Face aux menaces d’agression états-uniennes et israéliennes, Téhéran construit un ensemble cohérent d’alliances diplomatiques, économiques et militaires. Après avoir conclu de vastes accords commerciaux avec la Chine et s’être fait livrer des missiles de croisière par la Fédération de Russie, il vient de signer un traité avec l’Inde. Habilement, l’Iran a mis au point un système de coopération simultanée avec l’Inde et le Pakistan, entraînant ces deux États dans une dépendance réciproque qui les protège mutuellement de la guerre.
L’Iran est aujourd’hui le cœur de cible du bellicisme états-unien, qui vise l’ensemble du « croissant chiite », c’est-à-dire à la fois le Hezbollah libanais, la Syrie, des groupes de la résistance irakienne et l’Iran. Pour provoquer un casus belli, le président Bush accuse Téhéran de fabriquer une arme nucléaire pour annihiler Israël, ainsi qu’il l’a répété au cours de sa conférence de presse du 17 février 2005. Ces imputations ayant été démenties par les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie, Washington se préoccupe d’éliminer son directeur, Mohamed ElBaradei et de le remplacer par un expert plus influençable.
Dernier développement d’une série de manœuvres médiatico-psychologiques, la « mystérieuse » explosion rapportée le 16 février 2004 dans la province de Bushehr, à une centaine de kilomètres du chantier de construction par les Russes d’une centrale nucléaire. Les explications confuses des autorités iraniennes, ainsi que l’écho médiatique provoqué par cet incident, suggèrent qu’il s’agissait là d’une mise en garde adressée à Téhéran. En effet, les États-Unis et Israël ne peuvent ni mener une grande offensive militaire, en raison de la situation militaire critique en Irak et du surdéploiement des troupes, ni une opération-éclair contre les installations nucléaires iraniennes, du type de celle menée par Israël contre la centrale irakienne Osirak en juin 1981, car la présence d’ingénieurs russes sur les lieux et les probables dégâts collatéraux les en dissuadent. Contrairement aux ingénieurs français en Irak, qui avaient évacué les lieux afin de permettre à Tsahal de détruire la centrale et même disposé à cet effet une camionnette à l’emplacement des installations souterraines, les Russes ne semblent manifestement pas prêts à trahir leurs accords avec Téhéran pour l’intérêt d’Israël.
L’explosion, après le passage remarqué d’un appareil non loin des installations nucléaires, n’a pas fait de victimes et n’a donc pas provoqué de remous diplomatiques conséquents, mais constitue néanmoins un avertissement clair sur les intentions des puissances hostiles à Téhéran.
Outre cette marge de manœuvre limitée en termes militaires, les États-Unis et Israël sont confrontés à d’autres obstacles, cette fois dans leur tentative d’isoler l’Iran régionalement et de « ramollir » cette cible, de la même manière que le régime de sanctions de l’ONU avait affaibli l’Irak et rendu l’invasion terrestre possible. L’Iran vient en effet de se trouver avec l’Inde un partenaire stratégique de choix dans la région, et de surcroît ce partenariat implique la coopération du Pakistan, ennemi juré de l’Inde, ce qui mettrait les deux pays dans une situation de coopération / dissuasion économique qui rendrait un affrontement d’autant moins probable. Ces accords, qui portent notamment sur la livraison à l’Inde de gaz naturel par l’Iran, qui en possède près de la moitié des réserves mondiales, représente sans aucun doute une douloureuse épine dans le pied de Washington. Parallèlement à une attitude raisonnée de l’Europe et de l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA), une coopération amplifiée dans cette direction est même susceptible de freiner considérablement l’agenda impérial.
Des affinités culturelles et une convergence d’intérêts
L’Iran et l’Inde sont les deux principaux pays musulmans chiites dans le monde. Historiquement, leur affinités culturelles remontent encore plus loin avec des traces du culte de Mithra, à l’ère pré-chrétienne. En fait, les habitants de l’Irak moderne, du Sud de l’Iran, ainsi que ceux de l’Ouest et du Nord-Ouest de l’Inde venaient de la même région, ce qui a un jour conduit le pandit Nehru à déclarer : « Peu de peuples ont été aussi étroitement liés par leurs origines et à travers l’histoire que ceux de l’Inde et de l’Iran. ». On trouve ainsi dans les collines du Baloutchistan un peuple, les Barhuis, qui bien que de culture iranienne parlent une langue dravidienne proche de celles parlées dans le Sud de l’Inde. Le nom Iran lui-même est d’origine sanskrite airya (noble), comme le mot aryen, et inversement le nom Inde a évolué en passant par le Perse ancien.
Sur le plan énergétique, l’Inde est confrontée à un problème majeur d’approvisionnement en raison de sa démographie galopante et de son développement économique rapide, en deuxième position après la Chine. Malgré ses importantes réserves en charbon, sa consommation de pétrole a doublé entre 1987 et 1999, alors que la production nationale restait à peu près stable, ce qui a rendu le pays plus dépendant vis-à-vis de l’approvisionnement extérieur. Dotée d’un ministre du pétrole visionnaire et entreprenant en la personne de Mani Shankar Aiyar, l’Inde a d’ores et déjà approché la Russie, avec qui elle a signé d’importants accords, et la Chine dans une moindre mesure.
Mais c’est l’Iran, qui est à la recherche de partenaires à l’Est après avoir été classé dans l’ « Axe du Mal » par l’administration Bush, qui pourrait devenir son principal associé. Une première étape cruciale fut franchie, le 26 janvier 2003, lorsque le président Mohammed Khatami prit place en tant qu’invité d’honneur à la parade de la fête nationale indienne, ce qui est réservé aux plus proches partenaires de New Delhi. Les deux pays signèrent à cette occasion la Déclaration de New Delhi les engageant à étendre leur partenariat économique, dans le domaine énergétique, mais aussi stratégique et militaire. Depuis lors, ce partenariat n’a cessé de se renforcer alors que, parallèlement, les relations de l’Inde avec Israël et les États-Unis s’amélioraient sensiblement ; ce qui tend à conférer un rôle de tampon à l’Inde dans le cadre de la crise du nucléaire iranien.
Sur le plan militaire, les relations indo-iraniennes restent limitées, mais croissantes. Les deux pays ont entrepris des exercices navals conjoints, en mars 2003, probablement motivés par le déploiement anglo-saxon dans le Golfe persique. L’Iran a par ailleurs sollicité l’Inde, qui est équipée de chasseurs MIG russes et a développé une expertise technique exceptionnelle dans ce domaine, pour assurer une partie de la maintenance de sa propre aviation [1].
En janvier dernier, un premier accord a été signé entre l’Iran et l’Inde pour la livraison de 7,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié par an, sur une période s’étalant sur 25 ans, pour un coût d’environ 50 milliards d’euros [2].
Un projet dont (presque) tout le monde sortira gagnant
Le méga-projet de gazoduc partant du gisement de South Pars, en Iran, jusqu’en Inde, via le Pakistan, a aussitôt été évoqué comme possible base de cet accord. Estimé à environ trois milliards d’euros, celui-ci devait permettre de répondre à une partie de la demande indienne anticipée pour les décennies à venir, à condition de surmonter un obstacle majeur : il était resté à l’état de projet depuis de nombreuses années, notamment parce que New Delhi craignait que le Pakistan interrompe l’approvisionnement en cas de conflit entre les deux pays et assèche ainsi l’économie indienne. Une solution avait bien été imaginée, qui consistait à immerger un gazoduc le long des côtes pakistanaises, mais son coût était prohibitif. Certes, le Pakistan a assuré qu’il ne s’opposerait pas au projet, mais seule une dépendance économique mutuelle assurée par une contrepartie côté pakistanais, à un niveau stratégique égal, pouvait écarter définitivement ce risque et permettre à l’Inde de se procurer du gaz naturel à prix modique.
C’est exactement le rôle que peut jouer le projet du barrage de Baglihar au Cachemire, accompagné de plusieurs petits projets hydroélectriques dans la région de Chenab. Il sera bientôt achevé et permettra à l’Inde d’assécher une région agricole vitale pour le Pakistan, dans l’éventualité que celui-ci coupe l’approvisionnement en gaz de l’Inde, ou à l’inverse de détruire les défenses pakistanaises de la province de Silakote en vidant son réservoir [3].
Dans une telle situation d’équilibre des menaces, non seulement les risques de conflit entre l’Inde et le Pakistan diminueront, ainsi que l’escalade militaire et les risques de prolifération, mais la région du Cachemire profitera également des retombées économiques d’un projet initié à New Delhi, ce qui atténuera les velléités d’indépendance de cette province à majorité musulmane, qui sont au centre des tensions indo-pakistanaises.
Les gouvernements indien et iranien ont franchi aujourd’hui, le 17 février 2005, une nouvelle étape dans cette direction par la signature finale de l’accord sur le gazoduc [4]. La Compagnie nationale d’exportation de gaz iranienne a en effet accepté le tracé du gazoduc, et New Delhi devra simplement fournir une étude de faisabilité, puis conclure un accord tarifaire lors de la visite de son ministre du pétrole Aiyar à Téhéran en juin prochain, pour que la construction démarre.
Quelle va être la réaction de Washington à cette initiative qui contrecarre ses efforts visant à isoler l’Iran de la région ? Les néo-conservateurs sont pris entre deux feux. Depuis le 11 septembre 2001, ils cajolent le régime du général Musharraf, au Pakistan, afin que celui-ci l’accompagne dans la « guerre au terrorisme », à coups de milliards d’aide économique et de livraisons de F-16 à capacité nucléaire, ce qui a obligé l’Inde à réviser toute sa politique de défense. Le général Musharraf a jusqu’à présent été bon élève ; il a protégé Ben Laden, Hamid Kharzaï et le traffic de l’héroïne afghane. Bush va-t-il l’inciter à revenir sur l’accord de principe concernant le gazoduc et à renoncer ainsi aux importantes royalties de transit, de même qu’à un potentiel instrument de pressions sur l’Inde ? On sait, depuis les récentes révélations de Seymour Hersh qui n’ont pas été infirmées par Washington, qu’en ce qui concerne le nucléaire iranien, Washington a dû consentir un compromis douloureux en renonçant à faire interroger A. Q. Khan, « père » de la bombe atomique pakistanaise, pour qu’en contrepartie le Pakistan l’épaule dans les opérations d’espionnage et de déstabilisation menées contre l’Iran à partir de l’Afghanistan. En effet, A. Q. Khan avait admis avoir transmis des documents essentiels au programme nucléaire iranien, mais la CIA n’est guère en mesure de mener des opérations à partir de l’Irak qui est en grande partie contrôlé par la Résistance, ce qui ne laissait guère d’alternative.
L’Inde, qui cherche surtout l’apaisement avec le Pakistan pour pour pouvoir s’approvisionner en gaz à bas prix, est d’autant plus inquiète après les déclarations de Condoleezza Rice devant les sénateurs en janvier dernier. La secrétaire d’État leur a expliqué que les États-Unis avaient pris le contrôle de l’arsenal nucléaire pakistanais pour éviter que les fondamentalistes ne s’en emparent s’ils parvenaient à renverser Musharraf, qui a déjà échappé à plusieurs tentatives d’assassinat ces derniers mois [5]. New Delhi craint donc que Washington mise encore davantage sur le Pakistan pour atteindre ses objectifs dans la région, qui incluent la réquisition du gaz iranien pour ses propres besoins pressants, et ruine l’alliance naturelle de l’Inde avec l’Iran.
[2] « India finds a $40bn friend in Iran », par M K Bhadrakumar, India Monitor, 14 janvier 2005.
[3] « Indus water Treaty and gas pipeline from Iran to India », par Hari Sud, South Asia Analysis Group, 7 février 2005.
[4] « Iran to deliver pipeline gas at indian border », Xinhuanet, 17 février 2005.
[5] « India’s US-Pakistan suspicions deepen », par Sultan Shahin, Asia Times Online, 27 janvier 2005.
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