(procès-verbal de la séance du jeudi 23 janvier 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : Après un certain nombre de scandales, la psychologie des autorités boursières et financières américaines et des investisseurs d’outre-Atlantique vis-à-vis des groupes européens semble avoir radicalement changé. Que doivent faire les entreprises européennes pour rester compétitives en matière de gouvernance ? La future loi sur la sécurité financière est-elle de nature à rassurer les investisseurs américains ?

M. Daniel HURSTEL : Faut-il réagir après les scandales Enron et WorldCom, l’affaire « Vivendi », la promulgation de la loi Sarbanes-Oxley et la publication du rapport Bouton ? Réagir présente deux risques. Le premier est de trop réguler ; viendraient alors les critiques de non-respect de la libre entreprise et de mépris de l’entrepreneur. Le deuxième consiste à ne rien faire ; on verrait alors se poursuivre la diffusion des poncifs sur la France, pays de « copinage » et des conseils d’administration fermés, autant d’idées qui ne sont pas toujours sans fondement. Le marché des États-Unis est important pour nos entreprises. La perception qu’il a de notre gouvernance n’est donc pas sans conséquence. L’investisseur de Wall Street doit pouvoir s’engager dans notre pays sans idée fausse. Or, les idées répandues aujourd’hui sur la France sont erronées. Un rapport récent de place faisait référence à l’opposition classique entre les pays du Nord, vertueux, et les « Med-Club countries », parmi lesquels figuraient la France. Pourtant, notre réglementation est bonne, même si elle doit être renforcée.

Dans quelles conditions la loi Sarbanes-Oxley a été prise ? Alan L. Beller, directeur de la Division of Corporation Finance de la sec, en petit comité, proclame que, grâce à elle, nous allons vivre dans un monde meilleur que le monde actuel. Indéniablement, la loi Sarbanes-Oxley comporte un aspect idéologique. Les États-Unis ne vont plus réglementer par des codes de conduite ou par des règles particulières à tel marché, mais par une loi générale, la loi Sarbanes-Oxley, adoptée dans un délai très court, trop court. Bien que le dispositif soit très critiqué aux États-Unis mêmes, la sec, en charge des mesures d’application, n’a pas amoindri la portée de la loi, bien au contraire. Cette institution, qui n’était pas traditionnellement favorable à une démarche globale, en « rajoute » aujourd’hui sur la régulation. Que contient la loi Sarbanes-Oxley ? Faut-il la reproduire en France ?

M. Xavier de ROUX : Une autre question se pose. Quelle influence cette loi aura-t-elle sur les sociétés européennes cotées aux États-Unis ?

M. Daniel HURSTEL : La question de l’administrateur indépendant continue également d’être posée.

Le président Pascal CLÉMENT : Cette idée est déjà dépassée, y compris parmi les représentants des petits actionnaires. Ainsi, Mme Colette Neuville s’est déclarée publiquement opposée à cette notion (18).

M. Daniel HURSTEL : Cependant, M. Jaap Winter, président du groupe d’experts du haut niveau sur le droit des sociétés mis en place par le commissaire européen Frits Bolkestein au moment où le Parlement européen repoussait un premier projet de directive sur les offres publiques d’achat en juillet 2001, est favorable à cette notion. La question peut réapparaître avec un projet de directive. La question est de savoir où s’arrête l’indépendance.

La loi Sarbanes-Oxley introduit un contrôle accru de la direction des sociétés, renforce la réglementation des auditeurs et les pouvoirs de la sec, élargit les obligations des avocats et crée des sanctions pénales. Son champ d’application s’étend à toutes les sociétés américaines et étrangères dont les titres sont admis à la cote officielle, mais aussi aux sociétés qui doivent soumettre régulièrement des rapports à la sec, ce qui place par exemple EADS, qui possède des actionnaires américains, sous le coup de la nouvelle loi. Elle est sans conteste d’application extraterritoriale. En définitive cependant, peu de sociétés françaises y seront soumises. Leur nombre peut être estimé entre quinze et vingt. Certaines entreprises européennes, telle Porsche, hésitent aujourd’hui à se faire coter aux États-Unis.

La loi renforce le rôle du comité d’audit, composé uniquement d’administrateurs indépendants, au sens où ils ne reçoivent de la société aucune autre rémunération que celle perçue en qualité d’administrateurs et de membres de comités et où ils ne détiennent pas plus de 10 % du capital et n’exercent aucune fonction de cadre exécutif ou d’administrateur d’une société contrôlant, contrôlée par, ou sous contrôle commun avec, la société. Les administrateurs sont soumis au fiduciary duty, c’est-à-dire à un devoir de loyauté des administrateurs. Aux États-Unis, l’intérêt de la société se confond avec l’intérêt de l’actionnaire. Les solutions bonnes dans ce pays ne le sont pas forcément en France, où il n’existe pas d’identité stricte entre intérêt de la société et intérêt des actionnaires. Avoir des administrateurs indépendants lorsqu’on défend les actionnaires se comprend. Les émetteurs peuvent nommer un expert financier parmi les membres du comité d’audit. S’ils ne le font pas, ils doivent le justifier. Le comité d’audit nomme les commissaires, sauf pour les sociétés étrangères, en vertu d’un arrangement récent.

La loi accroît également la responsabilité du directeur général et du directeur financier. Les attestations qu’ils délivrent ne doivent pas contenir de fausses informations, sous peine d’une sanction de vingt ans d’emprisonnement et de 5 millions de dollars d’amende. Cette mesure constitue l’élément réellement nouveau dans le droit américain des sociétés. La France, dans sa réglementation, impose déjà des attestations. Les émetteurs français doivent s’attacher à rappeler ce fait aux banquiers d’affaires américains. Même ceux qui vivent à Paris n’examinent pas avec précision la réglementation française, parce que les investisseurs pour lesquels ils travaillent ne sont pas sur place. Ils éditent donc des prospectus à l’américaine, parce que ce sont ceux que les investisseurs institutionnels d’outre-Atlantique savent lire ; le document exigé par la cob n’est véritablement établi qu’après. Dans ce contexte, l’unification européenne du prospectus viendra renforcer notre présence.

M. Xavier de ROUX : Notre notion d’attestation n’a rien à voir avec la notion américaine, notamment au sens pénal du terme. Aux États-Unis, le seul manquement à cette attestation implique la responsabilité pénale.

M. Daniel HURSTEL : Chez eux, il y a, en effet, une sanction immédiate. Mais la pénalisation est conjoncturelle. En France, si la responsabilité des signataires de l’attestation n’est pas mise en jeu, nous avons cependant le dispositif législatif pour le faire. Le point du contrôle interne est important. Les attestations doivent ainsi indiquer que les procédures de contrôle interne ont été mises en place et ont eu des résultats satisfaisants. C’est un axe intéressant de réflexion. Toutes les opérations doivent être reflétées dans les comptes, toutes les diligences doivent avoir été faites dans le contrôle interne.

Le président Pascal CLÉMENT : La future loi sur la sécurité financière pourrait inclure une telle disposition.

M. Daniel HURSTEL : En effet, on pourrait aller plus loin sur le contrôle interne et en faire une obligation. Par ailleurs, la loi Sarbanes-Oxley étend aux dirigeants et administrateurs des émetteurs les périodes d’interdiction d’intervenir sur les titres de la société dans les mêmes conditions que celles applicables aux participants des fonds de pension de la société. Il convient de relever que la France, sur cette question, était en avance sur la loi américaine. Cette dernière renforce l’indépendance des auditeurs. Le futur projet de loi sur la sécurité financière donne des réponses satisfaisantes sur ce point également. Reste un problème pour les auditeurs étrangers de sociétés étrangères cotées aux États-Unis, qui devront, désormais, faire l’objet d’une procédure d’inscription auprès d’un Public Company Accounting Oversight Board. Il s’agit là d’un excès de la position américaine.

La loi Sarbanes-Oxley a également pour objectif d’accroître la transparence financière des sociétés et notamment de faire apparaître, dans les comptes, ce qui constituait traditionnellement des éléments hors bilan. Cette question est déjà traitée dans notre droit. La nouvelle loi américaine impose un code d’éthique aux principaux dirigeants financiers des sociétés, y compris lorsqu`il sont étrangers. Personnellement, j’ai une vision très réservée sur ce code et son utilité. En outre, les dénonciations sont encouragées. Les employés qui fournissent des informations sur des pratiques contraires à la réglementation en vigueur bénéficieront d’une protection particulière.

Le président Pascal CLÉMENT : La délation est organisée.

M. Daniel HURSTEL : Elle est même encouragée. Je prends un exemple. Je suis un avocat. J’ai un client qui veut contourner la loi. Je dois informer mon client et remonter cette information dans la hiérarchie de la société. Si le conseil d’administration insiste pour poursuivre l’action malgré mes mises en garde, je dois me démettre et je dois le dire à la sec.

Le président Pascal CLÉMENT : Personne n’ira jusqu’au bout. Lorsque le président de l’entreprise est informé des risques, il renoncera. Le dispositif est dissuasif.

M. Daniel HURSTEL : Les relations entre le cabinet Salustro et Vivendi ont montré que la situation peut s’avérer délicate. Deux auditeurs estimaient que le traitement comptable de certaines valeurs par Vivendi était conforme aux dispositions légales. Le cabinet Salustro n’était pas de cette opinion. Le président du groupe est intervenu auprès du président de ce cabinet. Les dispositions de la loi Sarbanes-Oxley s’appliquent aux avocats étrangers. Elles sont contraires aux règles françaises de déontologie. Leur application sans nuance au cas français modifierait fortement la relation des avocats aux clients.

M. Xavier de ROUX : Les avocats ne peuvent être complices de leurs clients. La question est de savoir si la violation des règles est objective ou non. Mais, en général, les clients demandent une interprétation des textes en vigueur. Si l’interprétation est incertaine, son auteur est-il en tort, alors même qu’il est de bonne foi ? Comment le barreau américain réagit-il à cette disposition ?

M. Daniel HURSTEL : Le barreau américain, dont la sensibilité est, par ailleurs, éloignée de celle du Parti républicain, réagit très fortement. Mais il a peu de pouvoir auprès de la sec. Dans l’avenir, le risque est de voir l’avocat ne plus donner de conseils francs. Quant au client, il hésitera à l’interroger sur les difficultés qu’il rencontre. La relation entre clients et commissaires aux comptes américains le montre.

Se pose ensuite la question de l’opportunité d’une transposition des mesures de la loi Sarbanes-Oxley en droit français. Des progrès pourraient être faits en France s’agissant du rôle et du fonctionnement du conseil d’administration. Le conseil gère et représente la société. Il reste que l’obligation de diligence individuelle de l’administrateur n’est pas suffisamment affirmée. Aujourd’hui, à quelques exceptions, on en reste très largement à la responsabilité collégiale du conseil. Il faudrait peut-être donner à l’administrateur un véritable budget, lui donner tous les moyens d’exercer sa fonction. Dans l’affaire « Vivendi », le conseil a fonctionné. La question est de savoir s’il aurait pu réagir plus tôt. La pratique change progressivement. Dans la loi, les conseils d’administration n’ont pas les pouvoirs que l’opinion publique leur prête.

M. Xavier de ROUX : Certains ont intérêt à soutenir cette thèse.

M. Daniel HURSTEL : C’est vrai, mais, de manière objective, les pouvoirs, les rémunérations et les budgets pourraient être renforcés et pas seulement les sanctions. Il n’existe pas réellement de jurisprudence sur la recherche de la responsabilité individuelle des administrateurs.

M. Xavier de ROUX : Il en existe. Dans l’affaire « Pargesa », chaque administrateur a été poursuivi et condamné. Le juge a pesé la responsabilité de chacun. Dans cette affaire, les administrateurs peu fortunés ont dû céder leur patrimoine pour s’acquitter de leur condamnation.

M. Daniel HURSTEL : On a appliqué individuellement une responsabilité collégiale. Faut-il aller plus loin dans la loi ?

Le président Pascal CLÉMENT : Si la responsabilité civile joue à plein, personne ne voudra plus être administrateur compte tenu des enjeux financiers en cause.

M. Daniel HURSTEL : Je souhaiterais revenir sur la question de l’administrateur indépendant. Dans une version maximaliste de cette notion, un banquier d’affaires ne peut être un administrateur indépendant, sauf à être un banquier qui ne travaille pas pour la société considérée. Or, la rémunération de ce banquier « indépendant » dépend des profits que réalise sa banque. Il a donc intérêt à ce que la société devienne le client de la banque qui l’emploie.

M. Xavier de ROUX : Ainsi, aucun membre d’une banque d’affaires ne pourrait être administrateur. Une entreprise veut acheter une autre entreprise ; les deux sociétés ont la même banque d’affaires pour conseil. L’administrateur membre de cette banque doit-il démissionner ?

M. Daniel HURSTEL : Oui. Il ne remplit plus la lettre de la loi. C’est un système complexe. On pourrait réfléchir à la notion d’administrateur indépendant dans les sociétés contrôlées majoritairement. La loi française permet à un actionnaire, lorsqu’il détient 50 % des droits de vote, de nommer la totalité des administrateurs. C’est une situation difficile. La loi française protège certes les actionnaires minoritaires par l’offre publique minoritaire. Mais, le système s’avère un peu manichéen. Les actionnaires minoritaires n’ont le choix que d’acquérir plus de titres ou bien de partir. Dans ce cas, la présence obligatoire d’administrateurs indépendants pourrait être utile.

En résumé, l’existence de comités spécialisés constitue une très bonne chose. La loi ne les prévoit pas. Ils pourraient être composés de personnalités extérieures au conseil d’administration. Notre système d’attestation fonctionne très bien. Enfin, ce qui est prévu par la loi Sarbanes-Oxley en matière de renforcement de la transparence financière est couvert par la réglementation française.


Source : Assemblée nationale française