L’Iran n’est pas l’Irak de Saddam Hussein. Ce pays bénéficie de bien plus de soutiens internationaux et fais preuve de bien plus d’habileté que l’Irak avant son invasion. Conscient de sa force, Téhéran tente de se livrer à une contre-propagande en direction de l’Europe. Si les cercles atlantistes agitent la menace nucléaire iranienne et appellent à l’unité du « monde occidental », l’Iran appelle pour sa part à une alliance pour contrer l’hégémonie états-unienne. Moscou soutient cette approche et invite l’Europe à se joindre au développement du programme nucléaire iranien.
L’Union européenne multiplie les déclarations agressives contre l’Iran sur la question de son programme nucléaire. Avec les États-Unis, les pays de la troïka européenne font du lobbying au sien de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) pour qu’elle saisisse le Conseil de sécurité de l’ONU. Ce revirement de stratégie qui s’est amorcé cet été n’a cessé de se renforcer jusqu’à susciter l’agacement du directeur de l’AIEA, Mohammed ElBaradeï, qui a rapellé que les demandes états-uno-européennes outrepassent le Traité de non-prolifération.
Les Européens se voient opposer le refus de la Chine, de l’Inde (partenaires économiques de l’Iran) et des pays non-alignés qui craignent un scénario à l’irakienne. Contre Bagdad, la saisie du Conseil de sécurité avait été l’ouverture d’une campagne de propagande intensive en faveur de la guerre, la saisie ayant légitimé la menace aux yeux de l’opinion. Dans le New York Times, puis l’International Herald Tribune, Pierre Goldschmidt, l’ancien vice-directeur de l’AIEA et membre du directoire d’Eurodif, consortium nucléaire un temps associé à l’Iran, cherche à atténuer ses inquiétudes et demande la saisie du Conseil de sécurité. Tentant de vaincre les appréhensions de ceux qui souhaitent éviter un approfondissement de la crise, il affirme que le passage devant le Conseil n’ouvrira pas nécessairement un scénario à l’irakienne mais, au contraire, renforcera l’action des inspecteurs de l’AIEA. Cet argument ressemble étrangement à celui employés avant la guerre d’Irak par certains cercles atlantistes : la pression militaire autour de l’Irak orchestrée par les États-Unis et les sanctions internationales renforçaient le travail des inspecteurs en désarmement en Irak et éloignait le spectre de la guerre, prétendaient-ils.
Le même jour, toujours dans l’International Herald Tribune, Philip H. Gordon de la Brookings Institution et Charles Grant du Center for European Reform ont rédigé un appel signé par de grands noms atlantistes, dont Francis Fukuyama. Il est en fait le fruit du travail d’un groupe interne à la Brookings Institution dédié au rapprochement transatlantique, c’est-à-dire à l’alignement de l’Europe sous le « parapluie américain ». Le texte se propose de trouver une sortie de crise iranienne par la coopération entre l’Europe et les États-Unis. En réalité, en véhiculant la classique propagande anti-iranienne de Washington et en demandant à l’Union européenne de se tenir prête à des sanctions au cas où l’Iran n’accepterait pas les conditions fixées unilatéralement, le texte vise avant tout à engager l’Europe aux côtés des États-Unis contre Téhéran. Ainsi, pour les signataires de ce texte, il ne fait pas de doute que l’Iran cherche à acquérir l’arme atomique derrière un programme nucléaire d’apparence civile, que l’Iran soutient le terrorisme international et sape les efforts de paix israélo-palestiniens. Les auteurs appellent États-uniens et Européens à saisir pour la forme l’ONU, puis à organiser leur propre système de sanction en dehors du droit international. Sans surprise, de nombreux signataires de ce textes ont participé à l’intoxication des armes de destruction massive irakienne il y a deux ans. Ce sont les mêmes qui aujourd’hui tentent de convaincre les Européens du bien-fondé de la menace iranienne. Certains d’entre eux ont déjà participé à la rédaction du rapport à charge publié par l’IISS de Londres.
Difficile de comprendre la stratégie de la France dans cette affaire. Après s’être opposé à la Guerre d’Irak, Paris est aujourd’hui aux côtés de Washington sur les dossiers syriens et iraniens et manie des arguments de mauvaises foi. Cela n’est pas sans rappeler les débuts de l’affaire irakienne au cours desquels la France avait également accrédité la thèse de l’existence des armes de destruction massive irakiennes avant de s’opposer à toute intervention militaire en s’appuyant sur la résolution de l’ONU. Quelle est aujourd’hui, la stratégie française, s’il y en a une ? Cette question s’impose d’autant plus à la lecture de la tribune que l’ancien ambassadeur français en Iran, François Nicoullaud, publie dans Le Monde. Son point de vue est d’autant plus précieux qu’il était, jusqu’à sa retraite en juillet 2005, en poste à Téhéran. Il connaît donc bien des aspect de la crise en cours et les intentions réelles de la France dans ce dossier. L’auteur se livre à une analyse très pragmatique de la situation en Iran. Il se déclare favorable à l’enrichissement de l’uranium par l’Iran pourvu que celui-ci soit conduit de façon à permettre la seule alimentation électrique et non pour fournir des armes nucléaires et que tout le processus ait lieu sous contrôle de l’AIEA. Se livrant à des commentaires techniques, il rappelle que si la plupart des technologies nucléaires sont bien duales (c’est-à-dire peuvent avoir à la fois une utilité civile et militaire), leur usage n’est pas le même selon le but recherché. Une précision parfaitement connue d’un expert comme Pierre Goldschmidt, mais que ce dernier avait occulté dans sa tribune. Pour M. Nicoullaud, l’Iran peut parfaitement produire de l’uranium enrichi d’autant que si Téhéran venait à transgresser cet accord, il serait largement temps de sévir avant que l’Iran ne dispose effectivement de la bombe. La militarisation du programme nucléaire iranien ne peut échapper à l’AIEA si les contrôles restent denses.
Cette analyse parfaitement pragmatique ne trouve que peu d’échos dans la presse européenne qui préfère donner la parole aux « experts » dénonçant l’imminence du péril nucléaire iranien.
Aux États-Unis, chez les faucons, on a déjà adopté une position plus dure et on se demande quand on va attaquer l’Iran. Le coordinateur de ce courant, Franck J. Gaffney Jr., estime que les frappes contre Téhéran doivent être imminentes et s’emploie à développer encore l’image d’un Iran menaçant dans le Washington Times. Toutefois, sa tribune hebdomadaire est l’occasion d’insister sur d’autres questions qui lui tiennent à cœur. Il affirme en effet que l’Iran pourrait provoquer une impulsion électro-magnétique de grande ampleur au dessus des États-Unis grâce à ses armes nucléaires et ainsi mettre Washington à genoux. Cela nécessite donc une frappe préventive rapide. Malheureusement, les armées états-uniennes sont équipées avec un logiciel allemand pour la gestion de leur matériel. L’auteur en déduit donc que Berlin a les moyens d’empêcher Washington d’attaquer l’Iran, ce que ne manquera pas de faire Gerard Schröder. On voit mal comment l’Allemagne pourrait empêcher les États-Unis de faire quoi que ce soit en leur vendant un logiciel et le raisonnement paraît bien obscur. Toutefois, soyons indulgents avec l’analyste néo-conservateur. En effet, dans une seule tribune, il avait décidé de faire la promotion de la guerre contre l’Iran, de la défense anti-missile états-unienne, de l’achat patriotique en matière d’armement et de la nécessité d’avoir une Allemagne soumise. Une telle débauche d’efforts ne pouvait passer que par des raccourcis dans l’argumentation.
Toutefois, si les faucons s’imaginent déjà attaquant l’Iran, une guerre contre la République islamique ne sera pas chose aisée. C’est ce que s’efforce de démontrer, l’analyste syrien d’Alquds Alarabi, Mohamed Ajlani. L’auteur rappelle que l’Iran a une position stratégique idéale et attire bien des convoitises en raison de ses richesses. Toutefois, ce n’est pas un adversaire facile. L’armée iranienne n’a jamais subit d’embargo et bénéficie d’un soutien populaire, elle n’est pas considérée comme l’armée d’un régime. En outre, l’Iran peut appeler à l’aide le monde chiite pour lui venir en aide et bénéficie des alliances avec la Chine et l’Inde. Dans ces conditions, les États-Unis se casseraient les dents en l’attaquant. L’auteur craint cependant que Washington ne soit prêt à lancer une attaque quand même.
Il est bien évident que l’Iran n’est pas l’Irak de Saddam Hussein. Ce pays bénéficie de bien plus de soutiens internationaux et fais preuve de bien plus d’habileté que l’Irak avant son invasion. Conscient de sa force, Téhéran tente de se livrer à une contre-propagande en direction de l’Europe. Si les cercles atlantistes agitent la menace nucléaire iranienne et appellent à l’unité du monde occidental, l’Iran appelle pour sa part à une alliance pour contrer l’hégémonie états-unienne.
L’ambassadeur iranien à Londres, Seyed Mohammad Hossein Adeli, se désole dans The Guardian de l’attitude de l’Union européenne dans le dossier nucléaire et regrette son inféodation aux États-Unis. Pour le diplomate, les relations entre l’Iran, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne étaient bonnes jusqu’à ce que Washington ne parvienne à infléchir les positions européennes. Il réaffirme la position traditionnelle de son pays : le programme nucléaire est uniquement civil et le besoin de diversification énergétique est reconnu de longue date par les Occidentaux. Sur ce dernier point, il s’appuie sur une étude de BP, affirmant que l’Iran pourrait devenir importateur net de pétrole en 2024. Cette étude a été jugée optimiste par certains qui estiment que l’Iran pourrait importer du pétrole dès 2015. L’ambassadeur rappelle également la légalité du programme nucléaire de son pays. Il engage donc les Européens à se détourner des États-Unis. Le choix du quotidien diffusant ce texte n’est pas neutre. Le Guardian est, en effet, le quotidien britannique qui dénonce le plus la mainmise des États-Unis sur la politique étrangère britannique. Cet appel intervient également alors que des rumeurs d’affrontement au sein du gouvernement travailliste sur la question iranienne apparaissent dans les quotidiens du Royaume-Uni.
Dans sa tentative de rapprochement avec les Européens, l’Iran peut compter sur la Russie et notamment sur l’action diplomatique de Vladimir Poutine. Le site Iran.ru reproduit les principaux extraits de l’interview qu le président russe a accordé à Fox News. Il se déclare favorable à la poursuite du programme nucléaire iranien tout en se prononçant fermement contre la prolifération nucléaire… sans y associer explicitement l’Iran. Il se félicite de ses relations avec Mahmoud Ahmedinejad et avec les Européens et les Américains. Il invite avant toute chose au respect du droit international et pose son pays comme un garant du respect de ce droit, position qu’il souhaite voir adopter par la troïka européenne.
Sur le même site, le président de l’Agence pour l’énergie nucléaire russe, Alexandre Roumiantsev, va encore plus loin. Il estime que les Européens devrait rejoindre l’association entre Moscou et Téhéran pour développer le programme nucléaire iranien. Par ailleurs, il adopte la position diplomatique classique de la Russie : l’Iran a tout à fait le droit de posséder un programme nucléaire civil et il faut que ce droit soit respecté tout en évitant que ce programme ne dérive.
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