L’ambivalence de la relation franco-américaine vient peut-être des deux approches universalistes du monde qui ne coïncident pas toujours. Elle tient aussi au fait que la France n’a pas connu de vague d’émigration vers les États-Unis et n’a donc pas participé au melting pot. Toutefois, nous n’avons jamais été ennemis. Nous sommes donc des amis, mais des amis qui trop souvent se caricaturent. Nous devons nous défaire de ces représentations et dire non à l’antiaméricanisme et à la francophobie.
Notre désaccord sur l’Irak a donné lieu à des interprétations erronées. Nous n’avons pas de refus de principe à intervenir militairement aux côtés des États-Unis. Nous l’avons d’ailleurs fait en 1991 en Irak, en 1999 au Kosovo et en 2001 en Afghanistan. Nous n’avions pas non plus d’indulgence pour le régime de Saddam Hussein et nous ne cherchions pas de positions avantageuses pour nos entreprises (pour cela, nous aurions dû vous suivre). Nous n’ignorions pas non plus le danger potentiel que pouvait représenter l’Irak. Nous n’étions pas favorables à une action militaire parce que nous estimions que l’Irak n’était pas un réel danger pour le monde et n’avait probablement pas de liens avec Al Qaïda. En outre, nous pensions qu’une intervention militaire devait nécessairement passer par l’ONU. Nous ne croyons pas au « droit d’intervention démocratique » ou au fait que la démocratie peut être exportée militairement. En bref, nous pensions que la paix serait plus difficile à gagner que la guerre.
Aujourd’hui, nous sommes face à un dilemme : nous souhaitons votre réussite, mais nous restons attachés aux valeurs que nous défendons. Il faut un transfert de pouvoir aux Irakiens et il faut que vous acceptiez que la seule puissance américaine ne peut pas tout, ceci est une croyance simpliste et dangereuse des néo-conservateurs.
Nos relations bilatérales sont sans nuages mais nos divergences, plus aiguës depuis 2000, portent sur la vision des relations internationales. La puissance américaine n’est pas discutée et nous ne pensons pas que vous soyez un empire, mais il y a débat sur l’usage de votre force. Les Américains ont l’impression de porter seuls un fardeau et que cela leur donne des droits, mais vos partenaires sont loin de toujours souhaiter que vous vous chargiez d’un tel fardeau lorsqu’il s’agit du système anti-missiles ou de l’intervention en Irak. Les Américains se plaignent aussi du paradoxe : on les critique pour leur interventionnisme d’un côté, en Amérique latine, mais on leur reproche leur manque d’implication ailleurs, dans le conflit israélo-palestinien. Toutefois, cette exigence irritante ne va-t-elle pas dans le sens de cette idée, ancienne chez vous, que votre nation a une mission ? En outre, la sagesse veut que vous cherchiez à ce que la défense de vos intérêts nationaux aille dans le sens de l’intérêt général.
Plusieurs sujets provoquent des interrogations entre nous et justifient des échanges. La France est surprise par votre dialectique du Bien et du Mal, surtout que la notion du Mal ne désigne pas toujours les mêmes groupes selon les époques. La France préfère les notions politiques aux définitions morales ou religieuses. Concernant la globalisation, la France souhaiterait qu’elle soit maîtrisée. Sur le conflit israélo-palestinien, nous ne pensons pas que la politique d’Ariel Sharon soit le meilleur moyen de parvenir à la paix. Il faut parvenir à surmonter nos différends.
« Etats-Unis et France : pour une amitié plus sereine », par Lionel Jospin, Le Monde, 24 mars 2004. Ce texte est adapté d’une conférence prononcée au Center for European Studies de l’université de Harvard, le 4 décembre 2003, et que publie intégralement le numéro 129, du 25 mars, de la revue Le Débat.
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