Le 10 juin 2003, sur la partie militaire de l’aéroport de Cologne, des soldats de la Bundeswehr portent le cercueil d’un camarade. C’est l’un des quatre soldats allemands de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) qui ont perdu leur vie lors de l’attentat à la bombe du 7 juin 2003 à Kaboul.

Le salon de Christopher Plodovski est peint en couleurs accueillantes, un parquet clair et des murs jaunes avec au milieu un canapé blanc. Mais dans son âme, c’est l’obscurité. Les images de ce 7 juin 2003 ne cessent de remonter en lui. En ces moments, l’officier de la Bundeswehr de 41 ans a l’air d’avoir dix ans de plus. Ses larmes coulent, son cœur bat la chamade et dans son âme le major Plodovski est de nouveau à Kaboul.

Il était assis dans la deuxième rangée d’un bus circulant sur la route de Djalalabad en direction de l’aéroport. C’était sur le trajet du retour, derrière lui « mes gars » chantaient, comme l’ancien commandant de compagnie appelle les soldats encore aujourd’hui. Plodovski n’a pas vu arriver le taxi. Il n’a entendu que la détonation, lorsque l’auteur de l’attentat suicide a fait exploser la bombe de 150 kilos.

Quand il est revenu à lui, le bus n’était plus qu’un squelette. Il a vu des moitiés de visages arrachées, des membres déchirés, des soldats qui « saignaient par tous les pores ». Ses gars. Il a réalisé que le sang giclait aussi de son bras. Un de ses soldats lui a mis un doigt dans l’artère pour le maintenir en vie. C’est « en moyenne 15 fois par jour » que Plodovski souffre de telles images.

« Il y a quelque chose de pourri »

Quatre ans après l’attentat, le major se bat toujours contre sa propre armée. Il est en congé maladie depuis des mois, il a pris un avocat et a saisi le tribunal social. Il demande une « reconnaissance adéquate » de ses blessures durables par la République fédérale d’Allemagne, représentée par l’administration du Wehrbereich Sud. Il s’agit de savoir à combien va s’élever le dédommagement. C’est un marchandage autour du pourcentage de son aptitude au travail.

Plodovski trouve indigne « qu’il faille se battre pour chaque centime, là, quelque chose est pourri ». Le major originaire de la Hesse n’est pas le seul dans une situation pareille.

Quatre autres soldats du bus doivent encore se soucier du montant de leur dédommagement. « Leurs ‹cas› n’ont pas encore pu être résolus définitivement » a déclaré le ministère de la Défense sur demande. Après leur retour d’autres missions à l’étranger, par exemple au Kosovo, des soldats blessés ont porté plainte contre l’administration militaire parce qu’ils se sentaient injustement traités.

C’est en quelque sorte un problème mathématique. Les blessures physiques et psychiques de Plodovski et ses camarades doivent être exprimées en chiffres. S’il y a réduction de l’aptitude au travail de 50% ou plus, les soldats professionnels ont droit à une indemnité unique de 80 000 euros. En outre, ils peuvent partir en retraite et reçoivent à vie 80% de la catégorie salariale supérieure de deux points à la leur. C’est ce qui est voulu par la loi.

La colère monte avec chaque lettre

La colère de Plodovski augmente avec chaque lettre de l’administration du Wehrbereich. D’abord elle n’a pas accepté l’expertise d’un médecin colonel de l’hôpital de la Bundes­wehr de Coblence
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Au cours de leurs engagements à l’étranger, certains soldats allemands sont témoins de scènes horribles qu’ils peinent à surmonter. Christopher Plodovski en fait partie. Il exige maintenant un dédommagement de l’Etat.

Un expert en oto-rhino-laryngologie lui a certifié 70%, uniquement dans sa spécialité. Plodovski a perdu le goût, ne sent et n’entend presque plus rien. Et le major de préciser : « Je porte les appareils auditifs les plus puissants qu’on trouve sur le marché ».

L’administration du Wehrbereich a fait faire une contre-expertise par un professeur d’université civil. Il n’a constaté que 20% de réduction d’aptitude au travail. « C’est une farce absolue », dit Plodovski. Le professeur n’a parlé que quelques minutes avec lui et l’a ensuite présenté comme simulateur.
L’administration lui a finalement accordé 40%, uniquement pour ses problèmes psychiques, ce qui représente 161 euros par mois. « Ce n’est pas pour cela que j’ai risqué ma vie », dit le soldat. Cela sonne amère mais aussi combatif. Son adversaire se trouve maintenant dans l’administration du Wehrbereich à Stuttgart.

Plodovski veut faire faire de nouvelles expertises, notamment pour ses bras blessés qu’il ne sent presque plus. Depuis longtemps, le calvaire de Plodovski est devenu une odyssée d’un médecin à l’autre. Son combat avec l’administration étreint sa vie comme un lutteur son adversaire. « Avec chaque lettre de mon avocat le sujet réapparaît ».

Le sous-officier Frank Dornseif se trouvait dans le même bus à Kaboul. Il a 47 ans et en est actuellement à son troisième avocat. Lui aussi a porté plainte devant le tribunal social, veut refaire vérifier toutes les expertises et en faire faire de nouvelles.

Il se bat pour la reconnaissance et pour une rente plus élevée. 50% de réduction de sa capacité de travail ont été reconnu par l’administration. A cause des images dans sa tête qui ne disparaissent plus et parce qu’il passe sa vie a avaler des comprimés contre la dépression, contre les douleurs et pour pouvoir s’endormir. Dornseif se sent abandonné par ses supérieurs et sa voix trahit le désespoir.

« Deux médecins, trois opinions »

Parmi quelques-unes des personnes concernées, les spéculations vont bon train. L’administration essayerait sciemment de maintenir les dédommagements aussi bas que possible pour qu’elle puisse s’en tirer à moindre frais. Il n’y a pas de preuves et la Bundeswehr nie ces accusations.
De tels traumatismes ne peuvent que difficilement être saisis en chiffres, comme l’exige la bureaucratie. « En traumatologie, il n’y a pas d’échelle objective », dit Peter Zimmermann, médecin-chef du département de psychiatrie de l’hôpital de la Bundeswehr de Berlin. « Nous devons nous fier à notre expérience clinique et à notre nez », a-t-il déclaré.

A des nez, auxquels les soldats ne préfèrent pas se fier. Souvent des personnes concernées qui ne sont pas d’accord avec les expertises, font appel au Deutscher Bundeswehr-Verband (DBWV, Association allemande de la Bundeswehr) pour demander de l’aide judiciaire. « L’expertise représente toujours un problème, surtout dans les cas de maladies psychiques », déclare le juriste du DBWV Marcus Garbers. L’expression « Deux médecins, trois opinions » est souvent de mise.

L’expert s’attend à un nombre de concernés croissant : « Les missions ne seront pas moins dangereuse à l’avenir ». Déjà depuis 2003 le nombre de soldats avec un « Trouble de stress post-traumatique » (TSPT) a triplé. Depuis lors, 1550 soldats ont été traités dans les hôpitaux de la Bundeswehr pour des problèmes d’ordre psychique, 640 parmi eux suite à un TSPT. Le « Bundeswehr-Verband » a récemment établi une liste d’exigences concernant les rapports avec des soldats traumatisés. Cette association exige notamment un numéro de téléphone d’urgence pour les personnes concernées et leur familles.

La musique déclenche le désespoir

Un jeune soldat de la marine, qui désire rester anonyme, aurait bien aimé avoir un tel soutien : « Je n’avais personne à qui parler ».

En juin 1999, lorsque les Serbes y étaient encore, il est arrivé au Kosovo. Il a dû inspecter des fosses communes ouvertes, des corps récemment brûlés, des caves à tortures. Il n’a pris rendez-vous chez le médecin que lorsque sa femme s’est séparée de lui en disant : « Je ne le supporte plus. » Elle parlait de son irritation continuelle, de son agressivité, et de ses rechutes, déclenchées par l’odeur d’une bête morte ou d’un morceau de musique qu’il avait entendu lors de sa mission.

D’abord le psychologue a voulu faire croire au traumatisé que son comportement était dû à ses problèmes conjugaux. L’année passée le soldat a reçu un dédommagement de 30%, 118 euros par mois.

Mais lui aussi a fait objection et veut saisir les tribunaux parce que jusqu’à aujourd’hui les scènes atroces le poursuivent et son traumatisme n’a pas été jugé équitablement. Les images de 1999 ne le quitteront pas de sitôt. « Un psychologue m’a dit, tant que je suis en route pour porter plainte, je ne suis pas apte à une thérapie », a dit le soldat. Et d’ajouter tout bas : « Je pense qu’il a raison. »

Source
Horizons et débats (Suisse)

Source : Süddeutsche Zeitung du 9/7/07

Commentaire d’Eva-Maria Föllmer-Müller

L’exemple du major Plodovski ne représente pas un cas singulier. C’est l’authentique visage de la guerre qui se montre dans cet exemple. C’est une guerre dans laquelle on sacrifie les hommes parce que l’homme ne compte rien.
Son destin est identique avec celui des environ 100 000 soldats aux Etats-Unis, les soi-disant vétérans de guerre depuis la guerre au Viêt-nam. Ils reviennent des champs de bataille, des estropiés psychiques, dont beaucoup sont physiquement handicapés pour toute leur vie. Eux aussi, ils n’arrivent pas à effacer les images dans leur tête, deviennent agressifs, doivent prendre des comprimés pour le reste de leur vie. Les couples divorcent car les femmes et les enfants ne supportent plus la situation, leur vie aussi est détruite.

Quand ils reviennent ainsi de la guerre, ils sont licenciés de l’armée et on ne leur donne qu’un salaire minable. Ceux qui ont encore la force de s’y opposer prennent le chemin juridique qui est long et difficile, ils doivent lutter dur pour chaque dollar, beaucoup n’ont ni les moyens ni la force pour faire cela.
S’ils n’arrivent pas à digérer ce qu’ils ont vécu pendant la guerre, on leur administre un diagnostic psychiatrique : trouble de stress post-traumatique (TSPT). C’est la psychologie et la psychiatrie au service de la guerre. Il faut souligner ici que tous les symptômes sont des réactions normales et humaines à la suite de circonstances contre nature vécues qui font partie du quotidien dans une guerre. Parce que la guerre en soi, est une chose contre nature. C’est l’âme saine qui réagit ainsi. Celui qui ne peut plus oublier ces images prouve qu’il a encore une conscience et de la compassion. Ces personnes sont psychiquement blessées, mutilées par la guerre et il va de soi qu’ils ont droit à un dédommagement et/ou une pension. Les irritations psychiques dues à la guerre ne sont pas la conséquence d’une personnalité troublée, ce sont des réactions qui sont la conséquence d’une situation contre nature.

C’est uniquement aux âmes indifférentes que de telles images ne posent pas problème. On dit que la gravité du diagnostic dépend de la vulnérabilité de la personnalité : Alors plus la personnalité manque de stabilité, plus le diagnostic est grave, comme si c’était la preuve d’une faiblesse personnelle. Comme si de telles expériences ne troublaient pas une personnalité forte. Il est absolument inacceptable qu’une personne faisant preuve de réactions humaines tout à fait normales reçoive un diagnostic. Suite aux récits de nos parents et grands-parents qui ont vécu la Seconde Guerre mondiale, nous savons pertinemment que ces images restent ancrées dans la mémoire pour le reste de la vie. Dans beaucoup de familles, la guerre était un sujet dont on parlait chaque jour, si on en parlait au juste.

En 1980, on a introduit pour la première fois le « trouble de stress post-traumatique ». C’était le résultat du travail avec les vétérans de la guerre du Viêt-nam (autrefois, on appelait le même phénomène le « shellshock », « fièvre des obus » ou une névrose de la guerre). La question se pose si ce diagnostic n’a pas été introduit pour se préparer à de nouvelles guerres.