L’existence en France d’un large consensus autour de l’idéal laïque, tant au niveau du principe que de sa traduction institutionnelle, n’empêche pourtant pas la résurgence périodique d’interrogations sur la capacité de résistance de la laïcité à la française face au nouveau paysage religieux du pays, marqué notamment par la sédentarisation de populations de culture musulmane. Et sans atteindre l’intensité médiatique de l’affaire du hidjab, d’autres débats traversent le mouvement laïque organisé ; à entendre certains laïques, on a en effet l’impression de vivre dans une forteresse assiégée, minée de l’intérieur par la montée des particularismes, confrontée à l’est de l’Europe aux crispations identitaires, menacée sur son flanc sud par l’islamisme et craignant la dilution de son exception historique par le processus d’unification européenne. C’est dans ce contexte que les pouvoirs publics ont du élaborer progressivement une stratégie de gestion de la diversité religieuse, passant de l’ignorance du pluralisme croissant du pays à une approche libérale et fidèle nous semble-t-il, à la tradition laïque intégratrice. Cette vision ouverte est régulièrement contrariée par des facteurs endogènes et des évolutions externes qui ont pesé et vont peser pour longtemps encore, rendant toujours aléatoire la pacification des rapports entre croyants musulmans et pouvoirs publics.

Révolution iranienne, grèves de l’automobile, prises d’otages français au Moyen-Orient, attentats terroristes en France, affaires du foulard, affaire Rushdie..., l’émergence de l’islam en France s’est ainsi faite au rythme d’affaires qui ont laissé des traces durables. Leur traitement médiatique, disséqué par Jean-Robert Henry et Franck Frégosi “ se caractérise (...) par l’entretien d’une thématique alarmiste, étroitement liée à la conjoncture proche-orientale (...). Par leur rapport immédiat au réel, écrivent les deux chercheurs, les médias en général et la presse en particulier s’érigent aux yeux du public en principaux producteurs d’une vision du réel présentée comme celle du réel-vrai, mais qui fait une part considérable à la mobilisation des émotions ”. Cette inflation du traitement médiatique est l’occasion d’un véritable “ transfert des alarmes ” et des inquiétudes du Moyen-Orient – et depuis le début des années quatre-vingt-dix du Maghreb – vers l’hexagone et réactive des peurs et des méprises séculaires. La visibilité croissante de l’islam transplanté est ainsi perçue principalement au travers du prisme du “ désordre ” du monde musulman. Rien ne permet de penser que cette région du monde parviendra à courte échéance à résoudre les graves problèmes internes qui l’assaillent (sous-développement économique, injustices sociales flagrantes, corruption et autoritarisme politique, guerres civiles chroniques). Rien non plus ne laisse entrevoir une solution rapide et équitable des deux crises géopolitiques majeures de la région (la tragédie palestinienne et la crise du Golfe). Il est donc malheureusement fort probable que l’actualité internationale continuera de peser d’un certain poids sur les débats hexagonaux, souvent pour le pire.

Le débat sur l’islam de France est aussi à réinsérer dans le contexte général de réactivation du débat sur la laïcité, débat dans lequel cette religion et ses croyants désormais installés de manière définitive ne sont qu’un partenaire parmi d’autres et de loin le moins “ puissant ”. Ce “ regain de vitalité ” du débat est maintenant récurrent depuis le tournant de 1984 (mobilisations sur l’école et départ de M. Alain Savary) et nous sommes tentés de dire que la vivacité des interrogations sur le binôme islam-laïcité et sa tonalité le plus souvent polémique tiennent autant à la nature du second terme que du premier. Car si l’islam suscite légitimement des interrogations (que veulent les Musulmans de France ? Y a-t-il compatibilité entre leur foi et la tradition laïque française ?...), la laïcité est entrée elle-même en mouvement, mouvement qu’obscurcit la perception qu’ont de nombreux secteurs de la société française de ce patrimoine et de sa genèse. On pourrait presque parler d’un paradoxe français à propos de la laïcité. L’attachement profond et sincère de la société et de ses élites à cet héritage contraste dans certains milieux avec l’ignorance des méandres de la construction historique de la laïcité. Pacificatrice, elle est fréquemment perçue comme une idéologie de combat ; marquée du sceau du pluralisme, elle est souvent entendue comme rigide et sans esprit de compromis.

Fruit d’une évolution historique à cheval sur deux siècles – près de vingt ans entre les lois scolaires des années 1880 et la loi de séparation pour ne pas remonter jusqu’à la constitution civile du clergé –, le dispositif laïque français a montré d’incontestables vertus intégratrices. Non seulement parce qu’il a permis dès sa mise en place aux confessions minoritaires historiques de l’hexagone, le protestantisme et le judaïsme, de s’y insérer sans difficultés particulières, mais aussi parce qu’il a facilement accueilli “ la conversion ” du catholicisme à sa philosophie et à ses dispositions institutionnelles. On sait que celle-ci ne s’est faite qu’au prix d’une douloureuse et lente évolution interne du catholicisme, aidée par les événements tragiques de l’histoire nationale : il faudra ainsi l’union sacrée qui se noue durant le premier conflit mondial entre les tenants des “ deux France ” pour effacer les traces durables de l’après 1905 et pour que “ les cultuelles ” puissent être adoptées non sans déchirements durant les années vingt par les catholiques français.

Issu d’un compromis avec la religion dominante et d’un compromis interne au mouvement laïque lui-même, ce dispositif est marqué du sceau du pluralisme ; rien ne permet aujourd’hui de dire qu’il ne peut encore intégrer – nous parlons bien évidemment de l’aspect légal – de nouveaux partenaires. Encore faut-il, condition nécessaire mais non suffisante, leur laisser le temps de s’y acclimater, de le découvrir parfois tout simplement avant d’en maîtriser les logiques et les arcanes.

Ne reconnaissant plus aucun culte, la République se montre dans la pratique loin de l’imagerie de combat que certains laïques gardent de son histoire et se révèle, tant dans sa jurisprudence que dans ses actes publics, à la recherche quasi permanente de pacification et de compromis. Cet état d’esprit, comme nous le rappellent Jean Boussinesq, Jean Baubérot ou Jean-Marie Mayeur, avait déjà présidé à l’élaboration des divers articles de la loi de séparation, votés, on le sait, par des majorités différentes tant la diversité des points de vue au sein même de ses partisans est forte. C’est cette tradition qui a été de fait sollicitée lors de la première affaire du hidjab.

Ainsi perçu, le dispositif institutionnel laïque, que nous entendons, à la suite de Jean Boussinesq notamment, comme la somme des lois scolaires des années 1880, de la loi de séparation et de la jurisprudence, aurait pu en en théorie accueillir sans difficultés particulières l’islam de France. Il en a été autrement parce que l’actualité internationale a pris en otage l’insertion de cette confession, que l’héritage laïque est l’objet de lectures restrictives, et qu’un principe républicain essentiel, l’égalité de traitement, a été parfois pris en défaut.

Les rapports entre les pouvoirs publics et les populations musulmanes sont ainsi tiraillés entre deux logiques.

D’une part, une logique de la méfiance, hantée par le désordre que ces populations peuvent “ importer ” sur le territoire national. Le rapport accablant de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, resté sans écho significatif en France, sur les pratiques de la quatorzième section dite anti-terroriste du Parquet, montre les dérives que peut générer cette attitude. Ce traitement sécuritaire, légitime tant qu’il ne s’affranchit pas des règles du droit, ne suffisant pas, les pouvoirs publics, surtout au niveau local, n’hésitent plus depuis la guerre du Golfe à faire appel aux “ responsables religieux ” pour contribuer à limiter les effets en France des crises internationales, risquant ainsi de “ confessionnaliser ” à outrance le débat public.

D’autre part, une approche libérale, consciente de la diversification croissante de la société et soucieuse d’appliquer aux nouvelles religions de l’hexagone les mêmes règles et de leur accorder les mêmes droits. Cette attitude a été progressivement élaborée au travers de rapports officiels (rapport Philippe Marchand à l’Assemblée nationale, rapports annuels de la Commission nationale consultative pour les droits de l’Homme, du Haut Conseil à l’intégration), tout comme elle a été confortée par les réflexions, souvent menées avec des mouvements et des personnalités musulmanes, par la Ligue de l’enseignement ou la Ligue française des droits de l’Homme.

Plusieurs autres facteurs interviennent pour renforcer l’une ou l’autre logique : l’interventionnisme de certains États étrangers (notamment le Maroc, l’Algérie, la Turquie et l’Arabie Saoudite) et le rythme de l’intégration sociale et politique des populations immigrées (et partant l’émergence plus ou moins accélérée de cadres aptes à négocier l’acclimatation de leurs religions). Il reste que l’attitude des pouvoirs publics sera décisive. On peut espérer que quelles que soient les turbulences, inévitables, cette attitude conjugue le respect du droit (de la laïcité en l’occurrence) et l’exigence d’égalité de traitement.


Source : Commissariat général du Plan (France).
Institut universitaire de Florence, Chaire Jean Monnet d’études européennes