La mission s’est heurtée à une réelle difficulté concernant l’évaluation de l’ampleur du phénomène du port de signes religieux à l’école et notamment du port du « voile ». Si le phénomène est difficilement quantifiable, la perception que l’on en a est également certainement déformée par le retentissement, souvent disproportionné, donné par les médias à chaque conflit.
Par ailleurs, les brèches dans les valeurs de la laïcité à l’école interviennent aussi sous des formes beaucoup moins spectaculaires que le port des foulards islamiques. Selon M. Jean-Paul de Gaudemar30, directeur de l’enseignement scolaire, l’effritement de la laïcité résulte d’une plus grande place faite à la reconnaissance institutionnelle des comportements religieux. Par exemple une grande tolérance s’est installée concernant les pratiques liées aux fêtes religieuses juives et au ramadan. Paradoxalement cet effritement s’explique également par la difficulté à intégrer le fait religieux dans les enseignements eux-mêmes, ce qui est à l’origine de bien des lacunes et des incompréhensions.
La mission a ainsi constaté que la remise en cause des règles de la laïcité, en milieu scolaire peut prendre des formes variées. Beaucoup de témoins ont cité des revendications de type alimentaire ou concernant des locaux de cantine séparés pour les musulmans. L’absentéisme les jours de fêtes religieuses, le refus d’aller à la piscine ou, encore plus grave, le refus des élèves de passer devant un examinateur du sexe opposé, sont des faits qui semblent petit à petit se multiplier.
1.- Des réalités qui semblent bien éloignées des constats officiels qui se voudraient rassurants
Il n’existe aucun chiffrage global concernant le phénomène du port des signes religieux à l’école. Les seuls chiffres disponibles concernent le foulard islamique mais ils ne sont guère fiables, en l’absence de critères communs d’évaluation et de consignes générales
M. Daniel Robin31, de la FSU, a attiré l’attention de la mission sur le fait qu’il est très difficile d’évaluer précisément le nombre de jeunes filles qui portent aujourd’hui le voile dans les collèges et les lycées. Il s’est déclaré étonné d’apprendre que certaines d’entre elles fréquentent des établissements dont il ne soupçonnait pas qu’ils puissent être confrontés au problème. Selon lui, l’une des explications réside dans le fait que « certains collègues ont accepté de transiger, par exemple, sur la taille du foulard ou savent pertinemment que toute publicité autour de cette question risque, pour des motifs passionnels, de déclencher une crise là où ils sont parvenus, peu ou prou, à l’éviter ».
Ces réactions expliquent probablement la perception bien différente qu’ont de ce problème, d’un côté la hiérarchie administrative et de l’autre, ceux qui sont au contact des élèves.
a) Des constats officiels qui se voudraient rassurants...
Tous les problèmes locaux ne remontent pas jusqu’au ministère, malgré la mise en place du logiciel SIGMA qui devrait permettre de recenser tous les incidents qui surviennent dans les établissements. Le ministre de la jeunesse, de l’éduction nationale et de la recherche, M. Luc Ferry32 a indiqué à la mission qu’en 2002 les affaires de foulards ont donné lieu à 10 contentieux, une centaine de médiations et que l’on peut estimer le nombre voiles à environ 1 500 dans les écoles.
Ces chiffres ont été globalement confirmés par M. Yves Bertrand, directeur central des renseignements généraux et par le ministre de l’intérieur M. Nicolas Sarkozy33. Ce dernier a évoqué devant la mission, 1 256 cas de jeunes filles qui se sont présentées à l’école avec le voile à la rentrée de septembre 2003, alors que l’on en dénombrait 1 123 en 1994. Selon le ministre, 3 mois après la rentrée il ne reste que 20 cas non résolus et seulement 4 établissements ont été contraints d’aller jusqu’à l’exclusion.
Les responsables de l’administration de l’Education nationale reconnaissent que le port du foulard et les relations entre les garçons et les filles posent de réels problèmes à l’institution et aux chefs d’établissement mais ils considèrent, dans l’ensemble, que les problèmes restent localisés et ne s’aggravent pas.
De son côté, Mme Hanifa Chérifi34 la médiatrice de l’Education nationale pour les problèmes de voile, a déclaré que la situation dans les établissements scolaires s’est aujourd’hui apaisée et que le nombre de conflits nécessitant une médiation se situe entre 100 et 150 cas. Elle a ajouté que le voile est moins présent dans les écoles que dans les quartiers.
Toutefois, M. Dominique Borne35, doyen de l’inspection générale de l’Education nationale a reconnu devant la mission que les remontées dont il dispose sur le port du voile ne sont pas toujours très fiables. Certains chefs d’établissement préfèrent parfois ne pas faire remonter une information, estimant qu’ils seront mieux jugés s’ils ne font pas état de problèmes au sein leur établissement. D’autres estiment maîtriser la situation et pensent que les deux ou trois voiles qu’il peut y avoir dans leur établissement ne posent pas de problème et ne doivent pas être signalés car alors, ils en provoqueraient. M. Borne considère que le nombre d’établissements touchés doit être légèrement supérieur à 5 % de l’ensemble des établissements, mais certainement très inférieur la barre des 10 %.
Pour sa part, M. Jean-Paul de Gaudemar36, directeur de l’enseignement scolaire, a admis mais sans en évaluer le nombre, des cas de contestation de l’enseignement lui-même, s’agissant de l’enseignement d’un certain type de philosophie ou des sciences de la vie, notamment, tout ce qui touche à la procréation.
D’une façon générale l’administration semble surtout préoccupée par l’ensemble des problèmes liés au communautarisme, dont le port du voile n’est qu’une manifestation parmi d’autres.
La mission a également cherché à mesurer le problème en auditionnant les recteurs de six académies37. Certains chiffres ont pu être obtenus mais ils ne sont pas comparables, faute de répondre à des critères comparables.
M. André Lespagnol, recteur de l’académie de Créteil a indiqué que chaque année, une dizaine d’affaires de voile, concernant 30 à 40 jeunes filles remontent au niveau du rectorat. Parmi ces cas, 2 ou 3 ont vraiment de l’importance car ils attestent d’une volonté de transgression de la loi républicaine.
M. Alain Morvan, recteur de l’académie de Lyon, a fait état de 3 cas depuis le début de l’année dans son académie, dont l’affaire du lycée de La Martinière-Duchère qu’il a résumée ainsi : « tous les matins, une élève, qui arrivait voilée, enlevait son voile, mettait son bandana, se heurtait à un groupe d’une vingtaine d’enseignants très engagés - du côté de l’ultra gauche, voire au-delà - qui n’étaient pas fâchés de mettre l’institution en difficulté sur ce sujet ».
M. Gérard Chaix, pour l’académie de Strasbourg a fait état, sur la base d’un récent sondage réalisé dans la moitié des établissements de son académie, de 193 voiles dans les lycées consultés, soit 1 % des élèves, et de 230 voiles dans les collèges consultés. Le recteur a toutefois précisé que ce sondage n’a aucune valeur scientifique dans la mesure où, se focalisant sur les établissements les plus sensibles, les chiffres sont surévalués par rapport à la totalité des établissements. Un quart de ces affaires est remonté au rectorat en 2002/2003, toutes les autres ont été réglées sur place, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas réglées mais « tolérées » selon les propos de M. Chaix. Ce dernier a par ailleurs déploré, comme l’a fait M. De Gaudemar, un phénomène d’affirmation identitaire dont le port du voile pour les jeunes filles n’est qu’un des éléments. Il s’agit d’une augmentation des absences des élèves au moment des fêtes musulmanes, de revendications par rapport aux interdits alimentaires, de la rupture du jeûne pendant les cours, lors du ramadan. M. Chaix a cité l’exemple suivant : « dans un lycée, en cours de philosophie ou en sciences de la vie et de la terre, les stylos se lèvent lorsque le professeur aborde un élément qui est jugé sensible et objet de contestation par certains élèves ».
La situation de l’académie de Paris a été évoquée par Mme Sylvie Smaniotto, chef de cabinet du recteur. Elle n’a pas cité de chiffre sur le port du voile ou sur les incidents de nature communautariste, mais a fait apparaître ces derniers comme plus préoccupants.
Les témoins révèlent que dans les conflits durs les élèves portant le voile sont soutenues par une famille, un réseau, une association et par des avocats. Il peut en résulter des affrontements entre des équipes enseignantes peu armées pour défendre des positions juridiques mal maîtrisées et des personnes subissant la pression de certains courants islamistes. C’est la description qui a été faite par M. Daniel Bancel, recteur de l’académie de Versailles citant l’exemple du collège de Nantua, qu’il a eu à connaître, lequel était « lié à la présence autour de l’établissement d’une communauté musulmane qui avait clairement d’autres visées que celle de l’équilibre au sein de la communauté éducative ».
Le recteur de l’académie de Lille, M. Paul Desneuf s’est montré moins optimiste, constatant une volonté assez forte de la part de certains milieux musulmans d’affirmer leur identité et « une absence totale de complexe dans le langage des jeunes filles, que ce langage soit intégré par elles ou qu’il leur soit dicté ». Sur l’ensemble de cette académie, 200 cas remontent au rectorat, mais sans incident. Le problème se pose de manière forte dans un lycée de la banlieue lilloise, où 50 jeunes filles portent le voile.
Les témoins ont également fait valoir que le recensement est, à l’évidence, rendu difficile en raison de la grande versatilité, propre à l’adolescence, des jeunes filles concernées, pour lesquelles le port du foulard peut être une étape très passagère ou qui testent les limites de l’interdit et du possible.
Des brèches à la laïcité dans les écoles confessionnelles sous contrat ont également été évoquées devant la mission. Ces écoles doivent accueillir tous les enfants, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance, ce qui n’est pas toujours le cas, notamment dans les écoles juives sous contrat. Comme l’a fait observer M. Yvon Robert38, chef du servive de l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale, « il ne doit pas y avoir de crucifix dans les salles de classes des écoles catholiques, alors qu’on en trouve fréquemment ». Enfin les inspecteurs de l’Education nationale, à l’occasion de leurs trop rares inspections dans les écoles privées, constatent que les programmes s’écartent parfois de ceux de l’enseignement public, ce qui ne devrait pas être le cas. La forte présence de la dimension religieuse dans les établissements juifs et catholiques sous contrat n’est conforme ni à l’esprit ni à la lettre de la loi du 31 décembre 1959.
Si les cas litigieux semblent assez limités, selon les constats officiels, en revanche le durcissement et la radicalisation des positions ont été affirmés par tous les observateurs et notamment, sur le terrain, par les enseignants et les chefs d’établissement.
b)...mais qui ne reflètent pas les propos des enseignants et des chefs d’établissement
L’ensemble des témoignages qui seront évoqués ci-dessous ont convaincu votre Président et l’ensemble des membres de la mission de la réalité du sentiment d’impuissance, et parfois d’abandon, qui décourage les chefs d’établissement et les enseignants confrontés, parfois durement, à des crises liées au port de signes religieux dont la signification politique est clairement apparue.
M. Philippe Guittet39, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale (SNPDEN), a insisté sur la montée des pressions communautaires et identitaires sur les élèves, engendrant des incidents de plus en plus fréquents dans les écoles. Il devient de plus en plus difficile de discuter avec les jeunes filles. « Elles connaissent les arrêts du Conseil d’État et ont une attitude beaucoup plus déterminée face au problème. Elles sont très entourées par des juristes, des prédicateurs, toutes sortes de gens qui font pression. »
Mme Marie-Ange Henry40, secrétaire académique du SNPDEN et proviseur du lycée Jules-Ferry à Paris a relaté les pressions fortes qu’elle a pu constater, exercées au sein des établissements, sur les jeunes filles d’origine musulmane qui refusent de pratiquer le ramadan ou de porter le voile. « L’immense majorité est encore dans ce cas et c’est cette majorité que nous devons protéger pour que l’école de la République fasse son métier d’intégration ». Des pressions de même nature ont été signalées à la mission s’agissant de surveillants d’externat à l’égard de jeunes surveillantes maghrébines.
Mme Henry constate également une surenchère dans les signes religieux, le port du voile entraînant celui de la kippa. La difficile gestion de ces problèmes est également mise en avant par cette proviseure : « Au lycée, vous ne pouvez pas sanctionner un élève majeur qui va à la mosquée le vendredi et se fait lui-même un mot d’excuse. De même, vous ne pouvez pas exclure une jeune fille qui ne va pas à la piscine parce qu’elle a le certificat d’un médecin complaisant »
La mission a auditionné de nombreux chefs d’établissement de la région parisienne et de province qui ont eu à gérer des crises liées au port de signes religieux. Tous ont évoqué la difficulté de dialoguer et de négocier dans un contexte juridique flou où la ligne de partage entre l’interdit et le permis est fluctuante. Ils se sont le plus souvent trouvés coincés entre une équipe enseignante radicalisée et des élèves exploitant habilement le principe de liberté d’expression en matière religieuse affirmée par la jurisprudence du Conseil d’État. Même lorsque des compromis sont trouvés ou lorsque les sanctions ne sont pas invalidées, ces conflits font des ravages pour la cohésion de la communauté éducative et laissent des traces profondes.
M. Olivier Minne41, proviseur au lycée Henri Bergson de Paris a bien exprimé le sentiment général : « L’absence de cadre légal précis nous met en situation de devoir agir, en quelque sorte, en juge de paix, de rechercher des compromis plus ou moins acceptables, d’inventer une sorte de droit local. Ce fonctionnement permet certes de vivre ensemble dans un esprit de tolérance et dans le respect du pluralisme culturel et religieux, mais il me semble qu’il cesse d’être possible et, en tout cas, devient extrêmement inconfortable pour les personnels de direction, quand se développe une démarche offensive, délibérément contraire aux valeurs laïques »
Un cas relaté par M. Régis Autié42, directeur d’école élémentaire à Antony (Hauts-de-Seine), est particulièrement significatif. Il s’agit d’une petite-fille de CE2 âgée de 8 ans et demi, dont la famille a informé l’école qu’à partir de janvier 2000, l’enfant atteignant ses 9 ans, elle porterait le voile. Cette position, a beaucoup ému l’ensemble de la communauté éducative qui considérait que le port du voile pour une enfant aussi jeune, associé à un discours très militant et très argumenté de la part de la famille constitue en soi un acte de prosélytisme. Le tribunal administratif a annulé la décision prise par l’inspecteur d’académie d’exclure l’enfant, l’équipe pédagogique a refusé d’appliquer cette décision et l’enfant a été inscrite dans une autre école où son voile a été admis.
Comme l’a indiqué, avec beaucoup de pertinence, M. Eric Geffroy43, principal du collège Jean Monet à Flers (Orne), le dispositif juridique est tout à fait satisfaisant, tant que l’on n’est pas confronté au problème. « Lorsque l’on voit arriver dans une petite ville de province comme Flers un avocat en robe dans un conseil de discipline ou le Docteur Thomas Milcent, plus connu sous le nom de Docteur Abdallah, qui vient d’Alsace pour une séance de conseil de discipline dans un petit collège de l’Orne, on pense, en tant que chef d’établissement de base, que l’on ne joue pas dans la même cour ».
M. Armand Martin2, proviseur du lycée Raymond-Queneau, à Villeneuve d’Ascq, a indiqué que depuis le début de l’année scolaire 2002-2003, le nombre des élèves portant le voile a très fortement augmenté, passant d’une petite vingtaine à 55, soit 6 % des 898 élèves filles du lycée. Il a évoqué une enquête selon laquelle 25 élèves en cours d’éducation physique et sportive portent un foulard très serré autour de la tête, voire une cagoule sportive et 11 en sciences physiques et sciences et vie de la terre. A la rentrée de septembre, il a compté 58 voiles. Selon lui, l’avis du Conseil d’État est satisfaisant tant que l’on est en présence de gens ouverts au dialogue, il ne permet pas de sortir des situations de blocage délibéré.
Votre Président fait observer l’ambiguïté des propos tenus par M. Farid Abdelkrim44, membre de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), par rapport au problème de la piscine et du sport. Selon lui ces pratiques s’inscrivent dans la logique du choix personnel qui doit être accordé aux jeunes filles, lui-même n’entendant pas s’immiscer dans leur conscience, ni leur dire ce qu’elles doivent mettre de côté et ce qu’elles doivent considérer comme des obligations religieuses. D’autres représentants d’associations musulmanes ont suggéré de résoudre le problème en déclarant les cours de piscine facultatifs dans le cadre des programmes scolaires.
Les chefs d’établissement parlent d’une entreprise concertée de démolition du principe laïque, dont le voile n’est qu’un aspect, qui appelle une réponse ferme et claire, à laquelle aspirent d’ailleurs de nombreuses élèves d’origine maghrébine. La loi de la rue ne doit pas être la loi de l’école, affirment-ils.
Sur ce dernier point, M. Jean-Paul Savignac45, proviseur du lycée Colbert à Marseille, a apporté un éclairage intéressant en estimant que les élèves ont besoin d’espaces un peu protégés dans lesquels l’échange peut se faire de façon neutralisée, écrêtée, car la rue est souvent le terrain des violences, des tensions ou l’opposition des cultures.
De l’avis de tous, interdire les signes d’appartenance religieuse ou politique à l’école ne signifie nullement une forme quelconque d’hostilité aux religions. Bien au contraire, il s’agit de faciliter l’échange et la réflexion sur les liens entre culture et religions, sur l’histoire des religions et aussi sur l’athéisme.
Mlle Barbara Lefebvre46, professeur d’histoire-géographie, a constaté que dans son établissement de banlieue parisienne classé en ZEP, la fermeté de l’administration et d’une majorité d’enseignants quant à la visibilité de signes religieux ostentatoires a permis l’instauration d’une paix religieuse d’autant plus nécessaire qu’existaient, par ailleurs, des problèmes de violence, en particulier à caractère antisémite et sexiste. Elle interroge un peu plus loin : « Devant une élève voilée de cinquième qui avance comme seule argumentation la dimension révélée de la parole du Prophète lors d’une leçon sur le contexte socio-historique de la naissance de l’islam, quelle position adopter sans courir le risque d’être taxée d’islamophobe ? »
2.- Le rôle amplificateur des médias
Les innombrables articles et reportages consacrés quotidiennement aux « affaires de foulards », frôlent le matraquage médiatique et brouillent la perception de la réalité.
Un exemple parmi d’autres mérite d’être cité, celui du lycée La Martinière-Duchère, situé dans le quartier difficile de la Duchère à Lyon, dont la proviseure Mme Stanie Lor Sivrais a été entendue par la mission1. Cette affaire très passionnelle a enflammé la presse au cours de l’année scolaire passée alors que, comme Mme Lor Sivrais l’a fait remarquer, une seule jeune fille sur 2 500 élèves, dont 67% de filles souvent d’origine immigrée, était concernée.
Les réseaux intégristes qui soutiennent très souvent les élèves utilisent les médias pour donner le maximum de retentissement à leur action et susciter un sentiment de solidarité et de victimisation chez les jeunes d’origine immigrée.
Le cycle provocation, répression, exclusion, aggravé par le flou juridique ressenti par la communauté éducative, provoque un écho médiatique qui engendre une situation conflictuelle dont tout le monde sort meurtri et à laquelle, la mission est convaincue qu’il faut mettre un terme.
Beaucoup de chefs d’établissement ont d’ailleurs indiqué que la médiatisation est souvent plus difficile à supporter que le conflit lui-même.
Cette situation contribue à amplifier considérablement des faits qui restent numériquement limités, même s’ils représentent une grave mise en cause des valeurs républicaines et si, comme l’a indiqué M. Bertrand47, directeur central des Renseignements généraux, un nombre croissant de port de signes religieux est probablement banalisé.
Selon lui, il n’y a jamais eu de cas spontanés « d’affaires de foulards ». Tous les cas recensés ont toujours été contrôlés par la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) ou l’Union des organisations islamiques de France (UOIF).
3.- Le dialogue et la médiation peuvent permettre d’aboutir à des équilibres qui restent fragiles
Que l’on soit favorable ou opposé à une modification législative, on peut considérer que l’exclusion définitive et immédiate ne peut être la seule solution d’un conflit et qu’il importe de laisser aux équipes pédagogiques la possibilité d’explorer, au préalable, d’autres voies, en particulier celle du dialogue, pour obtenir de l’élève qu’elle accepte de retirer son voile.
C’est dans ce but que Mme Hanifa Chérifi48 a été nommée en 1994 médiatrice auprès des établissements scolaires pour les problèmes liés au port du voile islamiste. A la rentrée 1994, le nombre de voiles était évalué à 2000 dans l’ensemble des établissements. Selon la médiatrice, la situation s’est aujourd’hui plutôt apaisée, grâce à un dispositif qui comprend à la fois la médiation, la formation, une meilleure connaissance des textes juridiques de la part des chefs d’établissement et une intervention immédiate de la médiation, à leur demande. Mais la mission a eu le sentiment que ce dispositif reste insuffisant, voire qu’il peut contribuer davantage à dissimuler les problèmes qu’à les résoudre.
Des nombreux témoignages entendus, il ressort en effet que tout repose non seulement sur la capacité des chefs d’établissement à dialoguer en permanence, tant avec les élèves et leur famille qu’avec les enseignants, pour détourner les tentations de toutes espèce mais également sur la solidité et la cohésion de l’équipe pédagogique en place. Malheureusement, ces conditions ne sont pas toujours réunies en raison du manque de temps, du manque de formation à la gestion de ces problèmes et surtout du manque d’arguments juridiques et pédagogiques. Surtout, le sentiment est largement répandu que les compromis sont toujours provisoires et que, le plus souvent, ils déplacent ou diffèrent le problème. Par ailleurs, il n’est pas évident que les compromis selon lesquels la jeune fille accepte de porter un bandana ou un foulard plus discret donnent une claire perception des fondements de la laïcité, même si ces coiffures sont moins agressives pour le regard.
L’extrême diversité sur l’ensemble du territoire de l’évolution d’un problème lié au voile et surtout des solutions appliquées, a beaucoup troublé les membres de la mission qui ont vu dans cette situation une réelle rupture d’égalité devant la loi.
Dans certains lieux réputés calmes, l’apparition d’un voile, rapidement médiatisée, provoque un scandale. Dans d’autres, à l’inverse, le phénomène est totalement banalisé. Il ne peut être admis que les réponses à un problème aussi grave pour le fonctionnement de l’école dépendent de la plus ou moins grande énergie dépensée par les chefs d’établissement et de leur capacité à développer cette énergie dans la durée.
Le problème du non respect de l’obligation d’assiduité aux cours se pose un peu dans les mêmes termes, même si la règle juridique est plus claire. Pour éviter les conflits, par facilité, certains chefs d’établissement tolèrent la non assistance à certains cours, le vendredi ou le samedi, ou acceptent des certificats médicaux de complaisance dispensant des cours de piscine ou d’éducation physique.
C’est la préoccupation principale de M. Dominique Borne49, doyen de l’inspection générale de l’éducation nationale, qui a déclaré devant la mission : « Le domaine dans lequel la laïcité doit être absolue est celui de l’assistance aux cours. Je crains parfois qu’une certaine rigueur sur le voile fasse oublier que l’essentiel est l’enseignement. Certains accommodements en la matière me semblent tout à fait condamnables, avec des dispenses d’assistance aux cours de gymnastique, des sciences de la vie et de la terre, etc. Ce problème, d’une grande gravité, ne doit pas être toléré. Or parfois, par accommodement, pour éviter des conflits, on tolère cette non-assistance aux cours ».
Pour résoudre les conflits, les chefs d’établissement doivent faire preuve de trésor d’imagination. C’est ce qu’a souligné M. Michel Parcollet, proviseur du lycée Faidherbe de Lille, lors de son audition par la mission50 : « Concernant le voile, le lycée Faidherbe a vécu des heures chaudes en 1995. (...) Il se trouve qu’après ce traumatisme de 1995, la région a fait des travaux, a clos le lycée qui ne l’était pas, et a aménagé un parking d’entrée qui permet d’appliquer un compromis élaboré à l’époque, les élèves entrant voilées dans ce premier parking, mais ôtant leur voile sur la voie piétonne qui arrive à la véritable entrée des bâtiments, cours comprises. (...) Cet équilibre est extrêmement fragile. On le sent tellement que, tous les matins, avec les proviseurs adjoints nous sommes à la grille, dans les cours, très souvent, pour éviter que certains oublis, plus ou moins volontaires, fassent qu’un voile ou un foulard entre dans l’établissement. Nous essayons de l’éviter au maximum car nous savons qu’une partie non négligeable des professeurs, comme à Villeneuve-d’Ascq, réagirait immédiatement et je suis quasiment sûr que, dans l’heure qui suit, nous aurions un mouvement de l’ensemble du personnel et d’une partie des élèves. Donc, nous sommes extrêmement vigilants. Si nous n’avons pas d’affaire de voile en ce moment, nous sommes quand même toujours un peu sur le fil du rasoir. »
On peut se demander si les raffinements constatés, au travers des auditions de la mission, dans la recherche du compromis ne frisent pas l’absurde et s’il n’y a pas là une considérable déperdition d’énergie et de temps au détriment des autres responsabilités des chefs d’établissement.
Autre exemple : MM. Jean-Claude Santana et Roger Sanchez51, enseignants au lycée La Martinière-Duchère de Lyon, ont relaté les quatre mois de discussions, d’interrogations et de négociations avec la jeune fille de 15 ans qui refusait d’ôter son voile dans un quartier marqué par un fort prosélytisme de la part de groupes fondamentalistes. Le conseil de discipline s’est finalement réuni pour constater un manquement au règlement intérieur qui prescrit aux membres de la communauté éducative d’être tête découverte dans l’enceinte de l’établissement. Le conseil a été aussitôt suspendu par le recteur de l’académie qui a ordonné le maintien de l’élève en classe. Selon les enseignants de l’établissement, le résultat ne peut être regardé comme satisfaisant dans la mesure où d’autres élèves ont été sanctionnés pour le port de casquette ou de bonnet. Par ailleurs, ils estiment que ce type de situation, où le règlement intérieur ne peut être appliqué, ébranle considérablement le respect de l’autorité publique.
Mme Hanifa Chérifi52, médiatrice nationale du voile, a décrit devant la mission les conditions dans lesquelles elle exerce sa médiation. Elle s’efforce toujours de rencontrer les parents et elle constate que bien souvent ils « se laissent dépasser par des responsables d’associations, par des juristes, qui viennent parler à leur place en prétendant qu’ils auraient un meilleur contact avec les chefs d’établissement, puisque les pères et les mères ne parlent pas bien français ». Elle conseille d’ailleurs vivement aux chefs d’établissement de ne pas recevoir tous ces intermédiaires qui encadrent les familles et, le cas échéant, de faire intervenir un interprète, lorsque les parents ne parlent effectivement pas français. Le plus souvent les parents ne partagent pas la vision fondamentaliste de la religion et manifestent un grand désarroi car ils se sentent dévalorisés et remis en cause dans leur rôle de transmission culturelle et religieuse.
La médiation de l’Education nationale se heurte en permanence à certains intervenants tel M. Abdallah-Thomas Milcent, ardent défenseur de la liberté du port du voile en milieu scolaire, qui exploitent toutes les subtilités de la jurisprudence du Conseil d’État et les imprécisions relatives aux limites de la liberté d’expression religieuse à l’école, pour encourager les élèves à entretenir le conflit, sans crainte de sacrifier leur scolarité. « Les islamistes ne défendent pas les jeunes filles voilées mais ils défendent le voile » selon les termes de la médiatrice.
4.- La position prudente des associations de parents d’élèves
La mission a entendu avec un certain étonnement les représentants des associations de parents d’élèves53 constater, à l’exception de M. Bernard Teper, au nom de l’union des familles laïques (UFAL), que la situation était gérable et ne méritait pas d’intervention législative.
La fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) tend à relativiser les problèmes liés au port de signes religieux par les élèves en considérant qu’une infime minorité de jeunes choisit la religion comme référence identitaire et que les jeunes sont dotés d’une infinie capacité d’invention en matière de signes et d’apparence extérieure.
La FCPE estime que face à cette difficulté d’interprétation des différentes tenues, il vaut mieux s’en tenir aux règles habituelles en matière de discipline, quitte à les renforcer.
M. Georges Dupon-Lahitte, président de la FCPE, a ainsi indiqué à la mission que le principe de laïcité concerne l’Etat et pas les individus. La laïcité à l’école concerne les bâtiments, les programmes et les personnels de l’Education nationale qui, eux, sont soumis à la règle de la laïcité, mais pas les usagers. Les élèves et les parents, ne sont pas des laïques « par essence », ils doivent être accueillis à l’école publique dans leur diversité. Par ailleurs, il estime qu’il vaudrait mieux commencer par appliquer les règles existantes de la laïcité à tout le territoire, en commençant par l’Alsace-Moselle. Enfin, il observe qu’il serait très grave de sanctionner une jeune élève qui garde son voile en classe, alors que les véritables intégristes sont ailleurs et plus difficiles à maîtriser.
Selon M. Dupon-Lahitte, faute de pouvoir définir quel type de tenue vestimentaire est obligatoirement la marque d’une volonté de prosélytisme ou un signe religieux, il faut trouver un difficile équilibre qui peut être obtenu sur la base du système juridique actuel, alors que toute interdiction porte, en elle, le risque d’un engrenage
Mme Lucile Rabiller, secrétaire générale de l’association des parents d’élèves de l’enseignement public (PEEP), admet, au contraire, la nécessité d’interdire le port de signes religieux à l’école dans le cadre d’une clarification des règles sur la laïcité.
Les représentants de l’union nationale des associations de parents d’élèves de l’enseignement libre (UNAPEL), privilégient la défense de la liberté d’expression religieuse qui est une dimension essentielle de la liberté de conscience par rapport à l’interdiction du port de signes religieux dans les établissements. Mme Véronique Gass et M. Philippe de Vaujuas, de l’UNAPEL, ont fait valoir, devant la mission, l’avantage considérable, à leurs yeux, des écoles privées, lesquelles, dans le cadre d’un projet d’établissement spécifique, peuvent plus facilement dialoguer avec les familles qui ont choisi ce projet. Selon eux, la connaissance du fait religieux facilite le « vivre ensemble ». Les écoles privées catholiques scolarisent environ 10 % d’enfants musulmans ou d’origine musulmane et M. Philippe de Vaujuas a indiqué que 9 fois sur 10, souvent après un long dialogue, les élèves retirent leur voile. Il a précisé cependant, que certains établissements privés catholiques tolèrent tout simplement le port du voile.
Mme Véronique Gass a clairement exprimé sa crainte d’une interdiction : « dès lors que l’on aura supprimé tous signes visibles ou ostentatoires de religion, pourquoi pas, dans un deuxième temps, remettre en cause, l’existence même des établissements catholiques ? »
La position de M. Bernard Teper, président de l’union des familles laïques (UFAL) est beaucoup plus tranchée. L’école est une institution spécifique, elle n’a pas à appliquer les mêmes règles que les services publics et encore moins celles qui relèvent de la sphère privée. M. Teper considère que les incidents en rapport avec les signes religieux sont très nombreux et qu’ils perturbent les cours de beaucoup d’écoles. De plus, dans une enceinte scolaire, il faut que tout le monde soit soumis à la même règle, or aucune élève portant le voile ne peut aller à la piscine.
La République doit protéger les milliers de jeunes filles qui ne veulent pas porter le voile et qui subissent des pressions intolérables, c’est pourquoi M. Bernard Teper est favorable à une nouvelle loi interdisant tous les signes religieux, voile, croix, ou kippa à l’école publique.
Cette position rejoint les propos tenus, devant la mission, par Mme Camille Lacoste-Dujardin54, ethnologue, spécialiste de l’Afrique du Nord, à propos des risques de pressions sur les jeunes filles qui ne souhaitent pas porter le voile : « pour toutes les autres jeunes filles de parents musulmans, leurs compagnes de classe par exemple, il y a grand danger que cette exposition politico-religieuse ne réactive le remord qu’ont la plupart de ces jeunes filles de ne pas être assez fidèles à la religion de leurs parents, car les filles à fichu prétendent leur donner des leçons ».
Source : Assemblée nationale française
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