, le droit et la gestion, j’ai essayé de jouer la médiation, en qualité de recteur de la mosquée, entre le lycée Faidherbe et une vingtaine d’élèves, pour la plupart en première et terminale S, c’est-à-dire de filles plus âgées que les adolescentes de 1989. Le traitement fut pourtant le même, on ne s’attarda pas sur les causes profondes. Encore une fois, une émission de télévision, « 7/7 », à laquelle était convié le ministre de l’éducation nationale, régla l’affaire. On essaya d’assimiler la présence des musulmanes à un danger potentiel et on affirma que ce voile renfermait un militantisme politique.
Il semble que l’on accepte maintenant de prendre le temps nécessaire pour essayer de comprendre. Votre mission d’enquête en est une preuve, comme la commission Stasi en est une autre, tout comme le sont tous les débats auxquels, personnellement, j’assiste au niveau local. Aujourd’hui, s’ouvre la piste de la compréhension. Essayons de comprendre pourquoi ces filles portent le voile. Est-ce un échec de l’intégration ou, au contraire - et c’est la thèse que je soutiens - une réussite de l’intégration ? Ces filles qui ont opté, à un moment donné, et ont conclu à leur sédentarisation dans leur pays, comme Françaises et musulmanes, doivent pouvoir s’exprimer, notamment sur le plan vestimentaire.
Aujourd’hui, si nous pouvons être d’accord sur un certain nombre d’explications concernant le port du voile, notamment la pression familiale que je dénonce tous les vendredis à la grande mosquée de Lille sud, la pression environnementale, notamment associative, et tout le militantisme qui peut se glisser derrière le port du voile, il reste une raison qui explique le port du voile par ma femme - ancienne élève du lycée Faidherbe - et par nombre de femmes qui ne sont ni des gamines ni des adolescentes, mais parfois des cadres supérieurs dans les ministères ou les mairies. Aujourd’hui, on parle du voile non seulement à l’école, mais aussi sur la place publique d’une façon générale et dans les lieux de travail, encore plus. Ce qui m’interpelle en qualité de responsable d’une structure associative musulmane, c’est que le débat sur le voile à l’école cache une réalité : la présence de musulmans qui essaient de trouver leur place en tant que citoyens d’abord, de musulmans ensuite.
M. Jean-Yves HUGON : Ma première question s’adresse aux représentants des écoles privées sous contrat. Si nous légiférions sur le sujet, la loi devrait-elle concerner les établissements privés sous contrats ?
Ma deuxième question est pour Melle Lefebvre : vous avez achevé votre exposé, dont je partage l’essentiel, en distinguant les signes religieux discrets de ceux qui le seraient moins. Je ne pense pas que la loi puisse procéder à une telle distinction.
A M. Amar et à M. Mameche je précise que nous sommes tous d’accord : la richesse procède de la diversité. En revanche, lorsque vous dites que les jeunes filles portent le voile par conviction religieuse, ne pensez-vous pas aussi que des jeunes filles sont manipulées ? Lorsque M. Sanchez nous informe qu’une fille de 15 ans brandit l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989, n’y a-t-il pas manipulation ? J’aimerais connaître votre conception de la laïcité.
M. Jean CHAMOUX : Certaines jeunes filles sont manipulées, c’est évident. Mais je crois qu’il faut tout de même un espace pour résoudre les problèmes qui se posent car il existe une très grande diversité de motivations. La motivation religieuse n’est pas toujours avancée, il existe des motivations d’ordre culturel, de filiation : on fait comme sa mère. Le voile recouvre effectivement une symbolique culturelle. Dans les années 80, l’apparition du voile a suivi immédiatement les demandes des communautés musulmanes pour obtenir de grandes mosquées, des mosquées visibles. C’était là une demande d’intégration qui n’a pas été prise en compte à sa juste mesure. Les demandes d’ouverture de carrés musulmans n’ont pas non plus été reçues à leur juste valeur. Il en fut de même de la demande d’enseignement de l’arabe dans les écoles et dans les collèges. Je me souviens d’avoir demandé au rectorat s’il était possible de créer un cours d’arabe au collège. Il m’a été fait comprendre que ce n’était pas la meilleure voie d’intégration des enfants issus de l’immigration. Ces refus font que le voile est devenu un refuge et un moyen de montrer une fidélité à sa famille, à sa culture, à sa religion aussi. Je suis cependant convaincu de l’existence de manipulations dans certains cas. Et c’est pour cela que légiférer et interdire aux établissements privés catholiques d’accueillir les jeunes portant le voile ou d’autres signes religieux ne me paraît pas une bonne chose. Il est clair que déterminer ensuite ce qu’est ou n’est pas un signe religieux, avec l’apparition de sectes, sera difficile et exigera des formations pour les chefs d’établissement et les maîtres.
M. Alain TAVERNE : Je ne suis pas favorable à une législation qui serait tatillonne et contraignante. Tel est aussi l’avis de mes proches, de mes supérieurs hiérarchiques, de mes collègues. Je pense en effet que cela conduirait à des crispations qui ne feraient que cristalliser des oppositions que nous vivons déjà suffisamment à l’heure actuelle. Je crois que cela serait négatif à la fois pour la reconnaissance de l’appartenance religieuse, qui est un droit pour chacun et pour le fonctionnement de nos communautés éducatives où nous avons d’autres tâches que de départager des combattants.
Maintenant, si une loi était votée, il conviendrait d’examiner sa compatibilité avec le respect du « caractère propre », lui aussi légal. Je n’ai pas approfondi ce sujet qui, je crois, mériterait une étude. A la base, nous sommes défavorables à une loi tatillonne que nous ne saurions appliquer entre le voile, le bandana, le bonnet pour se protéger du froid... Nous arriverions à une situation extrêmement complexe. Je me souviens avoir autorisé un de mes élèves garçon à porter la casquette dans la mesure où un cancer l’avait rendu chauve. Il se faisait toutefois remarquer autant avec une casquette que sans casquette. Jusqu’où aller ? Il faudrait une législation extrêmement précise, ce qui me paraît difficile.
Melle Barbara LEFEBVRE : Mon propos ne visait pas à introduire une distinction juridique entre les signes religieux. Je voulais simplement dire qu’un petit médaillon porté par un garçon comme par une fille peut être caché sous les vêtements, c’est un objet avec lequel on entretient un rapport affectif, non forcément religieux et non obligatoirement politique. Quoi qu’en disent M. Amar et M. Mameche, nous comprenons que les jeunes filles portent le voile, non pas seulement par motivation religieuse, mais également pour la revendication d’une identité plus politique.
Je voudrais modérer les propos de M. Mameche selon lesquels le ramadan ne poserait pas de problèmes dans les établissements publics. En réalité, il en pose ; durant le mois du ramadan des conflits naissent dans certains lycées et collèges où j’ai été témoin de la demande, normale durant ce mois, par des élèves musulmans de bénéficier d’une salle qui, lorsqu’elle leur est accordée, devient une salle de prières dont est exclu tout élève non musulman. Il existe aussi des cantines scolaires d’écoles publiques primaires qui ont décidé de réserver des tables où sont servis des repas halal. Ainsi, les élèves musulmans qui ne souhaitent pas manger halal se trouvent stigmatisés par les autres et les enfants non musulmans qui souhaitent déjeuner avec leurs copains musulmans ne peuvent déjeuner à ces tables. La question posée est celle d’une distinction entre les écoles publiques et privées. Je pense que si une loi était votée, elle ne devrait pas s’appliquer aux écoles privées. Les parents ont opéré un choix, ils estiment donc que la visibilité religieuse n’interfère pas avec l’acte d’émancipation éducative ; c’est leur problème et leur conception. Ils prennent la décision de payer pour l’éducation de leurs enfants, c’est leur choix. S’ils décident de laisser leurs enfants dans le public c’est qu’ils ont une autre conception du savoir émancipateur.
Depuis 15 ans que le problème du voile se pose, il est clair que les autorités musulmanes de tutelle n’ont été ni militantes ni actives pour créer leurs propres écoles sous contrat, à l’instar des autres confessions. Le combat a surtout été mené par des associations militantes pour imposer la visibilité d’une certaine forme d’islam dans l’école publique. Il y a là un problème, au-delà du religieux. Il convient d’avoir l’honnêteté de le reconnaître. Le CFCM devrait s’occuper de la création d’écoles privées musulmanes sous contrat au lieu de dire aux enseignants du public ce qui est « islamiquement correct » ou non.
M. Lasfar AMAR : J’ai parlé de manière indirecte de la question de la manipulation ; certes, elle est flagrante. Je l’ai vécue à Lille en 1995 quand je jouais une médiation entre M. Thomas, le proviseur du lycée Faidherbe, et les 22 élèves. Des tracts circulaient alors à la porte du lycée et appelaient à la guerre sainte, au djihad ! Ils dénonçaient notre action menée en qualité d’autorité musulmane par laquelle nous essayions de trouver un terrain d’entente. Oui, il y a manipulation, oui, il y a acharnement de personnes qui ne sont pas là pour le voile, mais pour déstabiliser cette communauté aujourd’hui de plus en plus visible. Le fait de trop se focaliser sur le voile et d’essayer d’expliquer le port du voile par un paramètre politique unique n’est pas sérieux. J’ai lu les motivations avancées par Mme Françoise Gaspard. Le voile traditionaliste n’a dérangé personne depuis que la France est un empire musulman. Elle a côtoyé le haïk en Algérie, la djellaba au Maroc et le burnous en Tunisie, sans créer d’allergie envers ses signes qui étaient plus que des signes religieux. En France, nous connaissions cette connotation traditionnelle du port du voile. L’expression politique du voile est très récente. Le CFCM peut être l’allié n°1 de la République dans la dénonciation du port du voile comme expression politique - et nous le faisons au sein de nos associations. Enfin, troisième forme, le port n’est rien d’autre qu’une conviction personnelle. L’observateur extérieur à la communauté ne dispose pas de suffisamment d’instruments d’analyse pour identifier tel ou tel port ; quand la manipulation s’arrête, c’est la foi débordante d’une fille qui a découvert un sens à sa pudeur et qui ne comprend pas qu’on la mette dans le même panier que celle qu’on manipule ou celle qui veut fuir ses cours.
J’ai été enseignant à Dunkerque, à Béthune, à Valentine-l’Abbé à Lille. Je suis également recteur et prêcheur à la mosquée. Parfois, lorsqu’un élève évoquait le ramadan, je lui répondais qu’il était là en qualité d’élève et qu’il devait avant tout réussir ses examens. Je lui demandais de faire passer ses considérations religieuses après son travail. C’était un imam qui lui rappelait ses devoirs d’élève, car l’imam et le citoyen ont un rôle à jouer pour accompagner la « sédentarisation ».
M. Shmuel TRIGANO : Je souhaiterais remettre totalement en chantier la question débattue, car il me semble que le débat tourne aujourd’hui autour de leurres et de fausses questions. Je crois que le problème du voile ou des signes religieux à l’école soulève avant tout la question de la définition du domaine public, à la fois dans ses limites et dans ses contenus. Quelle est la vocation de ce domaine public, sinon de maintenir un principe d’unité au sein d’une société civile pluraliste et diversifiée ? Face aux multiples appartenances, il doit se tenir à équidistance des formes de cette diversité tout à fait légitime, en l’occurrence les religions, mais aussi les partis politiques, les syndicats et d’autres formes de regroupements, afin de permettre à leurs membres de se rencontrer dans un espace convivial d’échange et de dialogue. C’est l’existence même d’une société civile à côté et autour de l’Etat qui est ici en jeu.
La consultation des membres de cette société civile, comme dans le cadre de cette mission, est louable, mais une telle responsabilité devrait relever avant tout du privilège de l’Etat, car c’est l’Etat, en tant que facteur du bien public, qui doit assumer la responsabilité exclusive du domaine public. De ce point de vue, la question 5 du questionnaire que j’ai reçu m’inquiète. En démocratie, on ne peut se demander si une loi votée peut être « applicable et dissuasive ». Elle ne peut, en effet, qu’être appliquée.
C’est là justement où le bât blesse, car la frontière du public et du privé est aujourd’hui devenue floue ou poreuse. Qu’est-ce qui a changé ? Autrefois, l’espace public n’était pas une salle des pas perdus de la société civile, sans caractère spécifique : il était plein, adossé à une identité nationale, produit de l’histoire collective. On ne pouvait concevoir la citoyenneté sans l’identité nationale. Depuis les années 90, la citoyenneté semble s’être détachée de cette identité qui paraît désormais sous des traits négatifs et rétrogrades. On l’appréhende comme un supermarché où chacun vient prendre ce qu’il recherche, comme un droit sans devoir.
Cette évolution se complique quand elle devient le cadre d’accueil de populations issues de l’immigration qui n’ont pas connu cette histoire et cette évolution. Elles entrent dans cette citoyenneté sans être passées par une intronisation préalable dans la nation, par une inscription dans l’identité nationale, comme ce fut le cas des parties constitutives de la nation française. Ainsi en fut-il pour les confessions chrétiennes et le judaïsme. Avant d’être inscrites dans le pacte républicain de 1905, ces religions s’étaient inscrites dans le « pacte national », au sortir de la révolution française, avec le concordat et le sanhédrin sous Napoléon. Pour ce faire, elles avaient dû se réformer officiellement pour s’ajuster aux nouveaux cadres de l’Etat, l’Etat-nation. Les Juifs renoncèrent à leurs lois communautaires pour décréter que leur obligation envers le code civil devenait un devoir religieux. Les catholiques renoncèrent à la constitution du clergé et à leurs liens ultramontains avec le Vatican.
Le pacte laïque est précédé et rendu possible par le pacte national. La laïcité est un processus juridique, l’identité nationale est un contenu. C’est justement ce processus en deux paliers qui fait défaut à l’islam du fait de l’histoire et indépendamment de sa volonté. Aujourd’hui, le voile soulève autant, sinon plus, la question de l’identité nationale que celle de la laïcité et il faut avoir le courage de le reconnaître. Son effet immédiat n’est-il pas, par exemple, le marquage identitaire et ethnique du domaine public ? Or, cette dimension de la question est puissamment occultée sans pourtant cesser d’être souterrainement et très dangereusement présente dans l’opinion publique.
Poser la question du voile dans les termes exclusifs de la laïcité, c’est considérer l’arbre aux dépens de la forêt. Cette question ne concerne pas tant le rapport d’une religion à l’Etat que le rapport d’une population, en grande partie récente dans la citoyenneté, à l’identité nationale. C’est sous ce jour que se décide concrètement une bonne part des opinions sur le voile.
L’affaire du voile est ainsi devenue l’objet de fixation d’un débat impossible et refusé. Elle soulève une question à propos d’un substitut du véritable objet : l’inscription de la population issue de l’immigration dans l’identité nationale, question qui se pose à la France, mais aussi, et avant tout, à cette population. C’est d’une réponse sur le plan de la nation que dépend la réponse sur le plan de l’Etat, c’est-à-dire la laïcité. Deux problèmes différents se posent effectivement ici : celui d’une collectivité humaine issue de l’immigration, originaire du monde arabo-musulman et dont tous les membres ne sont, d’ailleurs, pas croyants, et celui d’une religion, l’islam. La confusion de ces deux plans est nuisible à l’élaboration d’une solution, à savoir l’intégration de la population et de la religion en question dans le cadre français, en vertu de la règle selon laquelle ce sont les nouveaux venus qui doivent s’adapter au modèle en place et non l’inverse. Elle complique encore plus les choses en mêlant au débat deux autres religions qui ont franchi depuis deux siècles ces deux étapes et qui se voient paradoxalement remises en question dans l’ordre de la nation en se voyant accusées de communautarisme.
Cette confusion structurelle prête le flanc à toutes sortes de dérives et de manipulations dans la sphère de la politique politicienne. Ainsi l’ultragauche milite paradoxalement pour le voile et apporte son soutien au courant islamiste. Un auteur comme Pierre Tevanian écrit un livre sur « Le racisme républicain ». Mouloud Aounit, secrétaire général du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), avance à la télévision que le refus du port du voile relèverait d’un racisme islamophobe. D’autres courants pratiquent aussi, à ce propos, une dangereuse politique politicienne dans le seul but de gagner un électorat supplémentaire. Quant aux activistes bien connus de l’islamisme, ils y voient la marque d’une politique néo-coloniale appliquée à des populations anciennement colonisées.
Il ne fait pas de doute que, pour ce courant, le voile constitue un ballon d’essai pour évaluer ses chances de progrès dans les années à venir. Dans son inertie même, le port du voile, s’il s’accentue, pourrait augurer d’un embrigadement à venir des femmes musulmanes, croyantes ou non, prélude à un embrigadement qui aurait d’autres objectifs. Objectivement, le voile impulse, par son caractère ostentatoire, un marquage symbolique et identitaire de la société dans son aspect extérieur.
Pour ces raisons, je crois qu’il est nécessaire d’interdire le port de tous les signes religieux dans tous les lieux du domaine public, même si cela n’apporte pas de réponses conséquentes au problème posé.
Cette interdiction doit être formulée dans le texte d’une loi ou de la loi-cadre dont parle le ministre de l’éducation nationale de façon à rendre la disposition obligatoire auprès de l’autorité publique dont on constate le recul dans bien des secteurs face à des problèmes de respect de la loi, de la civilité ou de simple discipline. Cette question se pose avec gravité, non seulement à l’institution, mais aussi à certaines catégories de publics et je pense à des manifestations d’antisémitisme ici ou là. Le domaine public doit rester, non pas neutre, mais identifié à l’identité nationale de la France.
Pour la même raison, j’estime aussi que l’enseignement des religions doit être pris en charge par les familles religieuses. L’école publique se doit, avant tout, de transmettre l’identité nationale sans laquelle le lien de la citoyenneté reste vide. Par contre, il faut développer à l’université une discipline qui n’existe pas, la science des religions dont les retombées et la méthode ne pourront qu’être favorables à la pacification du rapport aux religions.
Dans le même temps, je suis pour l’accès à des aumôneries religieuses offrant des cours facultatifs, mais qui doivent être contrôlées par l’Etat, et fonctionner sur la base d’un programme national.
M. René DOSIERE : M. Chamoux et Mme Marchal, le caractère propre de vos établissements se limite-t-il à une heure de catéchèse ou existe-t-il d’autres caractéristiques, en particulier la présence de crucifix dans l’école ? Si une loi interdisait les signes religieux à l’école, quelles en seraient les conséquences pratiques pour le type d’établissement que vous dirigez ?
Nous avons, à plusieurs reprises, pu nous rendre compte que le port du voile n’était pas qu’un signe religieux ; ce peut être aussi une marque de soumission de la femme. Sous cet aspect, comment réagissez-vous au port du voile à l’école ?
Les cours d’éducation physique posent-ils un problème particulier ?
M. Mameche, pourquoi avez-vous créé une école musulmane ? Au fond, dans votre propos, vous précisez que la pratique du ramadan dans une école publique ne pose pas de problème. En créant une école musulmane, avez-vous le sentiment que vous allez apporter à votre communauté un plus par rapport à la fréquentation de l’enseignement public ? Le fait de fréquenter l’enseignement public pour un enfant de confession musulmane pose-t-il un problème qui justifie la création d’écoles musulmanes ? Je n’ai pas compris, pour l’heure, la finalité de cette école.
Je souhaiterais que les enseignants du lycée La Martinière, dont nous avons rencontré le proviseur, nous disent quelles ont été les réactions des élèves.
Enfin, M. Taverne, j’avoue ne pas avoir saisi, compte tenu de la situation en cause, la finalité d’un enseignement privé en Alsace-Moselle, alors que dans l’enseignement public, l’enseignement religieux est possible, financé, pratiqué. Avec la situation concordataire de l’Alsace-Moselle, où les trois grandes religions n’ont pas de difficultés à s’exprimer, quelle est la place de la religion musulmane ? A-t-elle des difficultés à s’exprimer ?
M. Christian BATAILLE : Pour l’essentiel je voudrais poser mes questions à M. Mameche et au recteur Amar.
En préalable, je demanderai à M. Chamoux et Melle Marchal de nous dire comment, dans leur établissement, se marque le caractère propre. Melle Marchal nous a parlé d’une heure d’enseignement spécialisé, de catéchèse ; existe-t-il d’autres caractéristiques ?
Sur le même sujet, je souhaite interroger M. Mameche et le recteur Amar sur leur établissement. Pour votre lycée, vous avez choisi un nom qui n’est pas celui du prophète, mais celui d’un philosophe éclairé de l’Espagne musulmane. Est-ce un choix politique ou philosophique ? Quelle est la qualification des professeurs qui enseignent dans ce lycée ? Ont-ils des qualifications comparables à celles des professeurs de l’enseignement public ? Combien d’élèves garçons, combien de filles ? Quels horaires et quels éléments constituent le caractère propre de ce lycée musulman ? Quelle est la part de l’enseignement religieux et des célébrations ? Enfin, quel est le financement de votre établissement et de quels locaux disposez-vous ? Bref, quels éléments vous distinguent-ils d’un établissement public ?
Mme Michèle TABAROT : M. Chamoux, vous avez indiqué recevoir 80 % d’enfants musulmans et vous avez parlé de 10 ou 15 % de jeunes filles voilées. Sont-elles toutes issues de l’immigration ?
M. Jean CHAMOUX : Oui.
Mme Michèle TABAROT : Je m’adresse maintenant plutôt à ceux qui ne souhaitent pas de loi. Vous dressez le constat que des jeunes filles veulent vivre leur religion, qu’elles portent le voile parce qu’elles ont rencontré un signe fort et se sentent obligées de le faire. Vous évoquez aussi le sens politique du port du voile, parfois aussi la pression exercée par les parents, comme par l’environnement. Dans ces cas-là, quelle est la réponse ? Ces jeunes filles vivent des situations différentes selon qu’elles subissent des pressions ou qu’elles répondent à une motivation religieuse. Le dialogue au sein de l’établissement est-il suffisant pour résoudre ces différentes situations ? Que proposez-vous ?
M. Jean CHAMOUX : La question était relative au caractère propre. Il s’oriente dans deux sens. D’abord, vers les enfants catholiques, avec la catéchèse, des célébrations et la préparation au sacrement. En fait, le caractère propre, selon moi, ne réside pas seulement dans ces temps, mais irrigue la vie de tous les jours. Quand on vit sa foi, forcément, l’on pose question aux autres. Est-ce ostentatoire ? Je ne le sais pas, mais forcément des personnes vivent différemment. Ainsi allons-nous nous poser des questions et les enfants se demandent pourquoi ce professeur n’est pas comme les autres. Des questions surgissent dans la tête des enfants. Le caractère propre, c’est la vie au quotidien. C’est la rencontre avec l’autre, la discussion avec l’autre, des temps d’échange : pourquoi je fais le ramadan, pourquoi, vous chrétiens, faites le carême ? Que faites-vous pendant le ramadan, pendant le carême ?
Je situe le caractère propre dans la vie de tous les jours, davantage que dans les temps précis réservés aux catholiques. Il est dans le témoignage d’ouverture aux autres.
La deuxième question portait sur le voile comme objet de soumission de la femme. Remarques liminaires : avant de légiférer, appliquons les lois. A Marseille, des femmes entièrement voilées passent trois fois par jour devant le commissariat et personne ne leur dit rien ; elles conduisent ainsi des automobiles et l’on ne leur dit rien ; elles entrent à la Poste et personne ne leur dit rien ! Le plan Vigipirate est en vigueur. Si quelqu’un entre dans un bureau de poste avec le visage couvert, cela ne me semble pas admissible. Je suis personnellement favorable à une action sur ce plan.
Pour ce qui concerne la soumission de la femme, les cas sont vraiment très rares dans le collège que je dirige. Les motivations ne sont pas toujours très claires. Quant à la pression de la famille, il s’agit davantage d’une pression culturelle que d’une pression directe. Nous avons des exemples contraires de familles connotées intégristes, mais où le père essayait de convaincre sa fille d’abandonner son voile pour un bandana, à la surprise du personnel de l’établissement.
Le débat sur la question de la soumission est compliqué et risque de prendre du temps. L’éducation fait que l’on porte le voile comme un jeune chrétien se rend à la messe le dimanche, car c’est vers cela que le porte son éducation. Je n’écarte toutefois pas le cas de pressions directes qui certainement existent. En 1995, nous avons lutté avec les enseignants, dont certains musulmans, contre des personnes qui venaient à la sortie du collège parler de leur interprétation du Coran. Cela s’est terminé par un débat entre les enseignants, moi-même, et ces personnes. Nous avons pu convaincre que le domaine religieux dépend de la famille et non pas de prosélytes dans la rue.
Sur l’éducation physique, nous avons eu un long débat, l’an dernier. Dans l’islam, il existe un élément important que l’on nomme « consensus ». Le consensus rassemble autour de textes sur lesquels existe un désaccord. Ainsi, les musulmans acceptent-ils de discuter d’un problème et de rechercher un terrain d’entente, un consensus. Avec le professeur de sport, nous avons eu nombre de débats avec les enfants et leurs parents pour arriver à un compromis, car je jugeais inadmissible de pratiquer le sport avec un objet autour du cou, que ce soit une médaille assortie d’une chaîne ou un foulard. Pour les familles musulmanes, la pratique du sport est importante. Depuis le Moyen âge, l’activité physique est importante, car l’on doit garder son corps dans son intégrité physique, d’où d’ailleurs les interdits alimentaires. Les jeunes filles avaient pour la plupart la ferme volonté de faire du sport. Nous sommes donc arrivés à un compromis : une coiffe, style bandana ou bonnet, qui leur permettait l’accès au sport.
Sur les conséquences pratiques d’une éventuelle loi dans le cadre du caractère propre, nous serions évidemment obligés d’enlever les croix des murs. A ce sujet, il n’existe aujourd’hui aucun conflit entre chrétiens et musulmans. Nous avons installé un préfabriqué pour des élèves primo-arrivants dont les murs étaient en métal. Pour accrocher une croix, il nous fallait une vis spéciale dont nous étions démunis. Le professeur principal a vu des élèves filles et garçons, dont certains musulmans, venir réclamer le crucifix et la pendule ! Certainement, si nous enlevions le crucifix, nous perdrions une partie du caractère propre, même si celui-ci ne passe pas uniquement par des symboles sur les murs. Il ne passe donc pas non plus par des symboles vestimentaires mais plutôt par une conviction et une manière de vivre au quotidien. Nous arriverions sans doute à faire « passer » le caractère propre, même en l’absence de signes.
M. Makhlouf MAMECHE : Pourquoi une école musulmane ? Il faut admettre que l’évolution de l’islam et des musulmans de France suit un processus. La création de cette école relève de cette évolution naturelle. Dans les années 80, ce sont des associations, puis des associations féminines et des mosquées qui se développèrent ; nous sommes sortis des caves et nous avons aujourd’hui des « mosquées-cathédrales », nous continuons selon le même processus. L’islam est en train de gagner le terrain que lui offre la République.
Nous avons donc mis en place cette structure qui répond parfaitement aux critères du code de l’Education nationale. C’est un établissement privé, pour l’instant hors contrat, mais nous espérons, dans un futur proche, signer un contrat d’association avec l’Etat. Les professeurs sont certifiés, qualifiés ; nous comptons 12 professeurs, dont certains ne sont pas musulmans, pour 14 élèves. Un professeur d’histoire et de géographie est venu me voir à propos d’un cours sur le christianisme. Il voulait montrer la Bible aux élèves, je lui ai demandé de respecter le programme de l’Education nationale et l’ai autorisé à montrer la Bible et à en lire des pages. Notre objectif est bien celui-là : que les élèves s’ouvrent sur d’autres cultures, civilisations et ne restent pas repliés sur eux-mêmes.
Le caractère propre de notre établissement réside dans le cours de religion musulmane, le cours sur la civilisation, le cours de langue arabe. Pendant le temps du ramadan, nous essayons d’aménager l’emploi du temps, sans toucher au volume horaire, ce qui permet aux élèves, à l’administration et aux enseignants de rentrer un peu plus tôt et ainsi de rompre le jeûne en famille, d’autant que ce sont des moments très agréables à vivre en famille.
Quant au financement de l’établissement, pour la première fois, c’est la communauté musulmane, animée de cette volonté, qui a pris en charge le financement de l’ensemble de tout un établissement.
Le budget annuel varie entre 150 000 euros et 200 000 euros au titre du fonctionnement d’une seule classe de seconde générale. Le budget est important. Le nombre d’adhérents de l’association se situe entre 500 et 600 personnes, qui ont pris l’engagement de financer l’établissement pendant cinq ans, le temps de signer le contrat d’association avec l’Etat. Ils cotisent mensuellement au financement de l’établissement.
Le sujet qui nous réunit ici est celui des signes religieux. Je remarque toutefois que jusqu’à maintenant la question tourne autour du foulard islamique. Personnellement, je n’aime pas ajouter le qualificatif « islamique » après le terme « foulard », car le foulard est avant tout un bout de tissu. Des hindouistes, des sicks, les sœurs de la religion catholique... portent le foulard.
M. Jacques MYARD : Jadis !
M. Makhlouf MAMECHE : Oui, jadis. Dans les églises aussi des femmes se couvrent d’un foulard. Lorsque l’on parle du foulard, on dit toujours « le foulard islamique ». Lorsque l’on parle des autres signes, on ne dit rien. Il faut clarifier, selon moi, les termes.
Pourquoi notre établissement ? Pour offrir un choix plus large aux parents d’élèves et aux enfants. J’ai reçu des élèves qui ne voulaient pas s’inscrire au collège Averroès contrairement aux parents qui l’auraient souhaité. Eh bien, le conseil d’administration de l’établissement a refusé leur inscription, car nous voulons que les parents et les élèves soient d’accord pour s’inscrire chez nous.
M. Jean-Yves HUGON : Combien y a-t-il de garçons et combien de filles ?
M. Makhlouf MAMECHE : Sept filles et sept garçons.
M. Jean-Yves HUGON : Les filles sont-elles voilées ?
M. Makhlouf MAMECHE : Oui, elles sont voilées. Garçons et filles suivent les cours d’éducation physique avec le voile.
M. Jacques MYARD : Vont-ils à la piscine ?
M. Makhlouf MAMECHE : Les cours de natation ne sont pas inscrits au programme de seconde générale.
M. Jean-Yves HUGON : Les cours d’éducation physique sont-ils mixtes ?
M. Makhlouf MAMECHE : Oui. Les cours sont assurés par un professeur homme qui assure les cours d’éducation physique et sportive sans rencontrer de problèmes particuliers.
M. Jean-Pierre BRARD : Et pour les cours de physique et sciences de la terre ?
M. Makhlouf MAMECHE : Il n’y a aucun problème.
M. Jean-Pierre BRARD : Avec le bec benzène, en cours de chimie, les filles sont-elles voilées ?
M. Makhlouf MAMECHE : Aucun problème ne s’est posé jusqu’à maintenant pour la sécurité.
M. Lasfar AMAR : J’avais cru comprendre que pour manipuler des produits chimiques, il fallait parfois être couvert, du moins dans certaines structures. Le Coran, qui recommande le port du voile dans deux versets, recommande de le retirer dans un troisième. Par ailleurs, les musulmans sont appelés à explorer cette piste. Cette recommandation s’adresse à des femmes d’un certain âge.
Je voudrais maintenant revenir aux raisons qui ont motivé l’utilisation du nom Averroès.
Premièrement, pour passer un message et pour donner un sens. Averroès est un philosophe éclairé, un esprit critique. Ce fut mon mot d’ouverture : nous voulons faire émerger des esprits critiques au sein du lycée Averroès, nous voulons que ces jeunes qui ont la chance d’évoluer dans une classe de 14 élèves accèdent à une bonne formation en même temps qu’ils soient animés d’un esprit critique. D’ailleurs, pourquoi un lycée et pas un collège ou une école primaire ? Nous avons réfléchi 9 ans à cette question. Nous voulons traiter avec des esprits critiques, des adolescents de 15-16 ans. Mes collègues savent très bien ce qu’est un adolescent en seconde générale auquel on essaye d’inculquer ce que nous voulons. En tant qu’enseignants, nous savons très bien quand l’élève acquiert cet esprit critique.
Deuxièmement, nous voulons faire passer un message fort : il est temps de rompre avec l’importation des symboles. Par exemple, à Lille-sud, vous verrez dans la grande mosquée de Lille dont tout le monde parle, un petit symbole fait de matériaux translucides. Nous refusons, en tout cas à Lille, d’importer ce que nous connaissions dans nos pays d’origine et nous tentons de doter l’islam de France de ses propres structures. Averroès répond à cette logique. Nous disposons en Occident de références spécifiques dont fait précisément partie Averroès. Il faut initier les jeunes musulmans de demain à ces symboles.
M. Alain TAVERNE : M. Dosière m’a interrogé sur la finalité de l’enseignement privé en Alsace.
J’indique de prime abord qu’il existe un enseignement privé catholique, protestant et israélite. Nous entretenons des relations très conviviales avec les établissements publics, comme entre établissements privés.
Alors que l’enseignement religieux est également proposé dans les établissements publics, le projet d’établissement, dans le privé, revêt des caractéristiques spécifiques. J’ai évoqué précédemment la découverte des différents cultes à Paris. Un travail d’interdisciplinarité se réalise, y compris avec la religion, qui le facilite peut-être ; je ne dis pas qu’il est impossible ailleurs. Il me semble capital, par rapport aux différents débats engagés - je me souviens de débats très vifs en 1984 - de pouvoir dire aux familles et aux jeunes « d’où on parle », quelle est ma pensée et, dès lors que j’expose un point de vue, que je puisse dire que c’est mon point de vue « en tant que... », ce qui souligne et facilite le respect des points de vue différents. A ce titre, le dialogue et la communication sont favorisés.
Quant à la question des musulmans en Alsace, on a beaucoup parlé des problèmes de la mosquée à Strasbourg, mais je ne m’y attarderai pas, car il ne s’agit pas d’un problème scolaire. Je pense que prévaut encore souvent un sentiment de rejet, en particulier des deux quartiers périphériques, beaucoup plus tendus. Les parents musulmans qui viennent inscrire leurs enfants dans mon établissement me disent qu’ils y entendront parler de Dieu. Je leur réponds que si c’est pour cette raison qu’ils viennent, mon devoir est de les accueillir. Ils entendront effectivement parler de Dieu. La démarche s’inscrit dans un sens d’ouverture, de dialogue. Elle est constructive.
Nous sommes en effet défavorables à une loi. Nous considérons qu’il existe un règlement intérieur. Certes, il s’agit d’une protection limitée, mais elle n’en reste pas moins une protection. Toute personne entrant dans l’établissement doit pouvoir être clairement identifiée. Précédemment des situations ont été évoquées, où le visage de la jeune fille était caché. Cela me semble une pratique incompatible avec le respect d’un règlement intérieur. Tout élève doit pouvoir à tout moment être identifiable dans l’établissement.
Nous avons interdit la casquette, car une mode s’était instaurée chez les garçons, qui aurait peut-être pu s’étendre chez les filles et qui était assez désagréable dans les classes. Nous n’interdisons pas le couvre-chef dans les cours de récréation. Nous n’avons jamais eu à connaître de difficultés tant avec nos élèves juifs que musulmans.
Le dialogue me semble être le moyen à privilégier. Je ne prétends pas pour autant qu’il puisse toujours suffire. Si on n’a pas épuisé les possibilités de dialogue, on est en défaut, mais je ne prétends pas arriver à des solutions totales et définitives ni que la méthode soit applicable de la même façon partout.
Mme Michèle TABAROT : Vous acceptez donc le port du voile dans l’établissement, dès lors que vous pouvez identifier la personne.
On constate que des personnes sont animées d’une démarche religieuse, que d’autres, en revanche, sont poussées par une démarche politique, parfois forte de l’environnement. En ce cas, la jeune fille sera obligée par la famille ou par l’environnement à porter le voile. Laissez-vous la situation en l’état ? La traitez-vous uniquement par le dialogue ?
M. Alain TAVERNE : Je n’ai pas rencontré ce cas concret, mais je le conçois. Selon moi, il convient d’épuiser le dialogue avant de passer à un autre stade. Toute pression, quelle qu’elle soit, est intolérable. Nous avons connu des situations de pression d’autres genres. A une époque, nous avons procédé au signalement d’une famille catholique intégriste qui obligeait sa fille à prier une partie de la nuit. La pression a alors cessé.
Je ne ferai pas de différence, qu’il s’agisse de catholiques, de musulmans... Une telle pression sur un enfant n’est pas admissible, même si elle vient des parents
M. Jean CHAMOUX : En 15 ans, j’ai été confronté à des problèmes de diverses natures, notamment des mariages forcés. Certaines jeunes filles ont disparu au cours de l’été ; nous avons pu en sauver d’autres, car elles refusaient absolument les pressions qu’elles subissaient. Nous sommes passés par le signalement. Une formation devrait être dispensée aux chefs d’établissement, notamment, et aux personnels d’encadrement pour arriver à apprécier l’existence ou non de pressions : s’agit-il d’une pression religieuse, culturelle, naturelle née d’une pratique ou une pression qui s’inscrit contre la volonté de l’enfant ? La réponse qui vient d’être donnée, évoquant le signalement, me semble être la solution.
M. Jean-Claude SANTANA : Certaines relations ont permis aux élèves de se positionner par rapport à la question du voile. Je voudrais à ce titre souligner une évolution notoire. L’idée de tolérance est une idée concordataire qui fait dépendre la tolérance des autorités qui la consentent. L’idée de tolérance était largement partagée par les élèves et un certain nombre d’idées véhiculées par le mouvement SOS Racisme, comme le droit à la différence, étaient prégnantes dans les discours.
A mesure que le conflit se déroulait dans le temps et du fait du travail accompli, la perception du problème a évolué, à tel point qu’à l’issue de la journée de la laïcité que nous avions organisée, les élèves responsables du journal du lycée ont réalisé une petite enquête, laquelle révéla - cela n’a pas valeur de sondage scientifique, mais tout de même ! - que dans leur très grande majorité les élèves considéraient qu’il était anormal que l’on n’ait pu statuer sur la transgression au règlement intérieur. Des élèves de la classe concernée ont fait valoir leur désapprobation, d’autant que d’autres élèves ont été sanctionnés pour port de casquette ou de bonnet postérieurement à la suspension décidée par le conseil de discipline pour la jeune fille concernée. Je citerai quelques anecdotes.
On nous dit que l’on a du mal à faire référence aux origines de nos élèves. Je vous livre quelques noms : Ahi Dubar Khadidja, Assouli Laacina, Balan Balanda, Beikech Sabrina, Ben Gouzi Didja, Ben Asser Djamila, Ben Torki Djamila, Ben Torki Eve. C’est là une classe.
Durant la journée sur la laïcité, j’ai eu l’occasion de débattre avec les élèves d’une classe de BTS de la question qui nous préoccupait tous, en soumettant un fascicule édité par la mission ministérielle aux droits de la femme « Mesdames, vous avez des droits », qui publiait une étude comparative des droits des jeunes filles et des femmes en pays musulmans. Le statut de la femme les a choqués. Leur émoi, profond, s’est manifesté par l’affirmation selon laquelle « le Coran ne dit pas cela. » Alors que je me référais aux règles de droit prévues dans les différents pays du Maghreb pour leur conseiller les précautions qu’elles devaient prendre pour se rendre en vacances dans ces pays, une jeune fille maghrébine a témoigné que ce qui était écrit correspondait à la légalité. Elle-même avait été proposée au mariage.
Je citerai un autre fait. Je suis également enseignant au lycée Bron-Bâtiment et j’interviens deux heures en économie-gestion dans les classes de bac pro. J’enseigne à des élèves de toutes origines. Je présente les statuts juridiques des entreprises. Pour éclairer la compréhension du statut de l’entreprise publique, je me réfère à plusieurs exemples, dont celui de France Télévision que je mets en parallèle avec les chaînes de télévision privées, TF1, Canal Plus. Un élève intervient dans la classe pour dire : « De toute façon, monsieur, je ne regarde pas la télévision en France. » Je lui demande pourquoi. Il me répond que c’est une télévision aux mains des juifs ! Il est soutenu par d’autres garçons qui considèrent qu’il y a là des télévisions « impies ».
M. Hervé MARITON : Que répondez-vous ?
M. Jean-Claude SANTANA : Je suis professeur de droit par ailleurs. Je lui fais valoir qu’il est en train de tenir des propos antisémites, que je consignerai par écrit dans un rapport ; néanmoins, j’ajoute que j’accepte de débattre et d’expliquer en quoi la télévision, par exemple, est une entreprise publique, en référence à la propriété des capitaux. J’essaye de me référer à des éléments objectifs permettant d’étayer la compréhension du problème. Manifestement, dans la classe, les propos antisémites recevaient un certain écho. Cela pour dire que nous sommes dans une situation où l’école n’est pas la seule à dispenser un savoir, et en tout cas que la réception de ce savoir n’est pas toujours à la hauteur de l’ambition qui est la nôtre. Les jeunes, visiblement, sont sur d’autres voies de communication et de réception des messages. Ils font référence, sans difficultés, aux télévisions Al Jazira et autres, pour épuiser les voies qui leur paraissent être celles de la vérité.
Les jeunes filles, dans l’établissement, ont eu à subir au moment du ramadan des pressions telles, qu’elles ont dû sortir de la salle de réfectoire au motif qu’elles étaient présupposées avoir un faciès de musulmanes. Parmi elles, certaines sont d’origine indienne, de culture hindoue...
La situation de terrain est périlleuse. Il nous faut la gérer. Les difficultés que nous avons à enseigner sont suffisamment importantes pour que l’on n’ait pas, en plus, à gérer au coup par coup un problème qui nous a occupés tout au long de l’année et qui a mobilisé toute l’énergie des équipes éducatives. La question ressortit à la responsabilité des pouvoirs publics et attend une réponse politique, certes, étayée sur le terrain juridique, mais nous n’avons pas à apporter une réponse au coup par coup. Le compromis auquel sont arrivés mes collègues d’Aubervilliers, qui ont sanctionné deux élèves, prouve qu’ils ont accepté ce que nous avons refusé. Nous avons interrompu un processus à un moment où il le fallait. A la rentrée scolaire, trois élèves sont arrivées voilées, dont l’une était celle qui, l’an dernier, avait généré le conflit. Forts du nouveau règlement intérieur, juridiquement fragile, nous avons réussi mais en nous appuyant sur la force collective que nous avions exprimée, notamment lors d’une grève massivement suivie. Les élèves ont accepté de retirer leur foulard et de le replier en bandeau et non en bandana. Tout le problème consiste à apprécier si le bandana devient un bandeau, un hidjab. Avons-nous à nous transformer en autorité théologique pour apprécier la nature du tissu, du « bout de chiffon » comme l’ont qualifié certains ? Non ! Les convictions religieuses sont respectables. Pour nous, le foulard est associé à des prescriptions religieuses qui, aujourd’hui, conduisent une élève médecin interne à l’hôpital de Tahar à refuser d’accueillir des hommes et de les soigner. Cela fait-il partie des prescriptions religieuses ? Que les autorités religieuses s’expriment pour dire que le foulard est prévu par la religion et est une bonne chose, mais qu’il faut aussi penser aux autres prescriptions religieuses qui sont associées au rôle que nous assignons aux femmes. Au-delà de la laïcité, ce sont les droits des femmes que nous voulons protéger. Les jeunes filles nous le demandent.
M. Shmuel TRIGANO : Les écoles juives ont été confrontées à un afflux de demandes d’admission, non seulement d’élèves, mais de professeurs. En fait, les élèves et les professeurs ne font pas un choix positif en allant à l’école juive, mais un choix de sécurité.
Un problème commence également à se poser sur le campus universitaire. J’enseigne à Nanterre. L’an dernier, nous avons vu apparaître une flopée de voiles noirs, couvrant l’ensemble de la personne. Il s’agit ici d’adultes qui auparavant ont été élèves. Le phénomène risque de se déplacer. Certains de mes collègues ont été choqués, d’autres l’admettent. Cela dit, on ne peut exiger d’un étudiant ce que l’on exige d’un mineur ou d’un élève. Malgré tout, la crainte s’exprime que le processus ne finisse par gagner certaines disciplines, certaines cours, certaines personnes. C’est pourquoi je parle de la défense du domaine public. Le voile peut être le début d’un processus qui s’étendra de proche en proche à d’autres domaines.
M. Jean-Pierre BRARD : Je confirme le propos de M. Trigano sur le fait que des enfants juifs, bien que de familles athées, s’inscrivent dans des écoles juives par suite d’agressions antisémites dans la ville de Montreuil. Ces agressions sont rares, mais une agression est toujours une de trop.
Deux d’entre vous avez parlé de crispation. Les dizaines d’heures d’audition que nous tenons depuis plusieurs mois ne témoignent-elles pas de l’existence de crispations dans la société ? Si nous sommes réunis, c’est bien pour apporter des réponses.
Vous avez parlé, Melle Marchal, de 80 % d’enfants musulmans et de 20 % d’enfants chrétiens. Je me demande où sont les incroyants ! Je suis, en outre, frappé par le fait que vous définissiez les enfants par rapport à leur filiation religieuse et non par le fait que ce sont des enfants d’origine immigrée et en situation de marginalisation sociale, avec par conséquent un rapport à la société qui relève de l’exclusion, non caractérisé par l’appartenance religieuse.
Vous avez souligné la malchance de ne pas bénéficier du statut de l’Alsace-Moselle. J’ai été très frappé de votre rapport à la religion. Il me semble qu’il y a une incompréhension : on n’enseigne pas l’histoire des religions, mais les religions. On ne fait pas appel à la rationalité, à la connaissance scientifique, mais à l’histoire religieuse, ce qui est d’une autre nature. Je souhaiterais que vous nous éclairiez sur ce point.
M. Amar et M. Mameche ont évoqué plusieurs questions. Vous disiez : « il a la Bible, il peut lire la Bible ». Ce ne sont pas les termes exacts employés, mais je crois être fidèle à l’esprit. Là encore, nous ne sommes pas dans la distanciation philosophique et critique par rapport à l’histoire des religions, nous sommes directement dans le texte religieux sans distanciation. Cela ne pose-t-il pas un problème ou, au contraire, est-ce votre conception et après tout, dans la mesure où vous êtes une école privée hors contrat, c’est votre droit - encore que je rappelle que la loi prévoit d’autres dispositions, même pour les établissements qui ne sont pas sous contrat ?
Vous avez indiqué que, dans les années 80-90, des mosquées ont été réalisées, ce qui est vrai, j’ajoute légitime - c’est une opinion personnelle. Vous procédez à un parallèle avec les écoles. La communauté musulmane s’étant affirmée par des lieux de culte, il en irait de même pour les lieux scolaires. Ne considérez-vous pas toutefois que l’école publique ne se définit pas par des filiations religieuses et que donc l’école publique a vocation à répondre à la nécessité de formation et que l’on ne peut comparer le développement des mosquées au développement des écoles confessionnelles, dans la mesure où l’Etat pourvoit à ce besoin ?
Vous avez fait référence au Conseil français du culte musulman, lequel n’a aucune vocation légale à prescrire quoi que ce soit. Ce faisant, n’admettez-vous pas implicitement que le religieux entre dans l’espace public et qu’il aurait qualité à définir la place de la religion dans l’espace public, ce que je considère très choquant, car ce serait la remise en cause de la loi de 1905 ? La laïcité est ce qui nous permet de vivre ensemble. Les croyances, par définition, ne sont pas rationnelles - je ne porte pas un jugement de valeur - et débouchent sur le dogme. La croyance est ce qui nous divise, par opposition à ce qui nous permet de vivre ensemble. Et j’ai l’impression, madame, que vous privilégiez ce qui nous différencie, ainsi que vous-mêmes, messieurs, lorsque vous déclarez que le voile montre que les jeunes filles s’intègrent. Ne peut-on procéder au raisonnement inverse : sans le voile, elles étaient intégrées ; le voile les différencie ? Nous sommes en train de substituer au « vivre ensemble » le « vivre côte à côte », qui est le modèle anglo-saxon, mais certainement pas le modèle français, républicain et laïque.
Mon analyse est-elle juste ?
M. Jacques MYARD : Je m’adresse en premier lieu à M. Amar et à M. Mameche. D’abord, quelques remarques.
Au Maghreb, au moment où la France était puissance coloniale, il n’y avait pas de voile dans les écoles laïques. La France savait pourtant ce qu’était le statut personnel. Je le rappelle, car vous avez indiqué que la France s’est déjà frottée à des expériences. La France a toujours été extrêmement respectueuse, depuis Napoléon III, du statut personnel ; on le lui a d’ailleurs reproché.
Quant à Averroès, c’est un échec au regard de ce qu’il avait préconisé. Il voulait que l’islam soit relu à l’aune de la raison. Avec Avicenne, ils se sont cassés les dents ; je ne vous le souhaite pas. Au contraire, il faut que vous fassiez la lecture de la religion à l’aune du monde dans lequel nous vivons.
A ce propos, je voudrais savoir comment vous liez le port du voile à l’attitude d’un certain nombre de gouvernements où la religion musulmane est quasiment religion d’Etat et qui interdisent strictement le voile à l’école. Je voudrais que vous nous expliquiez comment, dans une république laïque, sociale et avec la tradition française, vous pouvez rappeler une prescription religieuse qui ne s’applique plus dans les pays où les musulmans sont majoritaires. Il y a un paradoxe. Finalement, n’êtes-vous pas en train d’en faire une prétention identitaire ? Je rejoins totalement M. Brard : une telle démarche n’est-elle pas d’abord communautariste, ce qui a toujours été voué à l’échec en France et parfois dans des conditions violentes ? Lorsque les protestants ont voulu hisser le drapeau du protestantisme face au pouvoir régalien - il était peut-être royal, mais c’était le bien commun -, cela s’est mal terminé. Quant à vous, Melle Marchal, vous m’avez profondément choqué, car vous avez indiqué que vous commenciez par demander aux enfants qui voulaient s’inscrire dans votre école quelle était leur religion. Vous appartenez à une école privée mais, étant sous contrat, vous devez aussi respecter les lois de la République. Or, votre façon de procéder est contraire à toutes les lois de la République. Pourtant je connais des écoles sous contrat qui ne sont pas sous la même ligne que la vôtre. Y a-t-il au sein du monde catholique des prescriptions nationales ou faites-vous avec les contingences locales ?
M. Hervé MARITON : Quelques observations, formulations et questions à évaluer avec nos invités, sur quatre points.
Premier point : il a été dit que la France s’était frottée, dans l’histoire, à l’expression de signes, le voile en particulier. Au-delà de l’appréciation des faits dans les écoles, elle s’y est frottée dans des territoires dont l’histoire nous a rappelé qu’ils n’étaient pas français. Cela ramène à la formulation évoquée par M. Trigano : c’est bien de la communauté nationale que nous parlons. Que nous nous soyons frottés à l’expression de signes dans des territoires qui ne sont pas la France ne prouve rien, bien au contraire, sur ce que peut être l’expression des signes en France. Nous ne sommes pas là pour évoquer la question des signes ailleurs. Nous sommes là pour évoquer la question des signes dans une communauté qui s’appelle la France.
Deuxième point : la question se pose à l’école, mais elle se pose aussi en dehors de l’école. Si nous devons aboutir à une formulation très forte autour de la laïcité, de la définition de l’espace public et du pacte républicain, il serait curieux de considérer que le pacte républicain s’exprime uniquement à l’école. Il s’exprime évidemment à l’école, et particulièrement fortement, mais la question se posera nécessairement ailleurs qu’à l’école.
Troisième observation : s’agissant de l’enseignement sous contrat, je comprends tout à fait que l’on soit surpris d’apprendre que la question de la religion d’appartenance soit posée à ceux qui s’inscrivent puisque, en général, les écoles disent et soulignent qu’elles sont ouvertes. En revanche, il me paraîtrait curieux que les écoles sous contrat ayant leur histoire et leur logique dans notre pays - et c’est le danger de l’ultra laïcisme - se voient contraintes au retrait des signes, non pas de ceux qu’elles accueillent, mais de ce qu’elles représentent. L’un d’entre vous a accueilli cette idée avec une certaine facilité. L’expression, la présence de signes religieux dans une école sous contrat, quelle qu’en soit la confession, ne me semble pas choquant ; cela me paraît même cohérent avec l’expression même d’un projet. Attention de ne pas trop concéder, sinon plus personne ne comprendra rien !
Quelques lignes sont à tracer entre la définition de la laïcité dans notre pays et ce que serait la tentation ultra laïciste. Nous avons vécu un siècle d’équilibre. Il est peut-être important de ne pas le remettre en cause au moment de régler des questions essentielles qui le menace, mais la menace ne vient pas de cette histoire, elle vient d’expressions plus récentes.
Dernier point : je fais partie de ceux, sans doute nombreux au sein de cette mission, qui ont beaucoup hésité sur l’opportunité ou non de légiférer. C’est le problème de l’arbre et de la forêt. M. Trigano nous dit que le voile est l’arbre qui cache la forêt, la vraie question étant, plus fondamentalement, celle de l’adhésion ou non à l’histoire républicaine. Mais j’en viens à me dire - et votre exposé en quelque sorte le démontrait bien - que la forêt est composée d’arbres et que pour se défaire d’une forêt qui nous encombre il faut abattre certains sujets. A un moment, les membres de la mission se sont interrogés sur la redéfinition de son objet, constatant que l’enjeu ne portait pas sur les signes religieux, mais davantage sur une expression politique. C’est la forêt, mais la forêt est composée d’arbres et l’arbre que nous avons face à nous est, en effet, celui de l’expression de signes religieux. Pour maîtriser la forêt, il est sans doute important de commencer par reconnaître la nécessité d’abattre quelques arbres.
M. Jean-Pierre BLAZY : J’adresserai quelques questions à ceux de nos invités qui disent ne pas être favorables à une loi.
Si, après avoir écouté tout le monde, avoir pris le temps de la réflexion, nous décidions de légiférer - plaçons-nous dans cette hypothèse. M. Taverne a esquissé la réponse à la question que je vais poser puisque, selon lui, il faudrait alors vérifier que la disposition soit compatible avec la liberté de conscience. Au passage, je remarque une étrange inversion des valeurs dans ses propos, car je considère que c’est la laïcité qui garantit la liberté des consciences. Mais peut-être ai-je mal compris. Il a ajouté que cette loi devrait être précise et, sur ce point, nous sommes d’accord. Je souhaiterais que vous précisiez quel devrait être le contenu précis d’une telle loi pour qu’elle soit clairement applicable, étant entendu que nous déciderions d’interdire tous les signes à l’école et pas seulement le foulard. Puisqu’on nous demande une réponse politique, il faut que la réponse soit précise.
M. Eric RAOULT, Président : Mesdames, messieurs, je vous propose de répondre globalement aux questions et en conclusion à une question qui pourrait se formuler ainsi : êtes-vous favorable à une loi interdisant le port visible de tous signes religieux dans l’enceinte des établissements scolaires ?
M. Shmuel TRIGANO : J’y suis favorable, mais peut-être dans le cadre d’une loi beaucoup plus large. L’idée du ministre de l’éducation nationale est excellente. Il ne faut pas faire d’un problème singulier l’objet d’une loi spécifique. En revanche, une loi ne suffit pas. Il faut un engagement du processus institutionnel à la faire respecter. Or, très souvent, nous assistons, que ce soit dans les collèges, les lycées ou à l’université, à une sorte de démission ou de découragement des autorités qui ne se sentent pas soutenues et qui finalement baissent les bras.
Je suis fondamentalement pour la tolérance, le respect d’autrui, mais la tolérance ne peut prêter le flanc à une exploitation, ne doit pas devenir une faiblesse, car alors la tolérance serait remise en question. A travers les évolutions idéologiques relatives à la démocratie, l’invocation des droits de l’homme peut aboutir à une entreprise de déconstruction ou de destruction de l’autorité publique. C’est un problème beaucoup plus vaste qui se pose à la France. Il faut prendre en considération le fait que la démocratie est une règle commune permettant la liberté de chacun et pas seulement le droit de chacun de faire ce qu’il veut. C’est ce qui est véritablement en jeu aujourd’hui, c’est l’arbre qui cache la forêt. C’est devenu un test - malheureusement pour le voile lui-même et pour l’islam. Peut-être est-ce indu, peut-être est-il excessif que la chose ait été montée de cette façon aux yeux de l’opinion publique ; en tout cas, elle est devenue un test politique et national.
M. Jean-Pierre BLAZY : Comment écririez-vous la loi ?
M. Shmuel TRIGANO : L’interdiction de tous les signes religieux ou des signes d’appartenance idéologique ou politique doit être envisagée. L’université forme un cas particulier. A la faveur des événements du Proche-Orient, nous avons vu émerger des mouvements syndicaux que je définirais sur le plan idéologique de mouvements islamo-gauchistes. Je ne peux m’empêcher de constater qu’ils se sont accompagnés d’une multiplication des voiles sur le campus. Il est difficile de régir une telle manifestation, car cela serait alors s’opposer au droit et à la liberté d’expression politique des étudiants. Les adolescents sont très effervescents, très contradictoires, mais, en l’occurrence, les autorités doivent être plus subtiles dans l’application de la loi, car il y a des processus qui apparaissent sous d’autres masques mais dont les effets sont réels. Je reconnais que les autorités publiques sont en proie à des difficultés : comment séparer le grain de l’ivraie ? C’est un grave problème, mais il est politique, idéologique. Je ne sais si cela peut être inscrit dans la loi. C’est la question qui se pose.
M. Alain TAVERNE : Je me sens visé par l’intervention de M. Blazy.
Je suis défavorable à une nouvelle loi, car j’y vois surtout un risque de crispation réciproque et de difficultés plus grandes encore à surmonter. Ce n’est pas du tout que je mets en doute les compétences du législateur, mais je crains les retombées d’une loi.
J’ai évoqué, non pas la liberté de conscience, mais le caractère propre. Le caractère propre c’est l’application de la liberté de conscience en ce qui concerne les établissements confessionnels. La liberté de conscience est fondamentale et appartient à la République, elle doit s’imposer dans tous les établissements confessionnels. Le caractère propre ne s’impose pas dans les établissements publics, puisque le caractère propre est ce qui définit un établissement confessionnel et celui-ci doit dire qui il est.
Ainsi que le soulignait M. Mariton, il ne faudrait pas que nous arrivions à un extrême où l’on n’aurait même plus le droit d’être confessionnel. Que signifierait alors le contrat ?
Je n’ai pas de texte de loi à proposer, puisque étant défavorable à la loi, je suis assez mal placé ! Si le Parlement choisissait de légiférer, il faudrait que la loi admette le caractère propre, qui doit rester soumis au principe de laïcité, c’est-à-dire de reconnaissance de la liberté de conscience pour tous, reconnaissance et ouverture à tous. Aucune contrainte de pratique religieuse ne doit être imposée à l’intérieur des établissements. La seule « contrainte » que nous connaissions consiste à présenter la religion qui caractérise l’établissement, mais cela ne peut se faire raisonnablement sans la présentation d’autres religions. Bien entendu, le Coran a sa place à côté de la Bible au même titre que les autres religions. Il faut une ouverture et que les jeunes et les familles trouvent leur compte dans le choix qu’ils ont fait, celui d’un établissement confessionnel qui affiche clairement ce qu’il est.
A l’intérieur, la tolérance doit être une règle. Selon moi, la laïcité doit aller plus loin que la simple tolérance. C’est ce que nous vivons en Alsace de façon plus prégnante et plus constructive que dans le reste de la France. On peut parler de religion d’emblée. On reconnaît à chacun le droit à une dimension spirituelle, qui n’est pas impérative. Nous accueillons des athées, des agnostiques, des indifférents, qui viennent chez nous parce qu’ils trouvent un projet d’établissement qui les attire. Dans notre établissement, c’est pour l’essentiel une ouverture européenne. Cela doit être compatible avec la reconnaissance de la dimension spirituelle de chacun et je crains qu’une loi n’exclue cet aspect. Cela me semblerait une régression par rapport à la laïcité elle-même, celle-ci devant permettre une reconnaissance, une compréhension de l’autre dans toutes ses dimensions.
Melle Barbara LEFEBVRE : Oui, il s’agit, à l’école publique, de refuser l’identification religieuse des élèves. Ce qui m’intéresse c’est la carte d’identité, non la carte identitaire des élèves. Je respecte leur identité religieuse, mais je ne vois pas en quoi c’est, pour moi, un élément d’adaptation du contenu de mes cours ou de l’attitude que je devrais avoir à l’égard de tel ou tel élève. Je suis totalement indifférente à la religion de mes élèves, ce qui ne veut pas dire que je la méprise. Je ne vois donc pas la nécessité d’avoir à décliner son identité religieuse pour être entendu.
Je vous avoue ma confusion. Aujourd’hui, il me semble que c’est la laïcité dans l’école publique qui est attaquée. Je comprends votre intérêt, mesdames, messieurs, les députés, pour ce qui se passe dans le privé, mais, encore une fois, le choix des parents de mettre leurs enfants dans des écoles confessionnelles induit un certain rapport à l’apprentissage, à l’éducation. Finalement, nous ne sommes pas sur le même projet dans les écoles confessionnelles et dans les écoles publiques. L’école publique, me semble-t-il, est un espace abandonné par l’Etat depuis des années. C’est le constat qui est dressé. Et nous, nous sommes confrontés à des situations d’extrême tension politico-religieuse, lesquelles ont abouti à du harcèlement sexiste à l’encontre des jeunes filles, à des pressions religieuses, mais également politiques, antisémites à l’encontre d’élèves et d’enseignants, car il ne faut pas oublier les fonctionnaires de la République qui, de confession juive, sont contraints de quitter leur établissement, parce qu’ils subissent des agressions et des harcèlements répétés de la part des élèves de confession musulmane.
Je m’interroge sur le débat qui s’est focalisé aujourd’hui sur les écoles privées, alors que nous assistons depuis quinze ans dans le public à une désertion de l’autorité publique. Nous demandons une règle unique pour les établissements scolaires publics qui soit un signe donné à ces « arbres » dont vous parliez, M. Mariton. Je ne sais s’il faut une loi, un texte, une disposition juridique, je ne suis pas juriste. Mais je témoigne au nom de l’école publique où j’ai grandi, où j’enseigne, où je vis et où j’ai envie de continuer à enseigner malgré les pressions que je subis de la part de certains élèves, voire de certains collègues, que je subis du fait de la non-intervention de nos autorités politiques. Je suis abandonnée : abandonnée face à la question du voile ou face aux agressions sexistes et antisémites. Je demande une réponse de l’Etat, de mon autorité de tutelle à la fois comme enseignante et, éventuellement, comme parent d’élève, car un jour mes enfants pourraient subir cela à l’école publique et je ne voudrais pas avoir à les inscrire dans le privé.
La neutralité des enseignants doit être étendue aux élèves qui ne sont pas des usagers comme les autres et qui sont des mineurs. La neutralité exigée des enseignants en matière religieuse, philosophique et politique, dans l’espace public de l’école, doit, à mes yeux, être étendue aux élèves.
Je voudrais maintenant revenir aux propos de M. Amar lorsqu’il a défini la laïcité comme un espace de neutralité et lorsqu’il a insisté sur la liberté de conscience des élèves qui devraient pouvoir s’exprimer. Tolérerait-on que les élèves expriment des opinions racistes, fascistes, fassent l’apologie du nazisme ? Non, nous ne le tolérerions pas et nous estimons, à juste titre, que nous devons sanctionner ! Nous avons réussi depuis 20 ans à établir un cordon sanitaire autour des idéologies fascistes pour les neutraliser mais elles nous reviennent déguisées. Dès lors, pouvons-nous accepter que des élèves expriment, sur des critères religieux, des opinions violemment sexistes ou violemment antisémites ? Non ! Pourtant, sur le terrain scolaire de l’école publique, mesdames, messieurs, c’est ce à quoi nous assistons. C’est-à-dire à un laisser-faire et à un laisser dire. Encore une fois, à une minorité d’arbres qui cachent une forêt de gens qui ont envie de vivre tranquillement en France, il faut donner un signe fort de l’Etat, un signe fort de la République émancipatrice et intégratrice. Si l’on considère que l’école est un organe de l’Etat, lorsque l’on attaque la laïcité de l’école, c’est l’Etat, l’identité nationale et la loi de la République que l’on attaque.
La question me semble posée pour l’école publique. C’est sur ce sujet qu’il me semble nécessaire de focaliser notre attention, car l’abandon est ressenti sur le terrain de l’école publique et, croyez-moi, à un degré dont vous n’avez même pas idée, en particulier par les jeunes professeurs néo-titulaires qui ne s’imaginent pas le désert dans lequel ils vont se trouver au niveau de l’école publique.
M. Roger SANCHEZ : Je partage totalement les propos tenus. C’est pourquoi je me placerai sur un autre terrain.
L’emploi de certains termes m’a surpris : j’ai entendu parler de parents « chrétiens », de professeurs « juifs », d’étudiants « musulmans ». C’est un langage nouveau, qui gagne dangereusement la société. Il est en effet dangereux de qualifier les gens par leur appartenance religieuse. C’est un fait qui n’existait pas il y a quelques années. Or, ce sont les propos qui ont été constamment répétés au cours de la matinée, dans un lieu qui est tout de même l’Assemblée nationale, ce qui est surprenant !
J’ai aussi été surpris par des propos qui renvoient systématiquement les jeunes à leur soi-disant culture d’origine. Quelle culture d’origine ? A des enfants qui doivent avoir entre 6 et 10 ans, on parle de leurs racines, de leur culture d’origine, alors que la plupart sont nés en France, de même que leurs parents, pour certains. De quelle culture d’origine, de quelles racines leur parle-t-on ? Nous avons affaire à des enfants, à des citoyens en devenir. Peut-être discutent-ils avec leurs parents de leurs origines, mais pourquoi construire cette différence au sein de l’école ? J’ai le sentiment que nous sommes face à une différence méthodiquement construite et qui posera à un moment donné des problèmes sociaux importants - qui d’ailleurs commencent déjà à se poser.
Je suis partisan d’un autre type d’école, d’un autre type de savoir, d’un savoir émancipateur qui donne les moyens à tous les enfants et à tous les jeunes de se délivrer de leur déterminisme, d’avoir des positions conscientes, objectives, d’être libres. Je suis contre une école de la différence, qui est surtout la différence des droits. Je préfère donner les moyens aux jeunes d’être différents, y compris au sein de leur soi-disant culture, laquelle leur est souvent proposée comme un horizon indépassable, acquis à la naissance, ce qui n’est pas vrai. Ce n’est pas la mission de l’école française, tel n’est pas le message de la République française, de la laïcité française.
Oui, je suis favorable à une loi. Le moment est venu. Les problèmes restent minoritaires, même s’ils sont de plus en plus importants mais si nous attendons quelques années, ce sera très difficile. Entre 1989 et 1995, nous n’avons connu aucun cas, puis en 1995, 20 étudiantes se mettent à porter le voile. Ce n’est pas une génération spontanée. Des choses se sont passées qui deviendront irréversibles. Je pense que le moment est venu de légiférer, même si ce n’est pas simple.
Cela concerne avant tout l’école publique. Dans les écoles privées, le port des signes religieux ne pose pas de problème, puisqu’il y en a partout.
M. Amar dit à ses étudiants ou au cours de ses prêches : « Soyez d’abord citoyens, ensuite musulmans. » Je suis entièrement d’accord. Dans une école publique, dans l’école de la République, dans la sphère publique, on est d’abord citoyen. On n’a pas à manifester ses convictions religieuses de façon ostentatoire ; dans la sphère privée, on est musulman.
A mon avis, aujourd’hui, il faut une loi, car nous avons affaire à un militantisme politique, beaucoup plus important que celui qui est ciblé.
M. Jean-Claude SANTANA : Une loi pour interdire, oui, mais il faudrait insister sur le caractère libérateur de la loi. La loi peut libérer. Le problème est de savoir si nous favorisons la liberté pour des individus et des citoyens ou si, au contraire, la liberté est donnée aux communautés de circonscrire l’espace de liberté des individus.
Je veux insister sur l’espace de liberté qui est proposé aux enfants dans le cadre du service public éducatif. Je considère que la loi doit fournir un cadre émancipateur à l’ensemble des enfants qui suivent une scolarité dans le service public. Je voudrais mettre en évidence les limites du cadre juridique actuel. Les années 90 ont vu émerger le problème du foulard. On constate que plus de dix ans après que, loin de disparaître, la mission qui était confiée à l’école d’évaluer au cas par cas n’a pas permis de faire reculer l’expression de signes religieux dans l’espace public éducatif.
La gestion au cas par cas risque d’aboutir à des établissements de deux catégories. Une élève, amie de la jeune fille qui l’an dernier a posé problème, m’a dit cette année : « De toute façon, maintenant, au lycée, le problème est réglé. » Elle est en BTS. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu que dans l’établissement où elle suivait ses cours le port du voile était interdit. Je lui ai demandé si c’était permis ailleurs. Elle m’a répondu affirmativement.
Deux catégories d’établissements seraient susceptibles d’apparaître rapidement : ceux qui tolèrent les signes religieux ; de l’autre, « les laïcistes », « les laïcards » où « les ayatollahs de la laïcité » auraient érigé des barrières qui les protégeraient contre les attaques dont ils seraient éventuellement l’objet.
Nous avons aujourd’hui à apporter une réponse forte. La difficulté pour nos élèves de trouver des stages dans les entreprises est associée à la complexité du problème politique. La majorité des jeunes de toute confession, et éventuellement athées ou agnostiques, aspirent à s’intégrer socialement. La stigmatisation de cette minorité agissante a produit un effet extrêmement néfaste sur l’ensemble de l’opinion publique et notre combat vise à éviter des surprises, telles que nous avons pu en connaître le 21 avril 2002.
M. Lasfar AMAR : Avant de me prononcer sur une loi - du reste ma réponse est déjà connue -, je voudrais dire que suis un peu gêné quand on m’oppose le sort des musulmans dans leur pays d’origine et que l’on me dit : « Dans tel ou tel pays, on a autoritairement prononcé une interdiction du voile », parce qu’il n’y a pas que le voile qui est interdit dans ces pays !
A ces nouveaux citoyens de la religion musulmane auxquels on a inculqué des valeurs comme les droits de l’homme, le droit d’expression, le droit à la liberté et qui commencent à en être imprégnés, on demande de se positionner par rapport à ce qui se passe dans leur pays d’origine. Nous dénonçons tous ce qui se passe dans tel ou tel pays, même si ceux-ci comptent une population à majorité musulmane. Car ces pays n’ont pas organisé de mission d’information, ils n’ont pas engagé de débats avant de se prononcer.
M. Eric RAOULT, Président : M. Amar, avec certains de mes collègues, je me suis rendu dans les territoires sous autorité palestinienne. J’ai rencontré le maire de Bethléem qui est musulman et celui de Ramallah. Ils m’ont fait visiter des écoles où il n’y a aucun voile.
M. Lasfar AMAR : Dans mon pays d’origine, il y a des écoles où les jeunes filles ne portent pas le voile ; il y en a aussi d’autres où les jeunes filles le portent.
M. Jacques MYARD : Je vous parle des autorités, non des écoles.
M. Lasfar AMAR : Dans ces pays-là, les autorités n’ont pas à donner de leçon en matière de démocratie et de droits de l’homme. A l’époque de la France coloniale, je crois savoir qu’il n’y avait pas de voile à l’école ; je peux même dire qu’il n’y avait pas d’école du tout ! Quand la France a quitté le Maroc, moins de 10 % d’élèves aussi bien des garçons que des filles étaient scolarisées. Ce sont des données historiques que je rappelle !
M. Jacques MYARD : Et bien, elles sont fausses !
M. Lasfar AMAR : Si la loi est votée, elle s’imposera. On nous demande souvent si nous, musulmans, la respecterons. Une loi se respecte et le respect d’une loi s’impose à tous les citoyens. Mais nous pensons qu’elle ne réglera pas le problème. Peut-être le déplacera-t-elle, mais elle ne le réglera pas tant que nous n’aurons pas pris le temps de comprendre les évolutions qui sous-tendent le port du voile.
M. Makhlouf MAMECHE : J’ai parlé tout à l’heure d’une certaine crispation. C’est moi qui ai prononcé le terme. Je pensais surtout à une crispation des chefs d’établissement. Depuis 1989, la période traversée est difficile au point que les chefs d’établissement réagissent parfois à toutes formes de couvre-chef : bandana, bandeau, foulard... Ils sont devenus allergiques. Il n’y a pas eu débat. Il y a déjà un préjugé.
Je ne suis pas très favorable à une loi ; en légiférant, on déplacera le problème. Un avis du Conseil d’Etat est disponible depuis 1989. Je pense qu’il faut appuyer le Conseil d’Etat ou l’avis du Conseil d’Etat pour donner une arme aux chefs d’établissement.
L’école publique doit rester neutre mais comment garantir la liberté de conscience des élèves ? C’est tout un travail et il faudrait, pour qu’il y ait une loi, définir à quel moment on considère qu’il y a signe religieux ostentatoire. Un travail est à entreprendre sur les signes.
Melle Chantal MARCHAL : Je reviens sur la catéchèse. Elle est proposée dans le cadre de l’heure hors contrat et permet d’exprimer sa foi. Pour les enfants qui ne sont pas chrétiens, il y a un temps de culture des religions.
L’élève est d’abord considéré comme une personne, non comme un être religieux, chrétien ou musulman. C’est dans la seconde partie de mon entretien, quand je présente le caractère propre de l’établissement et une partie du caractère propre de l’heure spécifique pour les familles, que j’aborde la question des religions.
M. Jean-Pierre BRARD : Ce n’est pas ce que vous avez dit, Madame.
Melle Chantal MARCHAL : S’agissant de la présentation, vous avez souligné que j’avais omis de parler de l’origine sociale des enfants. Il s’agit de familles très défavorisées, voire plus que très défavorisées. La plupart des familles touchent le RMI, les parents sont chômeurs, voire sans papiers. Que l’enfant soit socialement défavorisé ou d’une autre religion ne change rien. Des familles choisissent d’inscrire leurs enfants. Nous essayons de faire grandir ces enfants dans l’établissement. La partie qui nous différencie de l’enseignement public permet le « vivre ensemble ». L’effort réalisé porte sur ce « vivre ensemble » car la loi de la cité n’est pas la loi citoyenne, c’est la loi des communautarismes, des particularismes. On a beaucoup parlé du Maghreb mais, dans nos quartiers, nous sommes entourés d’une grande communauté comorienne. S’il y a loi, il faut développer dans nos établissements tout ce qui est le fait religieux à l’école. C’est très important, car c’est la base du « vivre ensemble ».
M. Jacques MYARD : L’enseignement religieux ?
Melle Chantal MARCHAL : Non, le « fait » religieux. Il y a une différence entre la proposition d’une foi et le fait religieux, c’est-à-dire l’enseignement des religions.
M. Jean-Pierre BRARD : L’« histoire » des religions ?
Melle Chantal MARCHAL : Je ne parle pas de la proposition de la foi. La proposition de la foi diffère totalement de l’enseignement des religions.
M. Jean-Pierre BRARD : Ce n’était pas clair dans votre propos et si vous n’êtes pas claire dans votre propos, nous pouvons douter que vous le soyez dans votre enseignement.
Melle Barbara LEFEBVRE : L’histoire des religions est inscrite dans les programmes scolaires de l’Education nationale. J’enseigne par exemple aux élèves de cinquième, dans le public, les cinq piliers de l’islam pour qu’ils connaissent a minima ce qu’est l’islam. Je n’ai pas pour autant l’impression de faire de la propagande islamiste. La présence de l’histoire des religions dans les programmes d’histoire est faite pour que les élèves aient des connaissances rationnelles de base sur les religions. Je ne comprends pas pourquoi l’enseignement du fait religieux serait une nécessité ou même une nouveauté. Il existe, il est présent et il est très bien fait par des professeurs laïques, républicains.
Melle Chantal MARCHAL : Vous dites, M. Santana, que vos élèves vous interrompent pendant les cours. Le problème du voile ne supprimera pas ces discours. Il faut arriver à proposer à nos élèves d’autres références. Il faut permettre à nos élèves une autre réflexion.
M. Jacques MYARD : Cela ne suffira pas.
Melle Barbara LEFEBVRE : C’est un signe qui est donné, un signe fort à ceux qui instrumentalisent les élèves. Si l’on n’est pas d’accord sur cette instrumentalisation, on ne se situe pas sur le même terrain.
Melle Chantal MARCHAL : Le problème est complexe. Des personnes instrumentalisent, j’en suis consciente. J’emploie depuis trois ans une personne de vingt-cinq ans, qui est voilée depuis six mois. J’ai discuté avec elle. Elle me dit qu’il ne s’est rien passé. Il est évident qu’il s’est passé quelque chose. Ce n’est pas parce que je tolère dans l’établissement une petite fille de sept ans qui vient en bandana que je ne suppose pas qu’il puisse y avoir pression.
M. Jacques MYARD : C’est laxiste !
M. Jean CHAMOUX : Des historiens extrêmement célèbres ont écrit sur ce thème. Il y a une différence entre l’histoire des religions et le fait religieux Cette différence permet le respect des consciences par rapport à la demande des parents.
Je vais vous citer une anecdote. Un jour, j’ai reçu la famille Ben Mahomed, qui était chrétienne. A l’école publique, les parents signalent que leur enfant doit aller à l’aumônerie. Quant à nous, nous proposons, hors contrat, une formation. Comment savoir si la famille Ben Mohamed est chrétienne ou non si je ne le demande pas ?
M. Jean-Pierre BRARD : Elle n’a qu’à vous le dire !
M. Jean CHAMOUX : Très souvent, cela se passe ainsi !
M. Jacques MYARD : Je comprends bien, mais la différence réside dans la démarche. Lorsque vous entrez à l’hôpital, on vous demande si vous souhaitez la visite d’un religieux. C’est totalement facultatif, vous remplissez le formulaire : c’est oui ou non. Lorsque je suis entré en Arabie saoudite et que les policiers m’ont demandé mon certificat de baptême, j’ai refusé et je suis passé quand même ! Cela pour dire qu’il ne vous revient pas de poser la question, mais aux parents de vous signifier s’ils souhaitent tel enseignement religieux pour leur enfant.
M. Jean CHAMOUX : Nous ne le demandons jamais directement, nous leur demandons pourquoi ils inscrivent leurs enfants dans une école privée catholique.
M. Jacques MYARD : En général, c’est parce qu’ils sont déçus par l’école laïque.
M. Jean CHAMOUX : Loin de là ! Les parents ne sont pas déçus par l’école publique. Très souvent, des familles ont des enfants à l’école privée, d’autres à l’école publique voisine. Mais tel n’est pas l’objet du débat.
Le législateur doit faire attention à deux points.
D’une part, la laïcité pose le problème de la communication verbale et celui de la communication non verbale. Le voile fait partie de la communication non verbale, il ne faut pas oublier la communication verbale. La neutralité réside surtout là, ainsi que le respect, des consciences.
La dimension sociale a été évoquée.
Dans l’hypothèse d’une loi, quelle sera sa nature ? Viendra-t-elle renforcer les textes actuels ? Méfions-nous ! Les établissements publics demandent aussi à être autonomes.
Si chaque fois qu’il y a un problème il faut faire appel à une loi, quelle sera l’autorité des chefs d’établissement et des équipes ? Dans mon établissement, si un enseignant en difficulté fait appel à moi, je lui dis que je vais le conseiller, mais que je n’interviendrai pas dans sa classe devant ses élèves, faute de quoi il perdrait toute autorité.
M. Eric RAOULT, Président : Au nom de M. Jean-Louis Debré nous vous remercions. Nous terminons notre vingt-deuxième matinée d’auditions. Durant les trois heures de dialogue qui viennent de s’écouler, nous avons pu, grâce à vous, percevoir encore mieux un certain nombre de réalités. Cette table ronde, des plus intéressantes, nous a permis de comprendre la diversité des positions et la recherche du bénéfice de l’élève.
Source : Assemblée nationale française
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