Sujet : IVG
Audition de : Didier Sicard
En qualité de : chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin et président du Comité consultatif national d’éthique
Par : Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale (France)
Le : 7 novembre 2000
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d’accueillir le professeur Didier Sicard, ancien interne des hôpitaux de Paris, professeur agrégé de médecine interne à l’hôpital Cochin en 1978, puis chef de l’un de deux services de médecine interne de cet hôpital depuis 1993.
Vous avez été conseiller médical du directeur général de l’AP-HP de 1993 à 1997, président de la Commission consultative de transfusion sanguine en 1991. Vous avez été en 1998, membre du Comité national des Etats généraux de la santé et responsable du thème "soins palliatifs et douleur" de ces Etats généraux.
Grand spécialiste du sida, vous avez été nommé, en mars 1999, président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Créé en 1983, ce comité a pour mission de donner son avis sur les problèmes moraux causés par les progrès des sciences et des techniques dans le domaine de la biologie, de la médecine et de la santé.
Saisi au début du mois d’octobre par les Présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat sur le projet de loi de Mme Martine Aubry relatif à l’IVG et la contraception, le Comité consultatif national d’éthique n’a pas encore rendu d’avis sur ce texte, mais nous serions heureux de connaître, à titre personnel, votre appréciation sur l’ensemble du projet de loi.
Je souhaiterais également que nous puissions évoquer, au cours de la discussion, un autre thème, qui n’est pas abordé par le projet de loi, mais qui a émergé au cours des auditions que nous avons eues ces dernières semaines, celui de la stérilisation volontaire comme acte de contraception, un thème sur lequel le Comité consultatif national d’éthique a déjà travaillé.
Professeur Didier Sicard : Lorsque les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale nous ont saisis de ce texte, j’ai constitué un groupe de travail, dont l’avis est aujourd’hui achevé.
Je peux vous faire part de mon avis personnel, mais je ne peux pas faire état de l’avis du Comité, dans la mesure où nous sommes dans la situation absurde de ne pouvoir le réunir en comité plénier. En effet, tous les deux ans, un certain nombre de membres, qui sont élus pour quatre ans, doivent être renouvelés. La date butoir de ce renouvellement était le 9 octobre. Nous sommes aujourd’hui le 7 novembre et l’arrêté de nomination n’est toujours pas paru.
J’ai donc écrit au Président de l’Assemblée nationale, il y a quelques jours, pour l’informer que notre travail était terminé, mais que je ne pouvais en faire état, dans la mesure où je ne peux pas réunir le comité plénier. Je ne sais toujours pas quand il pourra se réunir. J’espère bien sûr que ce sera le plus rapidement possible. En tout cas, dès que sa composition sera officiellement connue, je pourrais le réunir en urgence, puisque le travail de commission est terminé.
Tant que les membres qui doivent être nommés n’ont pas participé à la discussion, je ne peux faire état que d’une opinion personnelle, car il ne peut être exclu que des opinions contradictoires s’expriment.
Nous avons auditionné deux hommes et deux femmes : les professeurs Israël Nisand et Michel Tournaire, ainsi que Mmes Monique Canto-Sperber et Elisabeth Sledziewski. La première est directrice de recherche au CNRS, la seconde, maîtresse de conférence à la faculté de droit et de science politique de Rennes. Toutes deux avaient publié un article dans Le Monde, à quelques jours d’intervalle, d’opinion opposée, qui m’avaient paru de grande qualité. C’est la raison pour laquelle nous les avons consultées. Je souhaitais que nous ne repartions pas dans des débats trop académiques.
La question dont nous sommes saisis est assez précise : le prolongement du délai d’interruption de grossesse fait-il courir un risque d’eugénisme ?
Portons trois ou quatre regards sur ce problème.
Premièrement, qu’on le veuille ou non, nous sommes entrés dans une société d’eugénisme médical. Il ne faut pas se voiler la face : avec l’échographie, le dépistage de la trisomie 21, la grossesse n’est plus une aventure qui survient sans regard médical. A la limite, la justice supporterait mal qu’une femme enceinte ne bénéficie pas de tout ce que peut offrir la médecine. Nous l’avons d’ailleurs vu lors des débats récents. La société considère qu’une grossesse doit faire l’objet d’une surveillance, afin de dépister les anomalies éventuelles. Cependant, la société ne prend pas la décision que tel enfant doit naître ou que tel autre ne doit pas naître. Nous ne sommes pas dans une société discriminatoire, ni dans une société qui sélectionne les individus.
En même temps, ne soyons pas hypocrites : disons que notre société accepte que la médecine porte un jugement, parfois assez radical, sur l’opportunité de poursuivre telle ou telle grossesse.
Deuxièmement, il ne faut pas exagérer le nombre de malformations qui aboutissent à une interruption de grossesse. On estime entre 2 et 2,5 % le nombre de malformations, allant du bec-de-lièvre au mongolisme, pouvant poser un problème d’interruption de grossesse. L’augmentation du délai de dix à douze semaines permet à la médecine d’obtenir des informations plus fines et de découvrir certaines anomalies. Avant dix semaines, par exemple, une fente labiale n’est pas visible ; après la onzième ou la douzième semaine, elle l’est davantage. Cela ne se voit d’ailleurs pas à dix semaines et un jour, c’est très progressif. On peut même imaginer qu’une échographie vaginale faite par un médecin très expérimenté peut la découvrir, dès la neuvième semaine, car cette découverte est en fait très dépendante de l’observateur. La question posée est, en réalité, de savoir si la découverte d’anomalies ou la découverte du sexe par les médecins exposent à un accroissement du nombre d’interruptions de grossesse.
Je pense que cette question ne doit pas être traitée de cette façon, parce qu’il est attentatoire à la dignité des femmes de considérer qu’une grossesse puisse être vécue ainsi et qu’une femme puisse s’en débarrasser en fonction du sexe de l’enfant. Même si cela peut se produire, je pense qu’une société n’est jamais très digne lorsqu’elle juge une partie d’elle-même d’une façon aussi négative. Je crois toujours qu’il faut respecter les personnes dont on parle. En particulier, respecter les femmes, c’est ne pas leur faire porter d’emblée une responsabilité vis-à-vis d’elles-mêmes, comme si elles étaient désinvoltes vis-à-vis de leur grossesse.
Donc, même si la médecine peut apporter des informations permettant à un certain nombre de femmes de porter, sur leur grossesse, un jugement négatif, qu’elles n’auraient peut-être pas porté si elles étaient restées dans l’ignorance, je ne pense pas, compte tenu du faible nombre de cas en cause, que la découverte du sexe aboutisse à une augmentation des interruptions de grossesse. Je ne pense pas que l’on ait à craindre un eugénisme aggravé, parce que la question n’est pas de savoir si l’eugénisme existe - il existe de façon médicale, même si l’on ne veut pas le voir - et je ne pense donc pas que l’allongement du délai soit de nature à accroître le nombre d’interruptions de grossesse.
Je ne pense pas d’ailleurs que le débat sur l’eugénisme lié au délai d’interruption de grossesse ait un sens, en dehors de certains pays comme la Chine. Mais, dans ce pays, ce ne sont pas les femmes qui interrompent leur grossesse lorsqu’elles ont des filles, mais l’Etat chinois qui les y obligent, car c’est un Etat eugénique. Et la France ne l’est pas.
Troisièmement, aller jusqu’à la dixième ou la douzième semaine de grossesse pose des questions différentes à l’équipe médicale et à la femme. Il ne faut pas oublier que l’objectif est d’empêcher 5 000 femmes, concernées par le dépassement des délais, d’aller à l’étranger. Sur le plan épidémiologique, les raisons pour lesquelles ces femmes interrompent leur grossesse ne sont quasiment jamais liées à la découverte du sexe ou d’une anomalie particulière. C’est plus souvent un problème d’intolérance ou de détresse psychique lié au fait qu’avec la contraception actuelle, des femmes, même des femmes qui ne sont pas toutes jeunes, peuvent être perdues dans leur cycle menstruel, ne plus savoir exactement pour quelle raison elles n’ont pas de règles. Bref, sans entrer dans les détails médicaux, c’est une situation relativement banale que des grossesses soient découvertes tardivement, après dix semaines. S’y ajoute le cas des femmes vivant dans des milieux défavorisés ou des mineures qui, lors d’une première grossesse, ignorent la signification d’une aménorrhée.
Toutes ces circonstances font que la demande d’une interruption tardive de grossesse n’est pas tant liée à la question de la qualité du foetus ou de l’embryon qu’au désir de la femme de l’interrompre.
La médecine, pour sa part, peut être embarrassée, parce qu’à dix semaines, avec le RU 486 ou avec des techniques relativement simples, l’IVG, sans hospitalisation, peut être réglée dans la journée. La femme qui désire interrompre sa grossesse veut que ce soit fait tout de suite, parce qu’une fois la décision prise, les femmes n’ont pas tellement envie d’être confrontées à des débats sans fin.
A onze ou douze semaines, l’IVG demande une intervention chirurgicale avec anesthésie. Il faut donc que des équipes médicales qui ont été relativement peu concernées jusqu’à présent, s’intéressent à ce problème, car un changement d’attitude médicale est nécessaire. C’est une des raisons pour laquelle certains médecins sont un peu réticents.
Une autre raison, c’est que ce geste apparaît, pour la médecine, comme non gratifiant. On imagine mal un médecin, lors d’un dîner en ville, dire qu’il a fait quinze IVG dans la semaine. C’est toujours un geste qui se fait au sein d’une équipe soudée où le spécialiste risque très rapidement d’être pris dans une sorte d’idéologie négative ou positive, qui lui fait perdre un peu de recul.
Allonger le délai à la onzième ou à la douzième semaine suppose que l’IVG soit un acte chirurgical qui, paradoxalement, retrouve sa noblesse, car il n’y a pas de raison que la médecine ne participe pas le mieux possible à aider les femmes. Il n’existe pas, en France, cette espèce d’ostracisme qui, dans certains pays, peut aboutir à des situations effrayantes, mais on ne peut pas non plus pratiquer des interruptions de grossesse dans un coin d’hôpital. C’est une activité qui, tant qu’elle ne sera pas respectée par la société, insultera, en fait, les femmes qui y ont recours et, par conséquent, les médecins.
On voit très bien que cela a pour effet, d’une part, que les médecins ne se précipitent pas pour faire cet acte, d’autre part, que les échographistes, qui seront concernés au premier plan par ce prolongement de l’interruption de grossesse, se trouvent placés face à une responsabilité de plus en plus forte. En effet, si avant dix semaines, l’échographie ne donne que peu d’indications, à partir de la onzième semaine, en revanche, la femme peut très bien demander si son enfant est normal. Les mesures, qui seront de plus en plus précises, vont faire porter aux échographistes une responsabilité de plus en plus grande. On comprend donc très bien que ces derniers soient très réticents. S’ils font interrompre une grossesse qui se révèle ensuite normale, la femme portera plainte, mais s’ils ne diagnostiquent pas une grossesse anormale, la femme risque également de porter plainte. Nous risquons de nous retrouver dans la situation où des échographistes refuseront de faire de tels examens.
Quatrièmement, le professeur Israël Nisand proposait que, jusqu’à dix semaines la loi de 1975 s’applique et que, de dix à douze semaines, l’on introduise une possibilité d’interruption médicale de grossesse, liée à une détresse psychologique définie assez largement, de manière à donner aux médecins un pouvoir de décision, tout en les encourageant à être assez larges d’esprit. Face à une telle solution, ma position personnelle est de considérer qu’il y a une sorte de dénaturation de la loi, parce qu’à mon avis c’est une loi médiane. Dans son article premier, elle dispose en effet que "la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie", comme s’il y avait un respect du foetus a priori, alors qu’en même temps elle considère qu’une femme a le droit d’interrompre sa grossesse.
Si, entre la dixième et la douzième semaine, la femme est soumise aux médecins par le biais de l’interruption médicale de grossesse (IMG), je pense que la loi serait dénaturée, parce que celle-ci a permis à la femme d’exprimer sa liberté par rapport à sa grossesse. On peut débattre sans fin sur le fait de savoir quelle est la liberté de la femme par rapport à son foetus. Mais, à partir du moment où la loi a exprimé cette volonté, on peut difficilement considérer que la décision n’appartienne plus à la femme, mais qu’elle soit donnée aux médecins, car on peut alors imaginer qu’en fonction de l’idéologie, de la culture, du lieu, de la province ou de la région, les femmes seront soumises à un questionnement ou un regard différent, ce qui dénaturera la loi.
C’est la raison pour laquelle j’estime que, même si ce transfert de l’IVG vers l’IMG apparaît au premier abord comme une solution très simple, celle-ci remet en cause la loi de 1975 d’une façon bien plus importante qu’on ne le croit. Autrement dit, pour ce qui concerne le délai d’interruption de grossesse, le problème ne tient pas tellement à une question de date - en dehors du fait qu’il faut que les CHU, les hôpitaux, les cliniques s’investissent beaucoup plus dans cette activité, n’en fassent pas une activité cachée mais une activité qui ait toute sa visibilité - mais il est en amont. Notre pays est en effet extrêmement en retard pour l’information sexuelle des jeunes filles et des jeunes garçons.
Pourquoi ne pas enseigner, dès douze ans, à un garçon et à une fille qu’un premier rapport sexuel peut être suivi d’une grossesse et que devoir interrompre cette grossesse, même si l’on dit que ce n’est rien du tout, sera toujours un traumatisme ? Sans doute est-ce utopique, mais je crois que la sexualité peut être enseignée avec beaucoup de maturité, comme une forme de respect de l’autre. Sans doute faut-il faire en sorte que ce soient de jeunes adolescents qui forment des jeunes, que s’efface cette vision d’une sexualité interdite, d’une sexualité qui apparaît comme une menace pour la famille. Si l’on disait à une jeune fille de treize ans que son premier rapport sexuel peut être un grand bonheur, mais aussi un grand désastre s’il est suivi d’une IVG, si on lui apprenait ce qu’est une interruption de grossesse, comment cela se passe et comment elle se pratique, je pense que le nombre des IVG en France baisserait.
Au lieu de bloquer le débat sur la question des dix, onze ou douze semaines, il vaudrait mieux considérer qu’une société est responsable de ses jeunes filles et de ses jeunes hommes, car les garçons aussi doivent savoir ce qu’est une grossesse et qu’une grossesse peut commencer un samedi soir. Ils doivent eux aussi pouvoir en parler.
Je suis très frappé de constater que, dans les pays du Tiers-Monde, l’éducation sexuelle est mille fois mieux faite que dans les pays développés. Je le constatais au Pérou par exemple, où les adolescents de douze-treize ans ont une capacité à travailler en groupe et à apprendre ensemble le respect de l’autre à travers la sexualité, et où, paradoxalement, l’on considère que la sexualité ne doit pas être un cours de sciences naturelles, mais un apprentissage du respect de l’autre.
A cet égard, le discours sur le préservatif devrait être, à mon sens, radicalement inversé. Il ne s’agirait plus de se protéger soi-même, mais de protéger l’autre ; cela me paraîtrait une façon de ne pas être chacun rivé à sa protection, mais tourné vers l’autre. La politesse sociale, c’est de protéger l’autre. En étant obsédé par soi, on finit par avoir des comportements narcissiques.
L’allongement des délais n’est donc ni un problème majeur, ni un problème d’eugénisme ; c’est un problème chirurgical, qui est difficile pour les médecins. Ce sont les médecins qui font l’acte. En ayant plus de respect pour ceux qui pratiquent l’interruption de grossesse, les femmes seraient, elles aussi, plus respectées.
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous venons de recevoir une personne responsable d’un centre d’IVG en Hollande. Nous avons parlé des différences d’approche et de pratique concernant la sexualité et l’IVG. Elle nous disait qu’en Hollande, la technique utilisée entre dix et douze semaines de grossesse est la même.
Après de multiples auditions, puisque notre Délégation avait choisi, bien avant que Mme Martine Aubry ne dépose son projet de loi, la contraception et l’IVG comme thème de notre rapport d’activité, nous avons le sentiment que les médecins qui se sont exprimés sur ce sujet sont surtout des médecins accoucheurs et qu’ils faisaient plus état de leurs craintes ou des difficultés liées à l’interruption médicale de grossesse (IMG). Il nous semble que nous parlons des mêmes femmes, mais que nous ne parlons pas de la même grossesse.
Je partage tout à fait votre sentiment concernant l’eugénisme. J’aurais cependant aimé, et j’aimerais que dans ce débat on n’emploie pas des mots à tort et à travers. Notre société a décidé que la sélection des individus était possible, en fonction de certains critères médico-sociaux, et du choix des familles. Nous ne sommes une société où l’Etat met en place une politique de sélection à partir de certains critères. Donc, parlons de sélection, mais ne parlons pas d’eugénisme, parce que ce terme nous renvoie à un passé qui est très douloureux et qu’il empêche les médecins d’avoir un recul et une analyse de leurs pratiques.
Il faudrait poser le débat de façon plus large, comme vous l’avez fait, mais aussi avec plus de sérénité. Un usage approprié des termes pourrait, me semble-t-il, faciliter la réflexion.
Professeur Didier Sicard : Sur le plan technique, le professeur Michel Tournaire, qui préside actuellement le comité de l’ANAES spécifiquement désigné sur le sujet, nous a dit que la zone de risque hémorragique et de rupture utérine augmentait de façon un peu linéaire. Par conséquent, il comprenait très bien l’opposition de certains centres d’IVG à l’extension du délai, parce qu’ils ont l’impression d’encourir un risque plus important en intervenant à douze semaines qu’à dix.
Mme Nicole Catala : Lorsque ce débat a commencé à se poser devant l’opinion, vous avez dit qu’il ne s’agissait pas à vos yeux d’une question éthique. Si tel est le cas, à quel stade de l’évolution du foetus pourrait se poser une question éthique ?
M. Patrick Delnatte : Le projet de loi prévoit que les établissements publics hospitaliers peuvent assurer le service d’IVG. Quel sera le sort des établissements qui, bien que n’étant pas publics, assument une mission de service public ? Je pense, par exemple, aux établissements hospitaliers d’inspiration religieuse dans de grandes universités, comme l’université catholique. Considérez-vous que cette mission de service public leur sera également imposée ?
Professeur Didier Sicard : Il faut sortir l’IVG de cette sorte d’opprobre. Dans les années 80, c’est au médecin afghan, qui demandait un statut de réfugié politique, que l’on confiait les IVG, parce que ce n’était pas un acte assez "noble" pour un interne des hôpitaux de Paris ou pour un chef de clinique. Il existe donc bien cette idée que ce qui est noble, c’est de faire naître un enfant et que le reste est de l’ordre du désastre. Cela l’est sûrement pour une femme, mais le rôle de la médecine est de venir en aide.
Je pense que les médecins doivent être très prudents avant de s’armer d’une carapace spirituelle. Qu’ils soient juifs, catholiques, protestants, musulmans, ils sont des médecins et n’ont pas à juger. Il existe d’ailleurs la clause de conscience. Lorsque j’étais conseiller d’Alain Cordier, directeur général de l’AP-HP, celui-ci disait qu’il était contre l’avortement, mais qu’il ferait tout ce qui était possible dans sa vie professionnelle pour aider l’Assistance publique à changer de politique à l’égard de l’IVG, parce que c’était sa responsabilité.
Je ne pense pas que ce soit un problème éthique, mais un problème moral. A mon avis, l’interruption de grossesse est un problème moral qui concerne une femme ; ce n’est pas un problème éthique. Comment peut-on être rivé au statut ontologique de l’embryon ou du foetus ? J’ai récemment préfacé un livre sur le statut du foetus à travers les âges. On est atterré de constater que chaque période, chaque civilisation, chaque culture a donné au foetus un statut qui lui paraissait définitif.
Il appartient à chaque spiritualité, à chaque intelligence, à chaque femme d’en décider, même si la société a un droit de regard, mais on ne peut en faire un problème éthique. Ce serait la tragédie de l’éthique que de se prononcer sur les treize ou les dix semaines. Nous pouvons seulement dire que les arguments mis en avant par la société ne nous paraissent pas être éthiquement choquants.
Il faut que les médecins soient capables de s’approcher de la femme qui demande une IVG sans chercher à lui faire partager leur culture personnelle, parce qu’ils ne sont pas à l’intérieur du corps de cette gosse de dix-sept ans ou de cette femme de quarante-cinq ans.
Mme Jacqueline Mathieu-Obadia : Le problème moral est lié au respect, dont vous parliez tout à l’heure, du médecin vis-à-vis de la patiente, qui fait que la patiente se respecte elle-même selon le respect qui lui est porté. Mais l’éthique ne se situe-t-elle pas en amont, au moment où a lieu une conception féconde ? Je fais alors le lien avec ce que vous disiez à propos de l’enseignement de l’éducation sexuelle.
Professeur Didier Sicard : Cela me paraît clair.
Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : J’aurais voulu revenir plus particulièrement sur un corps de médecins- celui des échographistes - dont l’importance va grandissant, non pas dans le cadre de l’IVG mais dans celui de l’IMG. J’ai le sentiment que, depuis cet été, ces deux notions sont mélangées, alors que, pour la femme, la démarche d’IVG ou d’IMG n’est pas la même. Même si, pour le médecin, l’acte peut être identique, à mon sens, cela ne le renvoie pas aux mêmes valeurs.
Dans le cadre de l’IVG, il est clair que la place de l’échographiste sera, et est déjà, déterminante, ne serait-ce que parce qu’il n’a pas de recul par rapport à l’image, contrairement au médecin obstétricien qui reçoit dans son cabinet et qui peut prendre le temps d’annoncer certaines choses, notamment un handicap. En dehors des problèmes de responsabilité et d’assurance, qui peuvent être liés à l’exercice de cette spécialité, se pose le problème de la pratique de ce métier, parce que le médecin travaille en instantané et que les paroles et les annonces qu’il fait sont extrêmement lourdes.
Professeur Didier Sicard : Effectivement, comme vous le disiez, à l’échographie, il y a des images, mais ce ne sont que des images. Parfois, des femmes prennent un document sur papier pour le montrer à leur médecin, mais celui-ci est incapable de le lire, car une échographie n’a pas de sens, c’est une image abstraite. Sa lecture est dépendante de l’opérateur ; un grand échographiste se trompera moins qu’un débutant.
La responsabilité des échographistes va devenir énorme. S’il y a une confusion entre le droit et la médecine, c’est que les juristes sont persuadés que l’échographiste parle d’images réelles. En fait, il parle d’images virtuelles. Ces images virtuelles s’amélioreront, mais dépendront toujours de l’expérience. Nous sommes dans une illusion de critères. Je n’ai pas de réponse. En tout cas, c’est une interrogation.
Je crains que dans de nombreux domaines - biologiques, échographiques et autres - on demande à la médecine beaucoup plus qu’elle ne peut donner. La médecine est fragile, elle raisonne parfois en termes de probabilité, parfois en termes de certitude, mais on ne peut pas lui faire porter de responsabilités excessives.
Mme Marie-Thérèse Boisseau : Etes-vous favorable à l’allongement du délai ?
Professeur Didier Sicard : Je ne suis ni favorable, ni défavorable. Je pense, à titre personnel, que l’allongement du délai ne pose pas de problème éthique de nature à mettre en péril la société ou à augmenter le nombre d’IVG.
Quand une femme décide d’interrompre sa grossesse, elle ne le fait jamais par plaisir à onze semaines plutôt qu’à neuf. Quand elle le fait, elle le fait généralement, quelles que soient les raisons qui l’y poussent, dans une situation souvent dramatique. Le problème n’est pas l’extension de ce délai, le problème central est qu’il est ahurissant que la France se trouve dans la situation d’en dénombrer 220 000 par an. Nous sommes un pays record du monde en la matière, du moins dans les pays développés.
La loi doit travailler sur le thème suivant : comment en est-on arrivé là ? Au fond, ce qui me choque, c’est de constater que l’on s’occupe de l’aval et pas de l’amont ; 220 000 grossesses interrompues, c’est insupportable pour ces femmes. Nous sommes une société frileuse. C’est sur cela qu’il faut travailler, plutôt que sur la question des dix ou douze semaines.
Mme Marie-Thérèse Boisseau : Je comprends bien vos propos, mais le problème qui nous est posé est celui de l’allongement du délai de douze à quatorze semaines d’aménorrhée, avec la possibilité, pendant cette période, de faire des échographies que l’on ne pouvait pas faire auparavant. Un diagnostic est malgré tout posé par les échographistes, même si les images virtuelles peuvent être erratiques et faire apparaître des malformations qui, si on laisse la grossesse se poursuivre peuvent, dans certains cas, totalement se résorber. Que fait l’échographiste ? Il a le devoir d’en informer les parents ? C’est terrifiant.
Professeur Didier Sicard : Je comprends très bien que les échographistes, professionnellement, soient contre cet allongement du délai, parce que c’est eux qui devront faire face au problème, mais je pense aussi que le problème ne doit pas être traité en termes professionnels, parce que si tous les problèmes de société étaient traités en fonction de tel ou tel corporatisme qui refuse de prendre de telles responsabilités, nous n’avancerions pas. Chacun resterait dans son pré carré.
Il ne faut pas non plus trop amplifier le problème : sur les 220 000 interruptions de grossesse, les anomalies échographiques restent de l’ordre du dérisoire. Certes, leur perception augmente en allongeant le délai, mais faut-il pour autant faire d’un problème minoritaire, un problème qui expose des femmes à aller se faire faire une IVG dans un autre pays ?
De plus, dire que des femmes vont demander une interruption de grossesse parce qu’elles voudraient une fille alors qu’elles ont un garçon, je trouve que c’est attentatoire à leur dignité. On ne peut pas considérer qu’une femme soit si indifférente à l’enfant qu’elle porte qu’elle puisse dire : " J’ai déjà trois garçons, je veux une fille" ou l’inverse. Si même cela devait arriver, je pense qu’il faut respecter ces femmes. C’est en les respectant que je trouve, paradoxalement, qu’il n’y a pas de danger à passer de douze à quatorze semaines d’aménorrhée.
Face à ces quelques milliers de femmes qui sont perdues, ceux qui les ont rencontrées ne sont pas très fiers. Ce n’est pas une situation si rare que cela de découvrir une grossesse à dix ou onze semaines. Il ne faut pas non plus transférer sur l’échographie une responsabilité de découverte de fente labiale, qui me paraît un argument, certes véritable, mais aussi ultra-minoritaire.
Mme Marie-Thérèse Boisseau : En termes de respect des femmes, vous seriez assez favorable à l’allongement du délai de douze à quatorze semaines. Mais, au-delà de ces quatorze semaines, il reste encore un certain nombre de femmes. Qu’en faites-vous ?
Professeur Didier Sicard : C’est la raison pour laquelle il ne faut pas passer à l’IMG, parce que l’IMG pourrait tout à fait répondre à une détresse à quinze, à seize et à dix-huit semaines.
Le délai étant prolongé jusqu’à quatorze semaines, que se passera-t-il pour celles qui atteignent les quinze, seize et dix-huit semaines ? Eh bien, c’est l’humilité d’une société qui, à un moment donné, n’accepte pas tous les deux ans de reculer le délai d’une semaine, et qui décide de traiter le problème non pas par l’allongement d’un délai mais en amont.
Mme Marie-Thérèse Boisseau : Oui, mais il y a des femmes qui sont à quinze semaines d’aménorrhée. Qu’en fait-on ?
Professeur Didier Sicard : Actuellement, les médecins dans le secret de leurs hôpitaux font des interruptions de grossesse à onze semaines, parce qu’ils ne veulent pas que la femme parte en Hollande. Ce sont des cas rares, et l’on ne peut pas légiférer à partir de cas rares.
Il faut garder en tête que chaque semaine qui passe est une épreuve supplémentaire pour une femme. Je trouve, là encore, assez indigne de penser qu’une femme puisse vivre sa grossesse avec une indifférence telle qu’à seize semaines ce soit comme à douze. A mesure que la grossesse avance, se produisent des phénomènes physiologiques, des phénomènes d’appropriation de l’enfant qui font que plus une grossesse dure, plus elle a de chance d’être poursuivie.
Paradoxalement, on pourrait pousser le raisonnement jusqu’à dire qu’une grossesse qui aurait été interrompue à dix semaines dans l’angoisse du temps qui passe ne l’aurait peut-être pas été avec un plus long délai. J’ai des exemples personnels de femmes qui, quelques jours après leur première demande d’IVG, découvrent que l’on peut s’arranger, que la famille va aider, etc. Au fond, le temps à beaucoup plus de chance d’inscrire le prolongement d’une grossesse que son interruption. Je ne pense pas que le risque d’une dérive de deux semaines soit de nature à interdire ce prolongement de délais.
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