Avignon, le 24 juillet 99
Le spectacle " Rwanda 94 " présenté à Avignon dans le cadre du festival d’Avignon n’est pas un spectacle tout à fait achevé. Il est d’ailleurs qualifié de " Work in progress " par les créateurs, la version définitive étant prévue pour avril 2000, au moment de la commémoration du 6ème anniversaire du génocide. Pourtant, le spectacle d’Avignon fait déjà 4 heures 45 minutes et ne laisse pas indifférent. Chants, chœurs, Vidéos sur écran géant, images d’archives ou de fictions, témoignages, lectures, comédies, conférences, musiques traditionnelles ou classiques (avec la présence sur scène d’un orchestre de chambre composé de 6 musiciens et chanteuses), danses... tous les moyens sont bons pour Jacques Delcuvellerie et sa compagnie du Groupov. Cette durée étonnante, loin d’apporter une gène, donne toute sa force à la pièce.
L’émotion, parfois insoutenable, prend le spectateur dés le début. La première personne a entrer sur scène est Yolande Mukagasana qui déclare : " Je ne suis pas une comédienne, je suis une rescapée du génocide ". Yolande décrit simplement et avec sincérité, les 1er jours du génocide et comment elle perd son mari et ses enfants. En revivant son calvaire, Yolande nous fait plonger directement dans l’horreur du génocide, nous faisant devenir témoin de sa tragédie personnelle. A la fin de son témoignage déchirant, Yolande, brusquement, se lève et, pointant son doigt vers le public, déclare que celui qui ne veut pas l’écouter est complice des bourreaux génocidaires. Le ton est donné.
Avant la fiction, où la télévision devient à la fois l’accusée mais aussi le support et le vecteur d’une vérité tardive, les comédiens se moulent dans la peau des victimes et deviennent en même temps des témoins posthumes de leur propre assassinat. Leur mort symbolique en scène nous tourmente comme elle les tourmente " je suis mort, je ne suis pas en paix ". C’est sans doute la fiction que les médias ont le moins apprécié. Il est en effet difficile d’apprécier un spectacle qui met en cause directement son gagne-pain. Le critique du Monde, parle de " Rwanda contre Télé ". Si la télé est le média le plus critiqué, la presse et la radio, notamment la Radio des Milles collines, sont largement mis en cause. Mais sans doute était-il déjà parti à ce moment là ! Cette diatribe contre les médias est d’ailleurs scandée en français et en kinyarwanda par la gracieuse voix de Muyango accompagné de ses percussions et de l’orchestre de chambre dont on salue au passage le remarquable travail de composition et le mariage réussi avec les textes dits par les comédiens et les " duos " avec Muyango.
Pour mieux encore comprendre la réalité du génocide, le metteur en scène monte sur le plateau et s’assoit en face des spectateurs pour une " conférence " sur la genèse historique du génocide : " qu’est-ce qu’un Hutu, qu’est-ce qu’un Tutsi ? ". Une partie très didactique pour ceux qui n’ont aucune notion et veulent comprendre l’incompréhensible. Une idée originale qui permet de faire le point en milieu de spectacle. Autre moment didactique, le visionnement de 7 minutes de vidéo. Images inédites, jamais diffusées à la Télé. Insupportables. C’est sans doute le passage le plus long du spectacle, 7 minutes qui durent des heures. 7 minutes dans le silence le plus total uniquement scandé pendant quelques secondes par des chansons de victoire des génocidaires enregistrées sur RTLM. Chacun retient son souffle tétanisé sur son siège par ce déferlement de mort et d’agonie. Puis la fiction reprend par la caricature de ceux qui nous expliquaient à l’époque, le génocide à leur manière, les hyènes (le fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, le français moyen, l’intellectuel africain). Ensuite, d’autres scènes, pas encore prêtes pour Avignon, seront racontées par le metteur en scène.
La dernière partie, très émouvante, est basée sur des témoignages de rescapés des collines de Muyira accompagnés d’une partition impeccable de l’orchestre, une sorte d’évocation épique en hommage aux milliers de femmes, hommes et enfants qui ont résisté plusieurs semaines aux massacreurs dans le Bisesero. Un des chapitres est consacré à l’attitude des français de l’Opération Turquoise qui, en reconnaissance dans le Bisesero et prenant contact avec quelques rescapés cachés dans la brousse, leur promettent de revenir les chercher quelques jours plus tard avec des renforts. Quelques jours, mis à profit par l’armée et les autorités pour massacrer ces survivants traqués. La cantate répète alors " Pourquoi " oui pourquoi les soldats français n’ont-ils rien fait ? Cette dernière partie, une des plus fortes et des plus aboutis conclu 5 heures de spectacles par un élan de révolte et par l’espoir qu’il existe une résistance à cette idéologie ethniste du chaos et de la négation de l’autre. Une résistance qui est reprise aujourd’hui par ces témoins, ces rescapés et tous ces comédiens, et qui forme aussi le combat de Yolande Mukagasana.
Sur fond de décors composé de terre rouge du Rwanda dont les formes sculptées et torturées semblent se souvenir des corps des suppliciés, " Rwanda 94 " prend le temps de faire parler les victimes et donne à penser et à réfléchir sur cette tragédie. Il fait passer une émotion intense en impliquant le spectateur dans la tragédie à travers des témoignages directs ou par comédiens interposés. Il réussit là où beaucoup de médias ont échoué. Une jeune fille de 17 ans présente au spectacle ce soir là nous confiait, " A l’époque j’avais 13 ans et je ne comprenais rien. Ce soir, j’ai tout compris ! " C’est un moment rare de recueillement à la mémoire des victimes, un moment d’émotion et de communion, avec l’intensité d’une minute de silence qui dure 5 heures, un hommage à la hauteur du million de victimes, une pierre dans le jardin des bourreaux. A voir et à revoir, malgré l’émotion et la tristesse que ne manque pas de nous amener ce spectacle réaliste et sincère. (T.L.)
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