Monsieur le Président de la République fédérale,
Monsieur le Président du Bundestag,
Madame la Chancelière de la République fédérale,
Monsieur le Président du Bundesrat,
Monsieur le Président de la Cour constitutionnelle fédérale,
Monsieur le président du Volksbund,
Mesdames, Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs les Députés,
Mesdames, Messieurs,
Le sentiment qui m’étreint au moment de prendre la parole ici devant vous, c’est celui de la gratitude. Je regarde ce lieu, je regarde vos visages et je songe à notre histoire. J’y songe particulièrement en ce jour de deuil populaire qui précisément est né du premier conflit mondial, dont cette année, nous commémorons le centenaire. Rien ne vous obligeait à inviter cette année précisément le Président français. Car la mémoire allemande conserve du 11 novembre 1918, après avoir perdu plus de 2 millions d’Allemands dans cette guerre, un souvenir nécessairement plus sombre encore que la mémoire française.
Rien ne vous y obligeait. Mais vous l’avez fait. Me voici ici devant vous et je vous le dis avec respect : je vous reconnais bien là. Car aucun peuple n’a regardé son histoire avec autant de sincérité et n’a cherché autant que vous à en tirer les leçons. Vous démontrez là, une fois encore, par delà les immenses cimetières où reposent nos compatriotes morts dans des guerres sans précédent, que vous avez décidé de ne jamais cesser de dépasser les querelles anciennes et de travailler sans relâche à la paix.
Pour ce faire, l’Allemagne n’a pas renoncé à être elle-même ; le miracle allemand est au contraire cette faculté de tout un peuple à conjurer les démons sanguinaires du nationalisme qui l’avaient saisi, pour renouer avec sa vocation la plus haute qui, depuis les temps médiévaux, avait été de réfléchir à la liberté de l’homme et à son émancipation politique et sociale.
C’est cette Allemagne des philosophes, des savants, des ingénieurs et des poètes, des artisans et des capitaines d’industrie que vous avez su sauver des enfers où votre pays avait plongé en se laissant égarer par les démagogues et les tyrans. Dans cette résurrection, je suis fier que la France ait joué son rôle car toujours, la France a été aux côtés de l’Allemagne sur ce chemin de l’émancipation.
Après les erreurs de l’après 1918, nous avons su trouver en 1945, ensemble, la force, la grandeur et la lucidité de la réconciliation. C’est parce que nos Nations ont su renouer avec leur génie et se tendre la main dans un compagnonnage retrouvé, que 70 années de paix ont régné sur l’Europe. Cela, nous l’avons fait sans oublier nos morts, sans renier les fautes et les responsabilités, sans éviter la vérité de l’histoire ; nous l’avons fait dans la clarté et l’exigence, dans la confiance et la franchise.
Etre ici, en ce jour particulier, témoigne de ce chemin fait ensemble, car nous retournant sur nos pas, nous pouvons affirmer que nous avons répondu avec force à la célèbre injonction de que Goethe : Und so, über Gräber vorwärts [1].
Mais mes chers amis, nous avons encore fait davantage. Depuis deux siècles, nos Nations étaient les moteurs de guerres sans merci et nos éternels conflits avaient fini par dessiner le visage d’une Europe dont la guerre paraissait être le destin. Nous avons décidé de conclure une paix durable et d’en cimenter puissamment le socle, en mettant en commun ce par quoi nous nous faisions la guerre, puis en coopérant dans tant et tant de domaines. Nous avons fait du couple franco-allemand le cœur d’une Europe unie à laquelle se sont joints progressivement des partenaires qui, dans notre histoire, avaient été tantôt nos alliés, tantôt nos adversaires. Nous avons installé ensemble sur notre continent ce sentiment qui n’avait jamais fait qu’affleurer dans les idéaux de nos plus grands penseurs mais que nos peuples ne sentaient que confusément et que nos dirigeants s’acharnaient à refuser : le sentiment européen. Nous avons ensemble, durant ces dernières décennies, fait du rêve d’Erasme, de Goethe, de Hugo et de Zweig une réalité.
Ce sentiment que plus aucune guerre n’est possible entre Européens parce que nous sommes bien plus semblables que nous ne sommes différents et parce que l’histoire a fait émerger progressivement une singularité, une identité, une culture, une vocation européenne. Ce sentiment européen existe parmi nous, responsables politiques ; il est le quotidien de nos institutions et de nos entreprises ; il dessine l’horizon de notre jeunesse et des peuples ; nous n’avons pas nié nos différences, nous ne les avons pas opposées, nous les avons unies et découvert par là-même quel supplément de rayonnement et de souveraineté cela nous donne.
Nous n’avons pas rejeté l’idée des peuples ou celle des Nations mais nous avons dépassé, ensemble, le narcissisme mortel de nos petites différences. Nous n’avons pas dilué, nous avons additionné. Ce qui hier était une réponse aux guerres implacables qui nous avaient déchirés est devenu aujourd’hui notre réponse à la fracturation du monde.
Cette entreprise commune a permis la réconciliation, puis la réunification de votre pays et de notre continent. Nous devons aujourd’hui avoir ensemble le courage d’ouvrir une nouvelle étape. Nous le devons à l’Europe elle-même car nous n’avons au fond pas compris pleinement le moment que nous vivions. Nous le devons à tous ceux qui, durant les sept dernières décennies, ont bâti cette exception qu’est notre Europe.
La menace sécuritaire, l’urgence climatique, le bouleversement numérique, la révolution de l’intelligence artificielle, la transformation agricole, le défi migratoire, tout cela, l’Union européenne n’a pas été conçue pour l’appréhender ou l’affronter. L’Allemagne et la France, avec leurs partenaires, ont su recoudre l’Europe, construire un marché unique en son sein, développer les échanges, stimuler la concurrence, mais il faut bien le dire, notre gestion des frontières, notre défense commune, la juste régulation de l’espace numérique, notre capacité à devenir le continent de l’innovation, notre indépendance monétaire, notre souveraineté alimentaire, nos lois jusqu’ici l’ont à peine effleuré et notre union les aborde encore avec la prudence du débutant.
La nouvelle responsabilité franco-allemande est pourtant là, dans la construction de cette souveraineté moderne, efficace, démocratique et elle ne partira que de nous d’abord. Les mots nous le disent déjà : nous devons surmonter nos tabous et dépasser nos habitudes. En France, la souveraineté raisonne ; en Allemagne, je sais qu’elle peut étonner ou effrayer. En Allemagne, l’unité européenne est cardinale, l’Europe à 28, demain à 27, rassure. La France vit en revanche dans la nostalgie d’un club des six, en oubliant qu’il l’effrayait déjà quand il s’est mis en place dans les années 60.
Ici, les règles créent la confiance et l’adhésion ; de l’autre côté du Rhin, elles ont souvent engendré la méfiance et trop souvent l’art du contournement. Nous sommes pourtant confrontés aux mêmes défis et en fait, nous partageons profondément le même espoir : celui d’un monde régulé, d’un commerce juste, d’un environnement protégé, d’un équilibre permanent qui nous a construits, entre liberté individuelle et solidarité collective ; nous partageons ce goût inédit de la créativité, cette construction singulière de l’individu rationnel et de la patrie universelle et romantique. Tout cela, c’est l’Europe seule et ses valeurs qui peuvent le porter, face aux défis contemporains et dans ce monde qui s’ouvre à nous.
Cette nouvelle responsabilité franco-allemande consiste à doter l’Europe des outils de cette invention nouvelle, des outils de sa souveraineté.
Cette nouvelle étape nous fait peur au fond car chacun devra partager, mettre en commun sa capacité de décision, sa politique étrangère, migratoire ou de développement, une part croissante de son budget et même des ressources fiscales ; construire une défense commune, faire de l’euro une monnaie internationale dotée d’un budget, créer un Office européen de l’asile pour harmoniser nos règles, consolider une agence sanitaire garantissant à tous nos concitoyens leur alimentation de chaque jour comme étant de qualité. C’est tout cela qui nous attend.
Mais je pose ces deux questions : est-il préférable de rester enfermés dans nos immobilismes ? Surtout je demande : était-ce plus facile pour ceux qui nous ont précédés ? Pour Briand et Stresemann, pour Adenauer et de Gaulle, pour Mitterrand et Kohl ? N’ont-ils pas dû surmonter des tabous plus grands, des histoires plus douloureuses, des résistances plus acharnées que nous ? Cette nouvelle responsabilité de l’action qui est la nôtre, nous la devons à l’Europe et nous la devons au monde tel qu’il va, car notre monde se trouve à la croisée des chemins : soit il choisit de se ruer, comme il l’a déjà fait, dans le précipice de la fascination pour la technique sans conscience, pour le nationalisme sans mémoire, pour le fanatisme sans repères ; soit il décide que les formidables acquis de la modernité ouvrent une époque nouvelle dont l’humanité toute entière pourra bénéficier.
C’est sur ce continent, c’est dans notre union que naît aujourd’hui le nouveau modèle numérique, mêlant innovation de rupture, protection des données et régulation des acteurs. C’est d’ici que part et se poursuit le combat pour la transition écologique et contre le changement climatique. C’est en Europe que se forgent les idées de refondation du multilatéralisme commercial, sécuritaire, migratoire et environnemental. L’Europe et en son sein, le couple franco-allemand se trouvent investis de cette obligation de ne pas laisser le monde glisser dans le chaos et de l’accompagner sur le chemin de la paix.
C’est pour cela que l’Europe doit être plus forte. C’est pour cela qu’elle doit être plus souveraine parce qu’elle ne pourra jouer son rôle si elle-même devient le jouet des puissances, si elle ne prend pas davantage des responsabilités dans sa défense et sa sécurité et se contente de jouer les seconds rôles sur la scène mondiale.
Trop de puissances veulent aujourd’hui nous effacer du jeu, en attaquant notre débat public, nos démocraties ouvertes, en excitant nos divisions. Dans ce monde qu’il nous faut regarder en face, notre force, notre vraie force est notre unité ; elle n’est pas synonyme d’unanimité ou d’uniformité. Pour que l’Europe avance, nous devons accepter des rythmes ou des cercles différents, accepter que certains lancent un projet, une coopération - ce fut vrai de Schengen ou de l’euro - mais toujours en restant ouvert à chacun en gardant en tête et au cœur l’intérêt de l’Europe unie. Notre force doit aussi devenir notre souveraineté.
Si nous voulons garantir à nos concitoyens que nous nous mettons en situation de les protéger face aux nouveaux risques et de choisir notre avenir, il nous faut être plus souverains en Européens.
Ce combat n’est pas gagné, il ne sera jamais gagné. Il suppose de prendre ensemble de nouveaux risques ; chaque génération doit le livrer à sa mesure et à sa manière.
Cette main tendue entre nos peuples, chaque génération va s’employer à la tendre de nouveau, surmontant son lot d’hésitations, dépassant ses réticences car nous savons désormais combien nous pouvons accomplir ensemble.
Le 5 septembre 1914, le poète et philosophe français Charles Péguy, tombait au combat à Villeroy, d’une balle dans la tête, alors qu’il menait sa section à l’assaut. La légende raconte que quelques jours plus tôt, à distance de campements, il avait été reconnu par le jeune poète allemand né à Colmar, Ernst Stadler. Ernst Stadler avait traduit en allemand les poèmes de Péguy. Le jeune Allemand adressa à Péguy un mot et Péguy, après des heures d’efforts, ne parvint pas à déchiffrer ce mot. Et il aurait simplement répondu : « Cher ami, je ne vous comprends pas mais je vous aime ». Le 30 octobre 1914, à Ypres, Ernst Stadler tombait à son tour au combat. Il avait 31ans. Toute notre histoire est là : dans ces tragédies tissées d’espoir et d’attachement. Peu avant de mourir, Stadler avait publié son recueil, Der Aufbruch, où on lit ces vers d’une humanité singulière :
« Vielleicht würden uns am Abend Siegesmärsche umstreichen,
Vielleicht lägen wir irgendwo ausgestreckt unter Leichen.
Aber vor dem Erraffen und vor dem Versinken
Würden unsre Augen sich an Welt und Sonne satt und glühend trinken.“ [2]
C’est pour que nous aussi, nous puissions nous rassasier du soleil et du monde que nos anciens ont donné leur vie. Alors oui, assurément, l’Europe n’est pas exemplaire en tout mais elle offre aujourd’hui au monde le visage de ce que peut l’humanité lorsqu’elle laisse l’espérance l’emporter sur la fatalité, lorsque l’amitié entre les peuples l’emporte sur la passion guerrière, lorsque nous décidons que demain sera meilleur qu’hier.
Le lien puissant entre la France et l’Allemagne est la preuve que cela est possible.
Mesdames, Messieurs, chers amis, au nom de la République française, je veux ici vous remercier une nouvelle fois d’avoir permis qu’en ce jour si particulier, par ma voix, dans cet endroit si riche d’histoire, le peuple français ait pu venir réaffirmer son amitié indéfectible pour le peuple allemand. Merci de m’avoir permis de dire qu’ensemble, je le sais, nous allons ouvrir une nouvelle page de notre Europe qui l’attend et en a tant besoin. Et laissez-moi vous dire que comme pour le petit mot de Stadler à Péguy, à chaque fois que vous ne comprenez peut-être pas tout à fait les mots venant de la France, lisez toujours et avant tout qu’elle vous aime.
Vive la France, vive la République fédérale d’Allemagne, vive l’amitié franco-allemande et vive l’Europe !
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