L’extradition par la France d’une de ses ressortissantes, la militante basque Aurore Martin, dépasse largement le cadre de la solidarité des autorités françaises avec la lutte de leurs homologues espagnoles contre le nationalisme basque. Il s’agit d’une attaque frontale contre les libertés politiques de l’ensemble des citoyens français. La manière dont ce mandat d’arrêt est rédigé fait que la France pourrait remettre, à la justice d’un autre pays membre de l’UE, tout ressortissant français dont l’activité politique légale pourrait déplaire au gouvernement européen concerné.
Le 21 juin 2011, la police antiterroriste française a tenté d’arrêter Aurore Martin à Bayonne [1]. La solidarité des personnes présentes a empêché les policiers cagoulés de l’emmener. Cependant, le ministre de l’Intérieur Claude Guéant a confirmé que le mandat d’arrêt européen visant la militante basque « sera mis en œuvre ». Cette affaire est un bon exemple de l’escalade répressive de la France face aux associations de la gauche indépendantiste basque [2]. L’activité de la police française fait écho à l’offensive développée par les autorités espagnoles [3] depuis la démarche unilatérale de paix entreprise par la gauche abertzale. La lutte contre l’ETA utilisée par les autorités espagnoles pour démanteler les organisations de la gauche nationaliste risquant de ne plus pouvoir servir très longtemps, le gouvernement espagnol a mis les bouchées double dans son processus de criminalisation de cette mouvance politique.
L’affaire Aurore Martin
Aurore Martin [4], une militante basque de nationalité française, ancienne dirigeante du parti Batasuna [5] à Bayonne, doit être remise aux autorités judiciaires espagnoles sur base d’un mandat d’arrêt européen. Elle risque jusqu’à 12 ans de prison pour ses activités politiques. Afin d’échapper à la privation de liberté, elle a choisi la clandestinité. Dans une lettre mise sur le site du Journal du Pays basque, elle a écrit : « je n’ai pas l’intention de me soumettre aux autorités espagnoles, ni de faciliter à la France, l’exécution de mon mandat d’arrêt européen ».
Alors que pendant six mois elle se cachait, les autorités françaises ne semblaient pas la chercher. Elles tentent de l’arrêter trois jours après sa réapparition publique. Cette opération policière intervient 48 h après la réunion du 18 juin à Biarritz où 2 000 personnes étaient présentes afin d’apporter leur soutien.
Cette affaire avait déjà suscité pas mal de réactions. Plus de 200 élus, dont l’ensemble du Conseil général des Pyrénées Atlantique, avaient affichés leur solidarité avec Aurore Martin. Des formations politiques nationales de gauche ou du centre, PS, PC, Parti de gauche, NPA, ainsi que le Modem ont publiquement exprimé leur inquiétude quant à « une utilisation politique du mandat d’arrêt européen ». Cependant, la revendication d’un usage non politique d’une procédure, par nature politique, est un non sens. On ne peut faire face à l’ampleur du déni de démocratie engendré par cette réforme qu’en réclamant sa suppression et le retour à l’ancienne procédure d’extradition.
Une première en France
Le rejet par la Cour de cassation, le 16 décembre 2010, du pourvoi déposé par Aurore Martin, a rendu possible sa remise aux autorités judiciaires espagnoles pour « participation à une organisation terroriste ». Cette décision nous montre la nature directement politique du mandat d’arrêt européen. Aurore Martin est poursuivie pour appartenance à Batasuna, un parti politique interdit en Espagne, mais légal en France. Tout en prônant une solution politique et démocratique à la question basque, cette organisation se distingue d’autres partis indépendantistes, en refusant de condamner explicitement les attentats de l’ETA. Cette attitude favorise l’amalgame fait par les autorités espagnoles qui l’identifie à ce groupe clandestin.
Dans les faits, Aurore Martin est poursuivie pour sa participation à des réunions, des conférences de presse et pour avoir publié des articles d’opinion.
Cette double décision judiciaire —la validation du mandat espagnol par la Cour d’appel de Pau et le rejet du pourvoi par la Cour de cassation— constitue une première en France. C’est la première fois que ce pays remet, à la justice espagnole, un de ses ressortissants pour des raisons politiques.
L’historique de l’affaire montre bien l’arbitraire de la décision. Il s’agit du deuxième mandat à l’encontre d’Aurore Martin, le premier, datant du printemps 2010, contenait la même demande et avait été refusé par la justice française pour « manque de motivation, exposé lacunaire et incompréhensible ». Cette fois, le fait que la demande soit effectuée par des juridictions d’exception, légitimant la torture des prisonniers, n’apparaît plus comme un obstacle à la remise d’une personne disposant de la nationalité française. Cette affaire dévoile ce que permet le mandat d’arrêt européen et que n’autorisait pas l’ancienne procédure d’extradition.
Le mandat d’arrêt européen
Afin de bien comprendre la dimension du changement, un petit retour aux sources s’impose.
Profitant des attentats du 11 septembre 2001, la Commission de l’Union européenne avait ressorti de ses cartons un double projet de décision-cadre, l’un relatif à l’incrimination du terrorisme, l’autre à l’installation d’un mandat d’arrêt européen devant se substituer à la procédure d’extradition [6].
Adoptées toutes deux le 6 décembre 2001 et ensuite intégrées dans les codes pénaux des États membres, ces deux décisions-cadres sont intimement liées. Le mandat d’arrêt prend toute sa dimension liberticide dans le cadre de « la lutte contre le terrorisme ». Rappelons que l’incrimination du terrorisme est immédiatement d’ordre politique. Ce qui spécifie un acte comme tel est son aspect subjectif, l’intention revendiquée ou attribuée à l’inculpé de faire pression sur un gouvernement. Ainsi, c’est le pouvoir lui-même qui détermine le type d’opposition qu’il accepte ou celle qu’il criminalise.
Le mandat d’arrêt [7] met en place un mécanisme de solidarité entre les gouvernements européens vis-à-vis des oppositions qu’ils ne veulent pas reconnaître comme telles et qu’ils désignent comme criminelles. Cependant, au contraire de l’ancienne procédure d’extradition, la décision de remettre la personne demandée échappe formellement au gouvernement du pays qui reçoit la demande, car il s’agit maintenant d’un acte judiciaire purement procédural qui supprime les différents contrôles existant auparavant.
Un déni du politique
Sous le couvert de déposséder le pouvoir politique d’une capacité d’initiative jugée parfois arbitraire, c’est à dire liée à un rapport de forces immédiat et de donner d’avantage de prérogatives au pouvoir judiciaire [8], le mandat d’arrêt européen nous inscrit pleinement dans la structure politique de la post-modernité. Cette procédure est caractéristique d’une forme de pouvoir qui veut échapper à toute pression, à toute capacité de mobilisation des populations. Le mandat d’arrêt nous dévoile ainsi la spécificité de l’organisation actuelle du pouvoir qui est basée sur un déni du politique, sur un rejet de la reconnaissance, de la gestion de la diversité des intérêts et des points de vue au sein de la société.
Dans la procédure d’extradition, le contrôle judiciaire portait sur la matérialité des faits et la légalité de la demande. En ce qui concerne le nouveau mandat d’arrêt, le contrôle judiciaire ne porte plus que sur la régularité formelle du document. L’abandon des procédures de vérification fait que la remise a un caractère quasiment automatique. Ce mode opératoire renverse celui de l’extradition dans lequel la décision revenait in fine au pouvoir politique. Actuellement la décision politique d’extrader est prise par une machine qui neutralise la possibilité d’une décision de l’exécutif.
Un autre changement consiste dans l’abandon du principe de spécialité. Dans l’ancienne procédure d’extradition, la personne remise ne pouvait être poursuivie que pour les délits explicitement mentionnés dans la demande. Avec le mandat d’arrêt européen, le pays demandeur n’est plus lié par la qualification inscrite dans le mandat. Il est donc possible que l’Espagne ajoute d’autres incriminations que celle de « participation à une organisation terroriste » à l’encontre d’Aurore Martin si elle a l’occasion de se saisir d’elle.
Tout acte d’un État membre est par nature démocratique
La procédure d’extradition reposait également sur l’exigence d’une double incrimination : l’extradition n’était possible que si le fait poursuivi constituait un délit tant dans le pays demandeur de la personne incriminée que dans le pays sollicité. Le mandat européen abandonne cette condition : il suffit que le comportement mis en cause constitue une infraction dans l’État demandeur. Ceci explique pourquoi Aurore Martin est remise à l’Espagne pour appartenance à une organisation politique illégale en Espagne, mais légale en France. Cette possibilité découle du mécanisme psychotique du mandat d’arrêt européen. À la réalité des actes du pays demandeur est substitué la légalité présupposée de ceux-ci. Il s’agit là d’une conséquence du principe de confiance mutuelle. Il est posé, a priori, que les systèmes pénaux des pays de l’Union respectent la démocratie et l’État de droit.
L’existence d’un État de droit ne résulte plus de l’installation de mécanismes de contrôle des actes du pouvoir, mais de la légalité présupposée de ceux-ci. Chaque État membre, non seulement valide, à travers le principe de reconnaissance mutuelle, l’intégralité de la législation pénale des autres États membres, par exemple les tribunaux spéciaux espagnols en matière de terrorisme, mais accepte également d’aider ces États à la faire appliquer.
L’UE comme espace d’exception
La mise en œuvre du mandat ne peut être suspendue « qu’en cas de violation grave et répétée par les États membres des droits fondamentaux ». L’autorisation du transfert d’Aurore Martin nous montre que l’existence de juridictions d’exception, ainsi que l’utilisation systématique de la torture à l’encontre des militants basques ne constituent plus, pour la France, « une violation grave » remettant en cause l’extradition d’un ressortissant français.
Le mandat d’arrêt européen n’induit pas une unification des législations et des procédures pénales, il permet au contraire la coexistence de profondes disparités entre les États membres. La reconnaissance mutuelle des décisions accroît la primauté accordée aux procédures sur la loi proprement dite. Au lieu d’aboutir à l’unification des codes pénaux des États membres, cette voie permet la mise en place d’un espace judiciaire qui laisse subsister les disparités entre les systèmes judiciaires et qui a simplement pour résultat d’étendre la souveraineté des États membres en matière pénale à l’ensemble du territoire européen. Si la création d’une incrimination spécifiant l’acte terroriste permet à un État membre l’adoption de règles de procédure pénale qui dérogent au droit commun, le mandat d’arrêt permet de les généraliser au niveau de l’ensemble de l’Union européenne.
[1] « La police rate la capture de la militante basque Aurore Martin », Le Monde, 21 juin 2011.
[2] Par exemple : l’affaire Laborantza Ganbara, l’affaire Kalaka, la rafle contre Batasuna.
[3] Le 14 septembre 2010 : arrestation de 9 personnes accusées de faire partie de l’organisation interdite Ekin. Le 28 septembre 2010 : arrestation de 8 personnes de l’organisation légale Askapena, dont une arrêtée en France et remise à l’Espagne par le biais d’un mandat d’arrêt. Le 21 octobre 2010 : arrestation de 14 personnes accusées d’appartenir à l’organisation de jeunesse de masse illégale Segi. Le 6 décembre 2010 : arrestation de 6 personnes de cette organisation et de 2 avocats. En avril 2010, 3 avocats avaient déjà été arrêtés. Le 18 janvier 2011 : arrestation de 10 personnes accusées de faire partie d’organisations illégales de défense des droits des prisonniers, Ekin et Askatuna.
[4] Le 19 mai 2010, Aurore Martin a été interpellée, avec son colocataire Jean-Luc del Campo, suite à une convocation relative à un refus de prélèvement ADN. Tous deux avaient été surpris il y a quelques années à faire des graffitis. Ils avaient été condamnés pour cela à une amende, mais avaient refusé de donner leur ADN.
Lors de sa garde à vue, Aurore Martin s’est vue notifier un mandat d’arrêt européen envoyé par la justice espagnole pour son appartenance au parti Batasuna, désignée comme une « association de malfaiteurs ». Remise en liberté, elle a été placée sous contrôle judiciaire jusqu’à son procès. Le 8 juin, la Cour d’appel de Pau rejettera la demande espagnole pour « manque de motivation, exposé lacunaire et incompréhensible ».
Suite à un deuxième mandat, relatif aux mêmes faits, Aurore Martin sera incarcérée le 9 novembre. Elle restera emprisonnée une semaine avant d’être libérée et d’être placée sous mandat judiciaire jusqu’au jugement de la Cour d’appel de Pau à propos de cette seconde demande. Cette fois, l’Audience Nationale espagnole avait fait attention aux questions de procédure et a été explicite en ce qui concerne les faits incriminés. Le respect de la forme a permis au tribunal de valider le mandat d’arrêt le 23 novembre 2010. La Cour de cassation a refusé de 16 décembre le pourvoi déposé par la défense d’Aurore Martin, ouvrant ainsi la voie à sa remise aux autorités espagnoles. La militante basque a choisi la clandestinité afin d’échapper à son extradition.
[5] Batasuna est un parti politique indépendantiste basque qualifié d’extrême gauche. Son principal objectif est la constitution d’un État socialiste basque, après avoir obtenu l’autodétermination et l’indépendance Il est particulièrement actif dans le Pays basque sud (Espagne), mais est aussi présent dans le Pays basque nord (France) où il est légal et dispose d’un élu. Il est interdit en Espagne depuis 2003 pour ses liens présupposés avec l’ETA, selon un principe de « convergence idéologique ».
Les contradictions apparaissant dans le désignation de cette organisation comme terroriste montrent bien le caractère arbitraire, de circonstance et purement politique, de cette procédure. Depuis 2010, ce parti n’est plus repris dans la liste officielle des organisations terroristes de l’Union européenne, tandis que l’interdiction controversée de ce parti en Espagne a été finalement confirmée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2009. Cette organisation refuse de condamner unilatéralement les attentats de l’ETA, sans condamner, en même temps la violence de l’État espagnol, pour qui, malgré la torture systématique des militants basques dans les commissariats, toute violation des droits de l’homme aurait disparu en Espagne depuis la fin de la dictature franquiste.
[6] Silvia Cattori, « Jean-Claude Paye : ’’Les lois anti-terroristes. Un Acte constitutif de l’Empire’’ », Réseau Voltaire, le 30 août 2007.
[7] Jean-Claude Paye, « Les faux semblants du mandat d’arrêt européen », Le Monde diplomatique, février 2002.
[8] Le fait que le pouvoir judiciaire obtienne formellement plus de prérogatives explique la position ambivalente du Syndicat de la Magistrature, par ailleurs d’avantage critique sur la politique gouvernementale en matière de justice et de police. « Aurore Martin sera t-elle livrée pour ses idées ? », par Matthieu Bonduelle et Patrick Henriot, Le Monde, 15 juin 2011.
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