Votre Président tient à souligner l’extrême difficulté de la tâche confiée aux chefs d’établissement. En effet, ceux-ci ne disposent pas toujours des outils nécessaires pour faire face aux revendications communautaristes et aux éventuelles tensions qui peuvent apparaître dans leurs établissements. Les limites posées par le Conseil d’État sont particulièrement difficiles à mettre en œuvre dans un contexte tendu, parfois sous les feux des médias, face à des élèves peut-être manipulés, et prêts au conflit.
1.- Les chefs d’établissement ne disposent pas toujours des outils pour faire face à des revendications communautaristes
Les chefs d’établissement ne disposent pas toujours des outils nécessaires pour faire face à ces revendications identitaires.
Certes, de nouveaux moyens ont été mis en œuvre pour appuyer l’action des chefs d’établissement lorsqu’ils sont confrontés à des manifestations de convictions religieuses.
En 1994, après les nombreuses exclusions prononcées suite à la diffusion de la circulaire du 20 septembre 1994, une structure de médiation a été mise en place. Son objectif était d’améliorer l’écoute des jeunes filles et de les inciter à retirer leurs signes religieux par le dialogue. Cette mission a été confiée à Mme Hanifa Chérifi que la mission a entendue dès le début de ses travaux, le 11 juin 2003.
Lors de son audition, M. Roland Jouve, chargé, notamment, des questions cultuelles au cabinet du ministre délégué à l’enseignement scolaire28 a souligné que face aux difficultés de plus en plus nombreuses rencontrées par les chefs d’établissement, une cellule de veille avait été récemment créée pour les conseiller et mutualiser leurs expériences :
« Il y a, en effet, des difficultés liées à la rupture de la laïcité, lorsque certaines pratiques se développent, non seulement celle du port du voile mais aussi la remise en question de certains principes laïques comme le principe de non-discrimination, le principe d’assiduité (refus de participer à certains cours) le principe de neutralité par rapport aux religions, par exemple la demande dans les cantines scolaires de la mise en place de certaines nourritures ou la prise en compte de temps de prière au moment de certaines fêtes religieuses. Par rapport à tout cela, il est vrai que les acteurs du terrain, enseignants et chefs d’établissement, nous ont paru tout à fait dépourvus et isolés. Nous avons donc souhaité structurer l’action du ministère pour entourer ces personnes, en créant une cellule nationale - cellule de veille - qui, mise en place auprès de la direction de l’enseignement scolaire permet d’apporter une expertise, de mutualiser les pratiques et de développer les formations. »
La solution du dialogue a donc clairement été privilégiée. Mais, là se situe la grande ambiguïté du système actuel et donc sa principale limite. Comme le montre très bien la circulaire du 20 septembre 1994, la finalité de ce dialogue ou de la médiation est que les élèves retirent leurs signes religieux, alors que le système juridique, c’est-à-dire la jurisprudence du Conseil d’État, autorise le port de signes religieux.
Il y a donc une contradiction entre la jurisprudence qui accepte, par principe, le port de signes religieux dans l’école (sauf exceptions déterminées) et le fait que les chefs d’établissement soient invités, par circulaire, à dialoguer avec les élèves pour leur faire retirer leurs signes religieux.
Comme on l’a déjà souligné, les auditions menées par la mission font apparaître clairement un décalage entre le discours des responsables hiérarchiques, qui considèrent que le système actuel permet le dialogue, voire dans certains cas précis la fermeté, pour qu’in fine, les jeunes filles retirent leurs voiles, et le constat des chefs d’établissement, soumis à un système juridique qui permet le port de signes religieux à l’école.
Une note de la direction juridique du ministère de l’éducation nationale du 10 mars 200329, qui a pour objectif de préciser aux chefs d’établissement le régime juridique existant, témoigne de cette ambiguïté. Elle apparaît surtout comme un mode d’emploi de tous les moyens juridiques dont disposent les chefs d’établissement pour empêcher le port de signes religieux à l’école.
Il est, en effet, affirmé : « la jurisprudence du Conseil d’État ne permet pas d’interdire par principe le port de tout signe d’appartenance religieuse dans les établissements publics d’enseignement. Mais elle ne prive pas pour autant les équipes éducatives de tous moyens d’action pour la défense de la laïcité. Au contraire, elle dégage un ensemble de situations dans lesquelles l’administration doit agir. »
Cette contradiction apparaît aujourd’hui pleinement en raison d’une évolution très souvent relevée devant la mission. Les jeunes filles qui portent le foulard, parfois poussées par des groupes extrémistes, connaissent de mieux en mieux la jurisprudence du Conseil d’État et les ouvertures qu’elle permet et tendent à refuser le dialogue en s’appuyant sur le droit.
Lors de son audition par la mission, Mme Hanifa Chérifi30, médiatrice nationale du voile, a souligné les difficultés du dialogue : « Le docteur Milcent conseille aux jeunes filles dans son ouvrage « Le foulard islamique et la République française : mode d’emploi » - ouvrage qui est sur un site internet et qu’il a largement distribué -, un certain nombre de procédures et un argumentaire, aussi bien juridique que pour l’échange avec les enseignants. Il écrit notamment : « Cela ne fait rien si vous perdez une année scolaire ou deux du collège et du lycée, à l’âge de votre adolescence, car ce que vous apprendrez au cours de cette épreuve ne se trouve dans aucun manuel scolaire ». C’est un encouragement fait à des adolescents et adolescentes à être dans le conflit. »
C’est aussi le constat dressé par les chefs d’établissement. Lors de son audition31, M. Philippe Guittet, secrétaire général du syndicat national des personnels de direction de l’Education nationale (SNPDEN) a ainsi montré l’évolution de l’attitude des jeunes filles : « auparavant, nous pouvions discuter avec elles assez facilement sur le fait de retirer ou pas leur voile. Aujourd’hui nous ne sommes plus dans cette situation. Elles connaissent les arrêts du Conseil d’État et ont une attitude beaucoup plus déterminée face au problème. Elles sont entourées par des juristes, des prédicateurs, toutes sortes de gens qui font pression.(...) Les personnels de direction ont toujours travaillé avec beaucoup de responsabilité, ont tentés de dialoguer. Ils l’ont fait pendant des années et le font encore. Nous n’avons jamais voulu travailler dans le sens de l’exclusion, ce n’est pas notre volonté. Toutefois, aujourd’hui, nous sommes confrontés à une situation nouvelle dont ne prennent pas conscience ceux qui écrivent sur la liberté individuelle des jeunes filles. Ils n’ont pas vu le saut qualitatif qui s’est fait sur place dans l’expression du communautarisme »
Lorsqu’une situation de crise apparaît, les chefs d’établissement se sentent souvent démunis et manquent de moyens pour faire face à des revendications identitaires. La volonté de dialogue se heurte à la crispation des parties sur leurs positions. Ces affaires provoquent parfois des tensions importantes au sein du corps enseignant et laissent des marques profondes.
C’est ce qu’a souligné M. Roger Pollet32, proviseur du lycée Jean Moulin d’Albertville (Savoie), et qui a été confronté à une telle crise : « Le voile islamique - car c’est de cela dont il s’agit - a eu un effet dévastateur auprès des enseignants, a fait exploser l’ambiance de l’établissement et a créé des inimitiés pour lesquels les plaies ne sont pas encore refermées. Si les enseignants ne repartent pas encore au combat c’est parce qu’ils n’ont pas envie de revivre une situation extrêmement dure pour eux. »
La situation dans laquelle se trouvent les chefs d’établissement est d’autant plus difficile que les moyens juridiques dont ils disposent restent limités. Les circulaires, notamment celle du 20 septembre 1994, sont peu claires sur les marges de manœuvre dont disposent les chefs d’établissement. La note de la direction juridique du ministère de l’éducation nationale du 10 mars 2003 précise les limites juridiques dans lesquels le port de signes religieux peut être autorisé et donne des cas précis. D’après ce qu’ont indiqué les chefs d’établissement, il semblerait que la plupart d’entre eux ne l’ont pas reçue.
Cependant, interrogé par la mission, M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, a déclaré : « J’ai décidé moi-même, il y a déjà pas mal de temps, de l’envoyer à tous les recteurs, à tous les inspecteurs d’académie, à tous les chefs d’établissement. Donc, ils l’ont eue. J’ai trouvé qu’elle était très bonne, qu’elle était remarquable, très bien faite. Je prépare pour janvier 2004 un livret républicain qui comportera un guide pratique en direction des chefs d’établissement leur donnant une centaine de fiches sur des cas réels d’événements graves relatifs à des conflits religieux ou interethniques, racistes, antisémitismes ou à des attaques contre les principes de laïcité et de république. Ce guide donne un certain nombre de conseils et de solutions, notamment les bonnes solutions trouvées par leurs collègues. Il s’agit donc de faire une bourse aux idées. »
Témoignent du manque de moyens juridiques les nombreux règlements qui interdisent le port de tout signe religieux dans les établissements scolaires ou qui imposent d’avoir la tête nue - prescriptions illégales. Toute exclusion prononcée dans ces établissements sur la base de ces règlements, et ce, quels que soient les faits, sera donc annulée. Mme Sylvie Smaniotto, chef de cabinet du recteur de l’académie de Paris a ainsi témoigné, lors de son audition, que certains règlements « vont beaucoup plus loin - alors qu’a priori, d’après l’avis du Conseil d’État, ils n’en ont pas le droit et font référence à l’exercice de la liberté d’expression et de croyances religieuses qui « ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse ou politique », tout en indiquant par ailleurs que le « port d’un couvre-chef est interdit dans l’établissement. »
Certains chefs d’établissement ont, dès lors, le sentiment de ne pas pouvoir gérer les crises de façon satisfaisante dans le respect de la neutralité et de la laïcité de l’espace scolaire. C’est ce qu’a souligné M. Armand Martin, proviseur du lycée Raymond Queneau de Villeneuve-d’Ascq : « je me suis retrouvé dans la position du colonel avec son régiment sur la ligne de feu avec une mission qui était : faites au mieux, pas plus. ».
2.- La difficile appréciation par les chefs d’établissement du caractère de prosélytisme et de propagande du port de signes religieux
Comme on l’a vu, des limites au port de signes religieux dans l’école ont été posées par le Conseil d’État dans son avis de 1989. Cependant ces restrictions ne sont que des exceptions au port de signes religieux à l’école, et surtout, compte tenu des tensions qu’un tel port provoque dans l’établissement, ces limites se révèlent particulièrement délicates à cerner.
La première limite au port de signes religieux posée par le Conseil d’État est qu’il ne doit pas être « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande. » Or dans la mesure où le simple port de signes religieux ne saurait constituer un acte de prosélytisme, il est très difficile, en l’absence d’actes flagrants, de le prouver. Il est parfois difficile de tracer une frontière entre port ostentatoire ou revendicatif - acte de prosélytisme prohibé par la jurisprudence - et le port « normal » de signes religieux. S’il est possible localement de percevoir un caractère ostentatoire ou revendicatif, il est ensuite fort difficile de l’établir devant le juge.
Ce constat a été souligné notamment par M. Jean-Paul Ferrier, principal du collège Léo Larguier de La Grand’Combe (Gard), lors de son audition par la mission : « Sur cette question, notre expérience montre que la nature ostentatoire, prosélyte ou provocante des signes d’appartenance religieuse n’est pas opérationnelle car elle est très difficile à prouver sur le plan juridique, même quand elle est évidente au plan du simple bon sens. Par conséquent, il y a des failles qui permettent à tous les intégristes de se faufiler. »
Certes, le Conseil d’État a déjà confirmé des décisions d’exclusion aux motifs qu’il y avait bien des actes de prosélytisme. C’est le cas notamment dans l’arrêt Aoukili [1] du 10 mars 1995 : l’arrêt retient que leur père, en distribuant des tracts et en médiatisant l’affaire, a aggravé le trouble à l’ordre public. Cependant, les actes de prosélytisme et de propagande sont ici flagrants.
Qu’en est-il lorsque les jeunes filles qui portent un voile, par exemple, disent à celles qui ne le font pas qu’elles sont de « mauvaises musulmanes » ? N’est-il donc pas légitime de considérer dans un tel cas que le port de certains signes religieux peut avoir, en soi, un caractère de propagande et de prosélytisme ?
Ainsi, le tribunal administratif de Paris, dans un jugement Kherouaa du 10 juillet 1996 a considéré que le port d’un voile par une jeune fille présentait, en lui-même, un caractère ostentatoire et revendicatif. Il a donc rejeté la requête demandant l’annulation de la décision d’exclusion et, ce faisant, rendu une décision contraire à la jurisprudence du Conseil d’État.
De même, la Cour européenne des droits de l’homme s’est interrogée dans la décision Dahlab c/ Suisse du 15 février 2001 en ces termes : « comment dès lors pourrait-on, dans ces circonstances, dénier de prime abord tout effet prosélytique que peut avoir le port du foulard dès lors qu’il semble imposé aux femmes par une prescription coranique qui (...) est difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes. »
Une seconde limite posée au port de signes religieux dans les écoles par la jurisprudence est le trouble à l’ordre public. Est en effet interdit le port de signes religieux qui perturbe le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants ou qui trouble l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement du service public.
Le Conseil d’État a confirmé des décisions d’exclusions en se fondant sur le trouble à l’ordre public. Cependant, il exige que le trouble à l’ordre public soit véritablement manifeste : il est constaté lorsque les élèves concernés participent à des mouvements de protestations ayant gravement troublé le fonctionnement normal de l’établissement (CE, 27 novembre 1996, Ligue islamique du Nord), ou lorsque des tracts ont été distribués à l’extérieur de l’établissement, avec un appel aux médias (CE, 10 mars 1995, Epoux Aoukili).
Au contraire, des « tensions » apparues dans un établissement suite à l’apparition de signes religieux ne sauraient fonder une exclusion. Or, l’apparition de signes religieux provoque souvent des tensions suffisamment importantes, pour diviser le corps enseignant et perturber le fonctionnement normal de l’établissement.
En l’absence de troubles matériels avérés, causés par les intéressés ou leur entourage, il semble donc difficile de caractériser devant le juge administratif un trouble à l’ordre public justifiant une exclusion.
Enfin, selon l’avis du Conseil d’État, est prohibé le port de signes religieux qui, portent atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative. Se pose alors le problème de la signification du port du voile, au regard du principe d’égalité entre hommes et femmes. Or, comme on l’a vu, le juge administratif refuse de se saisir de la question du symbole que peut revêtir une tenue vestimentaire arborée par un élève, ce refus étant justifié par le respect du principe de laïcité.
Ainsi, le problème de la liberté individuelle de l’élève et du libre choix de porter le signe religieux n’est-il jamais évoqué. C’est ce que constate le commissaire du gouvernement M. Michel Bouleau, dans ses conclusions sur le jugement du 10 juillet 1996 Kherouaa du tribunal administratif de Paris : « nous ne comprenons pas ce refus de principe de donner un sens au port d’un insigne au motif qu’il serait religieux. Donner du sens est ce que fait tous les jours un juge, un sens à un mot, à une parole, un sens à un comportement, et c’est dans la nature même de l’acte de juger. (...) vous êtes donc tout à fait fondés à chercher, et à dire le cas échéant, ce que signifie un symbole religieux, ce qu’il signifie pour ceux qui l’arborent et ce qu’il signifie pour ceux qui le perçoivent. »
Refuser d’interpréter la signification du port de signes religieux, n’est-ce pas s’interdire de prohiber le port de signes religieux lorsque celui-ci porte atteinte à la dignité de la personne ou à la liberté de l’élève ?
On peut, en effet, s’interroger sur la liberté réelle des jeunes filles de porter le voile. Les auditions menées par la mission ont clairement montré que leur choix n’est pas toujours libre.
Ainsi, Mme Roudinesco, psychanalyste, a parlé38 de « servitude volontaire (...) même chez des adolescentes de 14 ans ».
Lors de son audition, Melle Kaïna Benziane39 a expliqué la contrainte très forte qui pèse sur les jeunes filles : « Il faut savoir ce que l’on entend par « libre » quand une jeune fille décide de porter le voile. Je me réfère toujours à mon cas qui n’est certainement pas représentatif. A certains moments, je me dis que si je porte le voile, on me laissera tranquille et je pourrai me consacrer à Dieu (...). Plusieurs facteurs indirects peuvent entrer en ligne de compte dans la décision de ces jeunes filles. Même si personne ne les a obligé directement à le porter, elles l’ont fait pour être tranquilles, pour éviter les regards de telle ou telle personne, en raison de la religion qui domine dans la cité, car il est extrêmement bien vu pour une jeune fille de porter le voile dans les cités, tant par la famille que par le « tribunal social ». Toutefois, certaines jeunes filles comme moi ne veulent pas porter le voile. Celles qui sont voilées, mais pas toutes, nous narguent et nous font comprendre que, parce qu’elles portent le voile, elles sont de bonnes musulmanes, qu’elles iront au paradis alors que les autres sont des mécréantes. Pour moi, c’est une agression. »
Devant une telle difficulté d’application du cadre légal, il arrive que certains chefs d’établissement ne sanctionnent pas les élèves, de peur d’une annulation contentieuse. Cela constitue autant d’atteintes portées au principe de laïcité.
Source : Assemblée nationale française
[1] Conseil d’Etat, 10 mars 1995, M. et Mme Aoukili
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