Même convoquée un samedi, en dehors donc des heures ouvrables, cette rencontre des spécialistes des religions dans un des palais de la République, qui plus est sous l’œil comminatoire de la “ Marseillaise ”, a quelque chose d’insolite. Car le lieu de cette réunion, au premier étage du Commissariat général du Plan, est dominé par une vaste représentation photographique de l’illustre sculpture de Rude, appelant aux armes les citoyens.
En cette salle, l’égérie républicaine illustre moins le sursaut révolutionnaire contre l’étranger que “ l’ardente obligation ”, figure légendaire de la planification à la française évoquée par le général de Gaulle en personne, lorsque, de son style inimitable, il désignait ce qui, sans être autoritaire, sans avoir force légale, s’imposait néanmoins à la conscience commune au nom d’une vision partagée de l’avenir.
La République française, aujourd’hui encore réputée pour être le plus laïc des États européens, devrait-elle trouver dans l’inspiration religieuse la source d’une nouvelle ardente obligation ? Faudrait-il donc revenir sur deux siècles de patientes reconstitutions de l’identité nationale, construite à partir de l’idéal des Lumières c’est-à-dire délivrée de toute croyance particulière, matrice d’une citoyenneté ouverte à tous, sans distinction de races ni de religions ?
Tel n’était pas, à les entendre présenter leurs idées et leurs thèses, à les écouter s’expliquer et débattre, le point de vue des spécialistes des religions réunis par le Commissariat général du Plan de divers horizons français et européens. On aura d’ailleurs noté que le seul ecclésiastique présent s’est exprimé avec une netteté particulièrement rigoureuse, faisant l’apologie de la laïcité, comme manifestation publique de l’autonomie du pouvoir politique à l’égard de toute référence religieuse.
Alors de quoi s’agissait-il ? L’échange éclaire d’une certaine manière l’intention des initiateurs de la réunion. En rassemblant divers spécialistes, universitaires, notamment sociologues, des religions, en élargissant leur contribution à la dimension européenne, cet échange a permis d’observer et dans une certaine mesure de comprendre ce qu’il faut bien désigner comme une vitalité persistante du fait religieux, par-delà les apparences d’un déclin de la pratique religieuse, confirmée en Occident du moins par tous les tests statistiques.
Observer et, le cas échéant, interpréter les faits de société, telle a toujours été la démarche du Commissariat général du Plan, tout au moins à cette phase préliminaire si passionnante de l’auscultation qui précède le diagnostic.
Quel message se dégage de cette auscultation ? En le formalisant, on ne saurait faire abstraction d’un parti pris. Je dois donc confirmer le lien : c’est celui d’un croyant, d’un homme religieux. Ce qu’il m’a dès lors semblé entendre, ce n’est pas une dénonciation, ni une apologie de “ l’influence contemporaine des religions sur la vie publique ”. C’est plutôt une manière de les considérer – les religions – comme une ressource bien venue, dans le contexte présent de la modernité : confrontée à un progrès technologique à maints égards bouleversant ; aux prises avec une mobilité et un dépaysement croissants ; accompagnée d’un brassage culturel inégalé au cours du siècle passé, y compris dans le cas français. Dans ce contexte, les religions, notamment mais pas seulement monothéistes, constituent selon les experts une triple ressource, chez nous comme ailleurs :
ressource culturelle répondant aux besoins de construction d’une identité, dont les racines permettent de vivre le changement ;
ressource morale, répondant à un besoin de cohérence personnelle, dans une société où la multiplication des droits individuels sollicite les choix et stimule en ce sens l’autonomie, comme antidote aux conformismes d’un certain utilitarisme ambiant ;
ressource éthique enfin, lorsque l’innovation technologique et le libéralisme économique obligent à poser des règles collectives dont les sources naturelles du droit n’offrent plus l’inspiration.
À dessein, j’utilise ce mot de ressources. Il me semble en effet fidèle à la discussion, à la fois neutre et ouvert, si ces deux qualificatifs peuvent
coexister. Plus neutre en effet que les mots de “ repère ” avec sa connotation moralisante ou de “ résistance ”, avec les aspects régressifs tels qu’on les a vu s’affirmer sur la scène mondiale le 11 septembre 2001. Ouvert néanmoins sur l’idée que le fait religieux, s’il était mieux reconnu,
y compris dans une société aussi laïque que la société française, pourrait contribuer au renforcement de la cohésion sociale tout entière.
Ce qui nous semble neuf, en revanche, c’est la double qualité de ressource morale et de ressource éthique, attachée au fait religieux.
N’assistons-nous pas aujourd’hui à une forme de collusion objective entre un libéralisme économique privilégiant le court terme et s’en remettant à des mécanismes d’ajustements spontanés, et d’autre part une recherche utilitariste au plan individuel fondée sur l’idée que chacun est en droit de jouir de ce qu’il a acquis et si possible d’obtenir pour lui-même tout ce que la technique, le progrès peuvent désormais engendrer. On pourrait illustrer cette collusion par de très nombreux exemples ; ils nous diraient que, dans le contexte culturel d’aujourd’hui, marqué par le “ retour du sujet ”, le politique, s’il veut changer la vie, a plus besoin aujourd’hui qu’hier que les citoyens soient eux-mêmes prêts à “ changer leur cœur ”, paraphrasant ici le poète Pierre Emmanuel. Ne sommes-nous pas parvenus à un stade de maturité, tant personnel que collectif, où la délibération des enjeux publics gagnerait à être informée, nourrie par des contributions religieuses au pluriel, capable précisément de relier des normes morales à une éthique de l’action publique ? Puisqu’il s’agit en fait de contribution religieuse, il serait tout aussi juste de parler de contribution spirituelle au singulier, c’est-à-dire fondée sur les convictions et les expériences vécues qui ne se réduisent pas à ce que la seule raison elle-même est capable de prouver ou de justifier.
Prenant une petite casquette de responsable européen, je voudrais ajouter que nous ne pouvons pas, nous qui nous préoccupons de politique, conseillons le politique, accompagnons notamment le cheminement de l’intégration européenne, nous passer d’un minimum de compréhension de ce qui a été appelé modestement “ les tendances religieuses ” par Danièle Hervieu-Léger. Si on ne fait pas l’effort d’analyse auquel elle nous a invités, on ne peut pas comprendre les raisons profondes de la désaffection des citoyens, de l’opinion publique à l’égard, en général, des institutions politiques et du renouveau de la citoyenneté ; on ne peut pas comprendre pourquoi il est tellement difficile de réconcilier l’aspiration à des valeurs collectives, dont on nous a dit qu’elle était bien présente, et l’appropriation individuelle des comportements. On ne peut pas comprendre, si on n’a pas fait le chemin que ce séminaire nous a aidés à faire, que la démocratie est en danger, en difficulté, à moins de reconnaître le rôle qu’a joué la tradition religieuse et humaniste comme substrat institutionnel, comme source de travail structurant pour les valeurs collectives, y compris dans le contexte de la sécularisation. On ne peut pas non plus comprendre que si ce travail collectif lui-même est mis à mal, ou fortement questionné par de nouvelles tendances (globalisation ou nouvelles attitudes), c’est le cœur même du lien social qui est affecté.
Religion veut dire relier. Pour les Européens – qui sont en train d’essayer de construire un État, qui veulent bâtir un lien social essentiellement sur la diversité, sur la promotion de la diversité comme valeur pouvant fonder une unité – ne pas percevoir la connivence, l’intimité, la possibilité même d’un lien social (unité dans la diversité) et la possibilité pour les composantes religieuses monothéistes et spécialement islamiques aujourd’hui de renouveler le fonds européen, ce serait à mal escient que leurs responsables politiques feraient appel aux “ sources d’art ”, comme ils les nomment parfois, pour se redonner une motivation supplémentaire et mettre de leur côté la citoyenneté.
La condition pour pouvoir remettre dans le jeu démocratique ces sources structurantes de l’identité collective que sont les religions et l’humanisme est de les regarder pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire pas seulement des composantes de la société civile, mais des composantes qui se disent elles-mêmes avoir une vocation anthropologique. Écouter ce que disent d’elles-mêmes les composantes religieuses de la société civile est indispensable, même si on ne le partage pas, pour pouvoir leur permettre de jouer pleinement leur rôle et comprendre pourquoi, aujourd’hui, elles sont en train de sortir du domaine privé pour entrer, comme nous l’a dit Grace Davie, dans la sphère publique, exprimer ce qu’elles ont à dire, rendre public ce en quoi elles sont travailleuses à la constitution d’une conscience commune et de valeurs collectives. Le défi est au moins aussi grand pour les religions. Dans le contexte de la globalisation, elles pourraient tout simplement endosser le costume identitaire qu’on les invite à revêtir, se replier sur elles-mêmes. Il ne va pas de soi qu’elles ne le fassent pas.
Il y a aussi dans le monde religieux un travail de dépouillement, d’ouverture, de fidélité aux sources anthropologiques. Nous avons entendu plusieurs témoignages qui comportaient justement ces trois dimensions, que ce soit à travers la diaspora et le rôle que jouent les femmes ; à travers Taizé et sa capacité à exprimer l’attente des jeunes ; à travers la possibilité d’un islam européen qui s’acculture.
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