Audition du général Christophe Gomart,
directeur du Renseignement militaire,
par la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale
Projet de loi relatif au Renseignement
La séance est ouverte à neuf heures.
Mme la présidente Patricia Adam. Général, mes chers collègues, mesdames et messieurs, je suis heureuse d’accueillir le général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire, pour une audition sur le projet de loi relatif au renseignement.
Nous poursuivons en effet avec vous le cycle de nos auditions sur le sujet, notre commission s’étant saisie pour avis. La direction du renseignement militaire (DRM) fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté du renseignement et comme telle est directement concernée par ce projet de loi. Votre audition nous permettra donc de mieux en comprendre les enjeux.
Général Christophe Gomart. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je suis très honoré d’être entendu aujourd’hui par votre commission. Avant de prendre la tête de la direction du renseignement militaire en 2013, j’ai eu la chance de commander les opérations spéciales de 2011 à 2013 ; auparavant, j’ai été adjoint du coordonnateur national du renseignement Bernard Bajolet – de 2008 à 2011 – et chef du bureau réservé du cabinet du ministre à la Défense – de 2006 à 2008. Ce parcours me permet d’avoir une vision assez large du monde du renseignement et de tout ce qui touche à sa spécificité.
Je propose de commencer par vous présenter brièvement la direction du renseignement militaire avant d’évoquer l’état de la menace et ses enjeux majeurs et de conclure par mon appréciation du projet de loi, qui me semble aller dans le bon sens.
Foch disait : « À la guerre, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on sait ; pour pouvoir beaucoup, il faut savoir beaucoup ». C’est dans cet état d’esprit que je conçois l’action de la DRM, service de renseignement des armées, à l’heure où nos soldats sont engagés dans de nombreuses opérations à l’étranger et sur le territoire national. Nous contribuons – c’est l’essentiel de mon travail – à l’appréciation autonome de situation des chefs militaires de tous niveaux et des responsables politiques dans le choix des options militaires.
La DRM est l’un des six services de renseignement de notre communauté nationale, au sein de laquelle elle occupe une place particulière liée à ses missions et à son organisation. Service de renseignement des armées, elle est subordonnée au chef d’état-major des armées (CEMA). Elle dépend donc des armées pour l’ensemble de ses ressources humaines, matérielles et financières, et le directeur que je suis est également le conseiller du ministre en matière de renseignement d’intérêt militaire. La DRM est donc un service spécialisé autonome qui agit discrètement, mais pas secrètement. Notre expertise est celle du renseignement d’intérêt militaire, comme l’a rappelé le plan national d’orientation du renseignement (PNOR) 2014-2019, qui est un document secret défense permettant de définir le périmètre de chacun des services, ce qui me paraît essentiel. Mon périmètre s’intéresse aux parties des forces vives, militaires et paramilitaires, étatiques ou non, de nos adversaires et de leur environnement qui ressortissent strictement aux seuls domaines d’intérêt militaire, c’est-à-dire ayant ou pouvant avoir des conséquences sur nos forces et nos intérêts nationaux. Notre champ d’action est donc large : il couvre aussi bien l’appui direct aux opérations militaires en cours – en Irak, au Sahel, en Centrafrique –, l’anticipation de crises comme en Ukraine ou en Libye, et la veille stratégique permanente comprenant la surveillance des grandes puissances militaires potentiellement dangereuses, notamment la Chine ou la Russie.
Nous relevons ce défi permanent grâce à la nature intégrée de la DRM, qui lui permet de disposer de la gamme complète des capacités nécessaires à l’élaboration du renseignement.
Il s’agit, premièrement, de l’orientation de la recherche, en étant pleinement impliqués dans les travaux du groupe d’anticipation stratégique du chef d’état-major des armées et en favorisant l’exploitation en boucle courte ; deuxièmement, de la recherche du renseignement, car nous disposons – soit en propre, soit du fait de la mise à disposition par les armées – d’un certain nombre de capteurs techniques – électromagnétiques et de l’image – et humains dans tous les domaines ; troisièmement, de l’analyse et de l’exploitation des informations recueillies par le croisement d’expertises géographiques et thématiques ; quatrièmement, enfin, de la diffusion de ce renseignement élaboré aux destinataires idoines.
La DRM est implantée à Paris, Creil et Strasbourg, ainsi que dans neuf centres d’écoute répartis sur la surface du globe. Nous contribuons aussi aux opérations par la projection en permanence d’environ cent personnes sur les théâtres d’opérations. La DRM emploie 1 600 personnes, dont 80 % provenant du personnel de toutes les armées, des services et de la gendarmerie, et 20 % de personnel civil. Nous souffrons, pour la catégorie du personnel militaire, de lacunes dans la réalisation de nos effectifs de personnel de spécialités rares, notamment les interprétateurs images et les linguistes. Les 20 % de personnel civil sont majoritairement des fonctionnaires. Nous avons également la chance de disposer d’agents sous contrat très diplômés, principalement en tant qu’analystes géographiques et thématiques. Notre richesse réside dans cette alchimie d’experts militaires et civils expérimentés ou tout juste sortis d’école.
La loi de programmation militaire (LPM) doit consolider notre capacité de recherche, notamment dans le domaine satellitaire. Nous attendons avec impatience l’arrivée de la constellation MUSIS, prévue pour 2018, et de CERES, qui doit être lancé en 2020. Ces satellites pérenniseront nos capacités stratégiques du renseignement d’origine image et d’origine électromagnétique. Nous sommes aussi vigilants sur la réalisation des autres programmes comme la charge utile de guerre électronique aéroportée pour succéder au C-160 Gabriel, l’acquisition patrimoniale d’avions légers de surveillance et de reconnaissance, comme ceux que nous louons actuellement sur les théâtres d’opérations et qui se révèlent très efficaces, ainsi que les perspectives de drones MALE en y intégrant une charge de renseignement d’origine électromagnétique (ROEM).
Les attaques du mois de janvier ont cruellement rappelé l’actualité de la menace à laquelle nous sommes confrontés. La DRM s’intéresse principalement à l’adversaire que combattent les armées sur les théâtres d’opérations saharo-sahélien, centrafricain, irakien voire libanais. La zone d’intérêt renseignement est toutefois beaucoup plus vaste que la zone d’opérations stricto sensu ; nous avons à regarder aussi ce qui se passe alentour, dans le golfe arabo-persique, au Levant au sens large, en Afrique du Nord et singulièrement en Libye, au Nigeria et au Cameroun pour citer les principales zones chaudes.
Cet adversaire a radicalement évolué au cours de la dernière décennie. La globalisation de la menace qu’envisageaient les deux derniers livres blancs est désormais une réalité dans tous les domaines. Nous faisons face à un ennemi très réactif, résolument moderne, capable de s’adapter à ses adversaires et ayant des objectifs politico-stratégiques bien définis. L’adversaire s’est approprié la révolution mondiale de l’information dans laquelle nous sommes immergés. Il maîtrise parfaitement les moyens en réseau modernes pour recruter, influencer et communiquer. Les publications en ligne ou les vidéos de Daech illustrent combien notre ennemi sait utiliser les failles de nos « sociétés connectées ».
Cette modernité de l’adversaire lui permet aussi d’être très réactif et de s’adapter face à nous sur le terrain. Il combine aisément les modes d’action conventionnels et les modes d’action asymétriques : les groupes armés terroristes (GAT) du Nord Mali montent ainsi des embuscades classiques contre les forces multinationales et continuent de poser des engins explosifs improvisés, tandis que Daech mène des offensives d’envergure en Irak et en Syrie et lance des attaques suicides au cœur même de Bagdad. Connaissant nos restrictions d’action, Daech sait aussi se fondre dans la population, emprunter des tenues des forces de sécurité irakiennes ou entreposer ses armes dans des hôpitaux ou des mosquées. Ayant tiré les enseignements des premiers combats contre la force Serval, les GAT ont revu leurs procédures : ils n’emploient plus les moyens de communication que nous pouvons intercepter et préfèrent désormais se déplacer à moto plutôt qu’en colonnes de pick-up.
La continuité de cette menace constitue le fait nouveau qui mobilise l’ensemble des services de renseignement. Les armées combattent cet ennemi « au loin », en Irak et au Sahel, mais cet adversaire est de plus en plus intimement lié avec la menace sur le territoire national que j’évoquais précédemment. Il y a donc une véritable continuité entre l’adversaire qui vient nous attaquer sur le sol national et celui qui se trouve aujourd’hui au Sahel ou en Irak.
Au-delà du constat sur la menace – notre raison d’être –, nous avons aussi à prendre en compte l’évolution de l’environnement dans lequel nous évoluons. Nous avons à faire face à une multiplication des sollicitations et à une croissance phénoménale des informations à traiter. Lorsque le général Bolelli, mon prédécesseur, s’exprimait devant vous il y a deux ans, la DRM appuyait principalement le théâtre afghan et les derniers soubresauts du théâtre ivoirien ; aujourd’hui, nous sommes engagés sur toute la bande sahélo-saharienne, en Centrafrique, en Irak et au Liban. La réelle explosion du volume d’informations est déjà une réalité et constitue un phénomène qui s’amplifiera dans les années à venir. Il devient donc encore plus difficile de discriminer la bonne information dans une telle masse.
Conscients de ces défis, nous avons engagé la DRM dans un vaste chantier de transformation depuis bientôt deux ans. L’objectif majeur est de garder l’initiative sur notre adversaire. Nous avons pour ambition de continuer à garantir au CEMA sa liberté d’action par sa capacité autonome d’appréciation de situation. Nous revoyons donc en profondeur notre organisation et nos procédures pour les optimiser, les moderniser et les adapter. Nous comptons exploiter pleinement les acquis actuels et futurs des programmes d’équipement de la DRM.
Parmi nos chantiers, je souhaiterais en souligner trois. Premièrement, la DRM dispose désormais d’une capacité de renseignement fusionné géospatial – ce que les Anglo-Saxons appellent GEOINT (geospatial intelligence) – au sein d’un centre dédié à Creil, le centre de renseignement géospatial interarmées, véritable start-up dont l’ambition est de fournir un renseignement complet, précis, géolocalisé et actualisé sur un support numérique adapté aussi bien aux décideurs stratégiques qu’aux analystes de la DRM et aux chefs militaires tactiques sur le terrain ; il faut voir cela comme une espèce de Google Earth comportant un visualisateur permettant de voir, pratiquement en temps réel, ce qui se passe en tout point du globe.
Deuxièmement, nous poursuivons notre pleine implication dans la mutualisation des programmes entre les services de renseignement. Les moyens de la DGSE, auxquels la DRM, la DGSI, la DNRED et la DPSD ont accès, nous permettent de bénéficier de capacités techniques importantes et dimensionnantes et de guider notre réorganisation.
Troisièmement, enfin, la gestion de la ressource humaine fait l’objet d’une attention toute particulière. Nous avons un besoin criant d’effectifs, au risque d’être asphyxiés et de ne plus répondre correctement aux sollicitations. Ainsi, je ne suis actuellement plus en mesure de suivre les pays classés en catégorie P3, étant obligé de recentrer mes moyens sur les crises actuelles. Nos effectifs ne sont pas pleinement réalisés et nous faisons face à un manque chronique de personnel dans des spécialités importantes, comme les interprétateurs photos et les linguistes. Les enjeux que je vous ai décrits militent pour un renforcement de nos effectifs, afin de nous permettre de traiter cette masse exponentielle d’informations qui nous arrivent et d’y détecter rapidement les signaux d’alerte, capacité vitale pour le renseignement. À titre de comparaison, la DGSE dispose d’un volume de personnel militaire plus important que celui de la DRM – notamment d’un nombre plus important d’officiers brevetés de l’École de guerre. Il a été décidé, à la suite des attentats, de renforcer les effectifs de 185 personnels pour la DGSE – dont au moins trente militaires, qui n’iront pas forcément à la DRM – et de 65 pour la DPSD. Il faut aussi que nous puissions offrir des perspectives de carrières attractives au personnel, tant militaire que civil. Deux pistes sont déjà explorées mais n’ont pas encore abouti : la recherche d’un statut d’emploi pour notre personnel civil et le développement d’une réelle mobilité interservices.
Nous nous attachons à relever d’autres défis, comme celui de la disposition de systèmes d’information et de communication robustes et résilients, la prise en compte du déménagement vers Balard, en réfléchissant sur les opportunités de stabilité et de cohérence qu’offre la base de Creil où nous sommes déjà implantés, ou encore la consolidation d’un centre de bases de données qui vient de nous être livré.
Je crois aussi que nous devons poursuivre la coopération opérationnelle interservices initiée en appui des opérations en Irak avec la cellule Hermès – dont j’ai souhaité la création, soutenu en cela par le chef d’état-major des armées et le ministre de la Défense –, qui permet à tous les services de renseignement de se retrouver au centre de planification et de conduite des opérations au profit des opérations militaires menées actuellement en Irak. Je suis convaincu que la création d’Hermès, qui constitue une première, nous apportera énormément : elle a tracé la voie d’une plus grande interaction entre les services, d’un échange dynamique et efficace de renseignement au profit de l’action, militaire dans ce cas précis. Les enjeux sécuritaires actuels et futurs, notamment sur le territoire national, militent pour la pérennisation et la consolidation de dispositifs similaires.
À propos du projet de loi relatif au renseignement qui vous est soumis, je souhaiterais faire trois observations liminaires. Premièrement, ce projet colle aux réalités présentes et futures de nos services de renseignement quant à leurs moyens et à leurs missions ; deuxièmement, il donne un cadre clair et applicable à tous les services de renseignement ; troisièmement, je pense que cette loi protégera bien nos citoyens.
Le projet définit les missions des services de renseignement, précise les finalités pour lesquels les services peuvent recourir aux techniques de renseignement prévues par la loi, fixe les techniques de renseignement et leurs conditions de mise en œuvre et définit des procédures de contrôle par une autorité administrative indépendante et par un contrôle juridictionnel.
Pour la DRM, il s’agit d’un projet de loi complet et cohérent qui respecte un équilibre entre les nécessités opérationnelles des services et un contrôle indispensable pour la garantie des libertés publiques. Il assoit aussi la légitimité de l’action des services. Ce projet complète le dispositif existant sans remettre en cause les capacités déjà prévues par les dispositifs législatifs existants.
Les finalités définies dans le titre Ier, pour lesquelles les services peuvent mettre en œuvre les techniques de renseignement, ne contraignent pas la DRM. Dans ce cadre, elle peut remplir l’ensemble de ses missions, de l’appui aux opérations à la veille stratégique.
Il ne fait pas de distinction entre les services qui agissent sur le territoire national et ceux qui agissent à l’extérieur. La DRM agit essentiellement à l’extérieur du territoire national concernant les techniques de renseignement abordées par ce projet. Elle dispose toutefois de capteurs stationnés sur notre territoire : il s’agit notamment des centres d’écoute de Giens et des départements et collectivités d’outre-mer de Mayotte, Pointe-à-Pitre, Papeete et la Tontouta, ainsi que des bâtiments de la marine nationale tels que le Dupuy-de-Lôme et d’autres bâtiments embarquant des moyens d’interception électromagnétique. Elle est principalement concernée par les mesures de surveillance internationales et le maintien de celles concernant le spectre hertzien déjà prévues par la loi de 1991.
Pour la DRM, le titre V consacré aux techniques de renseignement soumises à autorisation constitue le principal apport de ce projet de loi. Il définit en effet des dispositions relatives aux mesures de surveillance internationales. Celles-ci prennent en compte la surveillance des communications émises ou reçues à l’étranger à partir de capteurs situés sur le territoire national. Elles tiennent surtout compte de l’évolution des techniques de communications électroniques, qui vont bien au-delà de la simple téléphonie telle qu’elle était définie dans la loi de 1991. Il s’agit d’une avancée importante et indispensable au regard du besoin opérationnel et des nouvelles techniques de communication électroniques.
Le dispositif prévu par ce projet, qui apparaît comme plus souple que celui en vigueur pour les interceptions de sécurité, présente cependant de solides garanties : pour les communications qui renvoient à des identifiants nationaux, leur conservation relève de la même procédure que celle prévue pour les autres techniques de renseignement sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Par ailleurs, la CNCTR s’assure des bonnes conditions de mise en œuvre de ces mesures.
En son article 5, le projet reprend les dispositions de l’exception hertzienne prévues par l’article 20 de la loi de 1991. La DRM considère que le maintien de ces dispositions est impératif, dans la mesure où le balayage du spectre hertzien à partir de capteurs situés sur le territoire national permet la détection de signaux faibles qui, une fois identifiés, peuvent être traités, par exemple, dans le cadre des mesures de surveillance internationale ou de l’accès aux données techniques de connexion.
Je souhaite souligner deux derniers points qui me semblent importants, car ils permettent aux services de réaliser leurs missions dans de meilleures conditions. Premièrement, les dispositions relatives aux conditions dans lesquelles seront pris les actes réglementaires et individuels concernant l’organisation, la gestion et le fonctionnement des services, constituent un complément utile au dispositif existant qui vise à garantir l’anonymat des agents ; deuxièmement, l’article 9 du projet, qui complète l’article 41 de la loi de 1978 relative à l’informatique aux fichiers et aux libertés, est une garantie apportée à la nécessaire confidentialité de l’action des services et au respect du secret de la défense nationale face à un contentieux relatif à l’accès aux fichiers, qui s’accroît en permanence.
Enfin, la définition des missions de la nouvelle commission nationale de contrôle des techniques de renseignement permet une réelle unification des procédures d’autorisation et de contrôle. Elle nous donnera un avis préalable avant la mise en œuvre des techniques de renseignement soumises à autorisation et procédera au contrôle a posteriori sur la mise en œuvre de ces techniques. Je pense que l’action de cette commission sera une véritable garantie du respect des libertés publiques.
Le directeur du renseignement militaire que je suis considère donc que ce projet de loi relatif au renseignement concourra au maintien et à l’assurance de l’efficacité des services de renseignements. Notre mission a besoin d’un cadre cohérent appuyé sur des capacités de contrôle. Je salue personnellement cette volonté de nous garantir un tel cadre et je peux vous assurer que l’ensemble des membres de mon service demeurent pleinement engagés dans leur mission, avec pour principale ambition de contribuer à la sécurité de nos concitoyens.
Mme la présidente Patricia Adam. Puisque vous avez évoqué les pays classés dans la catégorie P3, pouvez-vous nous préciser quels sont ces pays ?
Général Christophe Gomart. Nous classons les pays en trois catégories, de la catégorie P1, qui regroupe les pays en crise, ou au sujet desquels la sécurité de la France est directement mise en jeu, à la catégorie P3, constituée de pays que nous estimons présenter un risque plus réduit pour la sécurité nationale – P2 étant évidemment la catégorie intermédiaire. Je précise que nous n’abandonnons pas systématiquement toute surveillance des pays classés P3 : ainsi, nous continuons de suivre de près ce qui se passe dans certains d’entre eux. Compte tenu des contraintes auxquelles nous devons faire face en matière d’effectifs, nous devons cependant cesser de surveiller certains pays, notamment ceux d’Amérique latine et les États-Unis d’Amérique. Nous nous contentons de suivre ces derniers sur les théâtres d’opérations militaires, considérant que la mission militaire de défense basée à Washington est parfaitement en mesure de nous tenir informés sur les chefs militaires américains en poste et leurs orientations.
M. Frédéric Lefebvre. Quelles sont nos relations avec la base de l’OTAN de Norfolk ?
Général Christophe Gomart. Nous avons d’excellentes relations avec le commandant suprême allié Transformation (SACT) et les notes de renseignement de la DRM alimentent d’ailleurs la réflexion de l’OTAN. En septembre prochain, le général Denis Mercier va succéder au général Jean-Paul Paloméros à ce poste.
La vraie difficulté avec l’OTAN, c’est que le renseignement américain y est prépondérant, tandis que le renseignement français y est plus ou moins pris en compte – d’où l’importance pour nous d’alimenter suffisamment les commanders de l’OTAN en renseignements d’origine française. L’OTAN avait annoncé que les Russes allaient envahir l’Ukraine alors que, selon les renseignements de la DRM, rien ne venait étayer cette hypothèse – nous avions en effet constaté que les Russes n’avaient pas déployé de commandement ni de moyens logistiques, notamment d’hôpitaux de campagne, permettant d’envisager une invasion militaire et les unités de deuxième échelon n’avaient effectué aucun mouvement. La suite a montré que nous avions raison car, si des soldats russes ont effectivement été vus en Ukraine, il s’agissait plus d’une manœuvre destinée à faire pression sur le président ukrainien Porochenko que d’une tentative d’invasion.
M. Philippe Nauche, rapporteur pour avis. Je vous remercie de nous avoir fait part de vos convictions au sujet du projet de loi relatif au renseignement et de votre service.
Vous avez indiqué que cette loi collait aux réalités, qu’elle constituait un cadre clair et applicable et présentait des garanties satisfaisantes en termes de garanties des droits des citoyens, et avez insisté sur les mesures de surveillance internationale constituant le cadre général de votre action. Pouvez-vous nous indiquer de quelle manière vous exercez votre droit de suite : les individus et les groupes que vous suivez pouvant être amenés à aller et venir entre la France et l’étranger, assurez-vous le suivi des personnes concernées en tous lieux, ou êtes-vous amenés à passer le relais à un autre service dans certaines circonstances ?
M. Alain Moyne-Bressand. Pouvez-vous nous indiquer comment s’effectue la coordination entre les services civils de renseignement et le vôtre, de nature militaire ? On sait que, par le passé, les relations entre les services de renseignement ont été marquées par une certaine rivalité. La nouvelle organisation va-t-elle vous permettre de travailler la main dans la main, dans l’intérêt de la sécurité et de la République – ce qui doit être une priorité ?
Par ailleurs, on sait que le terrorisme islamiste et extrémiste est à surveiller avec la plus grande attention. Comment vous y prenez-vous pour identifier et suivre les chefs terroristes dans les théâtres d’opérations maliens et irakiens, constitués de régions désertiques et montagneuses extrêmement difficiles d’accès ?
Général Christophe Gomart. La DRM a effectivement vocation à travailler sur les théâtres d’opérations et à assurer la surveillance de tout ce qui est susceptible de constituer une menace pour les forces armées françaises : ainsi surveille-t-elle ce qui se passe en Libye et peut menacer les troupes déployées au Niger, au Tchad et au Mali. Nous suivons les chefs terroristes et les individus – composant AQMI, par exemple – mais pas forcément les filières, qui relèvent plutôt de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) – cette dernière étant leader.
Le rôle de la cellule interagence Hermès consiste précisément à croiser les renseignements dont disposent ces différents services agissant chacun dans son périmètre. Ainsi la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) suit-elle toutes les filières, de même que TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), qui observe la circulation des fonds et les éventuelles fermetures de comptes. Les différents services peuvent communiquer entre eux par le biais de la cellule Hermès, mais aussi du coordonnateur national du renseignement, qui réunit les directeurs de service autour de lui au moins une fois par mois, afin que ceux-ci fassent le point sur l’état de la menace et exposent leurs sujets de préoccupation. Il existe donc bien une coordination entre les services, qui revêt un aspect opérationnel d’une part en ce qui concerne Hermès pour le théâtre d’opérations du Levant, d’autre part entre la DGSE, la DRM et le commandement des opérations spéciales (COS) pour le suivi des terroristes du Sahel.
Cette coopération se fait en association avec les Américains, qui mettent à notre disposition des moyens de surveillance aérienne – notamment des drones – afin de suivre des djihadistes devenus plus difficiles à tracer depuis qu’ils n’utilisent plus que très rarement les moyens de communication qui nous permettraient naguère de les localiser. Les terroristes sont donc revenus à des méthodes anciennes – notamment celle de l’estafette – et, en matière de téléphonie, utilisent des dispositifs de courte portée, dont le rayonnement est limité à quelques kilomètres. Ces nouvelles pratiques compliquent considérablement l’interception des communications, ce qui n’empêche cependant pas que certaines actions soient couronnées de succès. Ainsi le COS a-t-il pu neutraliser un certain nombre de chefs djihadistes.
En résumé, il y a bien une coordination entre les différents services, qui ont tous des capacités spécifiques, dépendant des missions qui leur sont confiées.
M. Daniel Boisserie. J’aimerais savoir comment se passe la coopération entre la France et les autres pays d’Europe occidentale. Vous avez évoqué la difficulté à recruter des linguistes et des interprétateurs d’image. Pouvez-vous nous expliquer quel est le rôle des interprétateurs images, et quelle est leur formation ? Pour ce qui est des linguistes, quelles sont les langues les plus recherchées, et celles où vous avez le plus de mal à trouver des personnels ? Enfin, ne pensez-vous pas que la mutualisation des personnels exerçant ces deux fonctions pourrait être plus poussée, notamment en ce qui concerne la DGSE ?
Mme Édith Gueugneau. La DRM fait partie intégrante du système de renseignement français coordonné par le Conseil national du renseignement (CNR), dont la mise en place en 2008 a permis un meilleur partage des savoir-faire et des informations dans le respect des périmètres de responsabilité de chacun. Quel bilan tirez-vous de la création du CNR ? Aujourd’hui, la France doit se doter de moyens efficaces et modernes, tout en disposant de garanties renforcées et d’une définition forte de la protection de notre nation. Selon vous, comment le projet de loi relatif au renseignement peut-il nous permettre d’aller plus loin face à la menace terroriste dans une société hyperconnectée ?
Général Christophe Gomart. La coopération avec les pays d’Europe occidentale est bonne. La DRM participe à deux forums, dont l’un réunissant régulièrement les pays de l’OTAN autour de divers sujets. Je me souviens que lors de l’un de ces forums, on a cherché à nous forcer la main au sujet de l’Ukraine. Cela montre bien l’importance de disposer de renseignements concrets et factuels : de ce point de vue, la France dispose des moyens lui permettant d’apprécier les situations et de faire valoir son point de vue.
La coopération se fait également dans le cadre de relations bilatérales, c’est-à-dire d’échanges d’informations. La France, généralement très bonne en ce qui concerne l’Afrique, est en mesure de fournir des renseignements sur cette région du monde à ses partenaires, en échange d’autres renseignements concernant des régions où elle en recueille moins. Nous échangeons beaucoup avec les Allemands, les Américains, les Britanniques et les Suisses.
Un interprétateur images est une personne capable de repérer sur une image satellite des éléments que vous et moi ne verrions pas, de déterminer si un missile est érigé ou pas, de mettre en évidence la présence d’un hélicoptère sur la plate-forme arrière d’un navire et d’identifier précisément de quel type d’engin il s’agit, de faire la distinction entre des impacts d’obus et des arbustes, là où tout autre ne verrait que des taches noires. La formation initiale de base dure au moins six mois, et il existe des formations continues complémentaires en vue d’effectuer des analyses encore plus rapides et précises. L’exercice de cette fonction implique une bonne connaissance des capacités adverses, afin de faire la distinction entre les matériels militaires et ceux qui ne le sont pas et d’être en mesure, par exemple, de tirer des conclusions de la façon dont certains canons sont disposés.
Pour former un linguiste en chinois, il faut trois ans ; en russe ou en arabe, deux ans. Nous avons donc tout intérêt à fidéliser les personnels concernés une fois qu’ils sont formés, car la longueur de leur formation constitue un investissement non négligeable. Bien évidemment, nous nous efforçons de mutualiser ces fonctions avec d’autres services de renseignement. Si nous avons actuellement besoin de linguistes maîtrisant le tamasheq – l’une des langues parlées au Sahel –, nous ne savons pas combien de temps il nous sera utile de disposer de tels spécialistes, c’est pourquoi nous y réfléchissons à deux fois avant de faire entrer des personnels dans une filière de formation à cette langue : il est plus judicieux de recourir à des personnels mutualisés. Par ailleurs, quand c’est possible, nous nous efforçons de reconvertir les linguistes spécialisés dans une langue qui ne présente plus un intérêt majeur pour nous : ainsi une partie des nombreux linguistes que nous avons formés au serbo-croate durant les années 1990 ont-ils été transformés en linguistes spécialistes du russe. De même la crise en Centrafrique nous a-t-elle obligés à trouver des personnes parlant le sango.
Sur ce point, il me semble, à l’instar de mes homologues dirigeant d’autres services, qu’il conviendrait d’engager une vraie réflexion sur le plan national afin de déterminer s’il ne serait pas possible de recruter en France des personnels parlant le tamasheq, le pachto ou le dari – deux langues parlées notamment en Afghanistan –, en contrepartie de la délivrance d’un visa longue durée, voire de l’attribution de la nationalité française. L’un des obstacles auxquels nous nous heurtons en matière de recrutement est que notre service n’est pas forcément celui offrant la meilleure rémunération – et je ne parle même pas des postes proposés par le secteur privé.
Pour ce qui est du projet de loi, je rappelle que la loi de 1991 était intéressante dans la mesure où le législateur avait prévu une grande souplesse, ce qui explique que nous ayons pu attendre jusqu’à maintenant – même si certaines évolutions sont intervenues entre-temps – avant l’élaboration d’une nouvelle loi, rendue nécessaire par les gigantesques progrès accomplis en quinze ans en matière de moyens de communication. L’un des intérêts de la nouvelle loi va consister à rendre légales des actions qui ne l’étaient pas et à protéger les agents qui travaillent pour le bien commun et l’intérêt général. Par ailleurs, cette loi va instaurer un meilleur contrôle, auquel les agents ne cherchent pas à se soustraire : ce sont des gens passionnés qui souhaitent avant tout faire œuvre utile dans le respect des libertés publiques. De ce point de vue, le projet de loi me paraît équilibré, même si des amendements permettront sans doute de préciser certaines choses qui méritent de l’être. Cela dit, cette loi est déjà le fruit d’une longue réflexion, portant la marque d’une fructueuse maturation depuis la loi de 2007 portant création d’une délégation parlementaire au renseignement, et j’y vois une réelle plus-value.
M. Serge Grouard. Vous avez évoqué nos moyens spatiaux, dont j’estime que nous parlons trop peu d’ordinaire, alors que la France est une grande puissance spatiale militaire. Vous avez cité les programmes satellitaires CERES (Capacité de Renseignement Électromagnétique Spatiale) et MUSIS (Multinational Space-based Imaging System for Surveillance, Reconnaissance and Observation, ou Système multinational d’imagerie spatiale pour la surveillance, la reconnaissance et l’observation). Pouvez-vous nous confirmer que ces deux programmes seront totalement opérationnels en 2018 ?
Par ailleurs, vous nous avez dit éprouver des difficultés à recruter des interprétateurs images. Le problème réside-t-il dans le fait de peiner à trouver les compétences de base chez les jeunes recrutés, ou dans le fait qu’il ne s’ouvre pas suffisamment de postes ? Dans le premier cas, on peut penser qu’il existe en France des formations qui vous permettraient de recruter des jeunes qualifiés selon vos besoins – à condition que des postes soient ouverts en quantité suffisante, évidemment.
M. Gwendal Rouillard. Vous avez insisté sur la qualité de la coopération mise en œuvre avec nos alliés occidentaux au cours des derniers mois, mais je constate pour ma part que nous avons encore une marge de progression en la matière, en particulier avec les États-Unis, comme on a pu le voir au cours de l’opération Chammal. Pouvez-vous nous dire si des discussions ont été engagées en vue d’une coopération plus efficace – en d’autres termes, afin que nos alliés se montrent plus généreux ?
Général Christophe Gomart. On peut effectivement considérer que, grâce à ses satellites militaires, la France dispose d’une bonne capacité à apprécier les situations : rien ne vaut une image, surtout dans les premiers temps. Pour ce qui est de MUSIS, deux satellites vont être lancés à partir de 2018 – l’un comportant une optique « très haute résolution » (THR), l’autre une optique « extrêmement haute résolution » (EHR). Un troisième satellite doit ensuite être lancé en coopération avec les Allemands, qui participent financièrement au programme. En ce qui concerne CERES, un lancement est prévu pour 2020.
L’imagerie satellitaire française repose actuellement sur les programmes Helios et Pléiades – ce dernier, à vocation partiellement commerciale, accorde cependant une priorité d’accès aux militaires quand ils ont besoin d’images. Helios fournit déjà des images de très haute résolution et demain, nous franchirons une nouvelle étape avec la mise en service de MUSIS en extrêmement haute résolution. Quant aux satellites Pléiades, ils présentent l’avantage de fournir des images couleur, ce qui facilite leur interprétation.
Le flux de recrutement des interprétateurs images n’est effectivement pas suffisant. Le général Denis Mercier, chef d’état-major de l’armée de l’air, à qui j’ai exposé ce problème, a augmenté le recrutement, mais il nous appartient désormais d’ouvrir davantage de postes, ce qui pose un problème de qualification. Face à la pénurie de jeunes disposant de la formation adéquate, je me suis tourné vers le secteur civil afin de savoir comment former de jeunes civils. Tous les stages de formation à la fonction d’interprétateur images – qu’ils aient vocation à exercer au sein des armées, de la DGSE, ou même de l’OTAN – s’effectuent actuellement dans le centre de la DRM de Creil : comme vous le voyez, la France est leader dans ce domaine.
Pour ce qui est du partage de renseignements avec nos alliés, j’insiste sur le fait qu’une telle pratique est toujours compliquée à mettre en œuvre. Pour moi, le renseignement est avant tout national, dans la mesure où il permet à notre pays de disposer de son indépendance en matière de politique étrangère, et à nos dirigeants de prendre des décisions importantes. Pour le directeur d’un service de renseignement, toute la difficulté consiste à déterminer ce qu’il peut communiquer en toute sécurité à ses alliés et partenaires, notamment au vu de leur possible utilisation pour une action militaire.
Pour ce qui est de la coopération avec nos amis américains, la problématique est davantage liée à leur organisation. Lors de mes voyages aux États-Unis, j’ai eu l’occasion de rencontrer le directeur national du renseignement américain, à qui j’ai clairement dit qu’il devait ouvrir les robinets plus largement s’il voulait obtenir plus de renseignements de la part de la France Pour le moment, les Américains se réfèrent à l’accord dit Five Eyes, conclu entre les services de renseignement des États-Unis, de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni, et dans le cadre duquel ils partagent beaucoup. Je verrais comme une contrainte le fait d’intégrer ce Five Eyes, dans la mesure où cela nous obligerait à partager systématiquement l’intégralité de notre renseignement brut : en l’état actuel des choses, nous n’échangeons avec ces alliés que du renseignement élaboré. Fournir du renseignement brut impliquerait de dévoiler nos capacités – que les Américains connaissent déjà en grande partie, il est vrai.
Au Sahel, les Américains nous donnent tout ce qu’ils ont, et vont jusqu’à mettre à notre disposition leurs drones d’observation équipés de capteurs images et d’interception électromagnétique. Au Levant, ils ont commencé à ouvrir un peu plus les robinets du renseignement, mais beaucoup dépend des commandants de théâtre, qui disposent d’une très vaste marge d’autonomie et peuvent être d’une certaine manière comparés chacun à l’équivalent du CEMA en France. J’ai rencontré Michael G. Vickers, Under Secretary of Defense for Intelligence, c’est-à-dire sous-secrétaire à la défense pour le renseignement, qui est très ouvert et m’a expliqué avoir donné des ordres afin que des échanges de renseignements aient lieu. Le problème, c’est que les Français n’apparaissent pas toujours comme un partenaire très fiable aux yeux des Américains : il semble qu’ils nous considèrent comme un peu fantasques, tout en nous reconnaissant un grand professionnalisme et une capacité à agir largement démontrée au Sahel – ce qui les conduit même à admettre qu’ils auraient été incapables d’en faire autant avec si peu de personnel.
Il semble que nous soyons parvenus à enclencher une nouvelle dynamique d’échange, en tenant compte de l’observation des Américains selon laquelle nous ne leur donnions pas suffisamment en retour, donc en revoyant à la hausse le flux de renseignement que nous leur adressons. Pour cela, nous avons dû déterminer de quel type de renseignements ils avaient besoin, et surtout traduire ces renseignements en anglais avant de les leur transmettre. Des officiers de liaison ont été affectés au sein de toutes les structures de commandement américaines impliquées dans la résolution du conflit levantin, au Koweit, auprès de l’unité coordonnant les actions aériennes, à Tampa, et j’ai le sentiment que nous gagnons progressivement la confiance de nos alliés. Petit à petit, nous parvenons à entrer dans leur J2 – l’état-major du renseignement – et à avoir accès aux briefings du Five Eyes, auquel nous sommes même parfois associés en un « Five Eyes + 1 » lorsque la France est particulièrement concernée par certains renseignements ou certaines décisions à prendre.
M. Alain Chrétien. Si j’ai bien compris l’esprit du projet de loi relatif au renseignement, vous n’êtes pas très concerné par ses dispositions, puisque votre rôle consiste le plus souvent à suivre des individus de nationalité étrangère en dehors du territoire national. Dans ces conditions, vous pouvez continuer à pratiquer des interceptions de communications comme vous le faisiez auparavant, sans passer par les fourches caudines de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), qui vous obligerait à emprunter un circuit administratif complexe. Pouvez-vous nous confirmer ce point ?
M. Christophe Guilloteau. Six services de renseignement en France, cela paraît beaucoup, même avec la coordination assurée par la cellule Hermès. Pouvez-vous nous indiquer comment s’effectue le tuilage entre la DRM et la DGSE, en particulier la mutualisation du renseignement avec vos collègues de la DGSE dans le cadre de votre action contre Daech et AQMI ?
Général Christophe Gomart. La DRM semble effectivement moins concernée par la loi sur le renseignement. Point important, le maintien de l’exception hertzienne permet d’intercepter, à partir du territoire national ou de bâtiments de la marine nationale – je pense notamment au Dupuy-de-Lôme – des flux émanant non pas de Français, mais de nos adversaires d’aujourd’hui, de demain et d’après-demain. Le SIGINT (Signals intelligence, ou renseignement d’origine électromagnétique), comprend à la fois le COMINT (Communications intelligence), c’est-à-dire l’écoute des communications transitant par les ondes radio, et l’ELINT (Electronic intelligence), à savoir la captation des émissions électromagnétiques d’appareillages électroniques – il s’agit essentiellement des renseignements que l’on peut tirer de l’analyse des émissions radar.
Je ne sais pas s’il y a trop ou trop peu de services de renseignement, puisque d’autres services que les six composant actuellement la communauté nationale du renseignement frappent à la porte pour se joindre à eux. Mes fonctions antérieures d’adjoint du coordonnateur national du renseignement me conduisent cependant à considérer que chacun remplit bien la mission qui lui est confiée. Ainsi la DNRED et TRACFIN présentent-ils une remarquable efficacité en dépit de leur taille modeste. La DGSI résulte de la fusion, en juillet 2008, de la direction de la surveillance du territoire (DST) et de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG). La direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) agit dans le domaine de la contre-ingérence et de la protection des forces armées du ministère de la Défense et des entreprises travaillant pour la défense. La DGSE est le service de renseignement historique, à vocation générale, qui répond aux besoins du Gouvernement, tandis que la DRM répond à ceux des armées, même si elle éclaire le ministre de la Défense et, via le coordonnateur, le chef des armées qu’est le Président de la République. C’est grâce aux renseignements recueillis par ces différents services que l’on dispose aujourd’hui d’une vision large.
Il peut y avoir des frictions entre eux, du fait que certaines de leurs attributions respectives se recouvrent – mais c’est là un inconvénient obligatoire si l’on veut éviter qu’il n’y ait des « trous dans la raquette ». Cela dit, il n’y a plus de guerre des services comme on a pu en connaître par le passé, et le fait de se rencontrer régulièrement autour du coordonnateur, ou de façon bilatérale, favorise une bonne entente. Il existe par ailleurs des protocoles entre certains des services – il en existe un liant la DRM à la DGSE, et un autre à la DPSD –, régulièrement remis à jour.. Nos actions sont donc relativement coordonnées et suivies.
La cellule Hermès joue un rôle intéressant en ce qui concerne la crise au Levant, en ce qu’elle nous amène à mettre en commun ce que nous savons, au profit des formes armées agissant en Irak. Enfin, l’existence de l’Académie du renseignement a un effet positif en ce qu’elle permet aux cadres des différents services de renseignement de se connaître, et de savoir ce que font les uns et les autres. C’est là un aspect très important, car l’organigramme des services de renseignement étant généralement secret, il est très difficile de joindre un interlocuteur au sein d’un service autre que le sien : il n’est évidemment pas question de consulter un annuaire ! Aujourd’hui, grâce aux contacts établis dans le cadre de l’Académie du renseignement, un traitant Afrique de la DRM peut entrer en contact avec son homologue de la DGSE sans trop de difficulté, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années.
M. Jean-François Lamour. Vous avez insisté à deux reprises sur la pénurie de personnel et rappelé que, si 185 recrutements avaient été annoncés pour la DGSE et 65 pour la DPSD suite aux événements de janvier dernier, la DRM n’en avait eu aucun, alors que la collecte et le traitement des flux d’information nécessitent d’importants besoins humains, et qu’une centaine de personnels sont présents en OPEX chaque année.
À combien estimez-vous vos besoins aujourd’hui et à moyen terme – notamment dans le cadre de l’actualisation de la loi de programmation militaire – compte tenu du fait que vous servez également de vivier à la DGSE lorsqu’elle souhaite recruter des militaires ?
M. Alain Marty. Pouvez-vous nous faire le point de la situation au Yémen, à savoir quelles y sont les forces en présence et comment vous voyez la situation ? Par ailleurs, avez-vous quelques renseignements concernant l’otage française au Yémen, et une piste au sujet de ses ravisseurs ?
M. Jean-Jacques Candelier. Les événements survenus au cours des dernières années dans le monde ont rendu nécessaire une nouvelle loi sur le renseignement, venant actualiser et compléter la précédente, qui remontait à 1991, sans pour autant porter atteinte aux libertés publiques.
Après l’élimination de Mouammar Kadhafi – que je vois pour ma part comme une erreur, regrettant que les propositions alternatives de l’Union africaine n’aient pas été entendues –, la Libye est devenue un pays ingérable, dont les djihadistes ont fait leur quartier général. En votre qualité de DRM, pouvez-vous nous donner des précisions sur la situation exacte de la Libye, ainsi que sur les rapports entre Daech et Al-Qaïda, que l’on dit tendus ?
Général Christophe Gomart. Pour ce qui est du besoin en personnel, mon rêve serait de pouvoir recruter 300 personnes, ce qui n’est pas tant qu’il y paraît. Comme j’ai eu l’occasion de le dire au chef d’état-major des armées, le renseignement participe des trois principes de la guerre, à savoir la liberté d’action, l’économie des moyens et la concentration des efforts. Le fait de disposer d’un renseignement de bonne qualité permet une liberté d’action, dans la mesure où il donne les moyens aux chefs militaires et aux décideurs politiques de savoir ce qu’ils vont faire ; il permet d’économiser les moyens en n’engageant que les forces nécessaires, et de concentrer les efforts sur l’endroit précis où se trouve l’adversaire.
Le renseignement ne doit pas être réduit à proportion des effectifs de notre armée : bien au contraire, il doit compenser les réductions d’effectifs de l’armée en permettant d’utiliser au mieux les moyens dont elle dispose : c’est tout l’intérêt du renseignement et de ses capacités d’appréciation autonome des situations. La répartition des missions se fait sous l’égide du coordonnateur, qui rédige un plan national des orientations du renseignement, définissant exactement, selon une vision thématique et géographique, ce qui relève de la responsabilité de chacun des services. Cette répartition, revue annuellement par chacun des cabinets ministériels dont dépendent les services de renseignement concernés, est effectuée de façon rigoureuse.
Le centre de renseignement géospatial interarmées récemment créé nécessite du personnel pour fonctionner de manière satisfaisante, comme tous les nouveaux outils permettant de disposer d’une vision plus réactive et plus précise de ce dont nous avons besoin. Je pense notamment à la recherche en source ouverte, c’est-à-dire au renseignement obtenu par une source d’information publique – aujourd’hui, on trouve pratiquement tout ce que l’on veut sur internet à condition de bien chercher, ce qui nécessite d’importants moyens humains. Le renseignement d’origine source ouverte est très précieux en ce qu’il permet souvent de venir compléter, préciser et recouper le renseignement fermé.
J’aimerais donc pouvoir effectuer 300 recrutements – militaires et civils –, étant précisé que la DRM, dont les effectifs n’ont fait que diminuer au cours des dernières années, emploie actuellement 1 600 personnes, ce en quoi je vois un seuil compte tenu des crises actuelles : nous devons veiller à disposer de capteurs en nombre suffisant pour nous permettre de continuer à exercer notre capacité d’appréciation autonome des situations.
Je ne suis pas chargé du dossier concernant Isabelle Prime, otage française au Yémen – cette affaire est suivie par la DGSE. L’agence de presse Reuters a annoncé par erreur sa libération il y a quelques jours : en réalité, seule l’interprète qui l’accompagnait a été relâchée.
Le Yémen se partage en deux zones : le Nord, où se trouvent les Houthis chiites, et le Sud, territoire des partisans de l’ancien président, réfugié à Aden. L’Arabie saoudite vient de lancer des frappes contre les positions houthies, soulevant des protestations de la part des Iraniens, de plus en plus présents dans le Levant et soutenant à la fois les rebelles chiites, l’armée irakienne et le régime syrien. Les Saoudiens sont particulièrement inquiets, car ils doivent faire face à la problématique yéménite à leur frontière sud et à la problématique irakienne et de Daech à leur frontière nord.
Nous nous efforçons de suivre ce qui se passe au Yémen, étant précisé que la France a des intérêts importants dans le terminal pétrolier de Balhaf – pour le moment préservé. Le week-end dernier, les Américains ont mené une opération avec les Britanniques afin de procéder au retrait de leurs derniers soldats, stationnés à proximité d’Aden. Nous sommes donc désormais dans le noir car, dans l’impossibilité de recouper sur place les éléments obtenus grâce aux interceptions électromagnétiques et à l’imagerie, il est difficile de disposer d’informations fiables.
Pour ce qui est de la Libye, j’ai participé au Forum international pour la paix et la sécurité en Afrique qui s’est tenu en décembre dernier à Dakar, et je me rappelle que le président tchadien Idriss Déby a longuement insisté sur le fait qu’après avoir créé le désordre en Libye en éliminant le président Kadhafi, l’OTAN devait désormais trouver une solution pour ce pays et son peuple. La situation actuelle inspire une grande inquiétude à mes homologues égyptien et tunisien : Daech commence en effet à s’implanter en Libye, combattant les affiliés à Al-Qaïda après avoir rétabli la division traditionnelle de la Libye en trois wilayas – la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan – et il serait de l’intérêt des Libyens de s’entendre contre ce troisième acteur. Il est en effet à craindre de voir des combattants de Daech venus du Levant – Irak et Syrie – affluer en Libye afin de prendre possession de certains territoires. On sait que Daech cherche actuellement des ressources financières que la prise des champs pétroliers situés en Irak – dans la région de Kirkouk, où ses hommes ont engagé une offensive – voire en Libye, lui procurerait.
La Libye est déstabilisée, et nous nous inquiétons beaucoup de voir les principaux chefs terroristes d’AQMI s’y trouver – plutôt au nord, tandis que le Sud, notamment la ville d’Oubari, est le théâtre de combats entre les Touaregs et l’ethnie des Toubous, soutenue par Idriss Déby. Plus généralement, la Libye est devenue un lieu où s’affrontent les islamistes et les combattants nationalistes, ces derniers cherchant actuellement à s’emparer de Tripoli, pour le moment sans succès. Enfin, les Égyptiens accueillent en ce moment des avions des Émirats arabes unis destinés à aller bombarder la Libye. L’élimination de Kadhafi a donc effectivement engendré une situation extrêmement complexe, ce qui s’explique en partie par le fait que le dirigeant libyen tenait seul les rênes du pays, qui n’était pas doté de structures étatiques.
La séance est levée à dix heures quinze.
Membres présents ou excusés
Présents. - Mme Patricia Adam, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Malek Boutih, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Fanélie Carrey-Conte, M. Guy Chambefort, M. Alain Chrétien, M. Jean-David Ciot, Mme Catherine Coutelle, M. Bernard Deflesselles, M. Nicolas Dhuicq, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, M. Serge Grouard, Mme Edith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Gilbert Le Bris, M. Frédéric Lefebvre, M. Jean-Pierre Maggi, M. lain Marty, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. Alain Rousset, M. Stéphane Saint-André, M. Jean-Michel Villaumé
Excusés. - M. Olivier Audibert Troin, M. Frédéric Barbier, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Lucien Degauchy, M. Guy Delcourt, M. Yves Foulon, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. François Lamy, M. Charles de La Verpillière, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Damien Meslot, Mme Marie Récalde, M. François de Rugy, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin
Assistait également à la réunion. - M. Jean-François Lamour
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