Sans prétendre tirer une synthèse d’une réflexion riche et foisonnante, cette conclusion tente de dégager des textes qui précèdent et des discussions qu’ils ont suscitées lors du séminaire organisé en mai 2001 au Commissariat général du Plan quelques pistes d’analyse pour une réflexion d’ensemble sur la formation d’une société européenne en général.
1. Les paradoxes et énigmes de l’Europe des croyances religieuses
Ce séminaire a montré, d’abord, combien le panorama des croyances en Europe était contradictoire et énigmatique.
Un fait d’observation domine qui ne fait l’objet d’aucune contestation : toutes les enquêtes sociologiques confirment ce que Danièle Hervieu-Léger appelle “ l’affaissement des observances et le refus des prescriptions ” : les Européens fréquentent de moins en moins les lieux de culte ; les appartenances religieuses se délitent ; la culture et l’habitus religieux se transmettent de moins en moins de génération en génération ; les pratiques, devenues plus flexibles et plus individualisées, ne s’inscrivent plus dans les cadres institutionnels traditionnels.
Ces évolutions se sont naturellement traduites par une crise institutionnelle profonde des grandes organisations religieuses européennes et de leur personnel spécialisé. Elles ont entraîné un effondrement des vocations et une dépopulation du corps sacerdotal qui, en retour, a précipité le déclin du sentiment et de la pratique religieux.
À ce point l’on pourrait conclure à la fin du religieux en Europe. Et aux deux questions posées à ce séminaire : la religion peut-elle contribuer à la construction d’une société européenne ? la construction européenne se traduit-elle par la constitution progressive de sociétés religieuses transfrontalières ? répondre par la négative. On serait ainsi naturellement amené à constater l’achèvement par la modernité de son œuvre de laïcisation et à chercher dans d’autres formes de croyances et dans d’autres modèles de pratiques les armatures symboliques possibles d’une éventuelle future société européenne. Et on observerait que si l’État-nation est né en Westphalie au milieu du XVIIe siècle des déchirures religieuses de l’Europe, et si ses frontières politiques actuelles restent encore marquées par cette fragmentation originelle, l’Union européenne ne saurait procéder d’une évolution inverse conduisant de l’intégration religieuse – ou des intégrations religieuses – à l’intégration même partielle des sociétés nationales.
Fin donc d’une illusion, de l’illusion religieuse ? On commettrait, en souscrivant à cette prophétie, une double erreur d’analyse.
La première serait d’identifier l’épuisement d’une certaine forme d’institutionnalisation du religieux à la fin du religieux lui-même. Parmi les pays de l’Union, la France pourrait être plus tentée que d’autres par cette assimilation tant la thématique de la laïcisation y est associée par l’État à la modernité, c’est-à-dire à la raison, au progrès et à la démocratie. Or, beaucoup de travaux de sociologie religieuse suggèrent que ce que l’on observe est plus le déploiement de nouvelles formes d’expression du sentiment religieux que sa dissipation définitive. Dieu n’est pas sorti des esprits des Européens. Ceux-ci continuent à faire référence au sacré, même si l’athéisme progresse, de façon d’ailleurs inégale selon les pays. Mais ces croyances prennent des formes tout à fait nouvelles : plus personnelles, plus relatives, plus mobiles, plus discrètes, moins ritualisées, elles s’opposent nettement aux formes rigides, immuables, collectives et publiques du passé.
La croyance religieuse s’inscrit ainsi, en un mot, dans un renouvellement du régime du symbolique, et ce renouvellement ne lui est pas propre.
Cette observation est d’une importance majeure pour l’Europe : d’une part, elle réintroduit la dimension symbolique dans le processus d’émergence d’une société européenne, c’est-à-dire les systèmes de croyance fondés sur d’autres principes que la raison, le calcul ou l’intérêt et faisant davantage appel à la passion, l’émotion et l’affection ; d’autre part, elle pose la question des rapports entre croyance (rationnelle et non rationnelle) et société sur une base nouvelle.
C’est cette nouveauté sociologique que résume bien la formule forgée par Grace Davie et citée à plusieurs reprises au cours du séminaire : “ believing without belonging ”. Or, elle renferme un premier paradoxe pour la question des relations entre croyances religieuses et société européenne. Si l’on observe bien une convergence des croyances en Europe, une certaine homogénéisation des pratiques, le mode de croire commun qui émerge est un mode “ désociétisé ” qui tend de moins en moins à faire lien entre les hommes. Les biens symboliques qui se forment sont en effet des biens de moins en moins échangeables, de plus en plus spécifiques à chaque individu. Les frontières religieuses intra-européennes s’affaissent bien comme les barrières commerciales se sont abaissées en leur temps, mais le religieux produit des biens symboliques qui contrairement aux biens matériels produits par l’économique font de moins en moins l’objet de commerce entre les hommes, par leur nature même. L’Europe dissoudrait donc la trame sociale et politique des sociétés nationales sans rien reconstituer d’équivalent à son échelle, ce que certains de ses critiques lui reprochent.
Sortir du paradoxe mis en évidence par la formule de Grace Davie implique d’admettre que le recul des grandes religions ne concerne que la seule dimension strictement communautaire du processus d’identification religieuse (les marques sociales et symboliques définissant les frontières du groupe religieux), sans que les autres dimensions, éthique, culturelle et émotionnelle, qui participent tout autant que la précédente aux liens entre croyance et société, aient subi la même érosion C’est dans cette voie que se sont engagées toutes les contributions présentées dans cet ouvrage. Cette voie ouvre des perspectives nécessairement multiples dès lors que cette formule signifie non pas qu’il n’y a plus de relation entre croire et appartenir, mais que cette relation ne se suffit plus à elle-même, qu’elle n’a plus l’univocité qu’elle pouvait avoir auparavant.
La seconde erreur que l’on pourrait commettre consisterait à considérer que c’est la modernité en tant que telle qui serait à l’origine de ces évolutions. Ce serait méconnaître la dimension proprement européenne de cette métamorphose des régimes de croyance. Or celle-ci est attestée par les enquêtes internationales sur les croyances : dans les autres pays, même parmi les plus modernes, notamment aux États-Unis, les systèmes de croyances subissent sans doute des inflexions comparables, notamment dans les populations jeunes, mais elles n’ont pas l’ampleur de celles que l’on observe en Europe.
D’où un nouveau paradoxe : si cette évolution est l’œuvre de l’hypermodernisme – le modernisme retournant contre lui-même les armes de la critique et du doute – comme le suggère Jean-Paul Willaime, pourquoi se déploie-t-elle seulement en Europe et non pas dans d’autres pays qui n’ont rien à envier à l’Europe en matière de modernité ? À quoi tient cette singularité ? Et quelle est la place de l’intégration européenne dans ce processus compte tenu du fait, d’ailleurs, que cette évolution affecte aussi des pays européens qui ne sont pas membres de l’Union européenne ?
Cette question est d’autant plus pertinente que l’on observe du côté de l’islam – qui ne fait pas partie du socle judéo-chrétien mais qui est intimement lié à l’histoire politique récente de l’Europe – une même diversité de formes de religiosités, une même mosaïque d’expressions différentes d’un fonds religieux commun, sans que cet essaimage se traduise par l’éclatement pur et simple des cadres de la sociabilité communautaire. Au contraire même, cette diversité permet de structurer souplement les relations entre les autorités publiques et les familles, à travers le cadre associatif.
Les évolutions qui remodèlent aujourd’hui les systèmes de croyances en Europe sont récentes. Leur principale conséquence, la plus visible en tout cas, est la crise des grandes institutions religieuses traditionnelles. Cette crise se manifeste d’abord par le desserrement de l’emprise qu’elles exerçaient sur les consciences et les corps. Elle se traduit aussi par le dépassement (relatif) des rivalités et des concurrences qui les opposaient : les grandes différences confessionnelles qui structuraient autrefois le champ religieux européen ne sont plus ni comprises ni perçues par les croyants. Ceux-ci veulent en effet inscrire leur foi dans des cadres à la fois plus souples et plus personnels. Cette évolution favorise l’émergence d’institutions de taille plus réduite qui, sans être des sectes, offrent des modalités de pratique et des formes de croyances collectives plus conformes aux attentes des croyants.
Mais l’influence du religieux sur les sociétés ne saurait se limiter à l’emprise actuelle et directe que les institutions exercent sur les pratiquants et les croyants. Par ce que Danièle Hervieu-Léger appelle le “ travail civilisationnel ” qu’ils opèrent dans la très longue durée, les religions et les systèmes de croyances continuent longtemps après leur déclin à imprégner et façonner les cultures et les différences culturelles. Ne serait-ce que parce que c’est dans leurs fonds symboliques lentement accumulés et façonnés que les nouvelles croyances puisent pour partie leurs matériaux de base.
D’où un dernier paradoxe des croyances en Europe : ce n’est pas parce que les grandes religions européennes subissent une crise profonde qu’à travers leur héritage et l’influence qu’elles exercent sur les nouvelles formes de croyances et de sociabilité religieuse ou non religieuse, elles ne sont susceptibles d’influencer ni ne façonner encore de manière puissante, bien que sourde, le processus d’émergence d’une société européenne.
Une des grandes leçons que l’on peut tirer de ce séminaire est que l’avenir du religieux et plus généralement des croyances symboliques en Europe est très ouvert, et que l’on ne pourra appréhender son rôle futur que de façon hypothétique en identifiant les logiques des évolutions actuelles ou des expériences nouvelles qu’elles font naître.
Ainsi le registre du symbolique n’échappe pas à la grande loi de la construction européenne : ce qui émerge est inédit et ne se compare ni à ce qui préexistait dans les pays membres de l’Union, ni à ce que l’on peut observer dans d’autres pays, même très comparables. Il participe également du même risque : voir se défaire ce qui existe à l’échelle nationale sans que se recompose à l’échelle de l’Europe quelque chose d’équivalent, même dans des modalités nouvelles.
2. Quatre grandes lignes de déploiement possibles
Le champ religieux est donc soumis aujourd’hui en Europe à une crise majeure qui se traduit par le déclin rapide des grandes institutions religieuses du passé et la recomposition du sentiment religieux autour de nouveaux modèles.
Cette crise ne pourra être surmontée que par l’invention d’institutions religieuses adaptées aux nouvelles formes du sentiment religieux et d’expression des croyances, à partir de modèles complètement nouveaux ou inspirés de modèles anciens réactualisés.
Le séminaire a montré que l’on pouvait discerner dans l’expérience religieuse actuelle l’ébauche de quatre modèles possibles susceptibles de résoudre le conflit entre les formes nouvelles du croire et les grandes institutions religieuses traditionnelles : un nouvel œcuménisme, une redéfinition des domaines respectifs du monde matériel et de l’au-delà, le renouveau du pèlerinage et enfin l’extension du modèle diasporique. C’est dans ces quatre directions que le sentiment religieux nouveau tend à rechercher les formes institutionnelles de son accomplissement. Leur analyse est évidemment cruciale pour la compréhension de la place du religieux dans les sociétés européennes et dans l’éventuel processus de leur fusion dans une seule et même société européenne. Mais elle va sans doute bien au-delà du seul domaine religieux dans la mesure où certains de ces modèles institutionnels, en totalité ou en partie, paraissent pouvoir être transposables dans d’autres champs de pratiques symboliques.
Car cette crise du religieux peut ne pas trouver d’issue dans le religieux et pour exister la société européenne, si elle doit exister un jour, devrait alors inventer d’autres armatures symboliques et culturelles que les religions.
2.1 L’œcuménisme ou le dialogue interconfessionnel
Une des premières hypothèses qu’il faut explorer est que la crise que subissent aujourd’hui les grandes institutions religieuses est transitoire, et que leur redressement dont on peut observer quelques signes va se confirmer et se renforcer. Dans cette perspective, on peut se demander si le lien très fort qui noue, en Europe, le politique et le religieux n’est pas susceptible de perdurer et même de se reformer pour redonner une charge et une valeur symboliques aux différences nationales, à l’intérieur de la trame commune constituée par le fonds commun judéo-chrétien. Dans son style politique propre, dans son modèle de relation de la religion à l’État, dans ses structures éthiques et symboliques spécifiques, chacune des sociétés européennes continuerait à porter au présent la marque de l’enracinement religieux qui lui est propre, selon l’expression de Danièle Hervieu-Léger.
La religion, sous une forme renouvelée, demeurerait ainsi une composante essentielle de la citoyenneté en Europe sous ses différentes formes et même sous la forme en apparence étrangère de la laïcité. Elle resterait au principe des différenciations européennes interreligieuses (l’Europe protestante opposée à l’Europe catholique distincte de l’Europe orthodoxe, judaïque et musulmane) et intrareligieuses (les différentes manières d’être catholiques ou protestants…). Et celles-ci demeureraient des ressorts essentiels de la dynamique culturelle et civilisationnelle du continent européen.
Il faudrait alors attendre sans doute peu de chose de la religion pour la formation d’une société européenne, sinon que par un dialogue interconfessionnel suffisamment intense, les protectionnismes religieux et spirituels qui se sont dans le passé opposés à cette intégration, soient progressivement désarmés. On observerait alors dans le domaine du religieux et du commerce des biens symboliques une évolution semblable à celle que l’on a pu constater dans d’autres domaines, notamment dans le domaine économique, à savoir la démocratisation des rivalités et la dépolitisation des enjeux par l’acceptation d’une concurrence pacifique et d’échanges loyaux, mais sans fusion des institutions nationales.
Jean-Paul Willaime, en montrant combien l’Europe est à la fois un facteur de tensions confessionnelles et un facteur d’œcuménisme, suggère que si la construction d’une société religieuse européenne ne dépendait que des grandes institutions traditionnelles un équilibre entre les croyances actuelles serait sans doute possible. Cet équilibre exigerait cependant un travail de mémoire placé sous le signe de l’identité européenne.
Aucun signe n’existe aujourd’hui qu’il est possible d’aller au-delà dans le cadre des grandes institutions actuelles. Le dialogue interconfessionnel a peu de chance de conduire à une dissolution progressive des frontières entre cultures et religions. L’Union européenne pousse pourtant dans ce sens, dans le but de combler le déficit spirituel d’une Europe marquée du sceau de l’économie et de la finance. Le projet “ Une âme pour l’Europe ” tendait à favoriser les échanges de vue et les discussions transconfessionnels et transnationaux sur le projet européen lui-même.
Mais comme le montrent Bérengère Massignon et Wojtek Kalinowski, les grandes institutions religieuses ne portent au projet communautaire qu’un intérêt récent même si les grands responsables de la démocratie chrétienne y ont joué dès le départ un rôle éminent. Les Églises se sont surtout attachées jusqu’à maintenant à accroître leur influence sur les grands choix politiques européens, en resserrant, de façon très traditionnelle, leurs liens inter-institutionnels souvent informels avec les institutions de l’Union et en accroissant leur présence à Bruxelles. Elles se constituent ainsi en ce que la science économique reconnaît comme des issues networks ou des “ groupes de pression ” capables de se rassembler autour d’un enjeu spécifique. Mais elles ne forment pas encore pleinement, à cause des divisions historiques et du caractère économique de l’intégration européenne, des policy communities ou des “ sociétés morales ” partageant une même vision du monde et entretenant des relations denses et stables visant à la construction d’une vision commune des enjeux, notamment européens.
Ce modèle suppose-t-il une “ déterritorialisation ” des collectivités religieuses de base ? L’Église catholique s’est engagée dans cette voie en 1983 avec la réforme de la paroisse qui met l’accent sur la communauté elle même plutôt que sur le prêtre et sur la continuité de l’action plutôt que sur l’exercice sporadique du rite. Elle tend à banaliser la paroisse en lui donnant la forme d’une simple association afin que la “ communauté ne tourne plus autour du prêtre mais que le prêtre tourne autour de la communauté ”.
Mais cette réforme institutionnelle est lourde de dilemmes et de conflits, comme le rappelle Olivier Bobineau, et elle est loin d’avoir apporté la preuve qu’elle pouvait revitaliser la pratique religieuse des catholiques.
Demeurerait de toute façon, dans la perspective de ce renouveau des grandes institutions religieuses, la question de l’islam, et, dans le cadre de l’élargissement, de l’orthodoxie (dont tous les participants ont souligné l’importance pour l’Europe sans néanmoins aller au-delà). Seuls les catholiques, puis les protestants, ont, en effet, répondu aux appels de l’Union européenne.
2.2 Une nouvelle répartition entre les choses d’ici-bas et les promesses de l’au-delà
Deuxième possibilité : les évolutions des pratiques et des croyances que l’on observe en Europe pourraient témoigner d’un grand bouleversement de la place du religieux dans les sociétés européennes, comparable par sa profondeur et son ampleur à celui qui a marqué l’expulsion du transcendantal de la sphère publique à l’avènement de l’ère moderne. C’est la conjecture qu’explore avec précaution Danièle Hervieu-Léger.
Ces évolutions traduiraient moins un nouveau stade de la sécularisation que le déplacement de la frontière entre ce qu’elle appelle le domaine de l’intramondain et celui de l’extramondain, c’est-à-dire entre ce que la vie doit normalement apporter à chacun et ce qui n’est accessible, pour le croyant, que dans l’au-delà.
Ce déplacement serait d’abord dû à l’avènement d’une société rassasiée, définitivement débarrassée de la “ peur de manquer ”. Cette révolution de la réplétion élémentaire qui serait au fondement d’une nouvelle expérience de l’insécurité arracherait du territoire du divin un fragment essentiel de l’idéal de l’accomplissement et de l’aspiration au bonheur.
Il serait ensuite lié à la généralisation et à l’approfondissement de l’expérience démocratique au-delà de la sphère politique, et notamment dans la sphère familiale. L’affaiblissement des formes d’exercice traditionnelles de l’autorité au sein de l’institution dans laquelle la religion puisait ses formes d’expression symboliques les plus naturalisantes a en retour érodé par projection l’adhésion aux croyances qui s’exprimaient à travers elle.
Il serait enfin la conséquence de l’établissement d’un nouveau rapport à la nature induit lui-même par l’avènement de nouvelles sciences, comme la génomique, et de nouvelles techniques, comme le clonage. Insensiblement, l’idée que la nature peut être domestiquée céderait la place à l’idée qu’elle peut être réinventée, voire inventée. En repoussant encore plus loin les frontières du domaine de ce qui est permis aux hommes et en affaiblissant encore un peu plus la représentation d’une nature comme ordre, les progrès du savoir provoqueraient un nouveau vacillement des processus par lesquels sont produits collectivement les grandes valeurs du sens commun – la doxa – et leur projection dans le religieux.
Cette perspective se heurte sans doute à quelques objections : le rapport à la nature qu’elle suppose est-il vraiment nouveau ? le sens de son évolution sonne-t-il la fin de l’illusion scientiste d’asservissement sans limite de la nature à la science plutôt que son accomplissement ?
Mais, elle a sans conteste le mérite d’ouvrir de nouveaux horizons à la réflexion sur la société européenne, et des horizons contrastés.
Cette thèse peut en effet signifier la fin du religieux actif en Europe. Ne demeureraient en effet des grandes religions que leurs empreintes culturelles et leurs traces civilisationnelles invisibles telles que l’expérience de l’autonomie et l’ambition de maîtriser la nature. Seraient-elles suffisantes pour distinguer l’Europe des autres socles civilisationnels ? Et notamment des États-Unis, car on voit mal pourquoi ceux-ci pourraient échapper à terme au même destin ? La société européenne ne risquerait-elle pas de se fondre dans une société sans frontières culturelles, universelle et agnostique ? Cette homogénéisation ne ferait-elle pas perdre à l’Europe l’humus fécond de sa diversité ?
Mais cette thèse peut aussi signifier, comme le suggère D. Hervieu-Léger, le retour de la violence culturelle au sein même de l’Europe, comme elle semble avoir fait déjà retour aux États-Unis. Cette violence pourrait être engendrée par le raidissement religieux d’une fraction de la société européenne prise de vertige devant le vide eschatologique et l’état d’incertitude spirituelle radicale que laisserait derrière elle cette progression de l’espace de la vie matérielle dans les anciennes terres de la vie après la mort promise par les grandes croyances religieuses.
De toute façon cette alternative – agnosticisme général ou nouveaux affrontements culturels – impliquera probablement un affaiblissement des barrières culturelles nationales favorable à l’intégration “ sociétale ” de l’Europe. Elle impliquera aussi la constitution à l’échelle des nations – et sans doute aussi de l’Europe – d’un nouvel espace public où pourront pleinement s’accomplir ces nouvelles identités religieuses et culturelles. Car l’individualisation des croyances culturelles et religieuses s’accompagne, là encore paradoxalement, d’une volonté croissante de les exprimer publiquement.
2.3 Les formes nouvelles d’une religiosité pèlerine
Autre hypothèse que l’on peut tirer du séminaire : le développement de formes de sociabilité religieuse chrétienne mobiles et modulables susceptibles de relayer les anciens modèles toujours offerts par les grandes institutions traditionnelles. Les succès des Journées mondiales de la Jeunesse et des grands pèlerinages historiques tels que ceux de Compostelle ou de Chartres témoignent de l’attrait qu’exerce à nouveau la figure du pèlerin sur les croyants et aussi les non croyants, notamment les jeunes. Et de ce point de vue, Taizé est un laboratoire. C’est là en effet comme Fabien Gaulué le montre que tente de se définir une stratégie innovante de reconquête des esprits et des corps par les grandes religions et de s’élaborer un compromis entre les attentes nouvelles des croyants, au premier rang desquelles celles des jeunes, et la préservation de ce qui est regardé comme l’essentiel du fonds et de la tradition chrétiens.
Si ce modèle exerce une attraction croissante, c’est d’abord parce qu’il offre les possibilités d’une identification religieuse, sinon conforme, du moins compatible avec les nouvelles aspirations juvéniles : rôle central de l’émotion, dépaysement liturgique, cosmopolitisme, renouvellement du système symbolique d’appartenance, variété des registres d’adhésion et d’expression de la foi, diversité des expériences personnelles et libre confrontation des croyances.
Mais c’est aussi parce qu’il parvient à canaliser ces attentes flottantes en les enserrant dans un maillage de règles strictes, en nombre limité, constituant le foyer de l’expérience chrétienne du sacré, et dont le respect est constitué comme un sceau d’authenticité : mode de vie dépouillé, respect de rythmes communs, participation aux trois temps de prière comme les moines, reconnaissance de l’office comme le moment le plus intense de la vie communautaire.
Mais ce modèle a aussi de nombreuses affinités électives avec l’expérience européenne. Son origine est liée au traumatisme de la Deuxième guerre mondiale. Il vise le retour à l’unité et le dépassement des frontières nationales et religieuses. Il expérimente le dépassement des barrières linguistiques par l’élaboration d’un rituel commun susceptible d’accueillir des émotions partagées. Il cultive le goût de la différence et la volonté de réconciliation. Il inscrit l’œcuménisme moins dans des accords formels et des équilibres institutionnels que dans une démarche dynamique et pragmatique visant à transgresser dans la pratique les frontières identitaires et à trouver un nouvel équilibre avec la tradition.
De façon générale, les formes organisées de la religiosité pèlerine qui prolifèrent aujourd’hui combinent efficacement le réemploi des ressources de la tradition chrétienne avec les formes individuelles et autovalidantes du croire des nouvelles générations de croyants.
2.4 Le modèle diasporique
Les grands flux migratoires de la fin du siècle dernier ont étendu et renouvelé la portée du fait diasporique en Europe, même si celui-ci demeure encore minoritaire. Algériens, Africains sub-sahariens, Turcs, Pakistanais…, à la fois dispersés et concentrés en France, Allemagne, Angleterre…, obligent l’Europe à s’interroger sur les implications multiples de cette réalité multiculturelle en son sein et sur la place des religions dans l’affirmation identitaire, la stabilisation et l’intégration de ces populations.
Chantal Saint-Blancat et Régine Azria suggèrent nombre d’hypothèses d’évolution future, de l’intégration pure – avec éventuellement des “ réveils identitaires ” sporadiques – à l’affirmation communautaire rigide. Toutes sont plausibles, tant sont forts et sont complexes les conflits matériels et symboliques dont le modèle diasporique est porteur. Modèle d’hybridation, la condition diasporique est loin d’être stable car c’est un processus éminemment dynamique. Elle peut être dissoute par la modernité et la construction européenne qui relativisent les oppositions fortes sur lesquelles elle repose. Elle peut au contraire se constituer en “ sanctuaire subversif ”.
Mais comme le montrent aussi ces contributions, le modèle diasporique intéresse l’Europe au-delà du destin en son sein de ces communautés d’origine extra européenne. L’Union européenne a en effet peut-être beaucoup à apprendre de ce modèle de construction identitaire pluriréférentiel complexe, nouant étroitement par les ressources de la symbolique des espaces (ici et ailleurs) et des temps (le présent et le passé) qui ne s’inscrivent pas dans la continuité historique et spatiale. Il peut être regardé comme un modèle intermédiaire de socialisation entre les deux modèles extrêmes (un économiste parlerait de “ solution en coin ”) que sont le pur nomadisme, qui ignore le territoire, et le modèle de l’État-nation, qui fait au contraire du territoire un référent dominant.
En effet, dans le modèle diasporique le groupe tire son unité d’une expérience commune de la dispersion et de la volonté de maintenir la mémoire vivante de sa propre continuité. Il doit faire coexister deux espaces d’appartenance et de socialisation. L’espace du lieu d’émigration qui est celui de l’intégration, et l’espace diasporique où se maintiennent les contacts interpersonnels avec le pays d’origine et les autres diasporas. Ce mouvement se réalise à la fois par la préservation de la mémoire de l’origine (ce que Régine Azria désigne par “ l’ailleurs absent ”) et par la constitution de la mémoire de la perte. Le ciment symbolique des sociétés diasporiques est puisé dans un réservoir de croyances et de traditions alimenté à une source unique : origine commune, traumatisme commun, arrachement commun, menace commune. La diaspora est une communauté à part entière qui entrelace un système de valeurs et de croyances singulier avec un système de relations personnelles et de dispositifs de socialisation spécifiques.
Cette modalité de construction d’une identité composite et d’une continuité collective vivante et structurée dans un cadre transnational et pluriel est sans doute formellement un des modèles de dépassement des frontières communautaires nationales qui pourrait se révéler le plus prometteur pour la société européenne future, dans la perspective d’un développement des mouvements migratoires entre pays européens.
Reste qu’aujourd’hui, le modèle diasporique, principalement extra-européen, fait jouer un grand rôle à la religion commune dans l’élaboration de l’ailleurs absent.
S’il devait être une des composantes essentielles de l’armature de la société européenne du futur, devrait-il laisser une place aussi importante à la religion (ce qui pourrait signifier une reconfessionnalisation des sociétés européennes) ou bien pourrait-il se constituer de la même manière autour de croyances non religieuses ?
De toute façon devrait apparaître, à l’échelle de l’Union européenne, un cadre fédérateur, notamment symbolique, capable d’assurer la coexistence toujours problématique d’un système aussi divers et conflictuel de formes d’allégeances.
Source : Commissariat général du Plan (France).
Institut universitaire de Florence, Chaire Jean Monnet d’études européennes
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