Jusqu’à il y a peu, la religion était profondément liée à la socialisation précoce des individus. Elle s’enracinait pour une large part dans le registre des émotions et des affects de leur socialisation initiale et familiale. Elle était aussi, pour la même raison, étroitement mêlée à ce qui agrège d’une manière quasiment co-naturelle les individus à leur groupe d’appartenance primaire : à leur identité culturelle. Bien trop mêlée d’ailleurs à cette identité, que l’on peut aussi appeler leur identité ethnique, pour qu’il soit possible d’établir une distinction analytique pertinente entre les deux.

J’ai dit toutefois “ jusqu’à il y a peu ”, parce que, en Europe tout au moins, les choses sont occupées à changer. On sait en effet que la crise actuelle des appartenances religieuses est, pour une part non négligeable, une crise liée à la non-transmission intergénérationnelle de la religion. Que le délitement des appartenances religieuses s’explique, pour partie tout au moins, par le fait que nombre de parents, et surtout de femmes et de jeunes mères, ont abandonné leur rôle traditionnel de transmettrices des imprégnations initiales, de catéchistes primordiales de leurs enfants.

Les choses sont donc en train de changer. Mais jusqu’à il y a peu, la religion était une chose intimement identitaire, mêlée aux racines et à la culture au point que l’obédience religieuse se révélait ultérieurement capable de perdurer bien au-delà de toute démarche explicitement religieuse des individus. Et c’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre le sens du phénomène éminemment contemporain de la “ croyance sans appartenance ” si bien mis en lumière par Grace Davie  [1] Plus que jamais aujourd’hui les affirmations religieuses de soi peuvent n’être que culturelles et les conduites religieuses ont la possibilité de se vivre librement et ailleurs que sous la voûte régulatrice des Églises.

Aujourd’hui, pour un grand nombre d’individus, la religion est toujours une réalité intimement et originairement identitaire. Car ils n’appartiennent pas encore aux générations vierges de l’imprégnation religieuse infantile dont j’ai parlé. C’est pourquoi on peut considérer que, autour de nous, la religion fait encore partie des identités enfouies dans les tréfonds de la socialisation primaire de beaucoup de gens. Et, dans notre continent, ceci est particulièrement vrai évidemment pour les individus transplantés par le phénomène migratoire, pour les expatriés de l’émigration chez lesquels la religion joue toujours le rôle si bien décrit par Henrich Heine qui disait qu’elle est une “ patrie portative ”. Mais, compte tenu des évolutions en cours, on peut prévoir que cela sera de plus en plus vrai, au-delà du monde des immigrés au sens classique du terme, pour un grand nombre d’Européens happés par l’impulsion décisive du marché et les flux d’une mondialisation qui ne concerne évidemment pas que la mobilité transnationale des capitaux et la délocalisation des entreprises, mais qui concerne également les personnes.

Ceci ouvre une piste de réflexion sur les nouveaux rapports qu’entretiendront vraisemblablement dans l’avenir la religion et l’identité culturelle (ou l’ethnicité) dans les contextes sociaux en voie de multiculturalisation. Étant entendu que l’identité ou l’ethnicité dont nous parlons ici ne doit pas être comprise seulement comme celle des minoritaires (les “ autres ”), mais aussi comme celle des majoritaires.

À cet égard, on pourrait commencer par dire que la mondialisation, en tant que facteur constitutif de notre modernité, promet encore de beaux jours à la religion. Ceci, d’une part, parce qu’en tant qu’ingrédient intime de l’ethnicité, elle retrouve de la fonctionnalité dans les situations d’expatriation ou d’hétérogénéité culturelle. Et, d’autre part, parce que la modernisation que nous apporte la mondialisation présente des caractéristiques culturelles presque aux antipodes de celles qui nous avaient été annoncées. Ce que l’on observe, en effet, c’est que le nouveau cosmopolitisme lié à la mondialisation, inédit en ce qu’il devient un phénomène de masse, dote les identités culturelles et ethniques d’une valence sociale qu’elles avaient perdues (ou qu’on leur avait fait perdre) depuis deux ou trois siècles. Si bien que, ethniquement parlant, on peut dire que les sociétés modernes ne sont pas (ou plus) homogènes et que c’est même en cela qu’elles se distinguent des tribus qui, elles, pouvaient l’être.

Jusqu’à l’aube des années soixante-dix, il y a trente ans à peine, l’immense majorité des études sur le changement social concluaient généralement au déclin progressif et constant des différences culturelles dans le monde. Ces différences, essentiellement liées à la subjectivité des individus disait-on, étaient vues comme n’ayant pas les moyens de s’opposer à la modernisation de la planète comprise comme une extension indéfinie d’un mode de vie inspiré principalement par les sciences, les technologies et la logique économique capitaliste qui en fait son commerce. Ce que J. Habermas appelle la “ colonisation du quotidien ” paraissait devoir être notre lot à tous et nous étions promis à ingurgiter tous la même mixture culturelle qui allait faire disparaître tous les particularismes, y compris religieux, devenus inutiles sinon nuisibles.

Ceci revenait en somme à admettre que la quasi-totalité de l’action humaine était passée aux mains des agents exécuteurs du programme de la rationalité instrumentale. Or, au cours des trente dernières années, une autre tendance a commencé à se révéler active un peu partout dans le monde qui donne à penser que l’évolution sera un peu plus complexe que prévue. Certes, le processus d’acculturation moderne continue à produire le dépérissement de nombreuses différences culturelles. Et certes aussi, l’utilitarisme dominant de la culture moderne n’a pas disparu. Mais, contrairement aux attentes les mieux établies, une intensification d’autres expressions culturelles, dont celle notamment des identités ethniques, a commencé à s’introduire dans la vie sociale. Les chantres de la modernité n’ont voulu le plus souvent y voir qu’une malheureuse régression vers la “ peste communautaire ” (M. Rodinson). Pourtant, selon nous, malgré les fanatismes qu’elle peut nourrir, l’importance prise par les identités ethniques est l’une des expressions contemporaines parmi les plus significatives et les plus fortes qui affirment le refus de voir la modernisation du monde n’être envisagée que comme son homogénéisation autour des principes exclusifs de la rationalité instrumentale. Le développement des identités ethniques témoigne de ce qu’un grand nombre de nos contemporains n’acceptent pas que la société soit conçue comme une collection d’individus reliés entre eux par les seuls liens économiques du marché.

C’est à partir de là que ceux qui se préoccupent des questions religieuses sont aujourd’hui invités à réfléchir à nouveaux frais. Il y a une valence sociale nouvelle que le cours de la globalisation instrumentale du monde confère aux identités culturelles ou ethniques. Et il y a un enveloppement réciproque entre la question des identités et celle de la religion. La tâche est d’approfondir la compréhension que l’on peut avoir de la place et du rôle de la religion soit comme “ sanctuaire subversif ”, soit comme “ patrie portative ” et zone de repli en face et en réaction au type de monde qui se profile actuellement avec la mondialisation. Et ceci, bien entendu, dans le cadre complexe de la construction des appartenances au sein de la culture démocratique des sociétés modernes qui ne sont plus homogènes, qui n’ont plus de toit culturel unifié et qui sont parvenues, pourrait-on dire, à la fin du monoculturalisme.

Or, le monoculturalisme et le monothéisme sont d’une certaine manière deux compères qui se sont historiquement appuyés l’un sur l’autre. D’où une nouvelle question : qu’advient-il du monothéisme comme système d’idéation et d’institutionnalisation du religieux dans un contexte où le monoculturalisme entre en crise ? Il y a là une nouvelle situation qui se crée et dont, selon nous, la “ croyance sans appartenance ” n’est que l’une des premières expressions publiques.

La modernité, en ce qu’elle hétérogénéise bien plus qu’elle n’homogénéise culturellement la société, transforme le rapport de chacun avec la religion. Celle-ci se désinstitutionnalise parce qu’elle se subjectivise et, en même temps sans doute, se démonothéise. Si cette hypothèse est exacte, cela impliquerait une potentielle transformation considérable du panorama religieux européen. Mais à l’inverse de ce que l’on postule souvent, les référents ethniques et religieux ne devraient plus nécessairement être pensés comme des reliquats du passé, mais plutôt comme des produits culturels de la modernisation que celle-ci continue d’entraîner dans son sillage.

Mais dans quels termes faut-il parler de cette transformation ? À ce propos, il faut bien reconnaître que la réflexion sociologique s’exprime dans des essais sur la recomposition du champ religieux qui demeurent largement impressionnistes.

Deux choses pourtant paraissent d’ores et déjà établies. Tout d’abord, qu’il n’y aura pas de réenchantement ou de désécularisation du monde, au sens où les institutions religieuses récupéreraient quelque chose de leur puissance sociale perdue. La valence sociale nouvelle que la mondialisation confère aux identités ethniques et l’enveloppement mutuel entre l’ethnique et le religieux ne doivent donc pas être conçus comme orientés vers la restauration de l’équilibre ancien entre les termes de l’équation théologique-politique. Par ailleurs, la liberté d’expression publique des consciences individuelles, y compris en matière religieuse, est un acquis de la modernité désormais irréversible. Cet acquis ne signifie pas que nos contemporains soient advenus à une maturité supérieure en la matière. Ils demeurent au contraire très souvent extrêmement émotifs, conformistes et grégaires. Les affects occupent donc toujours une grande place dans la détermination de leurs conduites religieuses. Mais le contexte de la culture démocratique dans lequel ils vivent est celui d’une autonomie publique des consciences individuelles et cela rend désormais impensable qu’ils en reviennent à des conduites religieuses prescrites au nom d’arguments de facture purement transcendante. Ceci, évidemment, pose et posera de plus en plus de problèmes tant aux autorités religieuses que politiques puisque, d’une part, l’individu moderne se vit comme émancipé vis-à-vis de toute tutelle religieuse qui tente de s’imposer à lui par la force d’une révélation ou d’une tradition, et puisque, d’autre part, l’enveloppement mutuel de l’ethnique et du religieux réintroduit de la religion dans le forum de l’espace public et du débat politique qui croyait s’en être débarrassé par la laïcisation.

Mais ces deux certitudes laissent néanmoins entièrement ouverte la question de ce que sera à terme la forme englobante des conduites religieuses. On veut parler ici du dispositif institutionnel d’encadrement de ces conduites. Car du point de vue sociologique, on doit évidemment demeurer sceptique à l’égard du discours qui ne voit d’avenir au religieux que sous une forme subjectivisée et désinstitutionnalisée. Malgré toutes ses transformations, le religieux demeure un puissant ressort de certaines conduites sociales et il se prête encore à des mobilisations politiques qu’aucune société ne songerait vraiment à ne plus réguler.

À l’égard de cette exigence de régulation contemporaine de la religion, il faut toutefois de nouveau constater que le discours sociologique ne dit pas grand chose de véritablement élaboré. Dès lors, pour conclure, on pourrait formuler à l’égard de la situation religieuse en Europe un diagnostic analogue à celui que l’on formule parfois au sujet de la situation des États nationaux bien en mal aujourd’hui de capter les allégeances et les loyautés patriotiques de leurs ressortissants.

Les religions instituées ou ecclésialisées sont, comme les États nationaux, des formes sociales englobantes qui se veulent régulatrices de la vie collective. Mais elles sont vraisemblablement parvenues à une phase de leur histoire dont on pourrait dire qu’elle est actuellement celle de leur “ dépérissement sans dépassement ”. Elles continuent donc d’être le cadre qui est chargé nominalement de la gestion du religieux, mais elles ne font manifestement plus la preuve d’une réelle capacité à en orienter les développements. Ceux-ci sont happés par les nouvelles dynamiques de la culture et des identités ethniques. Ainsi, de la même façon que l’on assiste à la fin des “ sociétés nationales ”, il est possible que l’on assiste à la fin des “ religions ecclésiales ”. Une figure historique de la religion est en train de passer et nous ne savons pas vers quelle nouvelle configuration des choses nous nous dirigeons. À cet égard, on ne saurait mieux qualifier la situation actuelle qu’en reprenant la formule d’E. Troeltsch qui disait que la religion est désormais en vadrouille.


Source : Commissariat général du Plan (France).
Institut universitaire de Florence, Chaire Jean Monnet d’études européennes

[1Grace Davie, Religion in Britain since 1945, Blackwell, Oxford, 1994.