(procès-verbal de la séance du jeudi 9 octobre 2003)
Le président Pascal CLÉMENT : J’ai le plaisir de vous accueillir aujourd’hui en votre qualité de président du groupe Lafarge, mais aussi en tant que président de l’Association française des entreprises privées. À ce titre, vous êtes un observateur des pratiques des rémunérations des dirigeants sociaux. L’actualité est venue mettre en lumière les rémunérations versées dans un certain nombre d’entreprises cotées du cac 40, rémunérations qui semblent avoir connu un certain emballement. Dans un article du Monde, vous avez appelé vos homologues à retrouver le sens de la mesure ; c’était déjà prendre partie. Qui a perdu le sens de la mesure ? Nous avons parlé de la « bulle internet », n’est-ce pas plutôt la « bulle des rémunérations » ? Comment expliquez-vous ce phénomène ? En France, les chefs d’entreprise étaient-ils particulièrement moins bien payés que leurs concurrents ? Ou bien cette évolution marque-t-elle la défaillance des contre-pouvoirs au sein de l’entreprise ?
Vous participez à plusieurs comités de rémunération. J’aimerais que vous nous expliquiez comment ces comités travaillent. Le président de la société est-il lui-même présent lors des réunions du comité de rémunération ? Si tel est le cas, est-ce fréquent ou le fait est-il rare ? M. Claude Bébéar faisait observer que la solution se trouve dans la transparence. Dois-je en conclure que nous n’y sommes pas ? Parmi les sociétés cotées au SBF 120, 62 % ne communiquent pas la rémunération variable de leurs dirigeants. 58 % des sociétés restent muettes sur la totalité de la rémunération de leur président. Même pour ceux qui respectent la loi, l’on perçoit que l’opacité domine, dans la mesure où il est possible de globaliser les rémunérations des principaux dirigeants et de présenter cette masse au conseil d’administration ou à l’assemblée générale des actionnaires sans savoir exactement de quoi il est question.
J’ai le sentiment que, malgré les efforts prônés par les différents rapports de gouvernance, c’est la composition des conseils d’administration qui n’est pas satisfaisante. Tout le monde connaît la critique relative à la « consanguinité » de ces conseils. Je ne crois guère à l’administrateur indépendant, surtout lorsque j’apprends que certains en font profession. Cela prête franchement à sourire ! En revanche, l’administrateur intéressant est celui qui apporte une autre vision des choses, un contre-pouvoir. Me plaçant dans la peau d’un responsable d’un exécutif de collectivité locale, je me dis que si, depuis dix ans, j’avais présidé aux travaux de quarante conseillers généraux de la majorité sur quarante, j’aurais sans doute été la victime de mes propres dérapages. Autrement dit, sans opposition, les choses sont dangereuses. Certains jugent intéressant que les petits actionnaires élisent l’un ou deux d’entre eux dans les conseils d’administration. Leur point de vue serait peut-être différent de celui des représentants de grandes entreprises qui peuvent avoir des intérêts croisés : le dirigeant compte dans son conseil son banquier et il siège lui-même dans le conseil d’administration de son propre banquier. Dès lors, nul ne voit plus où se trouve le contre-pouvoir. J’emploie souvent la formule selon laquelle il faut passer de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle dans l’entreprise. Il est vrai que dans les groupes mondiaux comme le vôtre, les salariés sont si nombreux que le président est structurellement peu contesté. C’est sans doute cela qui explique le manque de contre-pouvoirs.
M. Bertrand COLLOMB : Avant de répondre aux questions précises que vous avez posées, je voudrais reprendre l’ensemble des problèmes de gouvernance et la fresque des événements des dernières années. Il convient de mesurer l’évolution française en comparaison avec l’évolution étrangère. Quand j’appelais au sens de la mesure, je parlais davantage du contraste entre les évolutions françaises et américaines que je n’appelais mes collègues français au sens de la mesure car, en moyenne, ils l’ont conservé.
Au cours des dernières années, nous avons connu une évolution considérable marquée par une mondialisation financière, une très forte pression des marchés financiers sur les entreprises, une internationalisation des entreprises entraînant une confrontation des cultures différentes avec une forte concurrence pour les dirigeants internationaux et pour eux la nécessité de se mouvoir dans un monde globalisé. Nous avons connu un grand nombre de changements technologiques, notamment dans le domaine de l’information. Nous avons vécu une globalisation des mouvements médiatiques. Ils ont entraîné une exagération des anticipations et des réactions ainsi qu’une volatilité des marchés financiers. Une exacerbation des différences entre les approches culturelles s’est manifestée. L’approche américaine est extrêmement impatiente de résultats très rapides, totalement axée sur le marché - à partir de l’axiome très américain selon lequel « les marchés ont toujours raison ». En revanche, l’approche européenne paraît plus mesurée, à plus long terme, plus axée sur les indicateurs internes à l’entreprise, croyant moins à l’omniscience du marché financier qu’à une construction industrielle de performance, avec cependant parfois, en contrepartie, un manque de réactivité. C’est dans ce cadre qu’ont évolué les gouvernements d’entreprises avec une forte pression dans tous les pays tendant plutôt vers le modèle américain de check and balance, mais qui ne correspond pas aux contrepoids politiques avec lesquels la comparaison est inappropriée, voire dangereuse.
Il est vrai que nous avions un modèle européen, le Führer Prinzip. C’est sur ce fondement qu’étrangement s’est construit le droit français issu d’un droit de l’occupation ayant survécu. Il se pratique en fait sous forme de consensus feutré par opposition à des chocs ou à des différences d’opinion exercées plus clairement dans le modèle américain. J’ai souvent déclaré que ce modèle américain de gouvernance avait de grandes vertus et, chez Lafarge, mon prédécesseur a commencé de l’appliquer en 1975. Il faut en prendre le caractère positif et essayer de l’adapter dans un contexte culturel différent. En France, les rapports Viénot et Bouton ont balisé cette évolution avec, là aussi, une différence culturelle : aux États-Unis, on s’attache beaucoup à des systèmes formels, à des processus et à des procédures extrêmement précis. Il arrive que les procédures laissent passer une réalité qui n’est pas conforme à ce qu’elle devrait être, comme dans le cas d’Enron, alors qu’en France nous sommes plus intéressés à la valeur des principes et nous sommes moins procéduraux, moins formels. Nous essayons de comprendre les principes qui sous-tendent les règles.
Si l’on étudie les critères formels, on s’apercevra que les entreprises françaises n’étaient pas aussi avancées que les entreprises d’autres pays. Si nous regardons la substance, nous découvrons que ces dernières années ont été le témoin d’un grand nombre de mouvements et que nous ne sommes pas en retard en matière de corporate governance par rapport aux autres pays. Sur ce mouvement de fond, s’est superposée « la bulle », c’est-à-dire une excitation intellectuelle, médiatique et boursière qui faisait penser que l’on pouvait décrocher la lune tout de suite. Cela a créé beaucoup d’excès et de dégâts aux États-Unis qui connurent des scandales. Ceux-ci ne furent pas exceptionnels dans leur nature - il y a toujours eu des escroqueries - mais, compte tenu de la taille des entreprises, elles sont devenues des escroqueries de taille considérable. Elles furent plus visibles et affectèrent plus de monde. En France, je le soutiens, nous n’avons pas connu de scandales. Nous avons eu quelques cas d’entreprises qui suivirent des stratégies trop aventureuses ou qui furent mises en difficulté par les retournements extrêmement dramatiques des marchés. D’autres - ou les mêmes - ont trop demandé à la communication en oubliant que celle-ci réclame une politique de base saine et qu’elle ne saurait remplacer la réalité. Quelques entreprises ont connu des difficultés, mais il n’y a pas eu de comptes truqués. Quelques dirigeants ont été critiqués, mais ils sont restés des exceptions, et leurs difficultés d’entreprises ou celles liées à des stratégies trop aventureuses ou à des retournements violents du marché ne ressemblent en rien aux scandales de Enron ou de WorldCom. Il convient donc de bien faire la différence entre ce qui s’est passé ailleurs et en France.
L’ennui c’est que la chute boursière s’est produite en France comme ailleurs et qu’elle a traumatisé nos actionnaires. Ils ont eu tendance à faire l’amalgame de toutes ces situations et ont perdu confiance ; même dans les entreprises françaises qui n’avaient pas démérité, ni en termes de stratégie ni en termes de résultats, le cours de bourse a été atteint par ce mouvement général. Hier soir, à l’occasion d’une soirée de la communication financière où l’on remettait les prix des meilleurs rapports annuels, j’ai appris qu’un sondage, opéré auprès des actionnaires, soulignait un certain retour à la confiance. Le chemin est toutefois encore assez long puisqu’une majorité de personnes n’a pas encore confiance. Il est intéressant que ce sondage révèle une appréciation positive de ce qui est entrepris. Les gens pensent que la situation s’améliore. Inversement, on note une certaine impatience, les personnes interrogées voudraient des résultats avant même que les dispositifs nouveaux soient mis en œuvre ; elles auraient tendance à en demander encore plus. Nous sommes réalistes, nous savons bien que même s’il existe un gros écart entre la situation des sociétés françaises et celle de quelques sociétés américaines, il nous reste à résoudre un problème général de confiance, il nous faut retrouver la confiance des investisseurs. Bien sûr cela sera plus facile si la bourse remonte, mais nous avons de toute façon des efforts à produire en matière de transparence et de gouvernement d’entreprise.
J’en viens au problème des rémunérations. Il est indéniable que, dans un monde ouvert internationalement, où la concurrence est plus forte pour les talents, où la pression est très forte pour la performance, on constate un élargissement de l’éventail des rémunérations. C’est une évolution que l’on peut juger regrettable, car elle va à l’encontre de la fibre culturelle européenne très attachée, non pas à l’égalité des chances, mais à l’égalité des situations. Ce phénomène est vrai pour tout le monde et est observable dans tous les secteurs de la société. C’est vrai pour les sportifs, les artistes, les avocats ; c’est également vrai pour nombre de postes de non-dirigeants, pour tous les spécialistes rares, les informaticiens, les traders, les banquiers d’investissement, les analystes. Les banquiers ou les assureurs vous ont-ils dit que les dirigeants ne percevaient pas les salaires les plus importants de ces entreprises ? Le monde financier, qui nous demande beaucoup de transparence, a également connu des évolutions qui reflètent les mêmes phénomènes. L’on note donc un mouvement général que l’on peut apprécier ou non, je le crois relativement irréversible. Je marque sur ce point une réaction très européenne ; le phénomène pose problème vis-à-vis de nos sociétés. La seule réponse à l’accroissement des différences de rémunérations devrait être une plus grande mobilité, c’est-à-dire que les situations ne devraient pas être figées pour que les gens puissent progresser dans un éventail plus ouvert.
Les chefs d’entreprise français étaient très largement à la traîne. On a connu un rattrapage sous l’effet du benchmarking, c’est-à-dire de la comparaison internationale. Des sociétés de consultants sont payées pour décrire le marché. Des publications ont permis à certains de constater qu’ils se trouvaient à la traîne. Un phénomène pervers, non spécifiquement français, a joué : chacun se comparant à la moyenne du marché, cette moyenne a été poussée vers le haut. Fondamentalement, un rattrapage a eu lieu dans un cadre de croissance économique, de bonne performance d’entreprise et de montée des cours boursiers. Jusqu’où ce rattrapage est-il intervenu ? Des articles de presse m’étonnent beaucoup. Je lis que les patrons français seraient désormais davantage payés que ceux d’autre pays. Je dois vous dire que cette assertion est totalement contraire à mon expérience et aux chiffres tels que je les lis. Un tableau récent publiait des chiffres évaluant le montant des stock options détenues par les dirigeants français et celui des stock options détenues par les dirigeants américains. Il laissait accroire que les patrons français étaient mieux payés. Ce n’est évidemment pas vrai ! Les patrons américains sont payés cinq à dix fois plus que les patrons français, ce qui ne veut pas dire que ceux-ci devraient être payés comme ceux-là.
Dans ma propre entreprise, les recommandations des consultants sur notre filiale américaine, qui représente 30 % de l’activité du groupe, conduiraient à payer près de deux fois plus le responsable de cette filiale que le dirigeant du groupe. Je vous rassure tout de suite ; nous ne suivrons pas ces recommandations. Mais le benchmark américain est très nettement plus haut. Je lis que les Français sont payés davantage que les Anglais. En fait, ce n’est pas vrai, le problème c’est que l’on compare des échantillons inégaux. L’étude récente du Financial Times recouvre 115 entreprises anglaises et 30 entreprises françaises ! Au surplus, l’article annonce avoir pris en compte les rémunérations fixes et les bonus annuels, mais précise qu’il n’englobe pas les bonus pluriannuels, faute de savoir les évaluer. Évidemment, si l’on ignore un tel élément, l’on obtient à peu près n’importe quoi. À l’examen du secteur pétrolier, je puis dire que le patron de l’entreprise anglaise reçoit un salaire deux fois supérieur à celui de l’entreprise française. Le troisième concurrent, anglo-néerlandais, est payé d’une façon plus proche de la nôtre ; sans doute est-ce dû à l’influence continentale. Toute mon expérience pratique est que les Français ont effectivement rattrapé un retard, mais restent en dessous des Anglais et très en dessous des Américains. La comparaison avec les Allemands est plus délicate, les chiffres ne sont pas publiés et leurs contrats sont très solides.
Ce rattrapage est-il normal ? Si chacun peut avoir son opinion, je sais qu’il y a vingt-cinq ans, l’on pouvait être le patron d’uns société cotée du cac 40 et avoir pleinement réussi, sans avoir aucune chance de se constituer un patrimoine au cours de sa carrière. Pour ce faire, il fallait, soit avoir hérité, soit posséder sa propre entreprise, soit encore être un professionnel libéral. Aujourd’hui, un chef d’entreprise coté du cac 40 se trouve dans une situation comparable à celle d’autres personnes.
Le président Pascal CLÉMENT : Très largement comparable.
M. Bertrand COLLOMB : Je n’irai pas jusqu’à le comparer au centième footballeur de France, puisque je n’ai pas vérifié l’assertion journalistique selon laquelle le salaire moyen des patrons des entreprises cotées du cac 40 équivalait à celui du centième joueur français. La comparaison n’est sans doute pas pertinente.
La comparaison est beaucoup plus difficile quand on ajoute des options. Il est exact que dans la mesure où les patrons français étaient en retard dans leur rémunération de base, la tendance fut de leur donner beaucoup plus d’options, les options n’ayant de valeur que dans la mesure où l’entreprise fonctionne bien. Ce fut là l’occasion de procéder au rattrapage sans augmenter les coûts fixes de l’entreprise.
Il convient également de bien mesurer la différence considérable entre les options à la française et les options à l’américaine. Le système américain a connu des excès. Le principe des options consiste à aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Voilà une idée libérale qui n’est pas absurde. Le problème est lié aux différents types d’actionnaires, avec des investisseurs à long terme d’un côté, ceux qui sont intéressés par les coups rapides de l’autre. Le système américain a plutôt aligné les intérêts des dirigeants sur le second type d’investisseurs. Les options données furent très considérables dans leur montant, sans proportion avec leur rémunération fixe et pouvaient être exercées à tout moment. La tentation était donc forte pour certains. Si, heureusement, beaucoup ont résisté, d’autres ont été poussés au crime. Ils se sont dit que s’ils arrivaient à faire monter leur cours de bourse, ne fût-ce que cinq minutes, ils encaisseraient une fortune. D’où la tentation de jouer sur la comptabilité, sur la communication, pour gonfler les cours. Voilà le phénomène auquel nous avons assisté dans les scandales : des gonflements artificiels accompagnés de la réalisation d’options par les dirigeants. Il n’en demeure pas moins que le système américain a induit ces tentations et permis de tels comportements.
Le système des options à la française est tout à fait différent. Elles ne sont exercées qu’au terme de quatre ans. Ensuite, il existe une quasi-obligation fiscale à détenir les actions un certain temps. Au surplus, ce sont des attributions régulières à date fixe. L’on ne joue pas avec les dates d’attribution pour choisir le moment le plus bas pour attribuer les options. Enfin, l’on a, dans l’ensemble, maintenu des montants raisonnables. Je précise « dans l’ensemble », car quelques entreprises très actives aux États-Unis ont ressenti la tentation de se rapprocher des pratiques américaines, ce que j’ai toujours condamné, jugeant qu’il était préférable d’en rester à une pratique européenne, même si nous sommes chaque jour confrontés à des patrons américains dont les situations matérielles sont sans comparaison avec les nôtres.
J’ai précisé que le système américain alignait les intérêts des dirigeants sur les investisseurs de court terme. Je ne prononce pas le terme de « spéculateurs » à connotation trop négative alors même que ces investisseurs court terme jouent un rôle utile dans l’économie. Mais le système français aligne effectivement les intérêts des dirigeants sur celui des investisseurs à long terme, qui est d’ailleurs aussi l’intérêt de l’entreprise. Ce système ne porte pas les risques de perversion que l’on a vu se développer aux États-Unis. Il faut maintenir les options et ne pas céder aux modes. Ce n’est pas parce que Microsoft a abandonné les options pour faire autre chose que les entreprises françaises doivent abandonner un système d’options assez différent dans ses principes, dans ses modalités et dans son application et qui répond bien à son objectif.
Comment tout cela évoluera-t-il ? Faut-il une législation ? La situation est-elle préoccupante ? Je juge l’évolution positive. Nous avons souhaité à l’afep et au medef la transparence des rémunérations. Nous avons demandé à nos collègues de publier leur rémunération avant même que la loi ne rende cette publication obligatoire. Cette transparence permet la connaissance et le débat. Vous avez signalé qu’un certain nombre d’entreprises ne semblait pas respecter les obligations de transparence. Au sein des sociétés cotées du cac 40, je ne crois pas que cela soit le cas. Si des sociétés ne respectent pas les recommandations de transparence, ce n’est pas acceptable et je suis d’accord avec vous. Il faut que l’amf ait la capacité de faire respecter les normes de place en matière de transparence afin que les actionnaires disposent des informations nécessaires.
Cette transparence conduit à un débat. Ce débat est sain et montre que la situation de la grande majorité des entreprises est tout à fait normale. Toutefois, le débat n’est guère aisé, car il n’y a pas deux situations d’entreprises identiques. On peut dire à peu près ce que l’on veut sur des échantillons statistiques ; il suffit de prendre 115 sociétés anglaises et 30 sociétés françaises et l’on montrera que la moyenne française est supérieure à la moyenne anglaise. Il faudra que ce débat soit conduit à maturité, qu’il y ait suffisamment d’échanges pour que l’on sache de quoi l’on parle. Cette évolution a déjà conduit les actionnaires à exprimer leur point de vue. Des assemblées générales ont évoqué fortement le problème. Il y en a eu aussi où la question n’a pas été évoquée. Dans ce second cas - c’était le mien -, ce fut un signal pour les entreprises : le niveau de rémunération ne posait pas de problèmes aux actionnaires.
Quand le sujet fut évoqué amplement, le signal fut perçu en sens inverse. Venant des actionnaires, ce signal est pris très au sérieux par les chefs d’entreprises et les conseils d’administration. Cela conduira les conseils à donner l’information et à donner des explications. Pourquoi notamment la rémunération a-t-elle augmenté une année où le résultat net a baissé ? C’est peut-être le fruit d’une situation particulière que le conseil a voulu reconnaître et pour que tout ne soit pas calculé en fonction du résultat net de l’année. J’estime très dangereux de légiférer sur des situations aussi diverses. Quelle est la comparaison entre un chef d’entreprise qui a dirigé l’entreprise depuis dix ans avec succès et celui que l’on vient chercher pour redresser une entreprise en difficulté ? Il s’agit de situations complètement différentes, sans parler de celui que l’on révoque parce que l’entreprise est en perdition ! Je craindrais beaucoup qu’une législation empêche l’adaptation à des situations changeantes et risque de handicaper la compétitivité des entreprises françaises. Il faut faire confiance - tels sont d’ailleurs vos propos publics, M. le Président -, être l’aiguillon qui permet à chacun de réfléchir et d’expliquer son action. Le rôle de votre mission parlementaire est excellent, mais il faut faire confiance aux mécanismes de gouvernance pour faire évoluer les choses et retrouver la confiance des investisseurs.
Bien entendu, on pourra toujours trouver un ou deux cas litigieux ou excessifs ; il peut arriver qu’ils soient résolus par la voie judiciaire, mais il ne faut pas céder à la passion française qui veut que dès qu’un cas ne fonctionne pas comme on voudrait, on rédige un texte correspondant. Je sais que telle n’est pas votre intention ; je tiens toutefois à le redire.
Pour répondre à votre question sur la transparence, si des entreprises du SBF 120 ne suivent pas ces recommandations, il convient que nous favorisions l’autodiscipline des entreprises, il faut que l’amf agisse en ce sens avec les pouvoirs que vous lui avez donnés. Nous étions d’accords pour qu’elle dispose de pouvoirs de mise en œuvre des normes de place dans un cadre concerté avec les entreprises mais obligatoire.
En ce qui concerne la position des conseils d’administration, je suis quelque peu réservé à l’égard de vos propositions, dans la mesure où le conseil d’administration a pour rôle de définir la stratégie des entreprises, ce qui est compliqué. Le test de la stratégie d’entreprise n’est pas l’acceptation sociale comme en matière de politique. Le test du bon fonctionnement d’un conseil général se mesure au contentement des électeurs lors de l’élection suivante. Le test de l’entreprise ne se mesure pas, quant à lui, au contentement de l’environnement de l’entreprise, si ce n’est par le succès de sa stratégie. Pourquoi avons-nous des chefs d’entreprise à nos conseils ? Ce n’est pas par goût de la consanguinité, mais parce qu’ils ont l’expérience de la stratégie d’entreprise. Ils savent les difficultés du choix entre les risques à prendre et ceux qu’il ne faut pas prendre. Cela ne signifie nullement que seuls les chefs d’entreprise soient porteurs de cette expérience. Nous avons des représentants des personnels dans les entreprises, dans les conseils. Pourquoi sont-ils souvent silencieux ? Ils ont simplement l’impression que ce sont là des problèmes trop complexes et qu’il est difficile d’avoir des points de vue informés. Quand il s’agit d’intérêts catégoriels, ils savent en traiter, mais, sur tel ou tel choix stratégique - procéder ou non à telle acquisition - ils ne savent pas apprécier. Check and balance, oui, mais non au sein du conseil d’administration, qui n’est pas le lieu où l’on doit rechercher l’équilibre. Le conseil d’administration est un lieu de débat ; il ne faut pas que ce soit un lieu feutré où les gens n’osent pas dire qu’ils ne sont pas d’accord.
Le président Pascal CLÉMENT : N’est-ce pas le cas ?
M. Bertrand COLLOMB : De moins en moins ; c’était le cas il y a quinze ans.
Le président Pascal CLÉMENT : N’était-ce pas encore le cas il y a cinq ans ?
M. Bertrand COLLOMB : Peut-être était-ce le cas il y a cinq ans pour 20 à 30 % des entreprises, mais ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. J’ai été administrateur, notamment d’entreprises privatisées, qui ont démarré immédiatement avec des gouvernements d’entreprise très forts, parce que leurs patrons étaient conscients du fait que le débat au sein du conseil d’administration devait remplacer la légitimité de l’actionnaire État. Peut-être suis-je un peu trop optimiste ? Le débat doit avoir lieu entre des personnes susceptibles de nourrir le débat, non entre des personnes représentant des points de vue institutionnels. Que les actionnaires s’expriment dans le cadre d’associations d’actionnaires, oui, un check and balance s’opère. Quand les actionnaires ne sont pas d’accord sur une décision de gestion des conseils, ils le disent aux assemblées. Mais je ne pense pas que l’on puisse opérer le parallèle que vous avez opéré entre un conseil général et un conseil d’administration.
L’objectif ne consiste pas en une acceptabilité politique ou sociale des décisions, mais dans leur efficacité. Bien entendu, qui dit « entreprise » dit « prise de risque ». Aucun système ne garantira que toutes les stratégies d’entreprises réussiront. Si nous avions une telle garantie, cela signifierait l’absence de toute prise de risques et donc de toute entreprise.
Le président Pascal CLÉMENT : Oubliez ma comparaison, mais je maintiens l’idée de contre-pouvoir. Par exemple, comment expliquer qu’un conseil d’administration peuplé de personnes compétentes et d’expérience ait abandonné le métier de la distribution de l’eau pour partir vers l’immatériel outre-Atlantique sans qu’aucune voix ne le mette en garde ? Que manque-t-il dans ce conseil d’administration ? Un homme de bon sens. Le bon sens a quitté un certain nombre de conseils d’administration. Ce cas est certes le plus parlant, mais je puis en donner un second. Une entreprise publique a cumulé un endettement colossal au moment de la « bulle » et pas un homme de bon sens n’a demandé si les acquisitions qui se succédaient ne finissaient pas être excessives. Personne n’a posé la question et cela finit par exploser. Je suis certes moins compétent qu’un chef d’entreprise, mais comme j’ai vécu cette affaire en me demandant comment ces gens intelligents ne voyaient pas que l’on allait au désastre, je cherche des administrateurs qui aient d’autres qualités, car la compétence commence à être dangereuse, M. le président ! Des gens de bon sens sont toutefois difficiles à trouver !
M. Bertrand COLLOMB : Je connais des administrateurs qui siégeaient dans les entreprises que vous avez évoquées ; ce sont des personnes de bon sens. La situation était assez exceptionnelle, il y a eu un emballement de l’ensemble des observateurs, de l’ensemble des participants. Je me suis fait traiter de « réactionnaire », car j’exprimais mon scepticisme sur le fait qu’internet allait révolutionner totalement le monde en six mois. Certains journalistes m’avaient alors classé comme l’archétype du crocodile. Pourtant, mon propos avait été modéré. J’avais déclaré que l’internet était quelque chose d’important, mais il faudra dix ans pour que cela change un certain nombre de comportements.
Je ne prétends pas que les conseils d’administration auquel vous faites référence ont forcément bien fonctionné, mais je sais que tout le monde a été intoxiqué par cette hyper-exagération, cette hyper-médiatisation d’une évolution qui allait complètement changer le monde. À l’examen de la stratégie d’une des entreprises que vous évoquez, je me disais que c’était là une stratégie à très haut risque sans savoir si elle marcherait ou non. Rétrospectivement, il aurait fallu un petit coup de frein après le 11 septembre 2001 pour qu’elle ne conduise pas à la catastrophe. A posteriori, certains expliquent que la stratégie était idiote, les risques étaient trop évidents. C’est ce que les Américains appellent le quarterback du lundi matin, mais replaçons-nous à l’époque. Je ne dis pas que chacun a fait aussi bien qu’il aurait dû, mais il est difficile d’apprécier le fonctionnement d’un mécanisme général à partir de deux cas particuliers dans une ambiance complètement folle. Instruits par l’expérience, repartant dans une époque d’exagération médiatique, les mêmes ou d’autres seront plus prudents.
Le président Pascal CLÉMENT : On peut l’espérer.
M. Bertrand COLLOMB : Malheureusement, les phases de bulle arrivent tous les dix ou quinze ans. Quand la bulle est retombée, tout le monde déclare : mais, enfin c’était évident ! Il en fut de même avec l’immobilier parisien, des personnes très raisonnables, très sérieuses ont continué à acheter. Il ne faut pas apprécier à partir du phénomène de bulle le fonctionnement d’un système. Cela dit, il convient que les conseils fonctionnent mieux avec plus d’information et davantage de débat. Le conseil de Lafarge fonctionne avec des comités depuis 1975. Cependant, nous réalisons encore des progrès avec des documents que nous envoyons plus en avance. Les réunions de comité sont mieux préparées, nous avons un règlement de conseil d’administration...
À propos du rapport Bouton, nous avons beaucoup parlé des administrateurs indépendants, mais le plus important tenait dans le règlement du conseil d’administration. Il convient de régler ce que le président peut faire seul et ce qu’il doit discuter avec le conseil. Cet élément très important est en train de se mettre en place. Maintenant, nous avons des règles plus claires sur ce point.
Le président Pascal CLÉMENT : Premier point fondamental, ce qui m’intéresse n’est pas de savoir si les patrons sont trop payés ou non - ce serait revenir à l’époque de Georges Marchais voilà vingt ans qui affirmait qu’« au-dessus de 50 000 francs, je prends tout ! ». Ce qui nuit à la confiance économique n’est pas cela, ni même de savoir si les dirigeants français d’entreprise sont globalement aussi bien payés que les autres dirigeants. Le libéral que je suis le saisit d’entrée de jeu, mais je ne comprends pas plusieurs aspects : que l’on soit augmenté alors que l’on perd de l’argent ; que l’on soit augmenté alors que le cours de bourse descend. On constate au sein des sociétés cotées du cac 40 des augmentations annuelles de 25 % à 30 %. Je ne comprends pas qu’en cas d’échec l’on parte avec un golden parachute beaucoup plus élevé que ce que rapportera, à la fin de sa vie, la vente de son entreprise par un créateur d’entreprise qui, lui, a eu du génie, un courage extraordinaire et assumé une prise de risque phénoménale ! Les comités de rémunérations sont-ils un faux nez ou un véritable outil ? Le président en fait-il partie ?
Les patrons français sont peut-être moins payés, encore que l’affirmation finit par être sujette à caution, mais le tableau est plus opaque qu’ailleurs et la partie variable est de loin la plus forte qu’ailleurs. Hier, nous auditionnions un cabinet d’avocats et d’experts sur ce sujet. Il nous a donné un document qui résume la rémunération des principaux patrons européens : la partie variable, de loin, la plus forte, est celle des patrons français.
M. Christophe CARESCHE : Je voudrais revenir, M. Collomb, sur votre appréciation de la situation française. Vous êtes parti des caractéristiques du capitalisme français en le distinguant de la situation des pays anglo-saxons et des États-Unis. Je me fais du capitalisme français une idée d’un capitalisme encore très lié à l’État. Il suffit de suivre la trajectoire de grands patrons français pour s’en convaincre. Il ne s’agit pas de trajectoires d’entrepreneurs comme dans les pays anglo-saxons. Ce capitalisme d’État est un capitalisme relativement fermé d’où, au sein des conseils d’administration, des cumuls qui expliquent que ces conseils n’ont pas véritablement fonctionné. Ce capitalisme-là eut à faire face à la mondialisation et à la financiarisation des marchés.
De l’évolution, vous concluez que le capitalisme français, pour de multiples raisons, est plus vertueux que le capitalisme anglo-saxon. Dans ce contexte, vous considérez qu’il convient, certes, d’apporter des améliorations à la marge, mais, globalement, vous estimez que les choses vont bien. On peut avoir une autre lecture : ce capitalisme très français, très lié à l’État, ayant à faire face à des conditions nouvelles, n’est pas plus vertueux que le capitalisme américain ; au contraire, il est peut-être encore moins préparé que le capitalisme anglo-saxon à l’ouverture des marchés, à la financiarisation. Selon cette autre lecture, les problèmes ne sont pas derrière, mais devant nous. Non seulement des phénomènes vont peut-être se reproduire, mais dans le futur, voire dans un futur proche, des éléments interviendront sans doute auxquels le capitalisme français n’est absolument pas préparé. La façon dont il fonctionne aujourd’hui est extrêmement inquiétante. Je ne tranche pas, mais je considère votre lecture très optimiste. On peut en avoir une autre plus pessimiste.
J’en arrive ainsi aux questions que vous posiez, M. le Président. La position selon laquelle il suffirait de quelques adaptations peut s’avérer extrêmement fragile. Je me permettrai un parallèle avec les scandales liés au financement de l’activité politique. Dans le monde politique, une prise de conscience forte a eu lieu, des lois ont été adoptées, des mesures ont été prises, même si un procès se déroule actuellement. Je considère que, depuis une quinzaine d’années, des actes assez forts ont été posés par tous les gouvernements. Je me dis que la réaction du monde politique pourrait éclairer celle du monde économique français. Encore une fois, je n’ai pas forcément la même appréciation sur l’évolution.
L’explosion des rémunérations - vous parlez de rattrapage - est très liée aux caractéristiques du capitalisme français avec des chefs d’entreprise assez peu préparés, y compris sur le plan personnel et individuel. M. le Président, vous avez évoqué plusieurs formes de dérives, mais j’ai le sentiment que des chefs d’entreprises, peut-être très minoritaires, je l’ignore, ont un peu perdu la tête à la fois face à la question des rémunérations et face à la médiatisation. Quand on voit le cursus de certains chefs d’entreprise, on peut s’interroger : n’y a-t-il pas eu emballement à la fois sur les stratégies des entreprises et à titre personnel ? Face à cela, nous avons le sentiment d’une absence de contre-pouvoirs ; à la fois en termes de stratégie et de rémunération, personne n’a mis en garde contre le caractère déraisonnable de la situation.
La question de l’acceptabilité du montant des rémunérations ne peut être dissociée de celle de la responsabilité. Je suis d’accord avec M. Clément : la question que les Français se posent est liée à un certain nombre de situations, de rémunérations et de pratiques incompréhensibles. Aux États-Unis, quand un chef d’entreprise a échoué, il est mis à la porte en une heure. C’est rarement le cas en France.
Le président Pascal CLÉMENT : Cela arrive !
M. Christophe CARESCHE : Certes, cela se produit, mais, souvent, des négociations assez longues précèdent le départ.
M. Bertrand COLLOMB : Le chef d’entreprise, on le vire tout de suite, contrairement à la loi française.
M. Christophe CARESCHE : C’est ce qui a choqué dans un certain nombre de situations.
M. Bertrand COLLOMB : M. le Président, l’étude que vous évoquez porte sur des pourcentages. Il faut savoir ce que l’on veut. Si l’on veut que les chefs d’entreprise soient davantage associés à la prospérité de leur entreprise et aient moins de garanties, il est normal que leur part variable soit plus élevée. Dans la mesure où nous avions des rémunérations beaucoup moins fortes que les autres Européens, le rattrapage s’est surtout opéré par la part variable et un peu par les options. Il est donc normal et il n’est pas nécessairement mauvais que la part variable soit un peu plus élevée que dans d’autres pays. Personnellement, je suis pour la mesure et pour un équilibre entre la part fixe, la part variable et les options. La part variable est variable, ce n’est pas un équilibre, c’est un équilibre statistique, un équilibre en moyenne.
Le président Pascal CLÉMENT : Je le répète : avec une part variable, on peut toujours gagner et ne jamais perdre.
M. Bertrand COLLOMB : Je parle de la part variable de la rémunération annuelle, du bonus. Je lis que les entreprises cotées du cac 40 ont perdu de l’argent et que les rémunérations ont augmenté. Effectivement, quatre entreprises ont pris des provisions très élevées sur l’écart d’acquisition en 2002. Ce sont des résultats exceptionnels. Ces quatre entreprises mises à part, les résultats nets du « cac 36 » ont baissé de 2 % entre 2001 et 2002 et les salaires, fixe plus variable, ont baissé de 3 %. Où est le scandale ? Je n’en vois pas dans l’évolution du cac 40 entre 2001 et 2002.
Comment fonctionnent les comités de rémunération ? Je puis en témoigner, car je participe à plusieurs comités de rémunération, y compris étrangers, d’entreprises internationales. Ils fonctionnent partout de la même façon : sur la base d’une étude d’un consultant qui indique la situation du marché, les membres du comité débattent de la position de la rémunération du président par rapport à ces grilles. Nous cherchons à dégager une vision de la performance de l’année. Elle ne peut être l’évolution du cours de bourse. Si la rémunération des dirigeants doit être proportionnée au cours de bourse, on en revient à l’approche à court terme américaine. Le cours de bourse évolue en fonction d’éléments qui ne dépendent pas uniquement de l’activité de l’entreprise. Le succès, la performance du chef d’entreprise sont constitués de facteurs qui construiront le résultat de demain, pas simplement du résultat de l’année, qui, bien entendu, reste un des éléments d’évaluation. Mais, en général, l’appréciation des comités de rémunération prend en compte plusieurs critères. Certains peuvent être comparatifs aux autres sociétés du secteur, d’autres peuvent être absolus - progression des résultats ; d’autres encore peuvent être totalement déconnectés du résultat de l’année. Par exemple, réussir une fusion est un problème interne de management ; les critères sont des critères de réussite qualitative. Je pense que les comités effectuent ce travail très sérieusement. Ce qui est vrai, c’est que les comités ont eu tendance à vouloir garder une certaine liberté d’appréciation et donc à peu expliquer ce qu’ils faisaient. La nouveauté sera d’expliquer davantage ces mécanismes. Le président participe-t-il au comité de rémunération ? Oui, en partie. Le comité ne débattra pas de la performance d’entreprise sans avoir un débat avec le président.
Le président Pascal CLÉMENT : Il se retire lorsque cela le concerne.
M. Bertrand COLLOMB : Bien entendu. La réunion dure parfois une heure hors la présence du président, le temps que le comité prenne sa décision. Nous nous plaçons dans un schéma sérieux. Il ne faut pas poser comme un principe que la rémunération doit varier comme le résultat net ou le cours de bourse, ce qui serait absurde. En revanche, il faut poser comme principe qu’elle soit expliquée et que l’on soit capable de comprendre pourquoi la rémunération évolue dans un sens ou dans l’autre.
M. Caresche, je ne suis pas d’accord pour dire que nous sommes dans un capitalisme d’État fermé. C’était vrai il y a vingt ans, un peu plus récemment pour un certain nombre d’entreprises, parce que nous avons eu à connaître cette aberration de la nationalisation de l’économie, à une époque où le monde entier s’ouvrait vers l’économie de marché. Heureusement, nous en sommes sortis depuis longtemps. Nous avons un capitalisme parfaitement ouvert et votre diagnostic sur l’entreprise française me paraît bien pessimiste. Je connais énormément d’entreprises internationales qui sont des leaders internationaux, qui se portent bien, qui se sont adaptées au monde de façon extraordinaire, avec des dirigeants qui ont travaillé à l’étranger. J’en suis un. Il se trouve que certains de ces dirigeants ont été dans leur jeune temps des fonctionnaires. Je l’ai été moi-même six ans ; je suis chez Lafarge depuis vingt-huit ans. Pour autant, doit-on dire que Lafarge participe du capitalisme d’État, parce qu’il se trouve que j’ai été fonctionnaire ?
M. Christophe CARESCHE : Ce n’était pas un reproche !
Le président Pascal CLÉMENT : En France, environ trois chefs d’entreprise sur quatre des entreprises cotées du cac 40 ont débuté dans la fonction publique. C’est un peu culturel !
M. Bertrand COLLOMB : Le système de formation de nos élites est tel que l’on a orienté et que l’on continue d’orienter vers la fonction publique un certain nombre de personnes. Lorsque des privatisations sont intervenues, l’État a installé les présidents et a donc désigné des personnes qu’il connaissait. Le test interviendra au moment du renouvellement, à la génération suivante. Nous y arrivons. Je considère que c’est beaucoup plus ouvert. Pour autant, on ne va pas éliminer les polytechniciens et les énarques du privé. S’ils sont bons, on les retrouvera. Il convient de les retrouver parce qu’ils sont bons et qu’ils ont effectué un parcours dans l’entreprise qui a légitimé leur position, non pas parce qu’ils ont été parachutés. Au reste, il n’y en a plus. Les derniers parachutages sont intervenus au moment des privatisations.
Le président Pascal CLÉMENT : Le dernier fut celui de M. Messier !
M. Bertrand COLLOMB : C’est autre chose : il s’agit d’un parachutage privé ! Les mécanismes de succession et de préparation des dirigeants sont très importants. Je ne pense pas que l’exemple que vous avez donné soit la façon idéale de sélectionner un dirigeant d’entreprise. Je ne partage pas votre pessimisme lorsque vous indiquez que les risques augmentent. Ce n’est pas vrai. Encore une fois, vous vous polarisez beaucoup sur un ou deux cas de personnes qui n’ont pas acquis une expérience progressivement en commençant par gérer une petite, puis une moyenne, enfin une grande entreprise ; elles ont voulu faire le grand écart. Cela n’a pas marché. Dans le cas contraire, ils eussent été des grands chefs ! Des facteurs d’environnement ont joué, ce n’était pas non plus totalement déterminé, mais les chefs d’entreprise sont préparés à cette compétition. Le nombre de cas où je ne comprends pas l’évolution de rémunération ou que je ne l’approuve pas est extrêmement limité. Sur les quarante entreprises, une ou deux, pas plus, ont été tentées par la comparaison outre-Atlantique. C’est dangereux, mais dans un sens compréhensible. Si la partie de l’activité aux États-Unis devient non négligeable, on se dit : pourquoi pas ? Je pense qu’il faut résister et nous situer dans le cadre dans lequel nous sommes, mais ce cadre de toute façon sera tiré par les comparaisons internationales. Il est une chose qui me semble fondamentale que je n’ai pas dite : il ne faut pas dissocier la rémunération des dirigeants de la rémunération des cadres de l’entreprise.
Le président Pascal CLÉMENT : L’écart s’accroît.
M. Bertrand COLLOMB : L’éventail est tiré vers le haut. L’écart entre chaque niveau hiérarchique a tendance à augmenter. Il ne faut pas que la rémunération du dirigeant se situe hors de l’échelle des rémunérations de l’entreprise. S’engager sur cette voie ne serait pas pertinent. Une relation doit demeurer entre la rémunération du dirigeant et celle des membres du comité exécutif. C’est cela le vrai ratio qui permet les comparaisons utiles. Il y a un marché des cadres dirigeants. Il faudra payer les gens ce qu’il faut. Conserver une relation entre les salaires, les statuts, le mode de rémunération des dirigeants et le mode de rémunération des collaborateurs d’entreprise me paraît essentiel. Le succès des entreprises n’est pas dû aux chefs d’entreprise, mais aux équipes. Même si cette évolution d’une rémunération plus forte des talents ou des ressources rares est un phénomène qui se poursuivra, il nous faut veiller à ce que le chef d’entreprise soit « au milieu » de ses troupes s’agissant de la rémunération comme pour d’autres aspects. C’est aussi une des préoccupations des comités des rémunérations.
Le comité des rémunérations propose au conseil la rémunération du président. Il débat aussi de l’ensemble des rémunérations de l’entreprise pour comprendre comment évolue le marché.
Source : Assemblée nationale française
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