(procès-verbal de la séance du mardi 8 juillet 2003)
Le président Pascal CLÉMENT : La mission sur la réforme du droit des sociétés, créée par la commission des lois en octobre 2002, auditionne régulièrement depuis cette date des dirigeants d’entreprise, des universitaires, des avocats sur la question générale de la gouvernance des entreprises. Dans ce cadre, elle a évoqué la question des rémunérations des dirigeants, via notamment le problème des stock options.
Notre collègue, Alain Marsaud, a récemment mis en avant la nécessité d’approfondir cette question dont l’actualité la plus récente nous rappelle encore l’importance. Un rapide regard hors de nos frontières plaide également en faveur d’un examen spécifique de cette question. On peut citer, par exemple, le cas britannique, pays où le gouvernement est à l’origine d’un livre blanc consultatif sur cette question. Je vous en rappelle le titre, à lui seul éloquent : Primes à l’échec. En effet, nous assistons depuis quelques mois à un phénomène troublant : un certain nombre de dirigeants sociaux ont vu leur rémunération augmenter fortement alors même que les résultats de la société et le patrimoine des actionnaires baissaient fortement. Plus encore, des dirigeants évincés se voient gratifier d’indemnités de départ considérables alors qu’ils laissent la société en piteux état. C’est le phénomène que l’on qualifie de golden parachute.
Mon propos ne vise nullement à généraliser des exemples ponctuels ni à m’en tenir aux situations extrêmes - américaines du reste pour la plupart ! Je ne crois pas pour autant qu’il soit tenable de toujours s’en remettre au discours selon lequel en France c’est différent, alors même que les dirigeants eux-mêmes se réfèrent aux rémunérations pratiquées dans leur secteur d’activité au niveau international pour fixer la leur.
Les actionnaires français ressentent de plus en plus mal cette distorsion. Je ne crois pas non plus qu’elle soit souhaitable. Je suis bien conscient que le patronat français vit depuis quelques années une révolution en cessant de poser en tabou la question de la rémunération des dirigeants sociaux. Le législateur y a certes incité, mais j’ai le souvenir d’une initiative prise en ce sens tout à fait librement par le président du medef lui-même, qui avait donné le ton. Les récents principes préconisés par le medef nous invitent également au débat. Je m’en félicite. Il est temps d’en finir avec un tabou qui n’a plus lieu d’être vu l’ère de la transparence dans laquelle nous entrons au niveau de la vie des affaires.
Plus encore, la réflexion à laquelle les actionnaires, les dirigeants sociaux et les exemples étrangers nous invitent est essentielle au regard de l’évolution du système libéral qui aujourd’hui régit l’économie. Pour parler en termes simples, le principe de base du libéralisme, c’est que l’on perde de l’argent quand la croissance faiblit et que l’on en gagne quand elle reprend. Ce principe est aujourd’hui mis à mal, non pour les actionnaires qui vivent douloureusement l’éclatement de la bulle internet, mais pour certains dirigeants sociaux, pour qui la bulle n’a toujours pas éclaté. Selon une étude du magazine Fortune sur les entreprises aux États-Unis, reprise par Le Monde du 23 mai dernier, les dirigeants des 25 sociétés dont le cours de bourse avait perdu plus de 75 % entre janvier 1999 et mai 2002 avaient gagné depuis 1999 21,7 milliards d’euros.
Je vois dans cette déconnection un risque grave : celui d’une autre déconnection entre les Français et l’entreprise alors que notre économie a besoin de les réconcilier. Pour ce faire, il faut aussi rétablir une connexion systématique entre les résultats d’une société et les rémunérations des dirigeants. L’enjeu de la question qui nous réunit aujourd’hui n’est donc pas mince.
Je vous remercie très vivement, Monsieur, vous qui êtes le président du comité d’éthique du medef, d’avoir accepté l’invitation de la mission. Je me réjouis d’autant plus de vous recevoir que vous êtes le président d’une grande entreprise et que vous avez avant tout une vision de praticien de ces questions.
Tout d’abord, nous vous poserons une question générale : comment expliquez-vous la tendance à la hausse des rémunérations des dirigeants sociaux poussée à l’extrême aux États-Unis, mais qui se vérifient dans tous les grands pays industrialisés ? Pourquoi les principes de jugement - c’est votre propre expression - préconisés par le medef ? Pouvez-vous nous en expliquer le contenu et l’objectif ? Quels pourraient être les critères de rémunération objectifs de la rémunération des dirigeants sociaux ? Faut-il aller jusqu’à un ratio éthique, du type de celui qui était préconisé par la banque JP Morgan : le salaire d’un dirigeant ne doit pas représenter plus de vingt fois le salaire moyen dans la société ?
J’observe en effet que les critères actuellement utilisés par les cabinets de consultants ne conduisent pas nécessairement à un lien logique entre rémunération et résultats. Le comité des rémunérations fait partie des éléments phares du gouvernement d’entreprise. De fait, il existe dans 95 % des sociétés du cac 40. Il ne semble pourtant pas qu’il s’agisse de la solution miracle. L’existence formelle de ce comité ne garantit pas sur le fond une meilleure transparence dans la détermination des critères définissant les principaux éléments à la rémunération. Le principe des administrateurs croisés, autrefois critiqués dans les conseils d’administration, semble s’être déplacé vers les comités de rémunération. Ma question est donc la suivante : les comités de rémunération servent-ils à quelque chose ? Ne sont-ils pas un « faux nez » de la bonne gouvernance ?
Ne serait-il pas souhaitable par ailleurs que, comme au Royaume-Uni, les actionnaires se prononcent par un vote consultatif sur le rapport du comité des rémunérations lors de l’assemblée générale ? Ne serait-il pas souhaitable que les actionnaires se prononcent par une assemblée générale extraordinaire sur les golden parachutes alors qu’ils n’ont souvent aujourd’hui d’autre choix que de les constater ex post dans le rapport sur les rémunérations ? De même, le vote des actionnaires ne devrait-il pas être nécessaire pour les golden hellos ? La commission des affaires économiques découvrait récemment un golden hello au président Corbet, président d’Air Lib, autre pratique qui consiste à offrir des avantages importants aux dirigeants que l’on veut recruter.
Enfin, comment moraliser enfin le recours aux stock options ? Quels pourraient être les principes d’une bonne gouvernance en la matière ?
M. Alain MARSAUD : Je voudrais rappeler les raisons qui nous conduisent à entamer ce cycle d’auditions consacré aux rémunérations des dirigeants sociaux , dans le cadre de la mission d’information, que vous avez créée, M. le Président, au mois d’octobre 2002 sur la réforme du droit des sociétés. Un certain nombre de parlementaires appartenant à différents groupes ont eu l’occasion, au cours des derniers mois, de constater qu’une question pouvait se poser, notamment à la lecture de la presse économique, concernant les rémunérations des dirigeants sociaux. Nous nous sommes beaucoup inspirés de ce qu’ont pu écrire ou rédiger un certain nombre de journalistes spécialisés - ou moins spécialisés au demeurant - qui ont appelé l’attention de leurs lecteurs sur la distorsion entre certaines rémunérations de quelques mandataires sociaux de grandes entreprises phares, notamment celles cotées au premier marché, plus particulièrement au cac 40, et l’évolution du cours de bourse. Effectivement, alors même que des valorisations boursières s’effondraient, étaient parfois divisées par dix, nous avons vu des rémunérations, toutes tendances confondues, être multipliées par deux dans le meilleur des cas, par six dans le pire !
Bien sûr, la question qui se posait était de savoir si le Parlement devait s’immiscer dans le fonctionnement ordinaire des entreprises. Selon moi, parce que nous sommes attachés au bon fonctionnement de l’entreprise libérale, la réponse est non. Toutefois, en tant que représentants du peuple, à qui nous devons rendre des comptes, nous ressentons un véritable danger, un risque social certain, à ne pas nous intéresser à ces dysfonctionnements. En effet, à une époque où l’on demande à tous les Français de se serrer la ceinture en matière de retraite, nous avons découvert qu’un certain nombre de mandataires sociaux avaient eu l’occasion de se faire voter ou de « se voter », allais-je dire, puisque M. le Président a évoqué les comités de rémunération, des plans de retraite, dans le meilleur des cas, étonnants, dans le pire, scandaleux.
Lorsque nous avons ouvert nos travaux, nous avions pour ambition de créer une mission spécifique qui examinerait ce point particulier. C’est vrai que le Président Clément nous a fait comprendre, à juste titre, dans la mesure où un jour il envisageait de proposer des modifications législatives, qu’il était préférable que ce problème des rémunérations, qui peut avoir des conséquences législatives, soit inséré dans la mission qu’il préside. C’est la raison pour laquelle nous sommes venus y travailler pour étudier cette question spécifique. Il nous appartiendra, sous votre contrôle, M. le Président, de délimiter notre action.
Nous avons donc commencé par étudier le rapport du comité d’éthique du medef, présidé à l’époque par M. René Barbier de la Serre, le rapport ayant été préparé par Mme Hélène Ploix, présidente de Péchel Industries. Nous avons trouvé des choses fort intéressantes, dans la mesure où vous aussi aviez mené une réflexion un peu identique à la nôtre. Vous avez indiqué que la rémunération accordée doit toujours être justifiée et justifiable au regard des critères pertinents, par rapport aux pratiques de la concurrence, aux comparaisons internationales, à la taille et à la complexité de l’entreprise, aux risques encourus. Vous avez laissé entendre, pour reprendre une expression fameuse, que, par ce type d’excès, l’on mettait sans doute « le capitalisme en danger ».
Nous nous sommes également fondés sur les travaux actuellement menés à l’initiative du gouvernement britannique, qui a ouvert une commission sur le thème « Récompenser l’échec ». Nos amis britanniques, dans le cadre d’un droit différent du nôtre, notamment en matière commerciale, se sont rendus compte que, chez eux aussi, prévalaient un certain nombre d’excès.
Par conséquent, nous avons de nombreuses questions à vous poser, même si vous n’êtes ni le rédacteur ni le concepteur de ce rapport. Vous êtes aujourd’hui Président du comité d’éthique du medef. Je pense que vous pourrez nous faire part du sens du rapport et nous expliquer en quoi vous avez eu l’occasion de vous passionner pour ce problème de la rémunération.
Dans un premier temps, je souhaiterais que nous essayions de définir ensemble ce qui peut être considéré comme une rémunération excessive. Nous allons étudier le principe de proportionnalité. Qu’est-ce qu’une rémunération de chef d’entreprise ? Autrefois, on pensait qu’il n’y avait qu’une partie fixe. La loi Sarbanes-Oxley nous a permis d’apprendre, à travers la publication des rapports d’assemblées générales, qu’il existait des rémunérations proportionnelles, des golden parachutes ou des golden hellos - ce que nous savions de par les stock options -, des plans de retraite particulièrement avantageux. Cela pour dire qu’il est difficile aujourd’hui de concevoir véritablement ce qu’est la rémunération d’un chef d’entreprise.
Par ailleurs, lorsque l’on détruit de la valeur, ce qui a été le cas de beaucoup de chefs d’entreprise, même si leurs responsabilités n’y étaient pas directement engagées, peut-on demander au conseil d’augmenter les salaires des dirigeants, sur les recommandations du comité des rémunérations, tout cela étant entériné par l’assemblée générale ?
Nous nous demandons si on ne crée pas l’opacité autour de la rémunération pour mieux perdre les actionnaires qui, lors de l’assemblée générale, ont envie de savoir à quelle hauteur est rémunéré le chef d’entreprise, non pas quand il a valorisé leur action, car en ce cas ils demandent peu de comptes et sont satisfaits, mais quand ils ont perdu beaucoup d’argent. M. le Président, comment votre comité envisage-t-il de poursuivre le travail engagé ? Peut-il nous aider à comprendre le fonctionnement dans ce labyrinthe des rémunérations ?
M. Xavier FONTANET : Je souhaiterais, d’une façon liminaire, me présenter afin que vous sachiez qui je suis et qui va tenter de répondre à vos questions. Au préalable, permettez-moi de préciser que c’est la première fois que je réponds devant vous et, qu’à ce titre, je demande l’indulgence si je commets des maladresses de langage ; je ne suis pas habitué à ces cercles très prestigieux et très impressionnants pour moi.
J’ai passé toute ma vie dans le secteur concurrentiel et privé. J’ai travaillé dans des entreprises familiales, dans des entreprises cotées, dans des entreprises qui démarraient et dans des entreprises plus importantes. J’ai travaillé dans des entreprises de produits et d’autres de service. En bref, j’ai fait un tour assez complet de ce que peut être le tissu économique. J’ai une formation d’ingénieur civil des Ponts et Chaussées, que j’ai complétée aux États-Unis par un master de management du Massachusetts Institute of Technology (mit). Je suis un généraliste du management. Je suis fondamentalement français, je crois en mon pays, au talent du peuple français, je connais aussi ses limites. Je suis un grand voyageur, puisque je parcours de 300 000 à 400 000 kilomètres par an. J’étais la semaine dernière en Corée et au Japon. Je repars pour l’Allemagne et la Suisse. Je suis à 40 % de mon temps en France, le reste à l’étranger. Il faut savoir que je suis un vendeur. L’acte de vendre dans un contexte de concurrence est, selon moi, le fondement de la société. C’est cela qui rapporte de l’argent, qui paye les impôts, qui finance tout. L’idée que la vente se fait naturellement est une idée fausse ; vendre est quelque chose de très difficile.
Je n’ai pas de formation juridique, je n’ai qu’une pratique, ce qui me compliquera la tâche, car j’aime à m’entourer ; or, ni le directeur juridique d’Essilor, ni le directeur financier d’Essilor ni le conseil, sur lequel je me repose beaucoup, ne sont là aujourd’hui. C’est un homme un peu seul qui va vous parler. Ma pratique de mandataire social a vingt ans. Je suis président d’Essilor depuis sept ans. Essilor est certainement l’une des sociétés les plus mondialisées, ce qui expliquera certainement beaucoup de mes réactions. Pour Essilor, la France représente un sixième de l’activité, soit à peine 15 %, - et elle risque, en fin d’année, de tomber à 12 % du chiffre d’affaires. Dix-sept pour cent des employés sont français, 50 % américains. S’agissant de mes autres mandats d’administrateur, après Bénéteau, une affaire familiale, où j’ai commencé ma carrière, l’Oréal et le Crédit agricole m’ont fait l’honneur de me demander d’être administrateur indépendant, il y a douze mois pour le premier, dix-huit mois pour le second.
Je crois très profondément que la culture, la tradition, les valeurs, personnelles ou d’entreprise, sont les meilleurs garants d’une bonne conduite.Je ne crois pas qu’il faille prendre pour exemples des cas qui forment des exceptions. Car, pour médiatisés qu’ils soient, ces cas n’en restent pas moins des exceptions. L’honnêteté n’est pas spectaculaire ; c’est pourquoi elle n’est pas médiatisée. Il n’empêche que la majorité des gens est honnête. Dans toutes les entreprises où j’ai travaillé, j’ai toujours été entouré de personnes compétentes, motivées et inspirées d’un haut sens moral. D’ailleurs, les pratiques de ces sociétés, notamment celles d’Essilor, ont été, en général, en avance sur les lois. De même, le medef a anticipé la loi. On a tendance à l’oublier et je vous remercie, M. Marsaud, de l’avoir relevé. J’ai été membre du comité exécutif du medef, que j’ai quitté pour prendre la présidence du comité d’éthique. Nous avons voté la transparence des rémunérations de dirigeants dès 2000, à l’unanimité et sans débat. Le medef a également anticipé l’ensemble de ces débats en suscitant le rapport Bouton et en créant le comité d’éthique du medef, idée de M. Denis Kessler. Je l’ai soutenu sur cette voie, indiquant qu’une entreprise n’est pas uniquement un moyen de servir les clients ou de gagner de l’argent : il y a quelque chose en plus dans l’entreprise et le medef doit exprimer ce plus. Une entreprise comme Essilor, d’envergure mondiale, ne peut réussir contre les meilleurs Japonais ou les meilleurs Américains sans une flamme. L’entreprise ne peut se réduire à des calculs de résultats. C’est pourquoi je suis convaincu que si l’on donne la liberté à une société où l’éthique est partagée et comprise, les gens sont capables d’utiliser cette liberté avec mesure et discernement. Ce n’est pas pour autant que disparaîtront les fautes humaines, commises par moments et par endroits.
Je n’ai pas rédigé le rapport du comité d’éthique ; il n’en reste pas moins que je suis en harmonie totale avec les idées qu’il présente. Sur les salaires, prévalent deux principes fondamentaux. Le premier est la transparence. Si on retient le postulat d’une société de liberté, où l’on fait fondamentalement confiance à l’individu, si l’on considère que chaque être est intelligent - je considère que chaque employé d’Essilor est un génie et qu’il est a toute capacité pour affronter le risque - on peut décentraliser l’entreprise. Aujourd’hui, Essilor emploie mille personnes en Australie. Je suis sûr qu’elles travaillent avec enthousiasme. Elles affrontent le risque, seules, à vingt mille kilomètres d’ici. Comment serait-ce possible sans leur faire confiance et sans croire en leur talent ? La transparence est probablement l’un des éléments les plus importants d’évolution. Les débats ouverts sont une bonne chose : la transparence qui est en marche crée les débats. Pour autant, il ne faut pas utiliser la transparence pour jouer, détruire, casser. La transparence est un effort difficile ; il faut donc respecter quelqu’un qui se dévoile.
Le second élément important en matière de rémunération concerne les comités de rémunération. À la lecture de tout ce qui s’écrit, je suis étonné que des pdg décident de leur rémunération en manipulant les comités. C’est un monde que je ne connais pas ; j’ai toujours vécu, très entouré, dans des systèmes extrêmement contrôlés. Véhiculer l’idée fausse que, systématiquement, un pdg se fait verser ce qu’il souhaite n’est pas forcément rendre service à l’ensemble des concitoyens.
En incidente, je tiens d’ailleurs à souligner que, si l’on parle des dysfonctionnements ponctuels, on n’évoque jamais la question des impôts. Le silence assourdissant sur les impôts montre à quel point la question n’est pas objective. Si je vous disais combien nous payons d’impôts, vous n’y croiriez pas ! Le fait que l’on évoque tous ces sujets sans mentionner les impôts montre bien que la question n’est pas présentée en totale honnêteté.
Pour en revenir aux rémunérations, la question pertinente est simple : comment motiver les dirigeants ? Des idées fausses courent, selon lesquelles être un pdg d’entreprise est un « fromage ». Ceux qui prétendent une telle chose n’ont jamais dirigé une entreprise. Deuxième question : il faut faire coïncider l’intérêt du dirigeant avec celui des actionnaires. Troisième enjeu : celui de la cohésion sociale au sein de l’entreprise. Personnellement, je sais que je pourrais être payé beaucoup plus, mais je ne le fais pas, parce que Essilor est une ancienne coopérative ouvrière et que je souhaite conserver une harmonie au sein de la société. Mon salaire est décidé par le comité des rémunérations d’Essilor, composé de personnes que nous avons choisies avec soin : l’ancien président d’Essilor, Gérard Cottet, qui m’a proposé au conseil ; M. Jean Burelle, responsable de Plastic Omnium, entreprise que nous avons retenue, parce qu’il s’agit d’une affaire familiale ; enfin, M. René Thomas, le prédécesseur de M. Michel Pébereau, une personne d’une grande équité, qui s’est passionné pour Essilor, qu’il a intégrée par Saint-Gobain. Il a un bon sens considérable et fait preuve d’une grande sérénité. Ce sont ces personnes qui décident de ma rémunération.
Quelles sont les règles qui président à la détermination de la part fixe et de la part variable ? De grâce, faisons confiance aux gens ! Est-il préférable de légiférer à partir des exceptions et de se précipiter sur un cas scandaleux dont la presse s’empare pour des raisons obscures ? Faut-il se précipiter ou bien le législateur doit-il prendre son temps ? Je trouve remarquable que nous puissions commencer à débattre de ces sujets. Mais il vous faut prendre du temps, ne pas forcément légiférer à tour de bras. Nous sommes un pays qui légifère beaucoup trop. Moi qui voyage, qui connaît la Corée, le Japon, qui ai vécu aux États-Unis, je considère que le fatras des lois, en France, est devenu affolant. Le législateur devrait tendre vers plus de simplification. S’il est un principe à appliquer, faites confiance aux gens, ne prenez pas les actionnaires pour des idiots, alors même que l’actualité montre qu’ils ont su « virer » beaucoup des personnes médiatisées. Le système est en marche, les régulations sont déjà à l’œuvre, vous en êtes vous-mêmes acteurs.
Le président Pascal CLÉMENT : Je souhaiterais, à ce stade de l’audition, procéder à une petite mise au point : nous n’interrogeons pas M. Xavier Fontanet en qualité de président d’Essilor, mais en tant que président du comité d’éthique.
M. Xavier FONTANET : Il est difficile de séparer les deux !
Le président Pascal CLÉMENT : La Mission postule par avance que vous êtes un parfait honnête homme. Nous avons au surplus vingt mille raisons de le penser.
Ce que nous attendons, c’est une réponse à cette question simple, que je vais vous poser de manière un peu plus brutale : selon le journal des finances du mois de juin 2001, la moitié des chefs d’entreprise du cac 40 s’est augmentée quand l’entreprise gagnait moins d’argent. Ce n’est pas si exceptionnel ! C’est pourquoi nous sommes ici aujourd’hui. Il ne s’agit pas de quelques abominables exemples. Certes, j’ai fait référence, dans ma présentation liminaire, aux États-Unis, mais vous avez répondu en précisant qu’il n’y aurait que deux ou trois cas exceptionnels, les personnes concernées ayant été « virées ». Ce à quoi je vous réponds : non, il s’agit de la moitié du cac 40 ! Cela pose problème. Et si vous ne voulez pas de législation, il faut mettre de l’ordre, sinon nous légiférerons. Actuellement, le mouvement est lancé pour que vous ayez une loi un jour, faute précisément de régulation de la part des grandes entreprises françaises elles-mêmes.
En outre, des choses me choquent profondément. S’il est normal que l’on fasse fortune en vendant son entreprise après l’avoir développée, il est totalement scandaleux de faire fortune
– généralement celle-ci est beaucoup plus grosse que dans le premier cas - après avoir été salarié d’une entreprise dont on se fait « virer » par le conseil d’administration, avec, en prime de départ, un golden parachute. Permettez-moi de ne pas comprendre ! Aujourd’hui, au XXIème siècle, on gagne davantage sa vie en étant un pdg « viré » qu’un créateur d’entreprise qui a réussi et qui vend son entreprise ! Cela veut dire que la morale n’existe plus et que le système libéral est mis en péril. C’est le débat que nous voulons ouvrir.
Dans ces conditions, nous nous posons la question suivante : jusqu’à quel point pouvez-vous être payé ? Vous dites que les actionnaires ne sont pas idiots. Sauf qu’ils apprennent ex post ce qui se passe... Voyez l’affaire Vivendi Universal ! On découvre a posteriori qu’un contrat assurait une fortune à l’ancien président, ce qui, d’ailleurs, scandalise le monde entier. Ne dites pas que les actionnaires n’ont pas été pris pour des imbéciles, car, c’est pourtant bien ce qui s’est passé ! Aujourd’hui, les actionnaires de grandes entreprises - petits épargnants, artisans, commerçants, cadres, qui ont voulu compléter leur retraite - ont vu toutes leurs économies ou une partie importante fondre à la suite de fautes de management. Et non seulement l’erreur de management n’est pas sanctionnée, mais elle est récompensée ! Voilà la question que nous vous posons, M. le Président !
M. Xavier FONTANET : Je n’ai pas d’éléments à ce sujet, mais je pense qu’il convient d’être prudent. Une première erreur assez classique tient au décalage liés au fait que les bonus liés aux résultats d’une année n sont payés en année n + 1 et ajoutés à la rémunération. Il convient par conséquent de juger sur une longue période.
Au-delà de ce point de méthode, pourquoi les rémunérations ont-elles connu une progression ? Les affaires françaises ont réalisé une magnifique percée économique au cours des quinze dernières années. Par exemple, le chiffre d’affaires d’Essilor a quadruplé, nous avons quatre fois plus d’effectifs aujourd’hui et nos résultats ont été multipliés par quinze. Les entreprises ont pris de la valeur. Il n’est donc pas étonnant que les rémunérations aient progressé. En outre, la mondialisation a créé un phénomène de vases communicants d’un pays à l’autre. Nous sommes dans une période de réajustement et la question que vous posez est également posée aux États-Unis et en Angleterre.
Le président Pascal CLÉMENT : Il y a donc eu dérapage ?
M. Xavier FONTANET : Oui, mais la situation va se rétablir. Mettez-vous à la place des comités de mandataires de sociétés qui sont allés trop loin. Croyez-vous que cela continuera ? Ils ne sont pas très fiers !
Un autre élément a beaucoup pollué le système. Il s’agit des stock options et de la bulle internet. On a assisté à la conjonction de deux phénomènes. Les stock options sont un phénomène ancien aux États-Unis, nouveau en France. Il y a eu un problème d’expérimentation et les personnes concernées n’ont pas toujours bien calculé ce qu’elles faisaient. Sans citer de nom, une personne très connue a reçu des stock options gigantesques de l’État actionnaire ! Après, on lui a tiré dessus. Peut-être aurait-il dû les refuser dès le départ. Mais c’est l’État qui les lui a données. Quant à la folie internet, elle a fait monter les cours de bourse. Des stock options qui m’ont été données il y a cinq ans n’ont quasiment pas de valeur, parce que données il y a cinq ans, au plus fort de la bulle. Bien que l’entreprise Essilor ait doublé de taille, triplé de cash flow net, la valeur des stock options n’a pas bougé. J’ai pourtant bien fait mon travail. Tout cela est égal à zéro. Qui en parle ? Combien de stock options planent aujourd’hui en non-valeur ? Quatre-vingt-dix pour cent n’ont plus de valeur. De tout cela, il faut que nous débattions sur la durée. Je ne puis que vous encourager à faire venir le maximum de gens, y compris des étrangers - des gérants anglais et américains - afin que vous compreniez et étudiiez le phénomène sur la durée.
M. Xavier de ROUX : Vous parlez de simplifier les choses. Je crois, en effet, qu’il faut simplifier les choses et partir du début. Y a-t-il un marché national ou mondial des grands managers d’entreprises ? Comment sont-ils recrutés ?
M. Xavier FONTANET : Il y a deux grands cas de figure. J’ai été appelé par le Président Cottet en 1990 à Essilor, qui connaissait un passage un peu difficile.
M. Xavier de ROUX : Où étiez-vous auparavant ?
M. Xavier FONTANET : Aux Wagons-Lits.
M. Xavier de ROUX : Pour quelles raisons avez-vous été recruté ?
M. Xavier FONTANET : Mon premier métier a été celui de consultant.J’ai fait mes études au mit. J’ai été ébloui par Bruce Anderson, fondateur du Boston Consulting Group (bcg). Je suis rentré dans cette société américaine, où j’ai passé sept merveilleuses années. Le gros client de Boston Consulting Group était Essilor, qui m’a recruté après sept ans de travail en commun chez bcg. Je suis entré à Essilor par hasard : j’ai rencontré par hasard M. Gérard Cottet qui cherchait un dirigeant de l’extérieur et qui m’a retenu.
Je pense qu’une belle société doit toujours recruter de l’intérieur. Il faut beaucoup de temps pour apprendre un métier. Ceci dit, il n’est pas à exclure que l’entreprise puisse se trouver en difficulté, en général du fait de la concurrence. À ce moment-là, il faut faire appel à des personnes de l’extérieur. Et là, vous avez effectivement un marché. Je vous conseille de faire venir des chasseurs de tête. Cela vous éclairera énormément si vous souhaitez prendre la mesure du marché mondial. Ils vous expliqueront comment on détermine les rémunérations, les notions de marché.
La majorité des recrutements de pdg se fait de l’intérieur, car il faut connaître la « maison ». Il est beaucoup plus simple pour l’entreprise qu’une personne de l’entreprise devienne pdg. C’est l’ascenseur social. Les gens d’Essilor m’ont très vite accepté, car lorsque je travaillais au bcg, je connaissais toute l’équipe. Même si j’avais quitté Essilor pendant quelques années, j’étais « essilorien ».
M. Xavier de ROUX : Pour choisir un grand patron, des grilles sont définies par le marché, systématisées par les agences de chasseurs de tête. Comment évalue-t-on le patron de telle ou telle entreprise ?
M. Xavier FONTANET : On se réfère à des études comparatives qui font entrer de nombreux facteurs en jeu. Il existe deux millions d’entreprises en France, c’est-à-dire deux millions de cas particuliers. C’est pourquoi il est très difficile de légiférer. Si vous commencez par légiférer pour les très grosses entreprises...
M. Xavier de ROUX : Lorsque nous parlons du marché, nous parlons des entreprises du cac 40.
M. Xavier FONTANET : Il y a une médiatisation particulière du cac 40. Sur cent présidents-directeurs généraux, 70 % sont pressentis au sein de l’entreprise, 30 % à l’extérieur. Toutes ces sociétés du cac 40 sont en concurrence mondiale.
M. Pascal CLÉMENT : On n’a pas beaucoup de présidents-directeurs généraux français aux États-Unis...
M. Xavier FONTANET : Détrompez-vous ! J’ai beaucoup d’amis du bcgqui ont fait de grandes carrières chez Johnson et Johnson, General Electric et dans d’autres sociétés. Il serait intéressant que vous les auditionniez.
Les critères se fondent sur la nature de l’entreprise - services ou produit -, ou la structure du capital. Il existe une très grande différence entre une société qui investit beaucoup et une société qui investit peu. Ensuite, il faut prendre en compte la situation à l’international. Si l’entreprise est en concurrence avec les meilleures entreprises américaines et japonaises, vous accédez à un niveau quasiment sportif.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Je souhaiterais porter le débat sur la réforme du code de déontologie. J’ai le sentiment que M. Fontanet a été incité par ses collègues à beaucoup de prudence.
M. Xavier FONTANET : Je suis un homme libre !
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Et nous, nous sommes profondément attachés à l’économie d’initiative, de responsabilité, à l’économie de marché. Nous ne pensons pas qu’il y ait un autre système valable. Cela dit, nous recevons tous les week-ends des Français dans nos permanences. Certaines situations sont aujourd’hui perçues comme moralement inacceptables - vous me rétorquerez que ce n’est pas grave, que c’est le plan moral - et socialement destructrices. Or, nous sommes dans une société qui a une tendance à la fuite en avant, vers des systèmes illusoires. L’augmentation du Smic est limitée à 3 %, des licenciements interviennent ; dans le même temps, les salariés assistent à des croissances de 30 ou 35 % des rémunérations, au versement de stock options. Je ne souhaite pas réglementer, car, comme vous, j’estime que la France se meurt de trop de réglementations. Toutefois, nous sommes obligés d’agir : il y a urgence ! Soit les entreprises elles-mêmes prennent le taureau par les cornes, soit nous légiférerons. Le problème est le même aux États-Unis. Vous avez vu le fonds de pension du Nebraska qui, lors d’une l’assemblée devant ses dix mille actionnaires, dans un petit village du Nebraska, a dit la voracité de certains. Elle ne peut se poursuivre et il faut à tout prix trouver des solutions, si possible venant du milieu lui-même, sinon, nous serons obligés de légiférer.
M. Xavier FONTANET : Le problème, c’est qu’il faudrait beaucoup de temps pour débattre.
Essilor est une entreprise d’envergure mondiale. Elle tourne bien aujourd’hui parce que nous avons réussi des relocalisations de nos outils industriels harmonieuses en Asie il y a trente ans.
Le président Pascal CLÉMENT : Revenons au sujet ; nous avons le sentiment que vous vous en échappez.
M. Xavier FONTANET : Pas tout à fait ! De grands distributeurs passeront leurs commandes dans des usines chinoises et coréennes, parce que de trop nombreux emplois en France ne sont pas compétitifs. Il ne faut pas déplacer le sujet : nous avons un problème de compétitivité, faute d’une main-d’œuvre française suffisamment formée. Le problème n’est pas celui des stock options. Nous pouvons très bien décider de limiter les salaires, mais nous ne pourrons plus recruter de dirigeants sociaux. Nous serons nous-mêmes obligés de nous déplacer aux Pays-Bas ou dans d’autres pays pour les recruter.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : Les dirigeants des fonds de pension commencent à poser la question des rémunérations.
M. Xavier FONTANET : Ne mélangeons pas les sujets.
Le président Pascal CLÉMENT : Précisément, je voudrais simplifier le sujet : ne serait-il pas possible qu’au niveau du comité d’éthique du medef, vous posiez comme principe simple que l’on ne peut s’augmenter quand l’entreprise perd de l’argent ?
M. Xavier FONTANET : Croyez-vous que les comités de mandataires augmentent les dirigeants quand l’entreprise va mal ?
Le président Pascal CLÉMENT : C’est le cas pour la moitié des entreprises du cac 40 !
M. Xavier FONTANET : Je vous respecte énormément. Je suis citoyen français, je crois à la France. Quand l’Assemblée réagit uniquement à un article, j’ai un peu de mal à la suivre...
M. Alain MARSAUD : Nous avons réagi à votre rapport, au rapport britannique. Nous avons, par ailleurs, été informés par un article du Journal des Finances, qui n’en est qu’un parmi d’autres !
Le président Pascal CLÉMENT : Ne niez pas le problème, M. le Président ! Il est connu de tous les Français. C’est ce que vous dit le Président Pierre Méhaignerie. Cela scandalise les Français. Lorsque, dans le même temps, le medef ajoute « modération salariale », cela ne passe pas.
M. Alain MARSAUD : Encore une fois, Essilor n’est pas en cause.
M. Xavier FONTANET : Le comité d’éthique du medef recommande l’équilibre entre la rémunération et les performances. Il est entièrement d’accord pour appeler à la sagesse. Nous sommes des gens sages, nous croyons dans notre pays.
Les salaires doivent comprendre une partie fixe et une partie variable. Tout est dans la partie variable. Je vais vous dire ce qu’il en est à Essilor et que je recommande à tous : la part variable, pour une grosse partie, doit être mesurable. Il faut qu’une partie soit liée au chiffre d’affaires et aux résultats. Si Essilor fait 20 % de moins que son objectif, mon bonus est nul ; si je fais plus, je peux recevoir une augmentation plafonnée. Dans les années de mauvais résultats, mes impôts seront plus élevés que ma rémunération fixe. Ma recommandation est de bon sens et écrite noir sur blanc. Le comité d’éthique du medef a pour méthode de faire progresser ses idées : nous sommes des libéraux et n’allons donc pas donner des ordres, parce que ce serait changer la nature de la société.
M. Marcel BONNET : Que dites-vous concernant le cas d’un certain nombre de chefs d’entreprises qui, alors même que nous assistions à un effondrement boursier, s’attribuaient des stock options à des cours extrêmement bas, qui, forcément, à terme, repartiront à la hausse ?
M. Xavier FONTANET : Quand une entreprise est en train de tomber, avec un cours très bas, les stock options sont nécessaires pour recruter un nouveau dirigeant. La question demande une grande pondération et une réflexion considérable pour prendre en compte tous les cas particuliers. L’exemple d’Essilor vous éclairera sur ce que des Français de bon sens, comme vous, et attachés à leur pays, ont fait. D’abord, le montant des stock options doit rester raisonnable et ne pas représenter une dilution excessive du capital. Pour Essilor, il représente 0,4 % du capital. Notre politique est d’en donner à beaucoup de monde, pour des raisons sociales. Donner une stock option change les relations dans la société. J’ai eu l’occasion de donner des stock options aux Chinois : j’ai eu le sentiment d’avoir changé ces gens. En donnant un petit bout de propriété, on les transforme. Donner des stock options provoque une valeur ajoutée considérable. Quand les années sont bonnes, l’on peut en donner davantage ; quand les années sont mauvaises, c’est le contraire.
Ces idées passeront. J’ai accepté la proposition de M. Seillières de présider le comité d’éthique pour améliorer l’image de marque de l’entreprise. Je souffre autant que vous des excès rencontrés ici et là.
M. Michel PIRON : Je voudrais revenir à la question de M. Pierre Méhaignerie et de notre président. La mondialisation ne nous exonère pas d’être comptables devant la société française. Nous ne pouvons pas occulter les tensions nées des discordances majeures dont il est fait état.
Vous avez déclaré d’emblée que l’honnêteté n’était pas spectaculaire. Là où est l’honnêteté, la morale suffit souvent. Mais là où l’honnêteté est en cause, le droit doit intervenir.
M. Pierre MÉHAIGNERIE : C’est un professeur de philosophie devenu chef d’entreprise qui vous pose cette question !
M. Xavier FONTANET : Alain disait qu’un chef d’entreprise est souvent un philosophe en action... Pour diriger une grande entreprise, il faut inspirer la flamme aux hommes et femmes qui y travaillent. C’est fondamentalement par la morale et la philosophie que l’on anime les gens.
Au chapitre des rémunérations des dirigeants mandataires sociaux, nous avons écrit : « Elle doit être pensée de manière cohérente avec celle des autres dirigeants pour conforter la solidarité de l’équipe dirigeante. » L’on peut ajouter qu’elle doit être aussi exemplaire vis-à-vis de la société. Voilà les principes de bonne gouvernance que nous voulons faire avancer. Sachez également que, du côté des actionnaires, s’engage aussi une réflexion. Vous avez une vision du législateur, mais, moi, je rencontre les fonds de pension à longueur de temps et sais ainsi ce que font les actionnaires avec les actions d’entreprises dont les dirigeants ont commis des excès : ils les vendent. Un fort mouvement éthique anime les fonds de pension. Il m’est arrivé de débarquer aux États-Unis avec mes transparents sur Essilor et d’être interrogé sur ma famille, mes amis, mes sports. Certes, ils étudient l’entreprise pour connaître sa qualité, mais ils veulent voir les dirigeants. Vous devriez inviter Warren Buffet qui incarne l’Amérique profonde et ses valeurs. Nous nous sentons en harmonie d’idée avec Warren Buffet qui a très bien exprimé les choses.
M. Marcel BONNOT : Je vous ai écouté d’une oreille attentive et presque religieuse. J’ai bien compris qu’en ce qui concerne la fixation de la rémunération du chef d’entreprise, tout devait se passer dans la transparence. Le comité des rémunérations est là pour ce faire. Mais nous connaissons aussi des cas limites et, au travers de procédures collectives retentissantes, nous assistons souvent à des suppressions de personnel et à des licenciements ; en même temps, le chef d’entreprise fait la grimace quand le juge commissaire intervient d’une façon autoritaire pour baisser le salaire du chef d’entreprise. C’est dire que, bien souvent, l’évolution culturelle du chef d’entreprise n’est pas au niveau auquel vous semblez la situer. La conscience politique qui est la nôtre peut-elle laisser les choses en l’état, ne pas légiférer et attendre la lente évolution culturelle que vous préconisez ?
M. Xavier FONTANET : Voilà pourquoi il faut que nous nous parlions.
Nous sommes obligés de fermer l’une de nos très grandes usines aux États-Unis de 1 200 personnes, car elle n’est plus compétitive par rapport à l’Asie et aux prix du concurrent Hoya basé en Thaïlande. J’ai approuvé cette fermeture d’usine. Faudrait-il diminuer mon salaire ? Le problème est compliqué. Grâce à cela, les résultats d’Essilor nous permettent de financer la formation d’ouvriers français qui travaillaient dans une usine de verres finis que l’on transforme en laboratoire. Faudrait-il que je sois puni ?
Le président Pascal CLÉMENT : En tout cas, il serait choquant de vous augmenter.
M. Xavier FONTANET : Chaque semaine, je reçois des rapports sur cette usine qui était, il y a quinze ans, l’une des plus grosses sociétés du groupe. Quand je m’y rends, nous organisons des "pots" avec tous les anciens d’Essilor que nous avons dû licencier et qui ont tous retrouvé une situation. Nous comptons 170 usines dans le monde. Si l’on doit baisser mon salaire chaque fois qu’on en ferme une, on baisserait mon salaire chaque année.
Vous raisonnez, en France, dans un système de marché du travail qui ne fonctionne pas ; conduisez le même raisonnement aux États-Unis où le marché du travail fonctionne tellement bien que nous avons dû fermer des usines, parce que les employés n’y restaient pas. Dans notre usine de Boston, la rotation était très rapide, avec des employés qui avaient deux jobs. Nous avons été obligés de déplacer les productions. Vos raisonnements s’inscrivent dans le cadre d’un marché du travail rigide, sans flexibilité. Ne mélangez pas les sujets. C’est ce que je voulais dire au président Méhaignerie, dont le propos se mélangeait pour partie avec un problème de compétitivité. Ces sujets sont très compliqués et, si je suis si enthousiaste, c’est que cette rencontre nous permet de nous expliquer. Plus nous pourrons nous expliquer, plus vous pourrez comprendre ce qu’est une véritable entreprise.
M. Michel PIRON : Je reviens sur la question en évitant la réponse peut-être un peu facile que vous venez de faire. Nous ne posons pas la question de la délocalisation. Vous prenez une décision stratégique favorable au groupe. Soit ! Elle est plutôt recommandable en termes stratégiques, même si cela peut être dommageable ici ou là. Mais la question posée par le Président comme par Pierre Méhaignerie concernait d’abord et avant tout des groupes qui, globalement, perdent de l’argent, qui donc ont échoué, non tactiquement, mais stratégiquement, et dont les responsables se voient gratifier un peu plus qu’avant. Il y a là quelque chose de profondément choquant. Le problème est là. Nous ne sommes pas face à une question de détail, mais face à un phénomène profondément choquant. J’aimerais une réponse beaucoup plus précise. Que se passerait-il pour votre rémunération si l’ensemble du groupe Essilor, au terme de telle ou telle stratégie, perdait beaucoup d’argent ?
M. Xavier FONTANET : Immédiatement, les stock options vaudraient zéro. Ensuite, la part variable tomberait à zéro. On incite les dirigeants à avoir des parts variables raisonnables, mais relativement importantes...
M. Alain MARSAUD : Quel pourcentage ?
M. Xavier FONTANET : Pour moi, cela va de zéro jusqu’à 60 % du fixe. L’année dernière, j’étais au maximum, avec 600 000 euros, fixe plus variable, avant charges et impôts. Mes enfants n’étant plus à ma charge, je paye 50 % d’impôts. Ensuite, vous ajoutez 400 000 kilomètres par an pris sur les week-ends et puis 70 heures par semaine.
M. Alain MARSAUD : Si vous le permettez, je dirai que vous êtes un cas à part en termes de variable, puisque la moyenne des rémunérations variables des chefs d’entreprise des dix premières entreprises cotées au cac 40 est comprise entre 150 et 250 % du salaire fixe. En réalité, la rémunération variable devient la rémunération principale pour certaines entreprises du cac 40.
M. Xavier FONTANET : Les personnes qui, comme nous, sont attachées à l’amélioration de l’image de l’entreprise ne sont pas forcément heureuses de l’attitude de ceux qui ont des comportements excessifs. Mais, pour bien apprécier la réalité e la situation, je vous suggère une fois encore de travailler sur la durée.
M. Alain MARSAUD : Vous parlez de la durée. Or, nous avons une rentrée sociale au mois de septembre ou octobre. C’est à cela que nous pensons tous, car nous faisons de la politique.
Le président Pascal CLÉMENT : Dans le cadre de la mission sur le droit des affaires, nous avons demandé comment se déroulaient les séances des comités des rémunérations. Plusieurs fois, il nous a été expliqué que les comités de rémunération étaient généralement formés de chefs d’entreprise, d’administrateurs croisés, auxquels les autres membres du conseil d’administration n’osaient pas demander le fruit de leur réflexion. Et que tout cela restait fortement opaque ! Quant au conseil d’administration, les comptes sont présentés de telle manière que personne n’y reconnaît plus grand-chose. On est loin de la transparence. Or, face à de tels écarts de rémunération, cela n’est pas acceptable : vous n’êtes pas chez vous et vous n’êtes qu’un salarié mais vous êtes tellement mieux payé que les autres ! À croire que vous travaillez mille fois plus que les autres, ce qui paraît humainement difficile. Tel est le débat que les Français nous demandent d’aborder.
M. Xavier FONTANET : Vous avez en tête l’idée que les dirigeants seraient relativement interchangeables dès lors qu’ils ne seraient pas créateurs de l’entreprise. C’est mon cas. C’est d’ailleurs pourquoi je reste à ma place en matière de rémunération.
Cela dit, les entreprises vieillissent et les fondateurs sont obligés de passer le relais. Il y a de bons et de moins bons managers. De là à dire qu’ils se servent sur la bête, non ! Je les connais bien, il y a des types sublimes dans le cac 40 !
Sur quinze ans, cela produit une forte différence. Pour une grosse filiale d’Essilor, on réfléchit beaucoup à la personne que l’on place à sa tête. L’idée d’interchangeabilité des dirigeants est fausse. Il existe une notion de métier. J’ai appris le métier des verres ophtalmiques.
M. Alain MARSAUD : Quand M. X dirige le comité des rémunérations de la société Y et vice versa, ne serait-il pas tenté par une formule : « je te rémunère, tu me rémunères, fermons les yeux » ?
M. Xavier FONTANET : Les croisements ne sont pas sains et, d’ailleurs, les marchés détestent cela. Dans les conseils d’administration auxquels je participe, les présidents m’ont prié de dire ce que je pensais. Ceci dit, que le comité des mandataires gère légèrement est possible dans certains cas et il convient toujours d’apporter des améliorations au système.
Le président Pascal CLÉMENT : Merci, M. le Président. Je rappelle qu’il ne s’agissait pas d’un interrogatoire du président d’Essilor, mais du président du comité d’éthique du medef sur les réflexions de cet organisme sur le problème des rémunérations. Nous sommes obligés de gérer une nation d’une façon quotidienne, conjoncturelle. Aujourd’hui, une trop grande distorsion entre rémunération et résultat caractérise la situation de certains hauts dirigeants. On l’admet quand les affaires tournent bien. Je n’ai jamais entendu de critiques à l’encontre du pdg de L’Oréal, entreprise que vous administrez, et qui est, je crois le pdg le mieux payé de France. Mais son entreprise connaît une croissance à deux chiffres depuis qu’il est là. Il n’est jamais critiqué. Ce n’est donc pas un problème de montant. Ce qui est très choquant c’est le responsable qui s’augmente quand il perd de l’argent et licencie. À ce titre, nous attendons des recommandations du medef, mais aussi un changement de comportement des principaux dirigeants français, à défaut de quoi nous serions tenus de légiférer.
Source : Assemblée nationale française
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