Au fur et à mesure que s’approche la date butoir du 30 juin 2004, la lutte pour désigner le futur Premier ministre irakien se durcit. Ahmed Chalabi, candidat de toujours des États-Unis, est désormais soutenu par le seul département de la Défense, tandis que la CIA et le département d’État se sont ligués pour l’éliminer.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement n’aura d’autorité que s’il est investi par l’ONU, c’est-à-dire par le Conseil de sécurité sur proposition du secrétaire général. Depuis plusieurs semaines, l’envoyé spécial de Kofi Annan, le diplomate algérien Lakdhar Brahimi, multiplie les consultations, non seulement pour trouver un Premier ministre, mais aussi un président, deux vice-présidents et vingt-six ministres. Des personnalités qui avaient donné leur accord se sont ravisées après l’assassinat du président de l’actuel Conseil de gouvernement provisoire. Il est en effet probable que le futur gouvernement, au-delà des apparences juridiques formelles, sera dans la pratique placé sous la tutelle de l’armée d’occupation et qu’il deviendra la cible prioritaire pour la résistance.

Au demeurant, M. Brahimi n’est pas neutre dans cette médiation : il vient de fiancer à Paris sa fille, journaliste à CNN, avec le prince Ali de Jordanie, un des prétendants hachémites au trône d’Irak. Et certains communicants imaginent un rétablissement de la monarchie autour d’un mariage de rêve, comparable à celui de l’héritier du trône d’Espagne qui vient d’épouser une présentatrice de CNN.

Dans cette perspective, ses adversaires se sont empressés de révéler à la presse les contacts pris par M. Brahimi avec Hussain al-Shahristani. Celui-ci, présenté comme un scientifique sans attaches partisanes, offrait un profil symbolique pour la fonction de Premier ministre : ancien responsable du programme nucléaire irakien, il avait refusé de poursuivre les applications militaires et avait été emprisonné par Saddam Hussein. Ainsi, un homme qui avait lutté contre les armes de destruction massive aurait été mis en place par une Coalition militaire venue les détruire. Cependant cette annonce prématurée a soulevé la colère de Washington : loin d’être indépendant, comme le disent les agences de presse, M. Shahristani est en en effet proche du MI6 britannique. Nous avions relaté dans ces colonnes, il y a plus d’un an, son rôle dans la campagne d’intoxication conduite par le Royaume-Uni à propos des armes de destruction massive [1]. Exit donc la candidature Shahristani.

Un nouveau coup de théâtre est intervenu, le 28 mai, avec le vote par le Conseil de gouvernement provisoire, aussitôt chaleureusement approuvé par l’ambassadeur L. Paul Bremer III, d’une motion en faveur de la candidature d’Iyad Allaoui, cousin et néanmoins rival de Chalabi.

Ahmed Chalabi et la CIA

Né en 1945, Ahmed Chalabi appartient à une grande famille de banquiers irakiens. Son grand-père, son père et son frère ont occupé des postes importants dans les différentes administrations monarchistes pro-britanniques qui ont gouverné l’Irak avant la révolution ba’asiste de 1958. Lui-même a quitté le pays en 1956. Il vit alors au Liban, en Jordanie, puis aux États-Unis, où il effectue des études de mathématiques au Massachusetts Institute of Technology. Il y est l’élève d’Albert Wohlstetter, le théoricien de la bombe US, animateur de la Rand Corporation et figure tutélaire des partisans du durcissement de la Guerre froide [2]. Ce parrainage lui ouvre les portes de l’appareil d’État secret des États-Unis : Conseil national de sécurité, CIA, état-major interarmes.

En 1977, il est invité par le prince héritier Hassan de Jordanie à créer et présider la Petra Bank, un établissement bancaire qui deviendra bientôt la deuxième plus importante banque commerciale du pays. À la tête de la société, Chalabi mène diverses opérations financières occultes jusqu’à ce que les autorités jordaniennes y mettent un terme en août 1989, en plaçant la banque sous l’emprise de la loi martiale. Le responsable des transactions monétaires est arrêté et Amman est contraint d’injecter 164 millions de dollars dans les caisses de l’établissement pour le maintenir à flot. Impliqué personnellement dans le scandale, Chalabi parvient à quitter le pays dans des circonstances rocambolesques : selon Max Singer, du Hudson Institute, le prince Hassan aurait lui-même conduit l’Irakien jusqu’à la frontière jordanienne. Le crash de la Petra Bank provoque l’effondrement en chaîne de ses sœurs suisse et libanaise, la Socofi et la Mebco, toutes deux dirigées par le frère d’Ahmed Chalabi. Dans leur fuite, les Chalabi auraient réussi à emporter 70 millions de dollars.
L’ampleur des détournements de fonds et des irrégularités entraîneront sa condamnation par contumace par les tribunaux jordaniens, en 1992, à une peine de 22 années de travaux forcées [3].
Qualifié par le gouverneur de la banque centrale jordanienne de « plus célèbre escroc de l’histoire du Moyen-Orient », Chalabi affirme que toute cette affaire n’est qu’un complot fomenté par les hommes de Saddam Hussein pour le discréditer politiquement.
Quoi qu’il en soit, Chalabi avait choisi comme avocat de la Petra Bank à Washington, l’ancien secrétaire à la Défense, Casper Weinberger, également proche d’Albert Wohlstetter. Weinberger avait été le promoteur du programme de réarmement nucléaire et de « guerre des étoiles ». Il avait été contraint à la démission pour cause de « félonie » dans l’affaire de l’Irangate. Pour financer ces opérations secrètes, il avait participé au détournement par la CIA de la Bank of Commerce and Credit International (BCCI), laquelle devait s’écrouler lors d’une affaire offrant de nombreuses similitudes avec celle de la Petra Bank [4].

Chalabi rejoint alors Londres et obtient la nationalité britannique. Malgré, ou à cause de, son passé sulfureux, il devient un interlocuteur privilégié des États-Unis en tant que représentant de l’opposition à Saddam Hussein. Les États-Unis et la coalition internationale qu’ils ont réunie viennent de remporter la première guerre contre l’Irak, en mai 1991. Dans l’immédiate après-guerre, le président états-unien George H.W. Bush signe un décret présidentiel autorisant la CIA à créer les conditions pour destituer le dictateur irakien. Les opérations de propagande sont confiées par la CIA au Rendon Group, une société de relations publiques dirigée par John Rendon [5]. D’après ABC, la firme reçoit plus de 23 millions de dollars la première année dans le cadre de son contrat avec la CIA [6]. Un argent bien dépensé : Rendon se charge de trouver un nom pour désigner la coalition de 19 organisations irakiennes et kurdes, chargée de « collecter des informations, diffuser de la propagande et recruter des dissidents ». Ce sera le Conseil national irakien, qui recevra 12 millions de dollars de la part de CIA entre 1992 et 1996. Il rassemble des personnes de toutes les communautés, mais peu de leaders représentatifs, hormis le kurde Massoud Barzani. Les statuts sont fixés au congrès de Vienne en juin 1992, et Ahmed Chalabi prend la tête du comité exécutif. Il bénéficie de la mise à disposition d’un cabinet, dirigé par Francis Brooke, délégué par le Rendon Group et payé par la CIA.

C’est en tant que chef de l’opposition irakienne adoubé par James Woolsey, directeur de la CIA, qu’il retourne dans le nord de l’Irak, une région contrôlée par les Kurdes. Il est chargé d’y préparer une opération militaire contre Saddam Hussein. Mais les dissensions au sein du CNI rendent sa tâche difficile : en mai 1994, les deux principaux partis kurdes, le Parti démocrate kurde (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) s’affrontent sur des questions territoriales et politiques. C’est le moment que choisi son cousin Iyad Alloui et le MI6 pour former une fédération rivale, l’Accord national irakien (ANI).

Fils d’un ancien ministre de la monarchie pro-britannique, Iyad Allaoui fut le leader des étudiants ba’asistes en Europe, lorsqu’il poursuivit ses études de médecine à Londres dans les années 70. Alors qu’il participe à une opération d’achat d’armes à l’Arabie saoudite, il est accusé d’avoir détourné une importante commission à son profit et Saddam Hussein donne l’ordre de le faire assassiner. En 1978, il survit à un attentat à son domicile et se place sous la protection du MI6 britannique. Après la guerre du Golfe, il renoue avec ses anciens camarades du Ba’as, recrute des agents dans l’armée irakienne et forme un réseau clandestin.

Aussi, lorsque John M. Deutch, nouveau patron de la CIA, mesure l’inefficacité du CNI de Chalabi, il décide de le mettre en concurrence avec l’ANI d’Allawi. Cela n’empêche pas la débâcle : en 1996, Washington annule le plan de renversement de Saddam Hussein au dernier moment tandis le PDK s’allie avec le dictateur irakien pour reprendre la ville d’Arbil, contrôlée par l’UPK et où est installé le siège du Conseil national irakien. Au passage, l’ANI fait sauter les locaux du CNI dans un règlement de compte fratricide, peu avant que l’armée irakienne s’empare de la ville. Les troupes de Saddam Hussein exécutent près de 200 opposants, et en arrêtant 2000.

Ahmed Chalabi et le Mossad

Ce violent revers accentue les dissensions internes du CNI qui est lâché de toutes parts. Abandonné par la CIA, mais conservant des contacts à l’OTAN, Chalabi se cherche de nouveaux mentors. Il se rapproche d’Israël et entreprend deux voyages à Tel-Aviv. Le 2 juin 1997, il prononce une conférence sur la création d’un nouvel Irak après Saddam Hussein devant le Jewish Institute for National Security Affairs (JINSA) [7]. Parmi l’auditoire, on remarque ses amis Richard Perle (gendre d’Albert Wohlstetter auquel Chalabi rendit hommage ce soir-là) et James Woolsey (ex-directeur de la CIA). Le voici bientôt au Washington Institute for Near East Policy (WINEP) dont il devient un conférencier régulier.

Ses efforts sont récompensés. Il est pris en charge par le Projet pour un nouveau siècle américain (PNAC), le think tank néo-conservateur qui prépare la candidature Bush Jr. En 1998, des sénateurs sionistes organisent des auditions pour démontrer qu’il n’est pas nécessaire d’attaquer l’Irak pour renverser Saddam Hussein. On peut y parvenir en s’appuyant sur une opposition armée. Chalabi, qui est beau parleur, devient une star médiatique. Il déclare : « Donnez au Congrès national irakien une base protégée des tanks de Saddam, donnez-nous le soutien temporaire dont nous avons besoin pour nourrir, abriter et soigner la population libérée, et nous vous donnerons un Irak libre, un Irak sans armes de destruction massive, et un Irak de libre-marché. Que demander de mieux : l’INC fera tout gratuitement ! » [8]. Séduits, les parlementaires adoptent la loi sur la libération de l’Irak. Afin de financer les services « gratuits » de l’INC, ils débloquent 97 millions de dollars pour la formation militaire et l’armement des rebelles [9]. Cependant Bill Clinton ne verse cette manne qu’au compte-goutte et une partie se perd en cours de route. Selon la BBC, « seule une fraction de cette somme fut dépensée, et le CNI connut en conséquence des luttes internes au sommet » [10]. Chalabi ne peut donc compter que sur ses amis israéliens.

Il est alors introduit à l’American Enterprise Institute (AEI) et invité à participer au séminaire annuel de l’association à Baever Creek. Il y fait la connaissance de Donald Rumsfeld et des époux Cheney. Il est également invité à un sommet de l’AEI en Turquie, où il participe à une table ronde avec le prince Hassan de Jordanie qui ne lui tient aucunement rigueur de l’effondrement de la Petra Bank.

Le CNI organise quelques incursions éclair sur le territoire irakien pour y attaquer des infrastructures pétrolières ou autres, mais Ahmed Chalabi se fait discret. Il obtient néanmoins un soutien logistique, en dehors des voies officielles du Pentagone : l’ancien patron des forces spéciales, le général à la retraite Wayne Downing, organise ainsi des « stages » pour les futurs combattants du CNI [11].

Cependant la crédibilité de Chalabi et de ses sbires est entachée : le général Anthony Zinni, ancien chef du Central Command des forces états-uniennes au Proche-Orient tourne l’équipe du CNI en dérision en parlant de « ces gars habillés dans de la soie, portant des Rolex et vivant à Londres. ». Selon lui, soutenir le CNI est une stratégie suicidaire. En 1999, un article retentissant de Foreign Affairs vilipende la stratégie prônée par la CNI consistant à lancer une offensive, menée par une armée faite de bric et de broc, opérant depuis les prétendues zones de non-vol au nord et au sud de l’Irak [12] Selon la revue, une telle opération serait « militairement ridicule et s’achèverait presque certainement soit par une intervention américaine directe, soit dans un bain de sang majeur ».

Chalabi est si contesté qu’il perd une partie de son autorité au CNI. En 1999, il doit abandonner la présidence pour une direction collégiale de sept membres, représentant les différentes tendances de l’opposition à Saddam Hussein.

Ahmed Chalabi et le Pentagone

Dès l’arrivée de George W. Bush à la Maison-Blanche, le Pentagone commence à plancher sur l’invasion de l’Irak. Ahmed Chalabi est immédiatement sollicité, d’autant que ses amis Richard Perle et James Woolsey sont dans la place : le premier préside le Conseil consultatif de politique de défense dont le second est membre.

Le 11 septembre, Donald Rumsfeld s’empare du pouvoir. Les 19 et 20, il convoque une réunion secrète de son Conseil consultatif [13]. Outre les dix-huit membres permanents (Henry Kissinger, Newt Gingrich, Dan Quayle, James Schlesinger etc.), il y associe deux invités : Ahmed Chalabi et Bernard Lewis, l’inventeur du clash des civilisations [14]. Le Conseil précise le rôle de Chalabi. Le « dissident » est chargé de vendre la guerre à l’opinion publique états-unienne en créditant deux idées : d’une part, il ne s’agira pas d’un conflit long contre un pays, mais d’une aide extérieure à la libération des Irakiens par eux-mêmes et, d’autre part, les États-Unis doivent intervenir non seulement parce qu’ils sont les défenseurs de la liberté, mais parce qu’il en va de leur sécurité. En effet, Saddam Hussein est en guerre contre « l’Amérique ». Il a accordé une aide logistique à Ben Laden pour perpétrer les attentats du 11 septembre et est prêt à lui donner des armes de destruction massive pour commettre pire encore. Pour monter cette intoxication, Chalabi sera épaulé par James Woolsey, dont les honoraires de consultant seront payés par le Pentagone. Les deux hommes seront basés à Londres et disposeront des avions gouvernementaux pour les besoins de leurs déplacements.

Une guerre de la communication oppose bientôt le département de la Défense au département d’État et à la CIA. Chalabi multiplie les déclarations à l’emporte-pièce et présente de faux témoignages de transfuges irakiens. Saddam Hussein, le despote oriental qui tyrannise son propre parti devient un sadique torturant personnellement une jeune femme par jour. Le raïs laïque devient un allié de l’islamiste Ben Laden. Son armée vaincue devient l’une des mieux armées du monde [15].

Pour parachever la réussite de l’opération, le Pentagone suscite la création d’un Comité pour la libération de l’Irak, financé par des marchands d’armes impatients de détruire l’Irak et des entrepreneurs avides des futurs marchés de reconstruction [16].

La presse ne vérifie aucun témoignage, même les plus bizarres, puisqu’ils ont été doublement authentifiés par les exilés du Conseil national irakien et par les politiciens états-uniens du Comité pour la libération de l’Irak.

La CIA tente de freiner ce déluge d’intoxications. « Les renseignements du CNI ne sont pas du tout crédibles », déclare ainsi Vincent Cannistraro, ancien responsable de l’Agence. « Une grande part relève de la propagande. Une grande part consiste à dire au Département de la Défense ce qu’ils veulent entendre. Et une grande part est utilisée pour soutenir les propres ambitions présidentielles de Chalabi. Ils ne font aucune distinction entre renseignement et propagande, en utilisant des informateurs présumés et des transfuges qui disent ce que Chalabi veut leur faire dire. [Ils créent ainsi] de l’information pré-mâchée qui rentre directement dans les discours du président et du vice-président », conclut-il.

Le département d’État n’est pas en reste. L’objectif de la manœuvre est déjà connu de tous : « ce qu’ils ont à l’esprit, c’est la dénationalisation, puis le partage du pétrole irakien entre les compagnies pétrolières états-uniennes » explique James E. Akins, ancien ambassadeur états-unien en Arabie saoudite. À long terme, c’est la dislocation de l’Arabie saoudite, la saisie de son pétrole et la fin de l’OPEP que cherchent à réaliser le CNI de Chalabi et ses amis néo-conservateurs, dans le cadre d’un vaste remodelage du Proche-Orient, prévient-il.

Ahmed Chalabi en fait trop

La guerre approchant, son issue ne fait aucun doute pour Chalabi qui sait que Saddam Hussein n’a aucune des armes qu’on lui prête. Il se voit donc déjà Premier ministre ou président et commence imprudemment à vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Au Pentagone, on le laisse faire avec l’assurance que tous ceux qui croiront à ses promesses soutiendront la guerre.

A la mi-octobre 2002, il rencontre à plusieurs reprises les dirigeants des trois principales entreprises pétrolières états-uniennes. Le gigantesque marché irakien leur était jusque-là interdit, comme l’explique un d’entre eux : « L’une des frustrations des sociétés pétrolières américaines est que les Russes, les Français et les Chinois ont déjà des relations établies avec l’Irak. Et la question est : combien de tout cela sera sanctifié par les gens qui succèderont à Saddam ? ». L’enjeu pétrolier de l’invasion irakienne reste néanmoins officiellement un tabou, sur lequel les chefs d’entreprise états-uniennes cherchent à rester discrets, tout comme sur leurs relations avec le CNI. Mais Chalabi ne peut s’empêcher d’en rajouter. Il déclare ainsi au Washington Post que le CNI a l’intention de récompenser ses amis : « les compagnies états-uniennes auront la plus grande part du pétrole irakien ».

L’homme d’affaires devient ambitieux et dérangeant pour Washington. Déjà, en février 2003, l’administration Bush se divisait autour de son cas. Chalabi proposait en effet de constituer « un gouvernement provisoire au moment du déclenchement de la guerre », composé de membres du CNI et dont il prendrait la tête. Une position qui lui ouvrirait les voies du pouvoir, une fois la campagne militaire achevée. Ce plan « lui aliène certains de ses soutiens les plus enthousiastes au Pentagone et au Congrès, qui craignent que l’annonce de la constitution d’un gouvernement provisoire formé d’exilés puisse diviser le sentiment anti-Saddam en Irak » [17].

Le pactole irakien

L’invasion de l’Irak est une promenade de campagne. Les généraux de Saddam Hussein désertent et livrent leur pays à la Coalition pour quelques poignées de dollars. Dans les premières semaines, la résistance populaire n’a pas le temps de s’organiser. Ahmed Chalabi se consacre à la reconstruction. C’est le moment du pillage et des bonnes affaires. Ainsi L. Paul Bremer III accorde 400 millions de dollars de contrats publics à la fantomatique société Nour USA, dirigée par A. Huda Faouki, mais détenue en sous-main par les Chalabi.

N’ayant aucune légitimité en Irak, Ahmed Chalabi acquiert du pouvoir en devenant le maître de la déba’asification. À la chute de Bagdad, il s’empare des fichiers de la police secrète du régime. Il fait nommer par Bremer son neuveu, Salem Chalabi, à la présidence du tribunal chargé de juger Saddam Hussein et ses cadres. Il se trouve ainsi en mesure d’accuser ou de blanchir qui bon lui semble.

De son côté, Iyad Allaoui adopte la stratégie inverse. Il se présente comme un ancien du Ba’as passé dans l’opposition non pas parce qu’il avait changé d’avis, mais parce que Saddam Hussein avait dénaturé le Ba’as. Il offre ainsi une voie de réhabilitation aux cadres du régime.

Cependant, avec le temps, l’occupation s’avère plus périlleuse et meurtrière que l’invasion. Le fiasco sur le terrain attise les haines à l’intérieur de l’administration Bush. Pour faire échec au Pentagone, le département d’État veille à rappeler à la presse le casier de Chalabi. Son épisode de la Petra Bank refait surface. En août 2003, une pétition circule parmi les députés jordaniens pour demander son extradition d’Irak [18]. On reparle de l’enquête menée fin 2002 par le Département d’État sur les finances du CNI. Des investigations qui ont fait apparaître, là encore, d’importantes irrégularités. On y apprenait notamment que sur les 4 millions de dollars alloués par Bill Clinton en 1998, 2 millions au moins auraient disparu.

Le 20 mai 2004, des policiers irakiens pénètrent dans le quartier général du CNI à Bagdad et perquisitionnent le domicile de Chalabi [19]. Pour les uns, c’est le début de la chute d’un escroc international qui n’est plus utile à personne. Pour les autres, c’est une mise en scène visant à nettoyer son image de « valet de l’impérialisme ».

Ahmed Chalabi, bouc-émissaire

Cette semaine, la presse états-unienne a repris une information censée émaner de l’Agence de renseignement militaire (DIA) : Ahmed Chalabi aurait été un agent double. Chiite de culture, il était de longue date un agent iranien infiltré dans le camp états-unien. Il aurait intoxiqué les administrations Clinton et Bush pour les pousser à détruire l’Irak, ennemi héréditaire de l’Iran. Ce scoop provoque une débâcle médiatique : tous les journalistes qui ont répercuté les imputations de Chalabi sont priés de s’expliquer au plus vite s’ils ne veulent pas être accusés de complicité avec l’Iran. Le New York Times présente ses excuses à ses lecteurs : il reconnaît avoir publié toutes sortes d’âneries depuis des années sur la foi de témoignages d’exilés qui lui avaient été présentés par Chalabi et qui avaient été confirmés par des personnalités états-uniennes (Le Comité pour la libération de l’Irak ?) [20]. Ahmed Chalabi, quant à lui, assume stoïquement : il déclare n’avoir jamais servi l’Iran, mais uniquement son pays, et avoir forcé la dose pour convaincre les États-Unis de libérer sa patrie.

Cette aimable mise en scène rend service à tout le monde à défaut d’être convaincante. L’Iran était en conflit avec les Talibans depuis le moment où ils furent installés en Afghanistan par le Pakistan pour le compte des Etats-Unis. Téhéran collabora donc sans difficulté avec Washington lorsque, après la rupture des négociations pétrolières de juillet 2001, la Maison-Blanche décida de détruire sa créature à la faveur des attentats du 11 septembre. De même, lorsque les États-Unis commencèrent à déployer leur dispositif alentour de l’Irak, les Iraniens autorisèrent l’ouverture d’un bureau du CNI à Téhéran. Il s’agissait pour eux de préserver les intérêts des Chiites irakiens. Mais leur crainte, qui s’est réalisée, était de voir les troupes US s’installer à la fois en Afghanistan et en Irak pour les encercler. Il n’avaient donc aucun intérêt à pousser à cette guerre.
Au contraire, c’est le mouvement sioniste international qui réclame depuis 1942 le démantèlement de l’Irak et c’est Israël qui a subvenu aux besoins de Chalabi pendant sa période de vaches maigres, de 1996 à 2001.

Par ailleurs, les journalistes qui ont publié des imputations fausses sur les armes de destruction massive et autres liens avec Al Qaïda n’ont aucune excuse. Ils n’ont pas été intoxiqués, ils ont participé à l’intoxication. Ainsi, le reporter vedette du New York Times, Judith Miller, n’a pas succombé au bagout d’Ahmed Chalabi, mais l’a utilisé pour justifier d’une guerre pour laquelle elle militait aux côtés de James Woolsey depuis des années. Et après l’épisode rocambolesque de l’anthrax, le New York Times aurait du se séparer d’elle : que l’on se souvienne, Madame Miller prétendait être une cible de Ben Laden et avoir été contaminée à l’anthrax. Des bureaux du journal furent évacués et Judith Miller ne succomba ni à cette maladie, ni au ridicule [21].

Il n’y avait aucune raison honnête d’accorder plus de crédit aux affabulations d’Ahmed Chalabi sur les armes de destruction massive qu’aux rapports les infirmant d’Hans Blix et des inspecteurs de l’ONU. En outre, le New York Times présente ses excuses pour divers bidonnages, mais pas pour avoir accrédité la fable de la libération de Bagdad. Là encore, que l’on se souvienne : CNN et APTN avaient diffusé en direct des images d’une liesse populaire à l’occasion du déboulonnage d’une statue géante de Saddam Hussein sur la place Felaous, et l’ensemble de la presse écrite les avaient reprises. Or, il ne s’agissait que d’une mise en scène limitée dont les figurants avaient été fournis par Ahmed Chalabi [22]

Comme l’expliquait alors Patrick Clawson, directeur du WINEP et conseiller de Chalabi, « Je veux créer l’Histoire nationale selon laquelle les Irakiens se sont libérés eux-mêmes. (...) Cela ne sera peut-être pas plus vrai que l’idée que les Français se sont libérés tous seuls lors de la Seconde Guerre mondiale ».

La carte Allaoui

Reçu à la Maison-Blanche, le 6 mai 2004, le roi Abdallah de Jordanie demanda lui-même à George W. Bush d’écarter Ahmed Chalabi au profit d’une personnalité acceptable par tous les États riverains de l’Irak. Dans les jours qui suivirent, le choix d’Iyad Allaoui fut confirmé : au cours de ses années d’exil, il a travaillé de concert avec les services secrets britanniques et états-uniens, saoudiens, syriens et jordaniens. Aujourd’hui, il est seul en mesure de reconstruire une administration en Irak en réhabilitant les cadres du parti Ba’as. Ses positions nationalistes et laïques garantissent le maintien de l’intégrité territoriale du pays et ne représentent plus de danger pour les États voisins l’Irak étant démilitarisé.

Cependant, la bataille pour le pouvoir à Bagdad est loin d’être terminée et Ahmed Chalabi peut encore revenir sur le devant de la scène.

[1« Témoin surprise », Voltaire, 25 février 2003.

[2Voir notre enquête « Les marionnettistes de Washington » par Thierry Meyssan, Voltaire, 13 novembre 2002.

[3« Tinker, Banker, NeoCon, Spy », par Robert Dreyfuss, The American Prospect, 18 novembre 2002. « A bankable ringer to replace Saddam ? » par Arnaud de Borchgrave, Washington Times du 2 décembre 2002. « Financial scandal claims hang over leader in waiting » par David Leigh et Brian Whitaker, The Guardian, 14 avril 2003. « The implosion of Chalabi’s Petra Bank » par John Dizard, Salon.com, 4 mai 2004.

[4Il n’est pas indifférent de rappeler que George H. Bush (le père) a joué un rôle central dans la BCCI et que la commission d’enquête sénatoriale qui a mis à jour cette fraude était présidée par John Kerry.

[5John Rendon a servi de modèle à Barry Levison pour son film Wag the Dog (en français : Des Hommes d’influence).

[6« Propagandist for hire » par Mark Atkinson, ABC.

[7« Creating Post-Saddam Iraq, presented by Ahmad Chalabi, president of the executive concil of the Iraq national congress ». JINSA sping board meeting, Washington D.C., June, 2, 1997

[8« Can Saddam Hussein Be overthrown ? », auditions devant le sous-comité pour les affaires du Proche-Orient et d’Asie du Sud, 2 mars 1998. Les parlementaires ont également auditionné Richard Hass, Zalmay Khalilzad et James Woolsey.

[9Iraq Liberation Act, S. 2525, 29 septembre 1998.

[10« Profile : Ahmed Chalabi », BBC News, 3 octobre 2002.

[11Voir « La planification secrète de la colonisation de l’Irak », Voltaire, 9 mars 2004.

[12« The Rollback Fantasy » par Daniel Byman, Kenneth Pollack et Gideon Rose, Foreign Affairs, janvier-février 1999.

[13« Some Pentagon officials and advisors seek to oust Iraq’s leader in war’s next phase » par Elaine Sciolino et Patrick Tyler, New York Times du 12 octobre 2001.

[14L’expression clash des civilisations a été popularisée par Samuel Huntington, mais inventée par son professeur, Bernard Lewis.

[15En 1991, Dick Cheney avait affirmé que l’Irak possédait la troisième armée du monde (après les Etats-Unis et l’URSS, devant le Royaume-Uni et la France). En 2002, Cheney affirme avec le même aplomb qu’elle dispose d’un des armements les plus meurtriers au monde.

[16« Une guerre juteuse pour Lockheed Martin », Voltaire, 7 février 2003.

[17« US falls out with Iraqi opposition », par Julian Borger, Michael Howard, Luke Harding et Dan De Luce, The Guardian, 21 février 2003.

[18« Jordan MPs Seek Extradition of Iraqi Politician », par Suleiman al-Khalidi, Reuters, 18 août 2003.

[19« Chalabi blames Baathists for raid », CNN, 20 mai 2004.

[20« The Times and Iraq », From the editors, The New York Times, 26 mai 2004.

[21Lire notre enquête « Judith Miller, journaliste d’intoxication massive » par Paul Labarique, Voltaire du 5 mars 2004.

[22Lire « La fin de quelle guerre ? » par Jack Naffair, Voltaire, 15 avril 2003.