Sujet : DPS
Audition de : Bertrand Mathieu
En qualité de : professeur de droit public à l’université de Paris I Panthéon Sorbonne
Par : Commission d’enquête parlementaire sur le DPS, Assemblée nationale (France)
Le : 28 avril 1999
Présidence de Mme Geneviève PERRIN-GAILLARD, Secrétaire
M. Bertrand Mathieu est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Bertrand Mathieu prête serment.
Mme la Présidente : Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Bertrand Mathieu, professeur de droit. La commission a en effet souhaité recueillir l’avis d’un spécialiste des libertés publiques et du droit administratif pour faire le point sur les conditions de la dissolution administrative prévue par la loi du 10 janvier 1936.
M. Bertrand MATHIEU : Madame la présidente, messieurs les députés, la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et de milices privées est une loi de circonstance, dont l’objet est de lutter contre les menaces que font peser les " ligues " sur la République. Il s’agit d’une loi de circonstance car une première mouture du projet de loi avait prévu d’indiquer dans la loi une liste nominative des associations concernées. Mais pour des raisons de principe, cette formulation a été abandonnée.
Cette loi prévoit, à côté d’une dissolution prononcée par le juge judiciaire, une dissolution administrative applicable à certaines associations et groupements de fait. C’est une loi qui déroge au principe de la liberté d’association.
Cette loi de 1936 a été complétée par des ajouts successifs qui étendent son champ d’application au-delà de la protection contre les groupements paramilitaires. En son état actuel, elle permet la dissolution par décret du Président de la République, pris en Conseil des ministres, des associations ou groupements de fait qui présentent un certain nombre de caractéristiques tenant soit à leur activité, soit à leur organisation, soit à leur but.
Je présenterai rapidement les différentes conditions relatives à la dissolution de ces associations et de ces groupements de fait, telles qu’elles résultent de la loi et de l’interprétation qui en a été donnée par la jurisprudence, avant d’aborder les dispositions constitutionnelles et conventionnelles applicables en la matière.
Avant de traiter de ces questions, il convient de relever qu’en application de la loi du 11 juillet 1979 et du décret du 28 novembre 1983, ces mesures de dissolution doivent être motivées et précédées d’une procédure contradictoire. Le gouvernement n’a pas l’obligation de prononcer une dissolution alors même que les conditions sont réunies. Il apprécie, dans ce cas, l’opportunité d’une telle mesure.
I.- Les conditions relatives à la dissolution administrative des associations et groupements de faits
Sur les conditions relatives à la dissolution administrative des associations et groupements de fait résultant de la loi et de la jurisprudence administrative, je prendrai en considération l’ensemble des hypothèses fixées par la loi et dans lesquelles une dissolution administrative est possible. J’insisterai particulièrement sur le cas qui est à la fois le plus difficile à appréhender et qui me semble le plus susceptible d’intéresser votre Commission, à savoir celui visant spécifiquement les groupes de combat et les milices privées.
Examinons d’abord les conditions autres que celles tenant à l’existence d’un groupe de combat ou d’une milice privée.
( Premièrement, la provocation à des manifestations armées dans la rue. L’article 1-1° de la loi de 1936 vise les associations ou groupements de fait qui " provoqueraient des manifestations armées dans la rue ". Doivent donc être pris en compte des critères tenant à la nature de la provocation, au caractère armé de la manifestation et au lieu de la manifestation.
- Premier critère, la provocation. Elle peut résulter d’une incitation par diffusion de tracts et de journaux, ainsi que par l’accomplissement d’attentats. Dans l’affaire du SAC, le commissaire du gouvernement Bruno Genevois précisait que la commission d’actes de violence criminels, qu’ils soient imputables à l’association ou à des individus appartenant à l’association mais agissant isolément, n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 1-1° de la loi de 1936. Par ailleurs, en 1936, le législateur a expressément rejeté au vu des travaux préparatoires, la possibilité de dissoudre, des groupements auteurs d’actes portant simplement atteinte à l’ordre public. En revanche, il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu un début d’exécution.
- Deuxième critère, le caractère armé de la manifestation. Dans ses conclusions sur l’arrêt Krivine du 21 juillet 1970, le commissaire du gouvernement Bertrand s’appuie sur la jurisprudence de la Cour de cassation, relative aux textes réprimant les manifestations armées, pour estimer que doivent être considérés comme une arme tous les objets ou instruments qui, en fait, sont utilisés comme tel.
- Troisième critère, le lieu. La loi indique qu’il doit s’agir de la rue, mais le Conseil d’Etat a retenu une conception large de cette exigence en considérant que, sous certaines conditions, l’occupation armée d’un lieu privé pouvait être assimilée à une manifestation armée dans la rue. Il en est ainsi de l’occupation d’une cave à proximité d’une route nationale, alors que l’occupation est rendue publique, ouverte à la population et que les manifestants se sont retirés dans un camion avec des armes apparentes.
( Deuxièmement, l’atteinte à l’intégrité du territoire. Les conditions sont extrêmement larges, puisqu’il suffit que les associations ou groupements de fait aient pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national sans aucune autre condition.
( Troisièmement, l’atteinte à la forme républicaine du gouvernement. Il s’agit de la deuxième partie de l’article 1-3° de la loi de 1936, visant les associations ou groupements de fait qui " auraient pour but... d’attenter par la force à la forme républicaine du gouvernement ". Plusieurs critères, cumulatifs, doivent être ici retenus ; ils tiennent aux objectifs et à l’emploi de la force.
Dans ce cas, l’intention suffit. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un début d’exécution. Cependant, la jurisprudence est fluctuante. Alors que le commissaire du gouvernement Andrieux, en 1936, considère que le fait de renoncer à tenter le coup de force dans des conditions qui ne semblent pas favorables à une réussite ne devrait pas être retenu en faveur de l’association, le Conseil d’Etat estime, en 1970, que ne peuvent être dissoutes des organisations qui avaient déconseillé la tenue de manifestations armées durant le mois de mai 1968, estimant que le rapport de force était favorable au gouvernement.
Quant à l’usage de la force, cela signifie bien que la lutte pacifique contre la forme républicaine du gouvernement n’est pas visée.
Dernier critère, celui qui tient à la mise en cause de la forme républicaine du gouvernement. Il s’agit d’une formulation relativement imprécise - on la retrouve d’ailleurs dans la Constitution. Il peut s’agir d’une action en faveur du rétablissement de la monarchie ou de l’instauration d’une dictature. On pourrait également considérer qu’il s’agit de protéger les éléments propres à la démocratie libérale. Mais cette conception serait probablement trop extensive et contraire, me semble-t-il, à la formulation du texte, et s’agissant d’une mesure d’exception limitant l’exercice d’une liberté publique, elle doit être interprétée de façon restrictive.
( Quatrièmement, l’atteinte au rétablissement de la légalité républicaine et le soutien à la collaboration.
L’article 1-4° de la loi de 1936 vise les associations ou groupements de fait " dont l’activité tendrait à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ". L’article 1-5, quant à lui, vise ceux " qui auraient pour but, soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ". Ces ajouts résultent respectivement d’une ordonnance du 30 décembre 1944 et d’une loi du 5 janvier 1951. Ce sont également des textes de circonstance, mais ils doivent être considérés, selon le Conseil d’Etat, comme encore applicables.
( Cinquièmement, la provocation à la discrimination.
L’article 1-6° de la loi de 1936, ajouté par la loi du 1er juillet 1972, vise les associations ou groupements de fait qui, " soit provoqueraient à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou groupement de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propageraient des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ".
( Sixièmement, la provocation aux actes de terrorisme.
L’article 1-7° de la loi de 1936, ajouté par la loi du 9 septembre 1986, vise les associations ou groupements de fait qui " se livreraient, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger ".
( Enfin, les conditions relatives à l’existence d’un groupe de combat ou d’une milice privée.
L’article 1-2° de la loi de 1936 vise les associations ou groupements de fait qui " en dehors des sociétés de préparation au service militaire agréées par le gouvernement, des sociétés d’éducation physique et de sport, présenteraient, par leur forme et leur organisation militaire, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ".
Plusieurs critères sont pris en compte. La difficulté réside dans l’utilisation qui est faite de ces différents critères, d’autant plus que la loi ne définit pas les notions de " groupes de combat ou de milices privées ". En outre, les décisions du Conseil d’Etat sont relativement sibyllines en ce qui concerne l’appréciation des motifs retenus. C’est essentiellement dans des conclusions de commissaires du gouvernement que l’on peut trouver une explication de ces motifs, ce qui veut dire que l’analyse est très factuelle.
Nous envisagerons rapidement la question, telle que posée en jurisprudence, et qui n’est probablement pas étrangère au sujet qui intéresse votre Commission, des liens qui peuvent exister entre un groupement susceptible d’être considéré comme paramilitaire et un parti politique.
- Premièrement, les critères. Je les énumérerai d’abord, avant d’essayer de voir comment on peut les structurer, pour vérifier que l’on est bien dans le cadre de la loi de 1936.
Tout d’abord, l’organisation interne des structures.
Dans le cadre de la dissolution des Croix de feu et d’organisations qui lui sont liées, le rapport au Président de la République prend en compte l’existence d’une formation organisée en sections placées sous les ordres de chefs, l’existence de moyens de concentration rapide, une subordination complète aux supérieurs et, enfin, la formulation de consignes secrètes.
La même année, le commissaire du gouvernement Josse caractérise l’existence d’un groupe de combat ou d’une milice privée par l’organisation militaire en sections hiérarchisées par des grades, et dont les membres sont soumis à une discipline absolue. En effet, il résulte de la jurisprudence que n’importe quelle exigence de discipline ou d’obéissance ne suffit pas à donner au groupement un caractère paramilitaire.
Dans l’affaire portant sur la dissolution du SAC dont la jurisprudence date de 1985, la motivation de l’acte de dissolution retient le caractère fortement hiérarchisé, cloisonné et occulte de l’organisation. Le fichier des adhérents est tenu secret et retiré du siège afin que ceux-ci ne puissent être identifiés en cas de changement de majorité politique.
Ensuite, l’apparence et l’entraînement.
La Cour d’appel de Paris, dans une décision du 7 juin 1938 - on est dans le cadre d’une dissolution judiciaire, mais peu importe, le critère peut être également pris en considération -, retient, pour reconnaître le caractère paramilitaire à une association, " la rapidité de leur rassemblement par leur mobilité, leur discipline et leur entraînement ". Par ailleurs, des indices de caractère paramilitaire peuvent être trouvés dans le port d’uniformes, d’emblèmes ou d’insignes de ralliement. La formation paramilitaire dans des camps d’entraînement est, bien entendu, un critère important qui a été retenu récemment par le Conseil d’Etat, dans une affaire concernant le comité du Kurdistan.
Puis, le critère important du recrutement.
Dans l’affaire du SAC, le mode de recrutement est pris en compte en ce qu’il fait appel à un système de parrainage et d’enquête. Seul le secrétaire général accorde l’adhésion. La qualité du recrutement peut être prise en considération. Ainsi, toujours concernant le SAC, un indice favorable à la reconnaissance d’une milice est contenu dans le fait que le recrutement est essentiellement masculin et vise une proportion élevée de policiers et de membres de sociétés de gardiennage, et, dans une bien moindre mesure, de militaires. Chacun, en adhérant, est prié de faire connaître son grade, son potentiel physique, sa disponibilité et les moyens de transport et de transmission dont il dispose.
Enfin, les activités.
Dans l’affaire du Parti national populaire en 1936, il s’agit d’un groupe d’intervention dans les campagnes électorales, chargé d’assurer la protection des réunions tenues par des " candidats nationaux ", termes utilisés dans les statuts. Néanmoins, cette activité ne suffit pas à caractériser en soi un groupe de combat ou une milice. Elle doit être assurée par des groupes de combat organisés et prévoir la réalisation d’actions violentes, notamment des combats de rue.
En revanche, le fait qu’une formation ne se soit pas comportée comme une formation d’attaque est, sur ce plan, indifférent car, selon le commissaire du gouvernement Detton, " qui dit défense, dit combat ". La volonté affichée de participer à des coups de main peut être retenue.
Il semblerait que le but de l’organisation puisse être pris en compte indépendamment des pratiques. Ainsi, à l’encontre du SAC, est retenu le fait d’être une organisation qui se veut apte à la guerre subversive. Cependant, des pratiques violentes peuvent être prises en compte. Dans l’affaire précitée de la dissolution du SAC, la motivation de l’acte de dissolution retient, sous couvert d’objectifs civiques et sociaux, la commission d’actes de violence à l’occasion d’événements politiques et de conflits sociaux. Ce critère relatif à l’usage des structures ne me semble pas déterminant, il sert plutôt à caractériser le but du caractère paramilitaire du système d’organisation. En effet, selon le commissaire du gouvernement Detton, l’on ne s’occupe pas de l’usage des formations, mais il suffit que leurs organisations les rendent aptes à des coups de main pour que l’on soit en présence d’une milice privée. Cette considération est reprise en 1995 par le Conseil d’Etat qui relève, à propos du comité du Kurdistan, " les intentions séditieuses qui la caractérisent et la rendent apte à des actions de commando ".
- Deuxièmement, l’utilisation de ces critères. Au-delà de leur énumération, deux difficultés se rencontrent : d’une part, comment apporter la preuve de la réalité des faits, et, d’autre part, comment utiliser ces faits, une fois établis, pour affirmer qu’il s’agit bien d’un groupe paramilitaire.
Tout d’abord, l’établissement de la réalité des faits.
La situation idéale est celle dans laquelle l’on peut inférer des statuts qu’il s’agit d’une milice privée. Il en est ainsi si un règlement organique s’applique à la police des rues, à la police des réunions, aux combats de localités et s’accompagne de plans ou de schémas tactiques. A défaut, c’est la réalité du fonctionnement et des activités de l’association ou du groupement qu’il convient de prendre en considération. Les déclarations publiques de responsables de l’organisation peuvent également être retenues.
De manière générale, s’il peut être tenu compte, non seulement des statuts et des documents officiels, mais aussi des décisions et écrits divers, tracts, articles de journaux émanant des dirigeants du groupe, agissant en tant que tels, en revanche, ne doivent pas être retenus les écrits ou déclarations de membres individuels qui peuvent ne pas refléter, sur le point sur lequel ils s’expriment, la réalité du groupe.
Ensuite, la technique du faisceau d’indices.
Il résulte de la loi que les critères retenus doivent tenir à la fois à la forme militaire et à l’organisation militaire du groupement. Faute de définition des milices et des groupes de combat, c’est essentiellement le caractère paramilitaire qui est pris en compte. Plus précisément, l’analyse de la jurisprudence montre que la méthode retenue est celle du faisceau d’indices. Ainsi, et pour schématiser cette technique, la présence d’un seul critère ne suffit pas, mais la réunion de tous les critères n’est pas nécessairement exigée.
Dans ses conclusions sur l’arrêt Croix de feu, le commissaire du gouvernement Detton indiquait : " Peu importe l’absence d’uniformes et l’absence d’armes, ce qui importe, c’est l’organisation, l’entraînement, l’esprit ". En ce sens également, dans l’arrêt du 27 novembre 1936, Mouvement social français des Croix de feu, le Conseil d’Etat ne s’intéresse ni aux buts poursuivis, ni au fait de savoir si la violence a été ou non utilisée.
De la même manière, le commissaire du gouvernement Bruno Genevois observe que, concernant le SAC, font défaut " l’entraînement régulier et la pratique des rassemblements qui forment et soudent une organisation tout en lui donnant les formes extérieures d’une organisation militaire ". Après avoir beaucoup hésité, il conclut, suivi par le Conseil d’Etat, que l’absence de ces éléments extérieurs de l’organisation ne doit pas conduire nécessairement à lui dénier le caractère de milice privée. Ce qui veut bien dire que l’addition des critères n’est pas nécessaire. Il retient, en revanche, le caractère militaire des structures, des méthodes, des valeurs et du recrutement.
Alors que le commissaire du gouvernement Josse, en 1936, retenait, à propos du Parti national populaire, le défilé en uniforme des unités avec drapeaux, sonneries de clairon, ordres donnés au sifflet et revue des formations, à l’occasion des fêtes de Jeanne d’Arc, le commissaire du gouvernement Genevois considère, en 1985, que ces manifestations sont liées à un contexte historique et ne doivent pas être nécessairement retenues aujourd’hui comme un critère impératif.
En fait, le caractère paramilitaire doit être apprécié au regard des conditions actuelles dans lesquelles peut se manifester une telle activité. Par ailleurs, le commissaire du gouvernement Josse ne semblait pas attacher à ces manifestations un poids excessif, puisqu’il indique que ce défilé ne prouve rien en lui-même, mais qu’il s’inscrit dans un faisceau de présomptions précises et concordantes. Les critères sont en effet fluctuants. Le commissaire du gouvernement Detton exige que soient réunis les critères suivants : formations hiérarchisées, discipline rigoureuse, exercices de rassemblement ; le commissaire du gouvernement Genevois, près de cinquante ans plus tard, considère que ce dernier critère n’est pas indispensable.
Cependant, s’agissant d’un acte portant atteinte au principe de la liberté d’association, le juge administratif exerce un contrôle rigoureux sur les motifs de la dissolution.
On notera enfin que dans l’affaire du SAC, le Conseil d’Etat s’appuie sur le rapport de la commission d’enquête parlementaire pour caractériser les faits qui sont retenus par le décret de dissolution.
- Troisièmement, la question des liens possibles entre une formation paramilitaire et un parti politique peut être retenue.
Dans ses conclusions sur un arrêt de 1936, le commissaire du gouvernement Josse précisait : " Si un grand parti politique a constitué, en réunissant une petite partie de ses adhérents, des formations paramilitaires, ou qu’un parti s’est formé autour de ce noyau primitif qui était un groupe de combat, si le parti a une vie actuelle propre, indépendante de ces formations, l’illégalité de celles-ci ne touche en rien la légalité de celui-là ".
II.- La question de la constitutionnalité et la conventionnalité de la loi de 1936.
( Tout d’abord, la constitutionnalité de la loi de 1936.
Dans sa décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, reconnaissant le principe de la liberté d’association comme principe constitutionnel, le Conseil constitutionnel réserve l’hypothèse " de mesures susceptibles d’être prises à l’égard de catégories particulières d’associations ". On pourrait alors considérer que le principe de la liberté d’association voit sa valeur constitutionnelle affirmée en tenant compte de la législation de 1936, bien que cette réserve vise en fait plus précisément le mécanisme de formation de certaines associations particulières, tel qu’il est prévu dans la loi de 1901.
On peut cependant s’interroger sur la constitutionnalité de la loi de 1936, et ce d’autant plus que le juge administratif a décidé qu’il pouvait écarter l’application d’une loi inconstitutionnelle antérieure à la Constitution dans une décision récente du tribunal administratif de Strasbourg qui, à mon avis, peut faire jurisprudence.
En fait, et sans poursuivre plus avant cet examen, il convient de considérer que ce sont des exigences d’ordre constitutionnel qui justifient cette atteinte à la liberté d’association (ordre public, forme républicaine du gouvernement, indivisibilité de la République, dignité de la personne humaine).
Plus efficace peut-être, pour contester la loi de 1936, pourrait être l’argument relatif à la compétence du juge administratif en la matière au lieu et place du juge judiciaire. J’aurais tendance, pour ma part, à considérer que l’article 66 de la Constitution, précisant que l’autorité judiciaire est le gardien de la liberté individuelle, doit être interprété de manière restrictive en ce qui concerne essentiellement la sûreté et non pas la liberté d’association. Il convient cependant de relever qu’en toute hypothèse, la prise en compte des exigences constitutionnelles devrait conduire à une interprétation restrictive des dispositions de la loi de 1936.
( Ensuite, la conventionnalité de la loi de 1936.
Il s’agit en fait de la question de la conformité de la loi de 1936 à la Convention européenne des droits de l’homme. Cette question est d’autant plus importante qu’il existe une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la dissolution des associations et que le Conseil d’Etat a considéré que l’article 11 de la Convention relative à la liberté d’association s’appliquait à une dissolution effectuée en vertu de la loi de 1936. Il est donc certain que dans une contestation d’un décret de dissolution, la Convention européenne des droits de l’homme sera invoquée.
Si l’article 11 de la Convention reconnaît la liberté d’association comme principe conventionnel, son alinéa 2 prévoit cependant des limites à l’exercice de ce droit. Il est ainsi rédigé : " L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prises par la loi, constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. "
Quelques éléments peuvent être tirés de l’application par la Cour européenne des droits de l’homme de ces dispositions.
D’abord, une association, fût-ce un parti politique, ne se trouve pas soustraite à la protection de la Convention au seul motif que ses activités peuvent, aux yeux des autorités nationales, porter atteinte aux structures constitutionnelles d’un Etat et appeler des mesures restrictives. Par ailleurs, selon la Cour, la liberté d’association vise non seulement la liberté de créer une association, mais aussi sa dissolution qui doit satisfaire aux exigences de l’article 11. En outre, la Cour associe l’article 11 à l’article 10, en rappelant que la liberté d’expression vaut non seulement pour les idées accueillies avec faveur ou considérées comme indifférentes, mais aussi pour celles qui choquent ou inquiètent.
Si la restriction à la liberté d’association peut être justifiée, la mesure doit être strictement proportionnée au but légitime poursuivi et les motifs retenus doivent être pertinents et suffisants. En particulier, l’Etat doit apporter des éléments concrets, propres à démontrer que l’association avait opté pour une attitude présentant une menace réelle pour la société ou l’Etat. Il peut s’agir d’une incitation à la violence ou d’une remise en cause de l’ordre démocratique menaçant cet ordre.
En conclusion, on peut considérer que, dans son ensemble, la loi de 1936 n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme - sauf, peut-être, certaines de ses dispositions, notamment la première partie du 3° de l’article premier concernant l’atteinte à l’intégrité du territoire. En revanche, seule une application restrictive de ce texte est susceptible d’être jugée conforme à la Convention. Il conviendrait notamment de démontrer, non seulement le caractère paramilitaire d’un groupement dissous, mais également les risques qu’il fait concrètement peser sur la société et sur l’Etat, même si sur ce point il convient de tenir compte à la fois des activités et des buts.
M. le Rapporteur : Monsieur Mathieu, alors qu’une version différente nous avait été présentée par un représentant éminent d’un ministère, vous nous confirmez donc que les critères nécessaires à la dissolution d’un groupement de fait ne sont pas cumulatifs.
M. Bertrand MATHIEU : Tout à fait, c’est la technique du faisceau d’indices : il en faut probablement beaucoup, mais pas tous.
M. Arthur PAECHT : Monsieur Mathieu, je souhaiterais que l’on revienne sur le caractère paramilitaire d’un groupe. Quels sont, concrètement, les critères caractérisant un groupe paramilitaire ? Par exemple, est-ce que marcher au pas dans un pseudo-uniforme, avec manifestement des responsables en tête - donc une hiérarchie -, est suffisant pour qualifier ce groupe de paramilitaire ?
M. Bertrand MATHIEU : Incontestablement, ces critères sont retenus, mais ils sont probablement insuffisants - il a été dit, en 1936, que le fait de défiler n’était pas un critère suffisant -, et, d’un autre côté, pas absolument nécessaires. En effet, si le groupement est beaucoup plus discret dans ses manifestations, il résulte de la jurisprudence que l’on pourrait néanmoins le considérer comme un groupement paramilitaire.
Un commissaire du gouvernement précisait que, finalement, les uniformes, les insignes, le défilé et les revues n’étaient que de simples indices.
M. Arthur PAECHT : Et si l’on ajoute les deux autres critères suivants, un pseudo-armement - matraques, boucliers, casques - et un entraînement régulier dans une propriété privée, qu’en est-il ? Tous ces critères, s’ils sont réunis, sont-ils suffisants pour que le gouvernement puisse prononcer la dissolution - car il s’agit bien de cela ?
Il est important de savoir en effet qu’ils ne considèrent pas tout cela comme un grand jeu, qu’il y a une finalité, maintenir l’ordre et protéger des personnalités lors de réunions publiques. Ils s’entraînent en fait pour exercer des fonctions qui sont, en France, dévolues à la puissance publique.
Par ailleurs, quelle est la définition exacte du port illégal d’uniforme ? Est-il uniquement interdit de porter un uniforme qui existe et que l’on n’a pas le droit de revêtir, ou bien également de porter un uniforme que l’on s’invente pour se faire reconnaître et se faire craindre ?
M. Bertrand MATHIEU : Je ne suis pas un spécialiste du droit pénal et du port illégal d’uniforme, mais il me semble qu’il est interdit de porter un uniforme officiellement reconnu. En revanche, dans le cas qui nous intéresse, peu importe de quel uniforme il s’agit, on doit le prendre en considération.
En réalité, deux éléments doivent être nécessairement pris en compte : comment ce groupe fonctionne et à quoi il sert.
Tout d’abord, comment il fonctionne. Je dois vous avertir que je connais très mal le fonctionnement du groupement de fait auquel vous vous intéressez, je prends donc des critères totalement abstraits.
Le groupe doit être structuré comme un système de type militaire, ce qui pose le problème important du recrutement - critère qu’il convient de retenir. L’entraînement est un autre critère important, tout comme la hiérarchie.
Ces éléments permettent de distinguer ce que serait une milice privée d’une société de gardiennage à laquelle on fait appel pour encadrer un meeting. Il convient de définir cette frontière, et pour cela de tenir compte du fait qu’il s’agit d’une organisation permanente, structurée et militaire.
Ensuite, le but de ce groupe. Quelle que soit la façon dont on le caractérise, ce qui compte, c’est l’aptitude aux coups de main armés. Le groupe doit être organisé de façon que, s’il est nécessaire, aux yeux des responsables, il puisse réaliser des coups de main.
Ces deux éléments doivent donc être caractérisés de manière extrêmement précise, mais, finalement, la manière dont on les caractérise n’est pas si importante que cela. Tout indice qui permettra de les caractériser doit être retenu. Cela dit, il convient que la caractérisation soit très forte, car si l’on peut être relativement souple sur les critères avec le faisceau d’indices, le juge, en revanche, risque d’être exigeant à la fois sur la manière de caractériser ces indices et sur la réalité des faits. Tout simplement parce que l’on se situe dans un domaine où l’on restreint l’exercice d’une liberté.
M. Arthur PAECHT : En fait, on aboutit toujours à la même situation : il y a des faisceaux d’indices, mais finalement l’on se déterminera en fonction d’une action menée ou non. Il nous est donc impossible, malgré de nombreux indices, de dissoudre préventivement un groupement paramilitaire tant qu’il n’est pas passé à l’acte.
M. Bertrand MATHIEU : Il n’est pas nécessaire qu’une action ait été commise : le groupe doit être susceptible de passer à l’acte.
M. le Rapporteur : En 1936, des " patriotes " en uniforme commémoraient déjà, à des fins patriotiques, la fête de Jeanne d’Arc. Elle n’était pas considérée, comme en 1996, comme une fête folklorique.
M. Bertrand MATHIEU : En 1936, la tâche était simplifiée, puisqu’on avait affaire à un défilé purement militaire : défilé des gradés, passage en revue, drapeaux, clairons, ordres donnés au sifflet, etc. Il s’agissait presque d’un cadeau que l’on offrait au gouvernement, puisqu’on lui présentait une armée en ordre de marche !
M. Jacky DARNE : Monsieur le professeur, nous enquêtons sur le groupement de fait dit " Département protection et sécurité " qui est rattaché à un parti politique, le Front National. Or ce dernier a éclaté et nous avons affaire aujourd’hui à deux partis. Peut-on considérer que ce département existe toujours ? La dissolution du département d’un parti antérieur serait-elle applicable aux services d’ordre des deux partis naissants ?
En fait, nous travaillons sur un groupement qui connaît des modifications sensibles, même pour la partie historique du Front National, car les responsables et les modes d’organisation ont changé. Nous ne pouvons pas démontrer que les pratiques de ces deux nouveaux groupes sont de même nature que ce qui existait antérieurement.
Par ailleurs, vous avez expliqué que la dissolution d’un groupement de fait proche d’un parti n’impliquait pas la dissolution de ce parti. Commettraient-ils une infraction en reconstituant un groupement dissous ? Ne pas toucher le parti alors que le service d’ordre n’a pas de personnalité morale propre me paraît être une véritable difficulté.
M. André VAUCHEZ : Je voudrais, quant à moi, évoquer le problème de la défense. Tous les responsables du DPS que nous avons auditionnés nous ont soutenu qu’ils se défendaient. Leur motivation est donc non pas d’éviter les débordements de la manifestation - comme tout service d’ordre -, mais de se défendre ; plusieurs d’entre eux nous ont affirmé qu’ils n’avaient pas confiance dans les forces de l’ordre de notre pays. Cela peut-il constituer un critère de poids ?
Mme la Présidente : Monsieur Mathieu, vous avez souligné que la question du recrutement était un critère important, et vous avez parlé d’adhésion. S’agit-il d’une adhésion idéologique ou d’une adhésion qui doit se traduire en monnaie sonnante et trébuchante ?
En effet, les membres du DPS n’adhèrent pas au service d’ordre, mais simplement au Front National et à ses idées. C’est à partir de cette adhésion que le recrutement est effectué par la hiérarchie du DPS sur le terrain. L’adhésion à des idées, pour former un groupe et pour recruter, est-elle un critère suffisant ?
Par ailleurs, vous avez également parlé de la qualité du recrutement. Nous savons que le DPS est composé en majorité d’hommes, et que des policiers et des gendarmes en retraite en font partie. S’agit-il de critères pouvant être retenus ?
M. Bertrand MATHIEU : S’agissant de l’évolution et de la notion de groupement
– première question -, c’est une donnée que je n’ai pas prise en considération, car je connais mal la situation actuelle de ces partis. Mais il est évident que le décret de dissolution devra porter sur la situation qui existe au moment où il interviendra. Il n’est pas question de dissoudre un groupement qui n’existe plus, ou de dissoudre un groupement pour des motivations qui ne correspondent pas à la réalité qui est celle du jour de la dissolution.
Le problème est le suivant. Soit le groupement n’existe plus, et l’on ne dissout rien. Soit le groupement s’est scindé en deux, et l’un d’eux - ou les deux - présentent les critères d’une dissolution et l’on peut dissoudre. On ne pourra utiliser des caractéristiques antérieures qu’à partir du moment où l’on démontrera qu’elles continuent à exister.
L’une des difficultés réside dans le fait qu’un parti politique doit pouvoir avoir un service d’ordre, c’est une nécessité.
Monsieur le député, même si ce groupement n’a pas d’existence juridique, il peut être dissous sans que l’on touche au parti politique. Mais si les membres de ce groupement dissous font partie à nouveau du service d’ordre, une forte suspicion pèsera sur eux de reconstituer un groupement dissous. Il est donc certain que le service d’ordre ne pourra pas se reconstituer dans les conditions dans lesquelles il existait, c’est-à-dire avec la même structure, les mêmes personnes et responsables et le même schéma. Je ne dis pas que cela empêchera le Front National de reconstituer son service d’ordre, mais cela lui posera un véritable problème.
En ce qui concerne la défense, ce n’est pas un argument. Si un parti politique fait appel, pour se défendre, à une société de gardiennage légale et reconnue, il n’y a pas de problème. Le problème est de se défendre au moyen d’un organisme paramilitaire. Le fait de se défendre ou d’attaquer ne change rien au caractère paramilitaire du groupement, qui, lui, est un critère retenu.
La dernière question est relative à l’adhésion. Le terme est ambigu et je l’ai repris dans un contexte jurisprudentiel auquel il ne convient pas d’accorder trop d’importance. C’est le problème du recrutement : sur quels critères choisit-on ceux qui font partie d’un groupement de fait ? Qu’ils adhèrent, qu’on les désigne, qu’on les nomme, qu’ils soient volontaires, cela importe peu.
J’aurais tendance à penser qu’il ne faut pas retenir l’adhésion idéologique. Ce serait entrer dans un système où l’on mettrait en cause la liberté politique. Il est, à mon sens, totalement indifférent de savoir si les membres du service d’ordre adhèrent ou n’adhèrent pas à l’idéologie du Front National. Il serait probablement totalement indifférent de recruter un service d’ordre de type mercenaire, où les membres seraient apolitiques. Il ne faut pas trop insister sur le critère idéologique.
En revanche, il est important de savoir si l’on choisit les membres de ce service d’ordre en fonction de leur aptitude aux coups de main. Quand vous me dites qu’il y a une majorité d’hommes et qu’on y trouve des anciens policiers et gendarmes, je vous réponds qu’il s’agit en effet d’un critère - si le nombre de ces anciens policiers et gendarmes est significatif, bien entendu. Car on peut démontrer que, parmi les membres, il y a une proportion importante de personnes qui, par leur formation, sont aptes à faire fonctionner une organisation de type paramilitaire.
Mme la Présidente : Le fait de recruter les membres dans des sociétés de gardiennage peut donc être un critère important ?
M. Bertrand MATHIEU : Tout à fait.
M. Arthur PAECHT : Monsieur Mathieu, cela vous a peut-être échappé, mais vous avez dit qu’un parti politique devait avoir un service d’ordre. Quel contenu donnez-vous à ce service d’ordre ? Car s’il y a une organisation interne - placement des personnes, etc. -, il n’y a pas forcément un service d’ordre.
M. Bertrand MATHIEU : Vous avez raison, monsieur le député, cela m’a échappé ! Il est évident que, dans toute manifestation, il y a un cordon de personnes pour laisser passer les intervenants et une personne dont le rôle est de placer les manifestants. Un service d’ordre est chargé de maintenir l’ordre de la réunion.
M. Arthur PAECHT : Il s’agit d’un service d’organisation.
M. Bertrand MATHIEU : Tout à fait. Mais le problème est que si l’on employait le terme " service d’ordre " qui est, à mon avis, juridiquement neutre, cela ne suffirait pas à caractériser un organisme paramilitaire.
M. Arthur PAECHT : A contrario, j’aurais tendance à dire qu’un parti politique ne doit pas avoir de service d’ordre.
M. Bertrand MATHIEU : En tout cas, cela ne lui est pas interdit par la loi de 1936, si ce service d’ordre ne présente pas un caractère paramilitaire.
Mme la Présidente : Monsieur Mathieu, je vous remercie infiniment de votre intervention et des réponses que vous avez bien voulu nous apporter.
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