Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Le colonel Henri Mazères est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, Le colonel Henri Mazères prête serment.
M. le Président : Mon colonel, vous avez assuré le commandement de la légion de gendarmerie de Corse du 1er juin 1998 au 29 avril 1999. Nous souhaiterions savoir comment fonctionnait la gendarmerie en Corse pendant que vous en étiez responsable. Quel a été le rôle joué par le GPS ? Quelles étaient vos relations avec le préfet Bonnet, le préfet adjoint pour la sécurité, le préfet de Haute-Corse, ainsi qu’avec les magistrats, ceux de Corse et ceux de la 14ème section ?
Colonel Henri MAZÈRES : Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je souhaiterais tout d’abord me présenter.
J’ai 50 ans, je suis marié et père de deux enfants. Je suis fils de gendarme et né en gendarmerie. J’ai souhaité tout jeune devenir gendarme. J’ai suivi une scolarité traditionnelle : j’ai eu un bac C, fait math sup et math spé au Prytanée militaire de la Flèche pour préparer mon admission à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. A la sortie de Saint-Cyr, je suis entré directement en gendarmerie.
Ma carrière s’est articulée en deux parties. Première partie, le commandement. J’ai commandé un peloton de gendarmerie mobile en tant qu’officier subalterne - j’étais lieutenant - à Sarreguemines ; en tant que capitaine et chef d’escadron j’ai commandé l’importante et sensible compagnie de Dax de 1983 à 1986. J’ai également commandé le groupement de gendarmerie de Seine-et-Marne de 1993 à 1996.
Seconde partie, l’état-major et plus particulièrement la direction générale de la gendarmerie où, en tant que scientifique, j’ai passé un diplôme d’ingénieur de l’école nationale supérieure des télécommunications à Paris ; j’ai servi notamment à la sous-direction des télécommunications et de l’informatique où j’ai occupé, juste avant de prendre le commandement de la gendarmerie de Corse, le poste de sous-directeur adjoint aux télécommunications et à l’informatique.
Enfin, j’ai pris le commandement de la gendarmerie de Corse le 1er juin 1998 et je l’ai abandonné dans les circonstances que vous connaissez.
Je suis diplômé d’état-major, breveté d’études supérieures de la gendarmerie, et j’ai été, en 1998, auditeur au centre des hautes études de l’armement.
Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je vais maintenant vous présenter plusieurs éléments. Je sais que vous connaissez bien la gendarmerie de Corse, mais vous m’avez laissé entrevoir qu’il existait quelques zones d’ombre et d’incertitude. Je vais donc essayer d’être extrêmement concis dans ma présentation de la légion de gendarmerie que j’ai commandée pendant près d’un an.
Je vous parlerai ensuite de la situation de la gendarmerie dans la problématique corse. Enfin, je vous présenterai des statistiques, puis mon bilan personnel et les perspectives que j’aurais souhaité développer si le temps avait joué en ma faveur - en quelque sorte, le testament que j’ai livré à mon successeur.
La légion de gendarmerie départementale de Corse est articulée autour d’un petit état-major et d’un service logistique, d’une section de recherche - la plus importante de France -, du GPS - créé le lendemain de ma prise de commandement et dissout en mai 1999 -, de deux groupements de gendarmerie départementale - de Haute-Corse et de Corse-du-Sud. Ces deux groupements sont articulés en 7 compagnies (57 brigades territoriales, 6 brigades de recherche, 4 pelotons de surveillance et d’intervention), 5 brigades motorisées et 1 peloton de gendarmerie haute montagne, soit 73 unités réparties de manière harmonieuse sur l’ensemble du territoire de la Corse.
En outre, la légion de gendarmerie est renforcée par un certain nombre d’escadrons de gendarmerie mobile déplacés du continent - de six à neuf, soit six avant mon arrivée puis huit ou neuf, selon les périodes, pendant mon séjour dans l’île - ce qui représente jusqu’à 750 gendarmes mobiles. Ces unités étaient employées à des missions de maintien de l’ordre, mais également de protection de bâtiments et de personnalités - sous-préfecture, sous-préfet, maire -, d’escortes de transports sensibles - transports de fonds, de cigarettes, d’explosifs - et surtout d’aide à la gendarmerie départementale dans l’exercice de ses missions traditionnelles de sécurité publique.
L’effectif de la légion de Corse est donc d’environ 1 040 militaires, dont 37 officiers, sans compter les 600 à 750 gendarmes mobiles qui étaient en renfort. Je commandais ainsi un peu moins de 2 000 personnes. Le budget de la légion était d’environ 20 millions de francs, non compris les rémunérations, les charges sociales et les gros travaux d’entretien.
J’ai effectué une étude concernant les effectifs, pour situer un peu l’ancienneté des personnels en Corse, par grade. C’est important, car quand on tient compte, d’une part, du bénéfice que les personnels retirent de la campagne en Corse, et, d’autre part, du travail, j’ai considéré qu’il convenait peut-être de corriger quelques anomalies.
M. le Président : Considérez-vous que la campagne simple est justifiée ?
Colonel Henri MAZÈRES : Tout à fait.
M. le Président : Alors pourquoi ne l’est-elle pas pour les autres fonctionnaires ?
Colonel Henri MAZÈRES : C’est un autre problème.
M. le Président : Le fait d’être corse, de faire toute sa carrière en Corse et de bénéficier de la campagne simple vous paraît-il justifié ?
Colonel Henri MAZÈRES : Monsieur le Président, ce n’est pas la gendarmerie qui a pris cette décision, et tout peut être revu. Après analyse, je pense que cette campagne est justifiée par le fait que les conditions de travail sont particulières, les gendarmes travaillant dans un milieu hostile et loin de chez eux. Cependant, il est vrai que lorsqu’on analyse le temps passé en Corse par certains sous-officiers, on peut s’étonner de les voir effectuer une carrière relativement longue en Corse et bénéficier de la campagne.
La deuxième partie de mon exposé liminaire, monsieur le Président, est relative au rôle de la gendarmerie dans le contexte corse, donc dans le cadre de la politique de sécurité menée par l’Etat dans l’île.
Tout d’abord, j’évoquerai la situation en Corse telle que je l’ai connue.
Je commencerai par les perspectives de rétablissement de l’Etat de droit, sentiment d’optimisme à demi partagé et à l’issue incertaine. Le rétablissement de l’Etat de droit en Corse, aussitôt après le drame de l’assassinat du préfet Erignac, est ressenti comme une nécessité salutaire pour le devenir de l’île. Cette dynamique est cependant susceptible de s’enrayer et le danger, au retour des dérives du passé, ne semble pas totalement écarté.
Quels sont les points positifs de cette situation ? D’une part, la politique de fermeté initiée et conduite avec vigueur par le préfet Bonnet contre toutes les formes de délinquance, économique, financière, terroriste, nationaliste. Cette politique, qui est confortée et légitimée par les plus hauts personnages de l’Etat, permet de fonder les meilleurs espoirs sur l’avenir de la Corse. Ce retour au respect de la règle commune, largement médiatisé, sans aucune compromission, quel que soit le milieu, est particulièrement bien accueilli par une population très sensible à ce nouveau langage républicain.
Deuxième point positif, la lutte menée avec détermination contre les délinquants de droit commun. Elle va permettre d’enregistrer d’emblée, et au fur et à mesure des mois, une diminution significative des incendies volontaires, des attentats et des vols à main armée - j’ai d’ailleurs développé et analysé quelques statistiques de l’année 1998.
Autre point positif, le contrôle du fonctionnement de certains services de l’économie locale et de l’intégrité de ses acteurs par l’intervention de nombreuses missions d’inspection venues de Paris ; je pense notamment aux inspections des affaires sociales, de l’agriculture et des finances.
Quatrièmement, le renforcement du contrôle de légalité et de la gestion des fonds publics.
Enfin, dernier point positif, la clarification et la régularisation des listes électorales.
Cette dynamique semble cependant se heurter à des données structurelles et psychologiques qui ne paraissent pouvoir s’inverser définitivement que dans la mesure où l’action forte engagée par le préfet s’inscrit dans la durée. On note en effet, en dépit du renouvellement de la quasi-totalité des directions des services extérieurs de l’Etat, l’immobilisme d’une partie de l’administration sous l’effet de l’inertie, voire de la compromission de certains fonctionnaires d’exécution ou de proximité. La direction départementale de l’équipement (DDE) constitue pour moi un exemple particulièrement fort de ce dysfonctionnement.
Autre point négatif, l’émergence d’une jeunesse, soit oisive et acquise au mythe cagoulard, soit repliée sur le complexe identitaire. Ce constat est d’ailleurs à relier avec celui de l’érosion considérable des niveaux scolaires depuis vingt ans.
Ensuite, on constate une certaine illisibilité au sein de l’opinion de la réponse judiciaire, ce qui conduit à fragiliser la politique développée. Cette incompréhension est due en partie à l’ignorance des décalages naturels qui existent entre le temps passé pour rédiger une dénonciation dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale et celui qui amène à la décision du magistrat après enquête - enquête préliminaire, commission rogatoire, expertise -, ou le temps qui s’écoule entre une interpellation et le jugement. Toute cette incompréhension est encore exacerbée lorsqu’elle se fonde - et ce fut le cas à plusieurs reprises - sur l’observation du traitement de certains mis en examen : par exemple, dans l’affaire du Crédit Agricole, un dénommé Paoli qui, en dépit des menaces - connues du public - proférées à l’encontre du préfet Erignac, n’a pas été incarcéré.
Je pense également à l’incertitude qui pèse sur les suites données à des dossiers impliquant certaines hautes personnalités politiques de l’île, laissant se développer un sentiment de justice de classe.
Enfin, on observe une classe politique en partie déconsidérée, mais cependant perçue comme incontournable par la population.
Telle est la situation que j’ai pu apprécier en arrivant, et que j’ai vue évoluer.
Passons maintenant à la place de la gendarmerie dans le rétablissement de l’Etat de droit en Corse. Je préciserai tout d’abord que la gendarmerie tient une place tout à fait spécifique dans la résolution de la problématique corse, et ce à plusieurs titres.
D’une part, elle bénéficie de la confiance des autorités judiciaires, mais également du préfet de région qui n’apprécie guère la police locale sous toutes ses composantes, que ce soit la sécurité publique, la police judiciaire ou les renseignements généraux, lui reprochant notamment son laxisme, sa porosité ou son absence de loyauté et de discrétion à son égard.
D’autre part, à la fois force de sécurité et service de l’Etat le plus démultiplié dans la profondeur du territoire corse, la gendarmerie constitue un symbole très fort de l’Etat qui lui a toujours valu d’être la cible privilégiée des mouvances indépendantistes et, d’une manière générale, des contestataires de la loi.
Enfin, dans le climat très lourd consécutif à l’assassinat du préfet Erignac, la gendarmerie fut l’une des premières institutions, sinon la seule, à se renforcer de façon significative, notamment en détachant auprès de la section de recherche, puis en les affectant, des spécialistes financiers pour traiter les nombreuses enquêtes judiciaires à caractère financier qui résultaient des dénonciations du préfet de région sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale ; puis en créant le GPS, unité particulièrement bien adaptée à toutes les formes de luttes antiterroristes, notamment dans le domaine de la protection, de l’observation, du renseignement et de l’intervention.
L’action de la gendarmerie s’inscrit dans cinq domaines qui sont intimement mêlés.
Le premier, c’est un effort sans précédent dans la résolution des homicides et des tentatives. En dépit des difficultés liées à la nature des homicides, la plupart volontaires avec préméditation, et de la pauvreté des témoignages, un effort sans précédent a permis à la gendarmerie, en 1998, de solutionner 18 homicides ou tentatives sur 26, police et gendarmerie confondues.
Deuxième domaine d’action de la gendarmerie, une implication première dans le contrôle du territoire et la recherche du renseignement. Comme je vous l’ai précisé en début de cet exposé, renforcée par les unités de gendarmerie mobile déplacées, la gendarmerie départementale engage à peu près chaque nuit plus de 200 militaires articulés en détachements de surveillance et d’intervention, coordonnés dans leur action, qui multiplient les contrôles routiers - contrôles de véhicules et de leurs occupants - les patrouilles de surveillance et de prévention, et les embuscades au niveau de sites réputés sensibles en vue d’interpeller, éventuellement, en flagrant délit, les malfaiteurs.
Ces opérations de sécurisation, qui consistent à saturer le territoire en vue de limiter la mobilité de l’adversaire, sont probablement l’un des facteurs principaux de la diminution très importante des attentats ; je vous rappelle qu’en 1998, ils ont baissé de 70 % par rapport à l’année précédente.
En termes de réactivité, il est important de souligner que grâce à ce type de services, ont été appréhendées en trois mois cinq personnes porteuses d’armes de première et de quatrième catégorie, et, par recoupements méthodiques des renseignements obtenus sur les déplacements des véhicules, l’auteur d’un attentat commis contre un fonctionnaire des impôts, M. Bernard Bonnet - un homonyme du préfet.
Cependant, s’agissant de la lutte contre les infractions à la législation sur les armes et les explosifs, il est impératif de souligner l’inadaptation préoccupante des dispositions légales actuelles dans le domaine des contrôles préventifs. Souvent, nous nous sommes retrouvés, mais je l’ai parfaitement assumé, un petit peu dans l’illégalité, toutefois avec l’accord bienveillant - mais pas écrit - du procureur de la République. Il n’y a jamais eu de tracasseries inutiles et personne ne s’est plaint du zèle des gendarmes dans le domaine des contrôles. Même s’il est vrai que pour ouvrir un coffre de voiture une commission rogatoire est nécessaire : si nous avions trouvé des armes, ou bien nous nous serions raccrochés à une procédure, ou bien l’infraction aurait cessé et tant pis si les malfaiteurs étaient repartis libres, mais sans leurs armes...
M. Robert PANDRAUD : Il n’y a jamais eu de problèmes ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non, jamais. Ces contrôles se sont toujours bien passés. Vous savez, un contrôle peut-être effectué en trois ou quatre minutes - contrôle des occupants, fouille légère, contrôle du numéro du moteur, de sa concordance avec celui de la carte grise, contrôle du coffre, et contrôle au fichier des personnes. Et grâce aux gendarmes mobiles, de nombreuses armes ont été découvertes. Bien entendu, nous aurions pu travailler avec les fonctionnaires des douanes, mais ils ont toujours refusé.
Autre domaine de l’action de la gendarmerie, une activité soutenue dans la police judiciaire, axée sur la répression du grand banditisme, mais en s’attaquant à ses comportements financiers et fiscaux et en développant une intense police de proximité judiciaire, assumée avec détermination par les brigades territoriales à l’encontre des jeunes adultes désœuvrés et souvent violents. En dépit des répercussions sur les gendarmes et leur famille, la gendarmerie s’inscrit pleinement dans le démantèlement des réseaux mafieux locaux. Les efforts collectifs de renseignement, le constat selon lequel la population craindrait davantage les mafieux que les activistes indépendantistes, l’évolution de la procédure pénale ont conduit à dégager de nouvelles orientations fortes qui font que la lutte contre le grand banditisme doit être une priorité et qu’elle doit être essentiellement menée sous l’angle financier. Actuellement, la section de recherche traite de nombreuses enquêtes financières - une vingtaine lorsque j’étais en poste -, dont l’affaire du Crédit Agricole.
Quatrième domaine de l’action de la gendarmerie, son engagement massif et volontairement global contre le phénomène terroriste.
La gendarmerie constitue un instrument incontournable dans la lutte contre le terrorisme en Corse, même si certains ne veulent pas l’admettre. Complémentaire de son action préventive, son implication dans la répression antiterroriste s’inscrit dans trois domaines.
Tout d’abord, la prévention des démonstrations armées. En la matière, la gendarmerie a mis en place un dispositif sans précédent lors des journées de Corte, pendant lesquelles les nationalistes invitent des camarades d’Irlande, du Pays Basque et de Nouvelle-Calédonie. Pour les journées du 7 au 9 août 1998, j’avais disposé environ 400 militaires, dont des éléments d’intervention du GSIGN, des moyens d’observation de dernière génération. Le gouvernement avait dit au préfet qu’il n’accepterait aucune démonstration armée lors de ces journées ; il n’y en a pas eu. Et selon certaines sources fiables, l’impact dissuasif de cet engagement a été déterminant au niveau de l’évolution de l’opinion corse.
Cette détermination nouvelle de l’Etat affichée dans le sanctuaire du mouvement indépendantiste a constitué un événement d’une portée symbolique première. Ce type de mission demeure une priorité et a justifié pour partie la création du GPS, seule force d’intervention spécialisée implantée sur l’île.
Autre volet de la lutte antiterroriste, l’élucidation des attentats. Disposant d’outils très efficaces au niveau régional - la section de recherche et le GPS -, la gendarmerie s’est notamment investie dans la résolution de nombreux attentats, plus particulièrement dans celui perpétré contre la brigade de Pietrosella. Son dessaisissement a été cruellement ressenti - et je l’ai moi aussi cruellement ressenti - à plusieurs titres : quant au niveau des moyens engagés - j’y avais engagé la section de recherche, des éléments du GSIGN, de l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie et du GPS ; quant au fait qu’il s’agissait d’une brigade de gendarmerie et que l’une des armes dérobées a servi à assassiner le préfet Erignac - nous en sommes donc un peu responsables, nous les gendarmes ; quant à l’état d’avancement du dossier qui permettait d’entrevoir des solutions pouvant aller bien au-delà de cette affaire ; et, de façon plus générale, quant à l’efficacité du dispositif d’Etat qui implique une véritable complémentarité inter-services où la gendarmerie a toute sa place. Je précise que le procureur général Legras l’avait reconnu et explicité dans un article paru dans la presse.
Autre volet encore, le tarissement des sources de financement et le démantèlement des moyens logistiques des mouvements liés au terrorisme. Dans le même esprit qui sous-tend la lutte contre le banditisme, sans exclure qu’il ne s’en différencie radicalement, la gendarmerie s’est adaptée pour agir dans cette perspective. A l’heure actuelle, deux dossiers paraissent prioritaires : celui de Bastia Securità, qui permet notamment au FLNC de disposer d’une véritable armée privée - mais ce dossier semble avoir avancé ; celui des sociétés de location de véhicules, notamment Hertz, qui, par les milliers de voitures aux immatriculations fluctuantes, procurent aux activistes indépendantistes mais également aux malfaiteurs de droit commun des capacités de mobilité difficilement contrôlables.
Enfin, je soulignerai l’implication de la gendarmerie de manière très énergique et productive aux côtés des différents services départementaux dans l’application des lois et des règlements. Ces actions concernent essentiellement les domaines de l’urbanisme, du fonctionnement des établissements ouverts au public, de la législation sur les armes - trois domaines qui étaient définis comme prioritaires par le préfet de région - et de la lutte contre le travail dissimulé.
Dans ces différents volets, localement très significatifs quant au retour à la règle commune, le bilan est considérable. En 1998, plusieurs centaines de procédures
– + 64 % en matière d’urbanisme, + 23 % en matière de travail dissimulé - ont eu des suites pénales qui sont généralement rapides et sévères. Dans ces polices " spéciales ", la gendarmerie est une institution très productive, et elle est, aux dires notamment des magistrats judiciaires, dans une situation de quasi-substitution à certains services, notamment à la DDE.
Nonobstant les difficultés, les amertumes et les attentats dont elle est souvent la cible, la gendarmerie est restée déterminée dans ses actions, avec des personnels résolus à honorer leurs responsabilités et convaincus d’apporter une contribution déterminante à l’action entreprise pour le rétablissement de l’Etat de droit.
Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je joindrai à mon document les statistiques de la légion de gendarmerie de Corse. Je vous rappelle que les attentats et les tentatives avaient diminué de 70 %, les incendies volontaires et tentatives de 41 % et les vols à main armée de 58 %, et que l’accent avait été mis sur la lutte contre la délinquance économique et financière avec le doublement du nombre de faits constatés, 488 contre 243 en 1997, avec un taux de résolution de 100 %, taux normal, il est vrai, s’agissant d’enquêtes d’initiative.
Quant au bilan synthétique, je l’ai détaillé en trois parties. Tout d’abord au plan de l’organisation : création du GPS, accroissement de la section de recherche. Il n’est pas facile de créer une unité sur les cendres d’un escadron. Quand je suis arrivé, l’escadron existait ; trois mois après, il avait été dissous et remplacé par le GPS. Peu d’administrations sont capables, en si peu de temps, de créer une unité. J’ai participé à la réorganisation du dispositif territorial - on en parle beaucoup sur le continent, les redéploiements, etc. Cela s’est relativement bien passé.
Ensuite, au plan de l’emploi, j’ai essayé de sensibiliser mes personnels et de leur impulser cette volonté d’obtenir des résultats et de travailler dans les domaines bien précis de la police judiciaire et du renseignement.
Enfin, au plan logistique, je pense avoir réalisé quelques avancées importantes.
Cependant, un projet reste au stade de la réalisation : j’avais l’intention de proposer à ma direction générale de reconsidérer les temps de présence des personnels pour les limiter, sauf cas particulier, à une durée qui resterait à définir - je pensais me référer à ce qui se passe outre-mer -, et en même temps subordonner l’agrément de servir en Corse à un examen médico-psychologique attestant de la solidité mentale des personnels. J’ai, en effet, eu à déplorer le suicide d’un gendarme qui avait assisté au mitraillage de la brigade de Saint-Florent et qui n’a pas supporté l’idée de participer à la reconstitution.
Je me permets ainsi de revenir au bénéfice de la campagne, auquel je suis favorable dans des limites raisonnables.
M. le Président : Mon colonel, dans quelles conditions avez-vous été nommé en Corse ? Vous connaissiez le préfet Bonnet ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pas du tout. Ma nomination a eu lieu tout à fait naturellement. Fin 1997, étant colonel ancien dans le grade, j’étais prévu pour prendre le commandement d’une légion de gendarmerie. Alors que je m’en étais toujours remis aux décisions de l’administration centrale, j’ai émis le vœu d’aller soit en Ile-de-France, soit en Midi-Pyrénées, soit en Corse. En janvier 1998, le directeur général de la gendarmerie, qui me connaît, m’a fait savoir qu’il envisageait de me confier le commandement de la légion de Corse au départ de son titulaire, prévu en octobre 1998. J’étais très honoré et très heureux de la confiance qu’il m’accordait.
Après l’assassinat du préfet Erignac et l’arrivée de Bernard Bonnet, les choses se sont précipitées. Le préfet Bonnet s’est entouré de M. Pardini et du lieutenant-colonel Cavallier, qu’il avait " pris dans ses valises ", et a renouvelé l’ensemble de ses correspondants directs - préfet adjoint pour la sécurité, secrétaire général, secrétaire général aux affaires corses ; quelques directeurs régionaux du type agriculture et forêt seront également mutés. De même, il a souhaité que le changement de commandant de légion se fasse au plus vite, d’autant qu’il n’entretenait pas d’excellents rapports avec mon prédécesseur.
Compte tenu de la situation - que l’on peut qualifier de crise -, alors que ma mutation était prévue pour le 1er juillet, j’ai été détaché auprès de mon prédécesseur à compter du 25 mai. Puis, les choses sont allées très vite : au bout de deux jours, il m’a été demandé de prendre le commandement effectif de la légion dès le 1er juin. Par ailleurs, élément qui ne m’a pas fait extrêmement plaisir, car on aime bien avoir les coudées franches, j’apprends que mon chef d’état-major, qui devait être celui qui servait déjà avec le colonel Quentel, mon prédécesseur, partait précipitamment et qu’il était remplacé par le lieutenant-colonel Cavallier, que je n’aurais pas choisi, connaissant sa réputation.
Le 1er juin, je prends effectivement mes fonctions de commandant de légion et le 2 juin sort la circulaire ministérielle concernant la création du GPS. Je me suis immédiatement rendu dans le bureau du préfet de région, que je ne connaissais pas, pour lui dire le plaisir et l’honneur que j’avais de travailler avec lui et pour lui affirmer que la gendarmerie travaillerait au mieux de ses possibilités et dans les meilleures synergies, aussi bien avec la police qu’avec toutes les institutions qui concourent à la sécurité des personnes et des biens en Corse.
M. le Président : Apparemment, lorsque vous prenez vos fonctions, tout va bien. Sauf avec le lieutenant-colonel Cavallier. Si l’on en croit ce qui nous a été dit, vos relations étaient épouvantables.
Vous n’aviez pratiquement aucun contact avec votre chef d’état-major, ce qui, à l’intérieur d’une légion, pose quand même quelques problèmes. Vous lui aviez interdit l’accès à la préfecture, limité, d’après ce qu’il nous a dit, ses relations avec la gendarmerie. Pourquoi vos relations étaient-elles si difficiles ? Parce que vous ne l’aviez pas choisi, ou parce que vous considériez que le fait qu’il ait été chargé de mission auprès de M. Bonnet faussait les liens qui existent, normalement, entre l’institution militaire et l’autorité administrative ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non, pas du tout. J’avais, il est vrai, de mauvaises relations avec le lieutenant-colonel Cavallier, mais pas pour les raisons que vous invoquez.
D’une part, il est vrai que je n’ai pas choisi mes collaborateurs, et, d’autre part, je pense réellement que le lieutenant-colonel Cavallier n’avait pas sa place au sein de l’état-major. Et ce pour plusieurs raisons. Un chef d’état-major, c’est le chef de l’état-major, c’est-à-dire, de façon un peu schématique, l’homme qui coordonne l’action des différents services de l’état-major - les services administratifs et logistiques, la partie ressources humaines, la partie organisation emploi -, qui arrive en même temps que le commandant de légion et qui ferme la porte derrière lui.
Dans certains métiers, on commande, dans d’autres, on se retrouve dans un bureau : on prend les directives du commandant de légion, on étudie et prépare les dossiers avec les différents services de l’état-major, on sélectionne le courrier arrivé, on travaille sur le courrier à signer au départ, etc. En réalité, il n’a pas été mon chef d’état-major.
M. le Président : C’est bien ce qu’il nous a dit : il n’a pas servi à grand-chose au poste où il avait été nommé et, de façon plus générale, il s’interrogeait sur les motifs qui avaient conduit le préfet Bonnet à lui demander de le suivre.
Colonel Henri MAZÈRES : Il y a plusieurs versions et je ne suis pas convaincu que ce soit la bonne. Mais je préférerais vous parler de faits. Le lieutenant-colonel Cavallier était si mal à sa place comme chef d’état-major, que ma direction générale en était convaincue et avait envisagé, dès le mois de décembre 1998, de le relever. Il a été mis au courant de sa future mutation en janvier 1999. J’étais personnellement très heureux de savoir qu’à l’été 1999, j’allais avoir un véritable chef d’état-major, un colonel, qui plus est, plus ancien que les commandants de groupement - ce qui n’était pas le cas de Cavallier.
Mon analyse est la suivante : le lieutenant-colonel Cavallier a été aspiré par le préfet Bonnet et je suis convaincu qu’il a accepté de gaieté de cœur en se disant qu’il s’agissait là d’un bon tremplin. Très honnêtement, j’aurais fait pareil, sachant que le préfet a dû lui faire des promesses. Seulement Bernard Bonnet ne connaît peut-être pas très bien les statuts et le déroulement de carrière des officiers dans la gendarmerie. Un lieutenant-colonel qui n’a guère plus qu’un an de commandement de groupement ne peut pas se retrouver, au bout de six mois, commandant de légion - ce que souhaitait Cavallier.
M. le Président : Pourquoi M. Bonnet aurait dit cela à un lieutenant-colonel qui n’est pas son ami et qui ne connaît rien au problème corse ? On ne lui demande rien lorsqu’il arrive sur l’île et on lui confie une responsabilité hiérarchique qui, à l’évidence, n’est pas faite pour lui ! Quels sont, selon vous, les motifs qui ont conduit le préfet Bonnet à l’aspirer dans son sillage ?
Colonel Henri MAZÈRES : Le lieutenant-colonel Cavallier est un officier intelligent et brillant. Je pense qu’il a bien réussi en tant que commandant de groupement dans les Pyrénées-Orientales et qu’il a gagné la confiance du préfet. Nous sommes en pleine crise, le préfet Erignac vient d’être assassiné, le préfet Bonnet, qui a été préfet adjoint pour la sécurité, connaît bien la problématique corse et les problèmes qu’il va immédiatement rencontrer avec les forces de police ; il décide donc de partir avec MM. Cavallier et Pardini, deux hommes qu’il connaît, avec lesquels il s’entend bien. Tout cela est compréhensible.
Par ailleurs, il semble que le gouvernement lui donne pratiquement carte blanche ; il en profite pour s’entourer de personnes qui vont le conforter. Il est naturel qu’il s’entoure de collaborateurs avec qui il puisse discuter franchement.
M. Robert PANDRAUD : Pourquoi s’est-il fâché avec le lieutenant-colonel Cavallier ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pour moi, l’explication est simple, c’est ma vérité et je suis persuadé que c’est la vérité. En préalable, je dois vous dire que, bien que ses qualités ne soient pas à remettre en cause, Cavallier est par ailleurs un homme ambitieux, certainement trop ambitieux, opportuniste et, je l’ai découvert il y a peu, pervers.
Après avoir estimé avoir trouvé un bon tremplin, au bout de quelques mois en Corse, Cavallier sait qu’il ne peut pas rester au cabinet du préfet. Les énarques comme les policiers se posent des questions et n’apprécient pas : il s’agissait d’une situation totalement atypique. Même ma direction générale qui, au début, l’a acceptée contrainte, estime qu’il faut faire cesser cette situation.
Dès le mois de janvier 1998, alors que je suis à la direction générale, je suis associé, par le directeur général, à toutes les réunions traitant de la Corse. Au cours d’une de ces réunions, sans doute vers le mois de mars, le cas de Cavallier est évoqué : il convient de le ramener au sein de l’institution, mais on ne peut pas, pour ne pas déplaire au préfet, ne pas le laisser en Corse. La direction générale songe à l’affecter à la légion, comme officier supérieur adjoint chargé des opérations - ce qui paraissait tout à fait justifié.
Cependant, je pense que cette décision n’a pas convenu à Cavallier qui n’a pas accepté d’être le numéro 3 de la légion. Et par des artifices que je ne voudrais pas trop expliquer ici, il s’avère que le colonel Arnaud, chef d’état-major qui aurait dû être maintenu et travailler avec moi, sera muté.
M. le Président : Pour quelle raison ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pour laisser la place à Cavallier !
Quant à la rupture entre le préfet Bonnet et le lieutenant-colonel, les raisons en sont multiples. Premièrement, je dois jouer mon rôle de commandant de légion ; je ne suis pas là pour travailler en play back ! Je pense être un chef opérationnel, je crois l’avoir prouvé dans le passé, aussi bien en tant que commandant de compagnie qu’en tant que commandant de groupement, et si le directeur général m’a confié ce poste, c’est parce qu’il pensait que j’étais en mesure d’assumer mes responsabilités. Cavallier a dû croire qu’il allait pouvoir jouer de moi, comme il l’a fait avec d’autres, et me " savonner la planche ".
Je pense avoir par mon travail et les résultats obtenus rapidement gagné la confiance du préfet ainsi que peut-être son amitié. On travaille entre 14 et 17 heures par jour en Corse ! Je n’ai pris que deux jours de permission en un an. Le samedi, je suis dans mon bureau et le dimanche matin, avec le préfet, on fait du sport et en même temps on discute. Cavallier se retrouve écarté, en prend forcément ombrage et nous en veut.
Par ailleurs, Cavallier apprend, en décembre 1998, qu’il n’est pas inscrit au tableau d’avancement de colonel. Il prend immédiatement le téléphone et - j’ai un témoin digne de foi qui pourrait le déclarer - appelle le préfet pour lui dire que c’est scandaleux, qu’il n’a pas joué son rôle, qu’il s’est mal débrouillé... - je ferai certainement acter cet épisode, car j’en aurai besoin pour me défendre ; je suis, en ce moment, dans une situation d’humilié et je le supporte de moins en moins. C’est la première fois que je vois un officier se plaindre à un préfet de ne pas l’avoir fait inscrire au tableau d’avancement de colonel ! En général, on s’insurge un bon coup et on attend que les chefs vous téléphonent pour vous présenter leurs condoléances !
Voilà, l’essentiel. Il en voulait au préfet pour ces raisons, mais il m’en voulait également car j’avais pris sa place auprès du préfet et je réussissais : la gendarmerie avait un bilan extrêmement positif. En plus, il savait que j’étais quelque peu à l’origine de sa non-inscription au tableau d’avancement, parce que, quand même, j’avais mon mot à dire ! Cavallier aura par la suite une réaction que je n’ai pas du tout appréciée et qui est pour le moins perverse !
M. le Président : Vous parlez de l’enregistrement ?
Colonel Henri MAZÈRES : Cela va bien au-delà, et je ne souhaite pas rentrer dans le secret de l’instruction. Il vous suffit de lire Paris Match et le Guêpier corse. Ceux qui ne me connaissent pas et qui ont lu ces documents doivent avoir une piètre opinion de moi. Je me sens humilié ! Tout cela a été téléguidé par Cavallier ! Il convient tout de même de savoir que l’avocat des membres du GPS, qui est un de leurs amis, leur a conseillé, s’ils voulaient s’en sortir, de me " charger " ! Il y a eu un " brain-storming ", piloté par l’avocat, conseillé par Cavallier, pour leur indiquer ce qu’ils devaient dire contre moi. Le seul point positif, c’est qu’ils en ont tellement dit, que je peux maintenant contredire leurs propos. Simplement, pour l’instant, la vérité n’a pas été révélée au grand jour. Je n’ai pas l’habitude d’être bafoué et humilié, et j’en souffre énormément.
J’en suis arrivé à souhaiter qu’il y ait des fuites. Une enquête de commandement est actuellement en cours et j’espère que le directeur de cette enquête - le général Parayre - ira au fond des choses. Dès que cette enquête sera terminée, sans doute à la fin du mois, j’espère qu’il y aura des fuites - et s’il le faut, je m’y emploierai - pour qu’enfin, la vérité soit connue. J’espérais que le procès aura lieu rapidement, mais j’ai l’impression qu’il va être reporté et c’est insupportable.
M. le Président : Comment expliquez-vous le comportement de Cavallier : il enregistre une conversation avec le préfet Bonnet, puis efface une partie de cette conversation ! C’est extrêmement grave. Et quand on sait qu’un autre officier de gendarmerie, M. Rémy, a accepté l’effacement d’une partie de la cassette, c’est encore plus grave !
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne le savais pas, monsieur le Président.
Je puis simplement vous dire qu’en dehors de l’épisode malheureux des paillotes, soumis au secret de l’instruction, je suis en mesure de répondre à toutes vos questions. Je suis très à l’aise et je considère que la gendarmerie a extrêmement bien travaillé. Que l’on dise que j’étais exigeant, certes, mais je l’étais également envers moi-même et la situation le justifiait !
M. Georges LEMOINE : Je souhaiterais vous poser deux questions, mon colonel. Tout d’abord, quels étaient les rapports que vous aviez avec le général de la circonscription dont vous dépendiez ? Avez-vous eu l’occasion de lui décrire la situation telle que vous nous l’avez présentée ?
Ensuite, selon quels critères avez-vous recruté les gendarmes de l’escadron mobile pour les muter au GPS ? Ils étaient en effet appelés à réaliser des missions très différentes de celles qu’ils avaient l’habitude d’effectuer. Vous nous avez dit, et je crois que vous avez raison, que dans ces circonstances, il convient de s’appuyer sur des personnes qui ont fait leurs preuves et qui ont un profil psychologique confirmé. Aviez-vous une grille de lecture pour composer ce GPS ?
Colonel Henri MAZÈRES : En ce qui concerne mes relations avec le général Parayre, commandant de circonscription à Marseille, il convient de ne pas oublier que la situation en Corse n’a rien à voir avec celle qui existe sur le continent. Par ailleurs, je suis le seul commandant de légion à avoir des compétences en matière opérationnelle.
Le général commandant la circonscription a en charge une légion de gendarmerie mobile et un certain nombre de légions de gendarmerie départementale
– Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Corse. Je suis un peu à part, mais c’est tout à fait normal. Il est même prévu que dans des circonstances particulières je m’affranchisse de la voie hiérarchique pour traiter directement avec la direction générale. Ce qui veut dire que j’avais régulièrement le directeur de cabinet du directeur général, ou le directeur général lui-même ou le général Lallement au bout du fil. Bien entendu, je prenais la précaution de rendre compte à mon général a posteriori.
Nous étions dans une situation opérationnelle, il convenait de réduire les délais. Et souvent le général n’est pas au fait de certains problèmes ; je ne peux pas tout lui expliquer. Il est vrai que, officiellement, j’étais subordonné au général, mais il n’en demeure pas moins que j’avais une certaine autonomie qui me permettait de traiter directement avec la direction générale.
Quand il y avait un attentat ou des blessés, je ne passais pas par un échelon intermédiaire supplémentaire. J’appelais directement la direction générale, l’officier de gendarmerie se trouvant auprès du ministre de la Défense, ou l’officier de gendarmerie se trouvant auprès de Matignon ; ils étaient, de toute façon, mes correspondants et je restais dans le domaine de la gendarmerie. C’est vrai, je m’affranchissais de la voie hiérarchique d’une certaine façon, même si je rendais compte a posteriori.
M. le Président : Mon colonel, durant la période où vous exerciez le commandement de la légion de gendarmerie en Corse vous avez obtenu des résultats, c’est incontestable. Cependant, l’on peut s’interroger sur le long terme et sur l’absence de coordination entre les différents services de sécurité.
Mais je reviendrai au problème qui vous a, malheureusement, écarté de la Corse, en avril dernier. Obéir à un ordre illégal est-il concevable pour un officier ?
Colonel Henri MAZÈRES : Mais je ne considère pas que l’ordre est illégal ! Bien entendu, pour comprendre cela, il convient de se placer dans le contexte corse. Un préfet a été assassiné, nous sommes dans une situation de crise. A mon arrivée, un attentat par jour est commis - 350 par an ! C’est inacceptable. Et il y en a encore, même si nous avons fait baisser le chiffre de 70 % !
Le préfet de région, en dehors de son caractère particulier - il a été dépeint comme un proconsul, un gouverneur -, a justement du caractère. Il a la confiance du gouvernement, maintes fois renouvelée. Il est légitimé en permanence. Je n’ai malheureusement pas commandé la légion très longtemps, mais j’ai vu passer de très hautes autorités : le garde des sceaux, M. Jean-Jacques Queyranne, M. Chevènement qui vient, dès son retour à son poste, encourager le préfet. Et il a raison, je pense que ce qu’il faisait était bien, sinon je n’aurais pas adhéré à son ordre. C’est la raison pour laquelle je ne le considère pas comme illégal.
M. Chevènement vient en Corse, encourage le préfet, puis vient me voir et s’adresse à moi en des termes dont la teneur est sensiblement la suivante : " Mon colonel, je vous félicite pour tout le travail que vous accomplissez et que la gendarmerie accomplit en Corse. Bon courage, continuez à travailler avec le préfet ". Il n’y a pas de sous-entendus ! C’est clair !
En résumé, une situation de crise, un préfet-gouverneur - mais il faut un homme fort -, légitimé, encouragé. La situation se dégrade de plus en plus - je sais que chacun va se défendre, mais j’espère qu’il le fera le plus honnêtement possible, dans la plus grande dignité possible ; pour l’instant ce n’est pas le cas. Et le préfet décide : ces constructions illégales sur le domaine public maritime sont insupportables, notamment " Chez Francis " qui représente un sanctuaire de l’illégalité et de la contestation.
Je vous rappelle que le 9 avril, lorsque le préfet veut, de la manière la plus légale, détruire deux paillotes avec l’aide de la gendarmerie et du génie, c’est un échec total ! Pour l’Etat de droit et pour le préfet qui le prend très mal.
Vous connaissez les faits : au milieu de cette contestation, à côté des élus, dont deux anciens ministres, Yves Féraud est là avec des nationalistes. Il a rameuté tout le monde. Puis, il y a cette marche des 4/5 des membres de l’assemblée territoriale qui se dirigent vers la préfecture et le préfet qui se retrouve dans son bureau, acculé ! Il demande à son directeur de cabinet de les recevoir et m’appelle pour m’avertir du fiasco. Je vais le retrouver pour le réconforter, et il me demande d’aller voir ce qui se passe sur le terrain. Je découvre ce que tout le monde a vu : les déménageurs corses ont " pactisé " avec les paillotiers, ils boivent un verre ensemble et ne travaillent pas.
J’appelle le préfet pour lui rendre compte de la situation, je lui dis que c’est une vraie catastrophe sauf si l’armée peut faire le déménagement ; cependant, il n’avait requis l’armée que pour démolir les paillotes. Telle était la situation : un préfet de région, dépositaire de l’autorité de l’Etat, empêché de faire appliquer une décision de justice.
Je ne sais pas ce que j’aurais fait à sa place, monsieur le Président. A la réflexion, avec le recul, je pense que j’aurais immédiatement téléphoné à Matignon - où il avait des relations privilégiées - pour recueillir l’accord de poursuivre coûte que coûte ou me faire relever. Il est certain que le soir-même, le préfet disait : " L’Etat a été bafoué, j’ai été bafoué, la paillote "Chez Francis" sera démolie dans les plus brefs délais ". J’ai adhéré.
J’avais deux possibilités : ou j’adhérais et je considérais donc que l’ordre n’était pas illégal - je ne pouvais pas dire au préfet " je ne marche pas dans votre combine ", ce n’était pas possible, la communion était trop forte -, ou je téléphonais à mon directeur général pour qu’il me relève au plus vite de mes fonctions. Je ne pense pas que je lui aurais donné la raison de cette demande, car quand on me demande de partager un secret, je partage ce secret et ne le divulgue pas. Le général Parayre, comme ma hiérarchie, n’était pas au courant.
Monsieur le Président, de manière un peu paradoxale je dirai que l’affaire des paillotes est, pour moi, une affaire totalement réussie ! L’objectif a été atteint : la paillote a été détruite. J’avais fixé deux conditions aux membres du GPS : ne pas se faire repérer et ne pas créer de dégâts collatéraux. Toutes ces conditions ont été remplies.
M. le Président : Mais comment expliquez-vous les traces laissées par les membres du GPS ? Est-ce le syndrome de l’échec ?
Colonel Henri MAZÈRES : Pas du tout, monsieur le Président. L’affaire en elle-même est simple, et il appartiendra au magistrat de bien comprendre. En revanche, je souffre de la thèse complètement farfelue que sont en train de développer mes anciens personnels. Croyez-vous un seul instant que j’aurais confié une telle mission, que je ne considère pas illégale, à des personnes à qui je ne faisais pas confiance, ou qui m’auraient exprimé des réticences ?
L’échec, je vais vous l’expliquer. Il y a eu un report de cette opération ; en effet, afin de ne pas créer de dégâts collatéraux, cette mission a dû être annulée une première fois. Et les bidons d’essence qui ont servi à cette première tentative ont dû être enterrés ; le mélange intime, homogène se dissocie. Il fait très chaud cette nuit-là, et l’essence devenue pure s’évapore extrêmement vite. Le temps qu’ils sortent les bidons, qu’ils aillent ouvrir les bouteilles de gaz, quand les membres du GPS allument le feu, c’est non pas un départ de feu comme prévu, mais une explosion. Aussitôt le capitaine prend feu. Dans les secondes qui suivent des individus voisins de la paillote et alertés par l’explosion vont arriver, certainement armées - nous sommes dans un milieu hostile -, donc pris de panique, les personnels du GPS s’esquivent dans la confusion.
M. Yves FROMION : Il y a eu une première tentative route des Sanguinaires.
Colonel Henri MAZÈRES : Absolument. Le préfet avait décidé de détruire plusieurs paillotes, dont celle des Sanguinaires. S’agissant de la paillote " Chez Francis ", j’ai considéré que cette opération était trop difficile pour que je la réalise personnellement ; il fallait une observation préalable, un guet, une progression, une esquive et un recueil. C’était une opération de type militaire.
M. Yves FROMION : En ce qui concerne la paillote des Sanguinaires, c’est bien vous et M. Pardini...
Colonel Henri MAZÈRES : Tout à fait. C’est bien nous qui avons détruit, d’ailleurs seulement en partie, cette estrade - car pour moi ce n’est pas une paillote -, et si d’ailleurs les membres du GPS ne l’avaient pas raconté dans leur audition, personne ne l’aurait su.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Pour en revenir au déroulement de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, vous avez dit tout à l’heure - et je comprends parfaitement ce sentiment - que la gendarmerie avait été écœurée de ce dessaisissement. Vous aviez le sentiment d’une obligation de résultat, avec des instructions très directes du préfet Bonnet.
Face à ce sentiment d’écœurement de la gendarmerie, quelles étaient vos relations avec la police et les magistrats ? Avez-vous eu le sentiment qu’il pouvait y avoir une seconde enquête ; que celle-ci était légitime puisqu’il était illégitime de vous dessaisir ?
Par ailleurs, vous nous avez dit que la Corse n’était pas un département ou une région comme une autre, et que vos responsabilités, l’organisation même des choses, étaient d’un type un peu particulier : jusqu’où, à vos yeux, pouvait aller cette obligation de résultat ?
Enfin, quel jugement portez-vous sur les membres des forces politiques nationalistes qui ne sont pas forcément des poseurs de bombes ? Comment pensez-vous assurer leur appartenance à la République française ? Quelles étaient les instructions que vous donniez aux militaires placés sous votre autorité à ce sujet ?
Colonel Henri MAZÈRES : J’ai toujours recherché la meilleure synergie avec les forces de police. J’en veux pour preuve que lorsque j’ai quitté le commandement de la gendarmerie de Dax, mon meilleur ami était le commissaire de police. Je peux revenir à Dax et discuter avec le sénateur-maire de l’époque qui se souvient de mes résultats obtenus là-bas. Quand j’ai commandé le groupement de gendarmerie de Seine-et-Marne - M. Didier Cultiaux, l’actuel directeur général de la gendarmerie nationale, qui était à l’époque mon préfet, pourrait en attester -, mes meilleurs camarades, en dehors de mes collaborateurs directs de la gendarmerie, étaient le directeur départemental de la sécurité publique et le directeur départemental des renseignements généraux.
Lorsque j’arrive en Corse, je n’ai aucun préjugé et je suis tout à fait disposé à travailler avec la police et la DNAT. Je puis vous affirmer que j’ai essayé de travailler avec la DNAT mais cela n’a pas été possible.
Selon moi, le terrorisme corse est un terrorisme régional, local, contrairement au terrorisme islamique et même au terrorisme basque, qui s’exportent. Nul n’est mieux armé pour traiter de ce terrorisme que les unités qui sont stationnées en Corse et donc, entre autres, la gendarmerie et le SRPJ. Cependant, la 14ème section du parquet de Paris se saisissait systématiquement des affaires de terrorisme et saisissait la DNAT, au grand regret, d’ailleurs, du procureur général Legras.
M. le Président : Ce n’est pas ce qu’il nous a dit.
Colonel Henri MAZÈRES : Pourtant il a dit et écrit - on pourrait retrouver cet article facilement - que la gendarmerie était tout à fait outillée pour faire de la lutte antiterroriste en Corse.
Dès le début, la DNAT a mené quelques opérations en Corse, notamment sur la plaine orientale, du côté de l’étang de Diane ; nous y étions associés - c’est de cette façon que j’ai connu M. Marion. Bien entendu, je souhaitais vivement collaborer, participer positivement à ces opérations en y investissant des personnels - parmi lesquels des OPJ, le commandant du groupement de la Haute-Corse - et des matériels. Mais j’ai vite compris que nous n’étions là que comme figurants, chauffeurs ou éventuellement pour héberger les OPJ de la DNAT et les aider à trouver leurs cibles. J’ai donc rapidement prévenu M. Marion que nous n’étions plus d’accord pour travailler avec lui, qu’il n’avait qu’à utiliser des personnes de la police, car nous n’étions pas les larbins de la DNAT.
De toute façon, je savais ce qu’il faisait par le biais de certains de ses collaborateurs qui considéraient la gendarmerie comme une force utile et qui continuaient d’entretenir des relations avec mes collaborateurs.
M. le Président : Cette impossibilité de travailler avec la DNAT provenait donc davantage de l’attitude de M. Marion que de celle de ses personnels qui, eux, étaient prêts à travailler avec la gendarmerie ?
Colonel Henri MAZÈRES : Oui, tout à fait.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Compte tenu de l’attitude de M. Marion, vous êtes-vous senti investi d’une mission de rééquilibrage de l’enquête...
Colonel Henri MAZÈRES : Non, pas du tout !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : ... pour, parallèlement à son enquête, continuer vos recherches ? Par ailleurs, bénéficiez-vous, au sein du cabinet du ministère de l’intérieur, d’un véritable soutien ? Car il est certain que différents membres du cabinet du ministère de l’intérieur partageaient votre méfiance à l’égard de la police ; c’est même la raison pour laquelle ils ont quitté le cabinet du ministre.
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne suis pas fondé à répondre à votre question. Je voudrais cependant revenir sur l’affaire de Pietrosella.
La gendarmerie est saisie de cet attentat qui, pour moi, au moment des faits est un attentat banal, parmi d’autres attentats. N’oublions pas que nous sommes avant l’assassinat du préfet Erignac. La gendarmerie est saisie, ce qui paraît logique, mais c’est un juge antiterroriste, le juge Thiel, qui hérite de cette petite affaire. Et il met dans son escarcelle un attentat de plus ; ce n’est pas le premier, ni le dernier. Le SRPJ est également saisi. En principe, l’intérêt de saisir plusieurs services tient à ce que chacun peut apporter sa propre réflexion pour élaborer la stratégie la meilleure sous la responsabilité d’un magistrat unique. La gendarmerie, quant à elle, prend cette affaire à cœur car deux armes lui ont été volées. Elle travaille énormément - certainement plus que le SRPJ - et quand elle sera dessaisie, ce seront une centaine de kilos de dossiers - de procédure - qui partiront au palais de justice !
M. le Président : Certes, mais une procédure mal faite, nous dira M. Marion, non-conforme au code de procédure pénale.
Colonel Henri MAZÈRES : J’attends qu’un magistrat puisse démontrer que la gendarmerie a fait des erreurs de procédure !
La gendarmerie est donc sur cette affaire Pietrosella quand Claude Erignac est assassiné ; assassiné par une arme volée à Pietrosella ! Vous comprenez bien que la gendarmerie a à cœur de résoudre cette affaire. Et je suis le premier étonné d’apprendre que la gendarmerie n’est pas co-saisie dans l’enquête relative à l’assassinat du préfet ! Nous avons chacun notre sensibilité mais l’on pouvait travailler dans la même direction et peut-être même aboutir au même résultat ; c’est toujours bon d’être plusieurs à travailler sur la même affaire.
Nous travaillons donc uniquement sur Pietrosella et nous le faisons très sérieusement. Je ne veux pas rentrer dans le secret de l’instruction, mais sachez que nous avons énormément travaillé et je suis particulièrement peiné de voir aujourd’hui que certains noms que je connais bien ne sont pas actuellement écroués à la Santé ! Malheureusement, je ne sais pas s’ils y seront un jour, car maintenant l’enquête est quasiment terminée... Mais ce que je vous dis là est tout à fait personnel et je ne pourrais pas le démontrer.
Et donc la gendarmerie travaille... La DNAT est sur la piste agricole et ratisse large à grand renfort de presse. Nous en payons d’ailleurs les conséquences, car lorsque la DNAT interpelle et emmène des agriculteurs à Paris, ce sont des bâtiments administratifs qui sautent en Corse par réaction ! Nous sommes donc sur l’affaire Pietrosella et nous faisons la relation avec l’assassinat du préfet Erignac : c’est bien une arme volée à la gendarmerie de Pietrosella qui a servi à assassiner le préfet. Alors, bien entendu on peut émettre une hypothèse selon laquelle cette arme a été volée à ceux qui ont commis l’attentat de Pietrosella par un groupe totalement dissident qui n’a rien à voir avec l’affaire : on peut aussi déconnecter complètement l’affaire de sorte que la gendarmerie ne travaille pas sur l’assassinat de Claude Erignac. C’est une hypothèse.
Il n’empêche que jusqu’au mois de décembre 1998 - date à laquelle la gendarmerie va être dessaisie - M. Marion est sur la piste agricole et tente, au travers d’un rapport confidentiel, mais qui sort dans Le Monde, de convaincre le juge Bruguière de mettre en examen, pour assassinat et complicité d’assassinat - alors que jusqu’à maintenant ils ne le sont que pour association de malfaiteurs -, Mathieu Filidori, Lorenzoni et Serpentini. Pour lui, l’affaire est résolue policièrement.
Mais au même moment, nous, gendarmes, dans l’affaire de Pietrosella, nous avons avancé et sommes parvenus à la conclusion, après des investigations approfondies menées avec l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie, le GSIGN, le GPS, que le groupe Pietrosella entretenait des relations avec d’autres personnages et que nous pouvions peut-être rebondir sur l’affaire Erignac. Bien entendu, nous rendions compte au juge Thiel de nos conclusions, comme de nos interpellations et continuions à travailler avec le SRPJ.
Puis, nous avons été dessaisis, brutalement et à mon avis de manière arbitraire. Je suis donc allé trouver le juge Thiel, en compagnie du chef de la section de recherche, le lieutenant-colonel Gotab, pour plaider la cause de la gendarmerie.
M. Christian ESTROSI : A quelle époque ?
Colonel Henri MAZÈRES : Fin décembre.
Il m’a donc reçu et, sur son bureau, se trouvait le papier dérobé par ce commissaire de police peu scrupuleux et pervers détaché à la direction générale, rédigé maladroitement par un officier de gendarmerie sur le juge Thiel.
Ce commissaire l’avait donné à sa direction générale, M. Marion l’avait lu et s’était empressé d’en donner un exemplaire au juge Bruguière en lui disant " voyez comme le juge Thiel est mauvais, même les gendarmes le disent ", et un exemplaire au juge Thiel en lui disant " voilà ce que les gendarmes pensent de vous " ! Ainsi, il avait gagné sur les deux tableaux. Telle est certainement la vérité !
Lorsque le juge Thiel me reçoit, il me parle de ce document. Je lui réponds immédiatement que ce document ne vient pas de Corse ! Ce papier, jamais il n’aurait dû l’avoir. Je lui ai donc expliqué que la raison d’Etat était plus importante que cette note et qu’il était hors de question de se chamailler pour si peu. L’incident passé, il m’assure que la gendarmerie est la meilleure. Je l’invite à déjeuner avec mon chef de la section de recherche au mess de la garde républicaine, et tout se passe bien.
Je lui demande comment il pouvait nous dessaisir alors que nous avions des preuves, une montagne d’analyses, d’observations, de recoupements ! Il me répond que je ne dois pas m’en faire, que la réunion des procédures allait avoir lieu - réunion que tout le monde appelait de ses vœux -, et donc qu’il y avait réunion des enquêteurs, etc... Toujours est-il que nous avons été dessaisis et jamais associés.
Alors maintenant, que l’on dise que nous étions mauvais !... J’attends que les magistrats le démontrent. D’aucuns, notamment la police, disent que nous avons été mauvais. Mais lorsqu’on appartient à un autre service et que l’on va interpeller quasiment les mêmes personnes, il ne faut peut-être pas le faire sur la base des procédures de cet autre service ! On doit tout reconstruire pour essayer de faire en sorte que ce soit totalement décorrélé.
Je vous affirme donc qu’il n’y a pas eu d’enquête parallèle : mais effectivement une enquête qui s’avérera convergente. Au même titre que la DNAT résout l’affaire Erignac et rebondit sur Pietrosella. Eh bien, nous, nous allions résoudre Pietrosella et certainement rebondir sur Erignac ! Et nous l’aurions fait sous le contrôle du juge et en liaison avec la DNAT.
M. Yves FROMION : Vous avez bien eu, de la part du préfet Bonnet, en octobre 1998, des noms qui vous ont permis de rentrer dans la fameuse nébuleuse...
Colonel Henri MAZÈRES : Justement non ! Ces noms n’étaient que la confirmation de ce que nous avions. Nous en savions plus.
M. le Président : En fait, selon vous, l’affaire Erignac a été élucidée, mais ceux qui ont été arrêtés ne sont qu’une partie d’une nébuleuse beaucoup plus importante ?
Colonel Henri MAZÈRES : Monsieur le Président, il convient d’être extrêmement prudent dans nos propos tant que l’affaire n’a pas été résolue. Cependant, il est vrai, selon moi, que certains personnages auraient dû faire l’objet d’investigations plus précises ; peut-être serions-nous alors arrivés à des résultats un peu plus globaux.
Mais au plan de la procédure, nous avions ces noms bien avant que le préfet me les communique.
M. Yves FROMION : L’avez-vous dit au préfet ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non, je ne lui ai pas dit. A vrai dire, je ne me souviens plus de ce que je lui ai dit.
M. le Rapporteur : Saviez-vous qu’il avait un informateur ?
Colonel Henri MAZÈRES : Oui.
M. le Président : Que tout le monde connaît, apparemment...
Colonel Henri MAZÈRES : Les policiers l’ont même interpellé ! Ils ont d’ailleurs signé son arrêt de mort ce jour-là ! Mais ils assumeront. Quand on sait qu’il s’agit d’un informateur, on prend des précautions !
Je ne peux pas rentrer dans le secret de l’instruction, mais il est vrai que nous connaissions cet informateur ; nous avions des informations sur lui, par ailleurs, qui confirmaient cela.
M. Yves FROMION : En résumé, vous aviez les trois noms que le préfet a donnés au procureur de Paris ?
Colonel Henri MAZÈRES : Absolument ! Et ce n’est d’ailleurs pas grâce à moi. Je ne vous citerai pas de nom, mais l’un de mes personnels hauts placés a eu de bons renseignements. On travaillait sur le renseignement...
M. le Rapporteur : Vous travailliez avec les renseignements généraux ?
Colonel Henri MAZÈRES : Non !
M. le Rapporteur : Qu’en pensez-vous ? Ils avaient posé des balises...
Colonel Henri MAZÈRES : Oui, mais c’est tout à fait légal !
M. le Rapporteur : On vous observait ?
Colonel Henri MAZÈRES : ... Je ne veux pas rentrer dans un débat tout à fait ahurissant ! Quand je suis sur une enquête avec les policiers, je ne vais pas copier ce qu’ils font ! Si l’on tombe sur les mêmes objectifs, il faut collaborer, communiquer. Dans l’affaire qui nous intéresse, je crois que l’on a été espionné maladroitement.
Quant à l’affaire des balises, je ne sais pas. Baliser un véhicule, c’est légal. Et les véhicules qui ont été balisés ont fait l’objet de rapports, de comptes rendus qui sont joints à la procédure. C’est de l’observation. Et il est vrai que l’on a suivi un véhicule vers Cargèse.
M. Christian ESTROSI : Mon colonel, vous avez, dans votre exposé liminaire, montré d’un doigt accusateur la DDE et ses agissements dans un certain nombre de dossiers. Pensez-vous qu’il existe un lien entre des dossiers instruits par la DDE et l’affaire Erignac ?
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne le pense pas.
M. Christian ESTROSI : En matière de surveillance, les noms identifiés par la gendarmerie et le préfet à partir d’octobre, novembre...
Colonel Henri MAZÈRES : ... Permettez-moi de vous interrompre, mais ces noms-là, nous les avions dès juillet !
M. Christian ESTROSI : Ces noms ont-ils été placés sous surveillance par vos services ?
Colonel Henri MAZÈRES : Je suis ennuyé pour vous répondre, car j’ai signé un document précisant que vous êtes susceptibles de publier tout ou partie de mon audition ; c’est le " tout " qui m’ennuie.
M. le Président : Si vous nous le demandez, mon colonel, nous ne publierons pas les passages de votre audition que vous ne souhaitez pas voir publiés.
Votre audition est extrêmement importante pour nous. Je sens que vous êtes très touché par cette histoire, ce que je comprends, et j’apprécie beaucoup la sincérité de vos propos. Je considère qu’il s’agit même d’une des auditions qui nous permettent de mieux comprendre ce qui s’est passé en Corse. Nous vous en remercions. Il n’y a pas de piège de notre part : nous voulons comprendre et votre audition est un élément essentiel.
Vous avez compris que, au fil des mois qui se sont écoulés, nous nous sommes fait une certaine idée du comportement des uns et des autres. Et votre audition me conforte dans les déclarations que j’ai faites.
Colonel Henri MAZÈRES : Sans vouloir vous faire un cours, permettez-moi de vous rappelez qu’il y a deux types d’écoutes légales : les écoutes judiciaires, dans le cadre de commissions rogatoires, et les écoutes administratives qui sont classées " secret défense " et autorisées par le Premier ministre - et en nombre extrêmement limité.
Je peux vous donner ma parole que toutes les écoutes administratives que la gendarmerie a effectuées en Corse ont été autorisées de la manière la plus légale. Nous avons donc écouté des personnes - dont je ne peux révéler les noms du fait du secret défense - de manière administrative, mais de manière également très contraignante. La gendarmerie s’est en effet imposée des contraintes encore plus fortes que celles stipulées par la loi. A tel point que même M. Mandelkern a été très surpris. Ces garde-fous étaient tellement insupportables que je souhaitais presque qu’il y ait un incident pour que je puisse démontrer à mon directeur général que nous n’agissions pas dans le bon sens.
Second point, les écoutes judiciaires priment sur les écoutes administratives. C’est-à-dire qu’une écoute administrative peut être retirée si une écoute judiciaire est décidée.
M. Christian ESTROSI : Ces personnes identifiées ont dû faire l’objet d’une surveillance physique, afin qu’elles ne puissent s’échapper. La fuite d’Yvan Colonna aurait-elle pu avoir lieu sous votre commandement ?
Colonel Henri MAZÈRES : Oui, puisque dès que nous avons été dessaisis, nous avons cessé toutes les investigations et les surveillances ! On ne pouvait pas gêner le service qui avait en charge les affaires Erignac et Pietrosella.
Je ne vous en ai pas parlé tout à l’heure, mais sachez que lorsque nous avons été dessaisis, je suis allé voir le juge Thiel ; je suis aussi allé trouver le juge Bruguière pour lui dire combien je souhaitais qu’il réussisse, qu’il en allait de l’intérêt supérieur de l’Etat ! Bien entendu, j’ai essayé de le sensibiliser aux conséquences de notre dessaisissement. J’ai senti qu’il était particulièrement intéressé par les documents que je lui ai montrés, mais cela n’a pas été suivi d’effet.
M. Jean MICHEL : Comment expliquez-vous la disparition d’Yvan Colonna ?
Colonel Henri MAZÈRES : Je ne sais pas. On entend les explications les plus fantaisistes et les plus farfelues. D’aucuns disent même qu’il a bénéficié de l’aide de M. Marion pour s’enfuir en Amérique du Sud ! Mais personnellement, je n’en sais rien.
Vous savez, professionnellement, on connaît plus d’échecs que de réussites. Ou si certaines affaires sont des réussites policières, elles sont des échecs judiciaires. Je connais des personnes, en Corse, qui ont du sang sur les mains ; " policièrement ", nous en sommes convaincus, mais nous n’arrivons pas à le démontrer sur le plan judiciaire.
Vous comprendrez peut-être plus facilement pourquoi j’ai, au début, menti dans cette affaire - mais je l’ai assumé. C’est vrai, j’ai menti et dit que le GPS était là par hasard. Vous-mêmes en auriez douté ! Encore fallait-il le démontrer ! Il en allait, pour moi, de l’intérêt supérieur de l’Etat. Mais, ensuite, je n’étais pas en mesure d’étouffer l’affaire. S’il n’y avait pas eu ce phénomène Cavallier, il y aurait peut-être eu beaucoup de doutes, sans que nous en soyons là aujourd’hui.
M. Yves FROMION : Vous nous confirmez donc qu’en ce qui concerne la destruction des deux paillotes, l’ordre provenait directement du préfet ?
Colonel Henri MAZÈRES : Bien sûr. Et cela ne fait aucun doute pour les autorités judiciaires. Je suis simplement stupéfait que le préfet ne l’assume pas. J’avais une profonde admiration pour lui et il me déçoit beaucoup en agissant ainsi.
M. le Président : Mon colonel, je vous remercie pour cette très intéressante audition.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter