Chaque discours du président Bush rapproche les États-Unis de la fable orwellienne. Le discours 2005 sur l’état de l’Union a été l’occasion de nouvelles manifestations d’unanimisme belliqueux, de réécriture de l’Histoire, et de mise en scène mélodramatique. Sur le fond, M. Bush a annoncé l’application aux États-Unis du modèle social de l’ancienne junte chilienne, puis il a menacé la Syrie et l’Iran.
Le président George W. Bush vient de prononcer deux discours majeurs à quelques jours d’intervalle. Le premier, lors de son investiture du 20 janvier, lui a donné l’occasion de fixer son cap pour les quatre années à venir. Le second, le 2 février, sur l’état de l’Union, lui a permi d’expliciter les actions planifiées pour 2005. Bien sûr, ces deux interventions sont avant tout destinées aux citoyens états-uniens, mais elles ont aussi été conçues comme des messages de l’Empire au reste du monde.
Le discours d’investiture s’est résumé à répéter le mot « Liberé » comme un mantra et à ériger la doctrine Albright-Rice en lieu et place du droit international [1]. Il n’est plus besoin que les États-Unis soient attaqués pour qu’ils ripostent, ni qu’ils soient menacés pour qu’ils mènent une action préventive. Désormais, ils s’arrogent le droit de frapper qui ils veulent, quant ils veulent, au nom de la défense de la liberté et de l’extension de la démocratie. Loin de nuancer ces menaces, le discours sur l’état de l’Union a permis de les préciser.
Passons d’abord sur les questions de politique intérieure qui ont occupé la moitié de ce discours. La plus importante, la réforme des retraites (en anglais « Social Security »), concernera rapidement le reste du monde, si elle est mise en œuvre. En effet, la privatisation totale, qui est envisagée, dégagera des sommes considérables pour des investissements boursiers et contribuera à renforcer la volatilité des marchés. Surtout, elle est la conséquence de choix idéologiques, et non économiques locaux ; elle a donc vocation a être étendue au reste du monde. Reprenant à son compte les critiques du contestataire démocrate Lyndon LaRouche, le New York Times ne s’est pas privé de faire remarquer que ce projet n’a été, jusqu’à ce jour, mis en œuvre que dans un seul pays : le Chili d’Augusto Pinochet [2]. Cette réforme a été inspirée par José Piñera, actuellement chercheur au Cato Institute et anciennement ministre du Travail de la junte chilienne, de 1978 à 1980.
De nombreux commentateurs ont fait remarquer que, contrairement aux affirmations de l’administration Bush, le système états-unien des retraites n’est pas en péril, que cette réforme n’est pas nécessaire, et qu’en définitive elle coûtera extrêmement cher au contribuable et profitera d’autant aux compagnies d’assurance.
Par ailleurs, il y avait quelque chose de dérisoire à entendre M. Bush annoncer qu’il confiait à son épouse, Laura, le soin de conduire un ensemble de programmes pour aider les jeunes à risques à ne pas sombrer dans la délinquence, alors que son administration vient de réduire de 40 % les crédits en ce domaine. De même, on ne pouvait que ressentir un profond malaise en l’entendant annoncer des mesures en faveur des accusés encourant la peine de mort, afin qu’ils puissent bénéficier d’une défense équitable, alors qu’il s’est fait remarquer comme gouverneur du Texas par le nombre d’exécutions capitales auxquelles il a procédé à la suite de procès bâclés.
Sur le fond, le discours 2005 sur l’état de l’Union apporte trois informations importantes en matière de politique étrangère, à propos de la Palestine, du « Grand-Moyen-Orient » et des prochaines cibles.
Premièrement, George W. Bush a confirmé que Washington entend diminuer l’intensité du conflit israélo-arabe à coups de millions de dollars. Comme nous l’avons souvent pronostiqué dans ces colonnes depuis plus de six mois, les États-Unis (désormais déployés militairement dans la région) ne laisseront plus Israël faire n’importe quoi, mais vont lui imposer un minimum de décence. Simultanément, ils espèrent calmer la Résistance palestinienne en donnant à Mahmoud Abbas les moyens financiers de gouverner qu’ils refusaient à Yasser Arafat.
Deuxièmement, M. Bush a relancé son projet de remodelage du « Grand-Moyen-Orient », une zone géographique discontinue sur laquelle Washington entend imposer sa loi par le « soft power » (c’est-à-dire par tous autres moyens que la force militaire) [3]. Le Maroc, la Jordanie, le Bahreïn et surtout l’Égypte se sont vus décerner des bons points, tandis que l’Arabie saoudite était rappelée à l’ordre.
Troisièmement, le président a nommément désigné ses prochaines cibles : la Syrie (et une partie du Liban) [4] ainsi que l’Iran [5] ; des États auxquels il entend appliquer le « hard power » pour les intégrer de force dans le « Grand Moyen-Orient ». Il a cependant semblé hésitant sur l’ordre dans lequel il s’en emparerait. Il a rappelé que le Congrès lui avait déjà donné carte blanche pour attaquer la Syrie, mais a assuré que l’Iran représentait un danger peut être plus important en poursuivant un programme nucléaire. On mesure la crédibilité de cette dernière imputation en se souvenant du discours 2003 sur l’état de l’Union au cours duquel il assura que l’Irak avait acheté de l’uranium en Afrique.
Sur la forme, il convient de citer les assertions du président Bush en conclusion de son discours : « Comme Franklin Roosevelt l’a un jour rappelé aux Américains, « chaque âge est soit un rêve qui meurt, soit un rêve qui se réalise ». Nous vivons dans le pays où naissent les rêves les plus ambitieux. L’abolition de l’esclavage n’était qu’un rêve... jusqu’au jour où elle est devenue réalité. La libération de l’Europe écrasée par le fascisme n’était qu’un rêve... jusqu’au jour où elle s’est réalisée. La chute de l’empire du communisme n’était qu’un rêve... jusqu’au jour où elle s’est produite ». Comme dans la fable d’Orwell, le dictateur réécrit l’Histoire. On apprend ainsi que c’est aux États-Unis qu’est né le mouvement abolitionniste ; et que ce sont eux qui ont conçu le rêve de renverser le fascisme (alors qu’ils ne sont entrés en guerre qu’à la fin 1942 et que la famille Bush a continué à faire des affaires avec le Reich jusqu’à la fin de la guerre [6]) !
On avait déjà eu droit au Premier ministre Tony Blair affirmant, lors des célébrations du 60e anniversaire du débarquement en Normandie, que le Royaume-Uni était entré en guerre (en 1939) pour faire cesser l’extermination des juifs par les nazis (qui n’a été planifiée qu’en 1942 par la Conférence de Wansee). La Coalition semble fâchée avec l’Histoire.
Autre gadget de cette rubrique « Propagande » : M. Bush a trouvé une nouvelle croquemitaine pour faire peur aux enfants. Il a élevé M. Zarquaoui au rang de successeur de M. Ben Laden. C’est donc pour faire obstacle au nouvel insaisissable ennemi public n°1 de la démocratie que les forces de la Coalition ont déjà tué en Irak plus de 100 000 civils, qui n’avaient rien demandé.
Enfin le service de communication de la Maison-Blanche avait eu la bonne idée d’organiser un « moment d’émotion » comme on les aime à la télévision en « prime time ». Deux femmes irakiennes sont venues faire le « V » de la victoire pour célébrer leur libération par les États-Unis. Puis, elles ont embrassé les parents du jeune sergent Byron Norwood, tombé au champ d’honneur à l’âge de 25 ans en apportant la liberté en Irak.
Il n’a pas été expliqué au public que Safia Taleb al-Suhail n’est pas seulement la présidente de l’Iraqi Women’s Political Council (en anglais dans le texte), mais aussi la vice-présidente de l’International Alliance for Justice, une coalition d’associations de défense des Droits de l’homme, voulue et financée par George Soros lors de l’attaque du Kosovo, puis réactivée pour justifier de l’invasion de l’Irak [7].
Les parlementaires ont accueilli M. Bush en levant leur index taché d’encre bleue, symbolisant le marquage des électeurs irakiens ayant accompli leur devoir civique. Puis, ils ont interrompu 80 fois le discours présidentiel par leurs applaudissements debouts.
[1] « La démocratie forcée » par Paul Labarique, Voltaire, 25 janvier 2005.
[2] Le New York Times reprend et s’approprie mot-à-mot des passages du pamphlet de Lyndon LaRouche Bush’s Social Security Privatization-Foot In the Door for Fascism, dans un article de Larry Rohter, publié à la « une », le 27 janvier 2005, « Chile’s Retirees Find Shortfall In Private Plan ».
[3] « Bush invente le Grand Moyen-Orient » par Thierry Meyssan, Voltaire, 22 avril 2004.
[4] « La cible syrienne » par Paul Labarique, Voltaire, 27 janvier 2004.
[5] « Les bonnes raisons d’intervenir en Iran », Voltaire, 12 février 2004.
[6] « Les Bush et Auschwitz » par Thom Saint-Pierre, Voltaire, 3 juin 2003.
[7] Pour masquer son origine, l’International Alliance for Justice a été déclarée sous la forme d’une association de droit français, l’Alliance internationale pour la Justice. C’est elle qui a relayé et donné du crédit aux exagérations de l’Iraqi National Congress d’Ahmed Chalabi relatives aux crimes de Saddam Hussein.
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