Si la laïcité, comme mode d’organisation de la société, peut être considérée comme un phénomène relativement récent corrélatif à l’émergence de l’État-nation, le principe même de la distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, véritable fondement du principe de laïcité, plonge ses racines dans un passé plus lointain. La problématique apparaît en même temps que le concept de démocratie qui pose la question de la conciliation des deux sources du pouvoir, l’une qui puise sa légitimité du suffrage, l’autre qui la tire directement de la chose sacrée.
1.- Les fondements théoriques
L’équation que donne à résoudre l’émergence de l’idée démocratique peut donc se résumer à la proposition suivante : comment faire coexister, sans heurts, un pouvoir venu d’en « bas » et un pouvoir issu du « haut » ?
a) D’une laïcité sans liberté...
Les guerres de religion en France et la guerre civile anglaise qui font suite au mouvement de la Réforme constituent un moment charnière au cours duquel la problématique de cette coexistence prend un relief particulier et devient l’un des thèmes majeurs de la pensée politique.
Jean Bodin (1530-1596) et Thomas Hobbes (1588-1679) sont parmi les premiers à envisager les moyens d’émanciper le pouvoir politique de la tutelle de la religion. Le premier fonde sa théorie sur le concept de souveraineté qu’il définit comme le pouvoir qui décide en dernier ressort. Investi de ce pouvoir, l’Etat ne saurait être limité par les prétentions des religions à s’immiscer dans la conduite des affaires publiques. Le second développe une théorie plus aboutie. Comme les conflits religieux proviennent, selon lui, d’interprétations divergentes des écritures, il propose que l’Etat, le Léviathan, impose une lecture officielle de ces dernières.
Ainsi les premières versions articulées de l’État laïque dans la philosophie politique moderne sont-elles celles d’une laïcité sans liberté.
b) ... à une laïcité de tolérance
John Locke (1632-1704) dépasse cette contradiction en introduisant la notion de tolérance au cœur de son dispositif théorique. Cependant, il s’inscrit dans une logique protestante, à rebours du compelle intrare catholique, et ouvre la voie du processus de laïcisation par sécularisation, propre aux pays de tradition protestante.
Jean-Jacques Rousseau, dans le Contrat social (1762), va plus loin. En concevant l’Etat comme l’instrument des fins individuelles devenues, par l’adhésion au « contrat social », l’expression de la volonté générale, il évacue la notion de « sacré » du pouvoir politique.
La laïcité « à la française » est l’héritière de cette conception qui refuse d’accorder à des groupes particuliers des règles spécifiques pour éviter, de proche en proche, que la société ainsi morcelée ne se délite complètement.
A l’exception du régime des cultes reconnus mis en place par Bonaparte via le Concordat et les articles organiques qui lui ont été rattachés, la mise en œuvre du principe de laïcité en France a toujours répondu à cette exigence de maintenir l’unité du corps social. Ceci ne signifie pas que les divers systèmes expérimentés depuis la Révolution n’ont pas abouti à diviser profondément la communauté nationale. Mais, le « pacte laïque », comme les tentatives révolutionnaires, ont eu vocation à s’imposer à tous, selon des règles identiques, soit en substituant à des confessions multiples un culte unique soumis à l’Etat, soit en introduisant un principe conjugué de neutralité et de respect du pluralisme.
Ce dernier principe, organisé par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’État, est celui qui s’applique actuellement en France.
2.- L’épisode révolutionnaire ou la séparation inachevée
C’est avec la Révolution, que le processus de laïcisation tend véritablement à prendre corps dans la société française. Jusqu’alors, la France se présentait comme la « fille aînée de l’Eglise ». Cette conception, enracinée dans l’inconscient collectif, reposait sur trois thèmes fondateurs : l’antériorité de la conversion de la France, des relations privilégiées entre le royaume et le Siège apostolique et la conviction d’une élection du peuple français par Dieu pour l’accomplissement des desseins de la Providence dans l’histoire de l’humanité condensée dans la célèbre formule : « gesta dei per Francos ».
a) « Impossible religion civile, impossible laïcité »
Avec le mouvement révolutionnaire, la France ne se détourne pas de sa vocation universaliste mais tend à substituer à sa fonction de missionnaire de l’évangile catholique, le messianisme de la liberté et des droits de l’homme. La Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen du 24 août 1789 ne se lit pas autrement que dans cette perspective. Elle s’adresse moins au corps social constitué symboliquement par l’assemblée de ses représentants, qu’à l’humanité toute entière, en consacrant, dans une déclaration solennelle, « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ». La dimension déiste n’est pourtant pas absente de ce texte fondateur de la démocratie française, puisque les auteurs ont pris soin de placer cet énoncé des droits « sous les auspices de l’Etre suprême ».
Toute l’ambiguïté de la démarche de laïcisation de la Révolution tient dans ce remarquable raccourci par lequel les représentants du peuple souverain mettent en balance le suffrage démocratique qui fonde leur légitimité et la protection d’une autorité supérieure. La tolérance progresse mais l’établissement de la liberté de conscience coexiste avec l’idée maintenue d’une « religion nationale » qui renforce le gallicanisme.
L’opposition de certains clercs à la Constitution civile du clergé, condamnée à deux reprises par le pape Pie VI, entraîne les nouvelles autorités politiques à exiger qu’ils prêtent serment à la Constitution. Face au refus de la moitié des prêtres de répondre à cette exigence, l’assemblée législative s’engage, à partir de novembre 1791, dans la voie de la répression. Elle laïcise l’état civil et le mariage, jusque-là prérogatives de l’Eglise catholique, et autorise le divorce.
Dans le même temps, la Révolution devient chose sacrée par le recours au serment civique et la mise en place d’un nouveau calendrier en lieu et place du calendrier chrétien. Cette sacralisation s’accompagne, sous la Terreur, d’une répression féroce à l’encontre de tous les cultes qui culmine en mai 1794, lorsque Robespierre décrète le culte de l’Etre suprême.
La chute de Robespierre et l’installation de la convention thermidorienne ouvrent la voie de la reconnaissance du pluralisme religieux et de la neutralité de l’État. La Constitution de l’an III affirme : « Nul ne peut être empêché d’exercer le culte qu’il a choisi. Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun ». On retrouve ici l’ébauche de la célèbre formule de la loi de 1905. Mais ces dispositions ne seront jamais appliquées.
b) Une première étape de la laïcisation de la société française
Le Consulat et l’Empire apporteront une première forme de réponse avec l’établissement du « système concordataire ». Celui-ci constitue, selon la classification établie par Jean Baubérot [1], le premier seuil de laïcisation caractérisé par une fragmentation institutionnelle (la religion perd sa vocation sociale totalisante), la reconnaissance de la légitimité sociale de la religion et le pluralisme des cultes reconnus.
En effet, Bonaparte entame des négociations avec le pape. Elles aboutissent à la signature d’un concordat, le 10 messidor an IX (15 juillet 1801). L’unité de l’Eglise catholique en France est rétablie et son lien avec le Saint-Siège reconnu. Cependant, le catholicisme ne recouvre pas son caractère de culte officiel. L’Eglise catholique entérine la vente de ses biens, en contrepartie de l’octroi d’un traitement convenable aux ecclésiastiques. Le culte est libre et public, sous la réserve qu’il se conforme aux règles de police.
Bonaparte joint unilatéralement au Concordat des articles organiques qui, tout en permettant à la liberté de religion de s’exercer concrètement, place le catholicisme et le protestantisme, réorganisés, sous le contrôle de l’État. Cette reconnaissance du pluralisme sera complétée, en mars 1808, par un décret réorganisant le culte israélite, sans toutefois que les mesures d’exception concernant les juifs ne soient toutes abrogées.
Pourtant, certaines ambiguïtés perdurent. Ainsi, le code civil entérine la laïcisation du droit familial en opposant droit civil et droit canon sur certains points. La morale religieuse n’est plus officiellement le guide de l’action publique mais elle l’imprègne encore fortement. Portalis, le principal rédacteur du code civil, n’hésite pas à déclarer devant le Corps législatif : « Les lois ne règlent que certaines actions ; la religion les embrasse toutes ».
En fait, le système mis en place par Bonaparte concilie des éléments de laïcité et des éléments de religion civile. Il constitue une sorte de modus vivendi qui permet l’apaisement.
Source : Assemblée nationale française
[1] Président honoraire de l’Ecole pratique des hautes études et titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité ».
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