(procès-verbal de la séance du jeudi 7 novembre 2002)
Le président Pascal CLÉMENT : Nous souhaitons vous entendre sur un certain nombre de questions. Estimez-vous nécessaire que la loi intervienne pour renforcer l’encadrement des professions du chiffre et de l’analyse ? Les entreprises françaises cotées à Wall Street sont-elles à même de se conformer aux nouvelles prescriptions imposées par la loi Sarbanes-Oxley ? Que pensez-vous notamment de l’obligation désormais imposée aux président, directeur général et directeurs financiers de certifier les comptes sous serment ? Vous êtes personnellement expert comptable, commissaire aux comptes et conseil expert financier. Pensez-vous qu’il convient de séparer, de manière organique, les fonctions d’analyse, de certification des comptes, et de conseil ? Faut-il réglementer les agences de notation ? Selon quel processus et selon quel calendrier les normes comptables définies par l’iasb s’imposent aux entreprises françaises ? Le rapprochement annoncé entre l’organisme américain de définition des normes comptables, le Financial Accounting Standards Board (fasb), et l’organisme européen, le fasb, qui devrait se traduire, avec la bénédiction de la Commission européenne, par une convergence des normes d’ici à 2005, ne va-t-il pas se traduire par une avancée d’abord favorable aux entreprises de culture anglo-saxonne ?
M. René RICOL : Je voudrai commencer par aborder la question de la crise de confiance. Il existe des textes encadrant les marchés financiers dans tous les pays développés, mais on peut penser que leur application loyale aurait dû provoquer des effets favorables. Ajouter des dispositions pénales ne va pas changer les choses.
La première question qui se pose est de savoir pourquoi le débordement constaté sur les marchés internationaux a pu se produire. Pourquoi y a-t-il eu un tel dysfonctionnement de la bourse ? Parce qu’on lui a donné, au début de l’ère Clinton, un rôle qui n’était pas le sien. Ainsi a-t-on institué une retraite complémentaire pour la moitié des salariés fondée sur les cours de bourse avec un rendement cotisation/pension extraordinaire. Certains responsables français ont même pu être tentés, à cette époque, de transposer ce système de fonds de pension. Mais le miracle n’a pas continué. La crise est née d’un ensemble de faits convergents, qui viennent tous des États-Unis et qui viennent tous des pouvoirs du Président. Celui-ci nomme le président de la sec, mais aussi du fasb, le normalisateur comptable. En France, le Conseil national de la comptabilité (cnc) dépend simplement d’un service de la direction du Trésor.
Parallèlement au développement des fonds de pension, l’esprit des normes comptables en vigueur aux États-Unis a été modifié. Jusqu’alors, la règle était la prudence. Les comptables opéraient des provisions par excès, ce qui les faisait entrer en conflit permanent avec les administrations fiscales qui voulaient, au contraire, voir apparaître le plus de résultats possibles. Ainsi, tout un ensemble de mécanismes a permis de faire apparaître les plus-values latentes en franchise d’impôts, multipliant le hors-bilan. Dans le même temps, les stock options ont pris une dimension incroyable dans la rémunération des dirigeants et des cadres. Ce mécanisme n’est pas acceptable lorsqu’il constitue 90 % du potentiel de rémunération d’un dirigeant sur dix ans. En effet, si la part variable est fondée sur les variations du marché boursier, toute l’attention est portée sur le cours de bourse et donc sur le court terme.
Le président Pascal CLÉMENT : De nombreux observateurs estiment que ce qui est vrai pour les États-Unis ne l’est pas pour l’Europe et pour la France : le régime des stock options serait raisonnable chez nous.
M. René RICOL : C’est exact pour l’Europe, mais inexact pour la France. Deux pays ont connu des débordements dans ce domaine : les États-Unis et la France. Il existe évidemment des exceptions. Ainsi, je suis allé défendre M. Lagardère devant le tribunal. Selon moi, ce dernier est l’un des dirigeants qui perçoit une rémunération des plus transparentes et des plus raisonnables, non fondée sur des stock options. Si ce chef d’entreprise avait été condamné, un signal néfaste aurait été envoyé : cela aurait signifié qu’il convient de rémunérer les dirigeants d’entreprise sur le fondement d’une part fixe très faible et d’une part variable importante, constituée de stock options. Qu’on rémunère des chefs d’entreprise de manière substantielle ne me choque pas. Ces gens ont des valeurs hors marché.
Le président Pascal CLÉMENT : Ce n’est pas toujours le cas.
M. René RICOL : Quand on vit dans des très grandes entreprises, la question du changement de dirigeant est toujours extrêmement ardue. À compétences égales, il est très difficile de trouver celui qui possède la personnalité adaptée à telle entreprise à tel moment de son développement. Je suis favorable à une approche multi-critères de la rémunération.
Aux États-Unis, des pratiques bancaires nouvelles sont progressivement apparues. Ainsi, de plus en plus de prêts aux entreprises ont été adossés aux cours des titres des entreprises. Ainsi, lorsque le cours baissait, des pénalités d’intérêt étaient décidées. Et, lorsque celui-ci continuait de baisser, le remboursement était exigé, ce qui conduisait inévitablement à des crises de trésorerie. Quand on donne un autre objet à la bourse, on crée nécessairement une crise. Des sommes folles ont été affectées à certains groupes par le marché. Ces opérations devenaient la référence de toutes les transactions. Quand une opération de rapprochement se faisait, le cours de bourse s’imposait alors. Ainsi, on a pu assister, notamment pour des sociétés de télévision aux États-Unis, à la multiplication de certaines cotations par cinq ou six, ce qui a pu inspirer la valorisation de certaines opérations réalisées en Europe dans des secteurs proches, sans véritable rationalité. Quand ce système s’effondre, les mauvais coucheurs apparaissent et refusent toute régression, au prix de certaines légèretés prises avec la loi, à l’exemple d’Enron ou de WorldCom.
Il faut revenir au bon sens et se concentrer sur la mise en place d’une chaîne de sécurité, dont font partie les experts-comptables et les commissaires des comptes, qui ont parfois couvert ou peut-être participé à certaines opérations douteuses. Nous devons accepter clairement nos responsabilités. Dans tous les pays, on accepte désormais deux révolutions majeures de bon cœur.
La première est la fin de l’autorégulation de la profession. À ce propos, je dis tout mon accord avec le texte du Garde des Sceaux actuellement en discussion : puisque le commissaire au compte est dépositaire d’une part de l’intérêt public, une régulation mixte doit être instituée et dirigée par un organe composé, minoritairement, de professionnels, et, majoritairement, de personnalités extérieures. C’est la bonne voie du texte de M. Perben, c’est aussi le sens de la loi « Sarbanes Oxley ».
La deuxième révolution consiste à faire évoluer nos standards comme auparavant, mais il faudra, en plus, les faire valider par d’autres ; les professionnels du chiffre sont les seuls qui peuvent préparer de nouveaux standards, mais une appréciation qualitative extérieure apparaît nécessaire, ce qui implique, notamment, de développer le contrôle interne dans tous les cabinets d’expertise comptable. Aucun rapport ne devrait sortir s’il n’a pas fait l’objet d’une validation par une personne du cabinet qui n’a pas participé au contrôle. Ces opérations sont tellement compliquées qu’il semble de bon sens de disposer de plusieurs regards. Certaines opérations sont très longues, se font dans des atmosphères très tendues, plusieurs solutions techniques sont soutenues par les différentes parties ; bien souvent, on parvient, au bout d’une nuit de négociation, à un compromis, au moment où tout le monde est fatigué ; on n’est jamais sûr d’avoir choisi un bon compromis et, pourtant, ses conséquences sur l’entreprise peuvent s’avérer spectaculaires. Mon objectif prioritaire est de faire mettre en place des procédures de contrôle interne dans la profession dans les mois à venir. Pour chaque opération, il faut évoquer toutes les solutions techniques et les présenter intégralement.
Ces deux réformes - le passage de l’autorégulation à la régulation et le développement du contrôle interne - n’ont aucune chance de réussir si les autres acteurs de la vie des affaires ne font pas leur aggiornamento. C’est sur ce point que porte mon conflit avec le bâtonnier de Paris, conflit dont la presse s’est fait récemment l’écho. Deux autres acteurs comptent : les banquiers et les avocats d’affaires. Ces professionnels doivent nous sécuriser dans notre travail. Il faut vérifier que les seconds garantissent le respect des règles de droit ; ils doivent délivrer des « opinions juridiques », sur le modèle de ce que l’on fait dans les grandes transactions internationales. L’avocat désigné par les parties devra dire : « j’ai participé à cette opération, quarante-huit lois et règlements s’appliquent ; voilà comment je les ai respectés ». Les avocats ne doivent pas changer de métier mais doivent plus explicitement montrer qu’ils ont accompli toute la diligence voulue. Les banquiers d’affaires doivent quant à eux sortir des conflits d’intérêts insurmontables.
Le président Pascal CLÉMENT : Il paraît qu’ils ne parlent pas avec les administrateurs, qu’ils travaillent objectivement.
M. René RICOL : Il faut nuancer. Les banquiers d’affaires seront obligés d’accepter une évolution. Les chefs d’entreprise éprouvent une perte de confiance à leur égard. Il faut un bon système de gouvernement d’entreprise. La qualification d’« indépendant » me choque, qu’elle s’applique à ma profession ou à celle d’administrateur. L’indépendance est un objectif, pas un état. Il est faux de penser que la mise en place d’une règle permettra de créer un état. Ce raisonnement biaisé pousse à mettre en place de plus en plus de règles alors qu’il faut mieux respecter les procédures existantes. Il vaut mieux promouvoir l’intégrité que l’indépendance. Tous les acteurs - avocats, commissaires aux comptes, banquiers, administrateurs - doivent se plier à des procédures préétablies : le commissaire aux comptes doit ainsi se soumettre à des revues concurrentes, les avocats doivent délivrer des opinions juridiques, les administrateurs ne doivent accepter leur poste que s’ils ont la garantie d’être bien informés. Un comité d’audit vers lequel remontent toutes les informations, y compris sur les difficultés réelles de l’entreprise, traitera les problèmes, qu’il soit composé de gens qui se connaissent ou non. Il faut donc changer le terme d’indépendance par celui d’intégrité. Les procédures qui garantissent cette dernière relève des bonnes pratiques, à moins que cela ne suffise pas, auquel cas la loi doit remplir son office. De ce point de vue, la loi Sarbanes-Oxley contient une disposition qui aura un effet spectaculaire : l’engagement des chefs d’entreprise et des directeurs financiers de certifier sur l’honneur que les informations nécessaires leur ont été fournies. Lorsque les gens sont en face de leur responsabilité, ils mettent généralement tout en œuvre pour avoir les moyens de l’exercer dans les meilleures conditions.
Le président Pascal CLÉMENT : Un grand chef d’entreprise m’a récemment déclaré que cette disposition de la nouvelle loi américaine ne posera pas de problème aux entreprises françaises, car, dans notre pays, la signature suffit à engager juridiquement les dirigeants.
M. René RICOL : Ce n’est pas tout à fait exact, c’est le conseil d’administration qui arrête les comptes, ce n’est pas le président. Or, pour chacun prenne ses responsabilités, il faut personnaliser la procédure. Le comité d’audit peut fonctionner avec le conseil de manière complémentaire ; toutes les informations fournies doivent être arrêtées sur l’honneur. Aujourd’hui, les membres du comité d’audit n’ont pas toutes les informations nécessaires à l’exercice d’un jugement raisonnable. Il faut lister l’ensemble des informations utiles.
Il faut qu’on revisite ensuite le fonctionnement des marchés financiers sous deux angles. Le premier nécessite d’interdire les produits « boule de neige ». Si cette idée ne rencontre aujourd’hui que des opposants, je prends le pari qu’avant dix ans, ce sera fait. J’ai été convoqué en 1986 par le ministère de l’économie, parce que j’avais dit que le marché à terme d’instruments financiers (matif) devait être interdit à la plupart des acteurs. Or, il a fini par l’être. L’effet « boule de neige » caractérise par exemple certains crédits adossés au cours de bourse, leur exigibilité étant liée à l’évolution de ce cours. Il ne faut pas associer de tels éléments, sous peine d’aggraver tout mouvement spéculatif.
Le président Pascal CLÉMENT : Il faudrait interdire la spéculation à la baisse. Est-ce interdit dans certains pays ?
M. René RICOL : C’est interdit au Japon. Le jour où l’interdiction fut décidée, l’effet de court terme fut très positif et la bourse augmenta de 18 %, même si, sous l’effet des problèmes structurels de l’économie japonaise, elle a progressivement baissé par la suite. L’actionnaire minoritaire ne peut compter faire le « jackpot » permanent. Il faut mettre un clignotant et lui dire : « vous achetez des actions de cette entreprise, alors vous n’avez plus de couverture ». Dans le cas d’Enron, j’ai fait rechercher sa valeur au meilleur moment ; un investisseur raisonnable aurait investi au maximum 10 milliards de dollars. Or, la valorisation de l’entreprise a atteint jusqu’à 140 milliards de dollars. Cet écart entre valeur réelle et valeur boursière est inassurable. Lorsqu’on l’assure, la plus belle entreprise d’audit sombre. Lorsque la déraison s’est emparée des marchés, il n’y a plus aucune assurance qui vaille.
M. Xavier de ROUX : On a cru que les grands cabinets d’audit étaient les gardiens du marché. Ils ont bâti leur réputation sur le fait qu’ils étaient les seuls à être intègres et indépendants. La crise s’est déclenchée lorsqu’on s’est rendu compte que les grands acteurs du marché, les gardiens, les banques d’affaires, les avocats d’affaires et les commissaires étaient garants de la valorisation d’une entreprise, mais pas d’une surcotation boursière insensée. Or, l’auditeur, lorsqu’il effectue son contrôle, peut constater qu’il y a une différence importante entre valeur réelle des actifs et valeur boursière.
M. René RICOL : Oui, mais il ne peut rien faire. Il ne peut se prononcer sur la valeur du marché. Un commissaire aux comptes ne peut pas le dire.
M. Xavier de ROUX : Certes, mais le cours est établi sur des comptes qu’il arrête.
M. René RICOL : C’est vrai lorsque le marché fonctionne normalement. Il n’est pas demandé au technicien de fixer le cours. Cette question relève de l’analyste financier, qui part des informations qui sont certifiées par nous. Il faut que soit mis en place un standard, qui, s’il est toujours réducteur de la réalité, doit permettre d’allumer en direction des analystes un signal qui leur indique que le cours d’une action s’éloigne de la cotation normale ; dès lors, les investisseurs qui vont sur le marché le feront en connaissance de cause et prendront un risque assumé.
M. Xavier de ROUX : Les agences de notation doivent-elles être associées à ce système ?
M. René RICOL : Oui, elles devraient être associées aux analystes financiers. Je leur reproche formellement l’opacité de leur jugement. On en a besoin, mais l’absence de standardisation est un scandale.
M. Xavier de ROUX : Comment sont-elles payées ?
M. René RICOL : Elles sont rémunérées par les clients. Il n’existe que deux agences sérieuses de notation, comme il n’existe que quatre cabinets d’audit.
M. Xavier de ROUX : La concentration pose un véritable problème.
M. René RICOL : C’est vrai. De ce point de vue, la décision récente de démanteler Andersen Consulting prise par département américain de la justice est une erreur. Elle revient à détruire près de cent ans de recrutement des meilleurs analystes et ce dans tous les pays du monde.
M. Xavier de ROUX : Même si ce recrutement a conduit à des mauvais résultats ? Ce qui compte, c’est la signature. Or, le prix de la signature est davantage lié à sa qualité qu’au travail réellement effectué dans telle opération. Si le secteur faible l’objet d’une grande concentration, la valeur de la signature de chacun augmente.
M. René RICOL : Dans le cas d’Andersen, il est exagéré d’attribuer à l’ensemble des personnels les erreurs faites par trois équipes. Le contrôle interne doit être amélioré. Le coût de l’audit est en baisse permanente depuis dix ans. En prix moyen, la rémunération des audits est devenue insuffisante. Les audits permettaient dans la plupart des pays, à l’exception de la France où cela est interdit, de délivrer beaucoup d’autres prestations de conseil. Les contrôles de qualité étaient déjà très importants.
M. Xavier de ROUX : L’audit fonctionnait, en effet, souvent comme un produit d’appel. Mais, par qui sont réalisés les audits dans les grands cabinets ? Ont-il suffisamment d’ancienneté pour juger du fonctionnement très complexe des grandes entreprises ?
M. René RICOL : L’existence d’une hiérarchie permet la transmission de l’expérience. Vous évoquez l’audit comme produit d’appel. Vous avez raison. Mais, aux États-Unis, qui représentent la moitié du marché, la sec a toujours estimé que l’auditeur doit également conseiller ; en effet, lorsqu’il conseille, il acquiert une connaissance plus intime de l’entreprise et donc améliore la qualité de son audit. S’il faut recentrer les cabinets sur l’audit, il ne faut sans doute pas supprimer toute activité de conseil.
J’aimerai aborder, par ailleurs, la question du rapprochement des normes comptables et commencer par un peu d’histoire. Avant de devenir l’iasb, l’organe normalisateur comptable européen était un simple comité (International Accouting Standards Committee - iasc) qui faisait partie depuis vingt-cinq ans de la Fédération internationale des experts-comptables (ifac) que je préside. Il a pris le contre-pied du système américain en fixant une liste de principes, sans entrer dans le détail des règles. Mais, il y a quelques années, le directeur général de l’iasc a souhaité faire des démarches auprès de la sec, dont dépend le fasb, pour imposer les normes européennes. Je lui ai alors conseillé de choisir une option plus réaliste et de proposer aux autorités américaines une simple convergence, conseil qu’il n’a pas suivi. Les Américains ont accepté le principe d’une reconnaissance des normes européennes aux États-Unis, reconnaissance qui devait permettre aux entreprises cotées de choisir entre les deux systèmes. Mais, ils posèrent une condition : la structure de l’iasc devait changer et ce comité devait devenir une autorité indépendante dirigée par trustees avec autodésignation des successeurs et un board qui produit des normes. L’iasc est devenu l’iasb, le Committee est devenu Board.
Aujourd’hui, l’iasb est financé à hauteur de 40 % par les Américains et le Board est américain à 30 %, alors même qu’il apparaît à l’heure actuelle que les États-Unis conserveront le fasb et n’accueilleront pas les normes iasb en tant que telles. Le premier enjeu, aujourd’hui, est simple : l’iasb va-t-il être reconnu pour les compagnies étrangères cotées à New York ? Il est probable que cela se fasse, car l’engagement pris par les autorités américaines avant la crise était particulièrement fort, mais les délais d’entrée en vigueur seront plus longs que ceux prévus initialement.
Le deuxième enjeu porte sur l’influence américaine sur le normalisateur européen. Le fait que les Américains reconnaissent ces normes comme valides pour les sociétés étrangères légitime-t-il qu’ils soient présents avec un tel pourcentage dans l’iasb ? La part de la Commission européenne est elle-même plus faible. L’obtention de la reconnaissance est payée du prix fort.
Finalement, la question fondamentale porte sur la convergence des deux systèmes comptables. Les présidents de l’iasb et du fasb ont réaffirmé encore récemment leur volonté d’y parvenir. Je ne suis pas convaincu que ce rapprochement se fera dans le bon rythme et je crains que les entreprises européennes ne soient contraintes d’adopter les règles plus strictes de l’iasb plus rapidement que les entreprises américaines. Or, rien ne justifie que les entreprises n’obéissent pas à des règles de concurrence loyale. L’effet d’annonce dans cette affaire est fondamental. Si un rythme d’entrée en application loyal n’est pas respecté, la profession des commissaires aux comptes ne garantira pas les comptes arrêtés selon les nouvelles normes. Chacun manifestera sa solidarité à l’égard des entreprises nationales plutôt qu’à l’égard des règles. Si un expert-comptable européen doit se pencher sur Airbus, il fera en sorte de ne pas interpréter les règles iasb de telle manière qu’elles soient susceptibles de défavoriser l’entreprise européenne par rapport à Boeing.
Deux sujets sont particulièrement sensibles dans ce contexte, le traitement des éléments à incorporer dans les comptes - pour lesquels la règle iasb est plus stricte -, et la notion de fair value. Il n’existe pas de garantie d’application des normes, si elle conduit à une concurrence déloyale. Il faut donc promouvoir l’approche par principes et les acteurs feront la démonstration du caractère loyal ou déloyal de la mondialisation en fonction du rythme de convergence adopté. Pour permettre ce mouvement, l’iasb doit arrêter d’innover et d’inventer des normes comptables d’ici 2005. La pression politique européenne doit être forte. Elle ne jouera à plein que si l’on opère un rééquilibrage des forces politiques au sein de l’iasb ; il faut réviser ses modes fonctionnement et financement.
Aujourd’hui, les États-Unis se caractérisent par deux tendances : la volonté de retour à la morale dans les affaires et la volonté d’assurer une hégémonie économique. Il faut profiter de la première pour établir un principe de loyauté. Le fasb souhaite améliorer l’image du comportement des entreprises américaines ; il faut jouer sur cette corde sensible et revenir à la situation qui prévalait avant la transformation du Committee européen en Board, dont le financement - auquel participent la sec, des banques et des entreprises américaines - est devenu moins clair avec le temps.
Le président Pascal CLÉMENT : Notre législation prend-elle en compte toutes ces évolutions ? Ne prépare-t-on pas une loi trop détachée de ces grandes évolutions ?
M. René RICOL : L’avant-projet actuel sur la sécurité financière résulte d’un bon compromis entre les intentions du ministère de la justice et les souhaits du ministère de l’économie. Je considère, contrairement à ce que pensent certains de mes collègues, qu’il s’inscrit bien dans l’évolution internationale, en permettant, notamment, le passage d’un système d’autorégulation à un système de régulation partagée. Je ferai seulement trois commentaires.
D’abord, il est prévu de créer un Conseil supérieur du commissariat aux comptes, qu’on pourrait peut-être d’ailleurs rebaptiser « comité de régulation ». Il faut préciser que ce comité mettra en place des moyens spécifiques pour les sociétés cotées. Aux États-Unis, un tel organe ne fonctionne que pour les sociétés cotées. Ensuite, si on veut que ce système soit reconnu, il ne faut pas laisser planer une ambiguïté sur l’autorité compétente. Aujourd’hui, l’avant-projet de texte prévoit que peut participer à ce comité le « président de l’Autorité des marchés financiers ou son représentant ». Il faut dire clairement qui vient. L’affichage du niveau de supervision de la profession est capital sur la scène internationale. Il vaut mieux prévoir une personnalité moins importante que de laisser planer un doute en mentionnant l’alternative « ou son représentant ». Aux États-Unis, l’autorité de contrôle de la profession est directement liée au Président.
Le président Pascal CLÉMENT : Il faut un homme compétent, reconnu par la place.
M. René RICOL : Ce peut être le directeur général de l’amf ou bien le président de la chambre commerciale de la Cour de cassation...
Enfin, si je suis, par nature, favorable aux règles d’incompatibilité françaises en vertu desquelles on ne peut à la fois conseiller et auditer, je considère que la France est trop rigide, ce qui conduit inévitablement à un contournement des règles. L’avant-projet laisse une ouverture particulièrement habile et intelligente sur cette question, en permettant aux auditeurs de prodiguer les « conseils nécessaires à leurs diligences ». Cette souplesse s’avère nécessaire à la conduite d’un audit de qualité. Reste le problème des réseaux de professionnels. Il faut imposer la même souplesse. Dans un réseau, les structures extérieures à la mission d’audit doivent également ne donner que des conseils nécessaires à l’exercice de leur mission.
Il faut lutter contre les corporatismes qui conduisent à segmenter les compétences, juridiques, fiscales, comptables. Ce fonctionnement est archaïque et fait honte au pays qui s’y soumet. Puisque le système est complexe, il faut assurer l’interdisciplinarité. On peut le faire dans le respect de règles déontologiques. J’admets que l’interdisciplinarité n’est pas entrée dans la culture française.
M. Xavier de ROUX : Cette question se pose-t-elle vraiment à l’heure où les États-Unis sont en train de bannir la pluridisciplinarité ? J’aimerai, par ailleurs, que vous reveniez sur la question de la loyauté.
M. René RICOL : Culturellement, je pense qu’il ne faut pas faire à la fois du contrôle et du conseil. Mais, au Royaume-Uni, où les deux se pratiquent de pair, n’éclatent pas plus de scandales qu’ailleurs. La plupart des gens sont de bonne foi. Je ne crois pas que les États-Unis reviennent sur la pluridisciplinarité. L’activité des cabinets d’avocats n’est pas la même qu’en France ; la direction contentieux y est plus forte et reste disjointe de la profession de conseil. Les cabinets de comptables disposent de départements juridiques et fiscaux qui sont marqués par la pluridisciplinarité ; or, personne ne conteste aujourd’hui cette répartition. Aucun cabinet d’audit américain ne crée de joint-venture avec un cabinet d’avocat. En France, les cabinets comptables ont besoin des avocats pour exercer leur métier. Par exemple, les experts-comptables sont les premiers à appliquer la législation fiscale. Mais, dès que les choses deviennent compliquées, ils consultent des avocats pour prévenir les contentieux. L’usage s’est créé pour la profession comptable de se reposer sur les avocats.
L’avant-projet de texte du Gouvernement ne prend pas position sur cette question : il prend acte de l’existence de réseaux, mais ne dit pas ce qui doit se trouver dans les cabinets. Un débat relativement tendu s’est enclenché avec les avocats, qui souhaitent conserver tout le champ de leurs compétences. Peu m’importe où se trouve la compétence ; ce qui compte est que l’on puisse réunir les spécialistes, les faire travailler ensemble. Dans les audits que les professions du chiffre conduisent, il est systématiquement fait appel aux avocats. Je ne sais pas délivrer une mission de qualité si je n’ai pas d’avocat auprès de moi. On peut reconnaître le monopole des avocats, mais on doit pouvoir travailler avec eux.
Le président Pascal CLÉMENT : La profession des avocats craint toujours de voir restreindre son champ d’intervention. C’est naturel.
M. René RICOL : L’organisation par les bâtonnats est archaïque. Le système français est auto-destructureur des grands cabinets d’avocats. Il faudra peut-être évoluer vers des systèmes plus modernes, plus collectifs, plus représentatifs, faute de quoi, après avoir perdu la bataille sur le plan comptable, on la perdra sur le conseil juridique.
M. Xavier de ROUX : Les dix premiers cabinets avocats parisiens sont d’ores et déjà tous étrangers.
M. René RICOL : En conclusion, je réaffirme mon soutien à l’avant-projet de textes sur la sécurité financière, bien qu’il ne soit pas facile pour moi de défendre la fin de l’autorégulation.
Source : Assemblée nationale française
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