Pour le professeur Stahel, la crise géorgienne montre une tragique erreur d’appréciation du rapport de force en Europe. Le président Saakachvili a cru, à tort, que la Russie n’avait pas retrouvé les moyens d’intervenir et que les Occidentaux disposaient encore de moyens militaires conséquents. L’époque pendant laquelle les États-Unis et leurs alliés ouest-européens pouvaient faire la loi sur le continent est révolue.
Fabian Fellmann : Vous suivez avec attention le conflit entre la Russie et la Géorgie. Pourquoi ?
Albert A. Stahel [1] : Pour trois raisons : d’abord pour des raisons géopolitiques et géostratégiques : la situation de la Fédération de Russie et de l’Europe. Ensuite, ce sont les opérations militaires qui attirent mon attention. Enfin, les conséquences du conflit, surtout en ce qui concerne l’Europe.
Concernant les opérations militaires : les deux camps diffusent des informations fausses ou pour le moins douteuses.Peut-on se faire une idée juste des événements ?
Albert A. Stahel : En se basant sur les forces militaires géorgiennes et celles des Russes dans la région militaire du Caucase du Nord, on peut se faire une idée approximative. L’armée géorgienne a été, ces derniers temps, en partie fournie en armes par les États-uniens qui se sont aussi chargés de son instruction. Mais il s’agit d’un petit pays aux moyens limités qui possède une armée d’environ 21 000 hommes. En face se trouve la plus puissante région militaire de la Russie, celle du Caucase du Nord, avec un effectif de 90 000 hommes et la flotte de la mer Noire.
Cela veut dire que la Géorgie n’a aucune chance. Faut-il craindre, en Géorgie, le bombardement de villes entières par les Russes ?
Albert A. Stahel : C’est peu probable. D’ailleurs, il n’est pas à craindre que la Russie occupe toute la Géorgie. Ses attaques ont surtout pour cible les aérodromes et, probablement, les bases militaires géorgiennes. Les plus grandes destructions ont déjà eu lieu, comme à Tskhinvali, la capitale de l’Ossétie du Sud.
Vous avez parlé de conséquences pour l’Europe. Qu’entendez-vous par là ?
Albert A. Stahel : Ce n’est pas un hasard si le district militaire du Caucase du Nord est le plus important pour les Russes : le Caucase représente un élément important de leur géopolitique et géostratégie. Toutefois, on ne s’attendait pas à une telle contre-offensive russe, militairement réussie, à l’agression géorgienne contre l’Ossétie du Sud. Du fait que ce sont les États-Unis qui ont formé les Géorgiens, on peut admettre qu’ils ont perdu la face en subissant, indirectement, une défaite. Si la Russie arrive à encercler la Géorgie, au travers de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, la situation se détériorera pour les États-uniens.
Cependant, la Géorgie n’est pas le seul voisin de la Russie à se rapprocher de l’Occident.
Albert A. Stahel : La réaction des Russes est un signal évident en direction de l’Ukraine, dont certains milieux souhaitent une adhésion à l’OTAN et à l’UE. La Russie leur a adressé un avertissement. La conséquence pourrait en être un nouveau rapprochement de l’Ukraine vers la sphère d’influence russe. Cela entraînera un renforcement non seulement militaire, mais aussi géopolitique de la Russie.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’Europe ?
Albert A. Stahel : Il est intéressant de constater avec quelle modération l’Allemagne s’est exprimée dans ce conflit. La chancelière Angela Merkel et son entourage savent très bien à quel point l’Allemagne dépend du gaz russe et combien les Russes investissent dans les entreprises allemandes. De plus, Vladimir Poutine a démontré, par l’intervention en Géorgie, que l’armée russe était prête au combat. On n’en avait pas encore pris conscience et on ne s’y attendait pas. D’autre part, les pays européens ont, au cours de ces dernières années, réduit leurs forces militaires en les professionnalisant et en réduisant les effectifs des forces terrestres. L’Europe n’a plus la capacité militaire d’antan et se trouve face à une Russie renforcée. Si cette situation devait perdurer, on pourrait parler, alors, d’un vide militaire.
À vous entendre, on pourrait penser que l’équilibre de la terreur, durant la Guerre froide, était meilleur.
Albert A. Stahel : Non, ce n’est certainement pas le cas. A l’époque, on avait de terrifiantes visions quant aux menaces nucléaires des deux puissances. Toutefois, une situation stratégique dépend d’abord du rapport des forces, ce que l’Europe a négligé. Le danger réside dans le fait que le pouvoir militaire se développe au détriment de l’Europe parce que la Russie a su montrer qu’elle est de nouveau capable de mener des opérations militaires et, de plus, de façon ciblée, directe et brutale.
L’OTAN et l’UE s’étendent. Certes, les différentes armées perdent en force, mais pas l’Europe en tant que telle.
Albert A. Stahel : Les anciens États européens ont réduit leurs forces armées et les nouveaux membres de l’OTAN et de l’UE ne peuvent pas apporter une aide militaire importante en cas de conflit. Quant à l’OTAN, il s’agit essentiellement d’un instrument de commandement des États-Unis. La crise géorgienne a toutefois démontré que l’OTAN ne peut rien entreprendre si les États-Unis ne veulent pas risquer une guerre contre la Russie. Ce qu’ils ne veulent en aucun cas, car ce serait l’affrontement de deux puissances nucléaires. Par ailleurs, les États-uniens ont besoin des Russes en tant que partenaires dans d’autres situations, par exemple en ce qui concerne l’Iran.
Malgré la suspension des hostilités, la Russie ne met pas un terme au conflit. Comment cela va-t-il finir ?
Albert A. Stahel : Le conflit ne prendra fin que si la Géorgie capitule, qu’elle se retire des deux républiques sécessionnistes et qu’elle se déclare disposée à discuter de leur détachement de la Géorgie. Sinon, la guerre continuera. Quels qu’aient été les conseillers du président Mikhaïl Saakachvili, ils se sont trompés de manière catastrophique dans leur appréciation de la situation.
Il semble bien que la région ne retrouvera pas la paix d’ici longtemps.
Albert A. Stahel : Il reste beaucoup de questions en suspens. L’Arménie et l’Azerbaïdjan se disputent le Haut-Karabagh où l’Iran et la Russie poursuivent leurs propres objectifs. Il faudrait une toute nouvelle approche dans laquelle les États-Unis et la Fédération de Russie négocient afin de voir comment la région pourrait être stabilisée, dans l’intérêt des deux puissances. Mais ce ne sera pas facile.
Source : Neue Luzerner Zeitung du 12 août 2008.
Version française : Horizons et débats.
[1] Albert A. Stahel est professeur de sciences politiques, expert en stratégie suisse et directeur de l’Institut für strategische Studien.
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter