Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Louis Bruguière est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Louis Bruguière prête serment.
M. le Président : Monsieur Bruguière, vous êtes chargé avec Mme Le Vert, M. Ricard et M. Thiel de la section antiterroriste au tribunal de grande instance de Paris.
Je ne vous cacherai pas que pour les observateurs que nous sommes, il apparaît que l’action des services parisiens, que ce soit du côté de la magistrature ou de celui des services de police judiciaire, n’est pas sans soulever quelques questions et qu’elle suscite aussi quelques critiques, c’est le moins que l’on puisse dire !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Avant de répondre à vos questions, Monsieur le président, je rappellerai, ce que vous n’ignorez pas, que je suis magistrat du siège, que j’ai donc une garantie constitutionnelle et que si tout le monde peut être entendu par votre commission, il est important que ce soit sous réserve du secret de l’instruction et de mon statut, mais je crois que cela était déjà entendu...
M. le Président : Tout à fait !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je ne veux pas être trop long d’autant que mes propos concernent des points que vous connaissez parfaitement.
Ce que l’on appelle improprement la 14ème section, c’est la 14ème section du parquet : trop souvent, on confond dans l’opinion publique, comme dans la presse, le parquet et le siège, ce que je trouve grave car nous ne dépendons pas de la 14ème section. Ce sont les lois de 1986 qui ont fondé notre existence institutionnelle.
En effet, c’est en vertu de ces dispositions législatives qu’une compétence concurrente à celle des juridictions locales - qui n’est pas systématique - a été dévolue aux juridictions parisiennes pour des faits de terrorisme qui échappent normalement à leur compétence en vertu de la règle du lieu, ratione loci.
C’est la raison pour laquelle un certain nombre d’affaires dites de terrorisme ont été délocalisées et centralisées à Paris, singulièrement les affaires corses, encore que - je crois qu’on vous l’a dit - la politique conduite n’a pas été linéaire : dans un premier temps, les affaires étaient traitées localement ; ce n’est qu’ensuite, en fonction de critères parfois non juridiques qui tiennent à l’appréciation du risque, à l’évaluation de la menace et à la nécessité d’une riposte judiciaire adaptée, que l’on a fait remonter les affaires, en accord avec les autorités concernées. A l’époque, c’était la chancellerie qui arbitrait mais aujourd’hui ce n’est plus le cas, cela se fait de manière consensuelle.
Lorsqu’il y avait des conflits - parce qu’il y a eu des résistances de la part des juridictions locales, que ce soit celles d’Ajaccio ou de Bastia - un arbitrage était rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui est intervenue, du reste, lorsqu’il a été décidé, après l’attentat perpétré contre la mairie de Bordeaux, de faire remonter à Paris, pour en avoir une meilleure maîtrise, l’ensemble des affaires corses qui concernaient des attentats dont les cibles évidentes étaient des symboles de l’Etat.
Voilà donc comment les choses se sont passées. Dans d’autres registres, notamment pour ce qui concerne la menace islamiste, la situation est plus claire parce qu’en général les affaires se déroulent dans la région parisienne, ce qui évite les conflits de compétence, encore que nous avons eu des délocalisations faites sur d’autres juridictions comme celles de Lyon ou de Marseille.
Je dirai maintenant quelques mots du fonctionnement interne de la section antiterroriste avant d’aborder les problèmes de relations et de coordination de l’ensemble des services avec lesquels nous travaillons dans le cadre de la lutte antiterroriste.
Comme vous le savez, je suis premier vice-président et donc en quelque sorte un Primus inter pares, bien que je ne dispose d’aucun privilège, ni d’aucun pouvoir propre ; les juges étant par essence indépendants, je n’ai aucune autorité hiérarchique sur mes collègues, mais une simple autorité morale tout à fait acceptée et consentie par la totalité d’entre eux, qu’il s’agisse de Mme Le Vert, de M. Thiel, ou de M. Ricard.
Nous sommes une petite unité et nous travaillons en parfaite cohésion, quoi que l’on ait pu en dire ici ou là, ce qui n’empêche pas que nous rencontrions quelques difficultés qui tiennent à des problèmes matériels évidents et non résolus depuis quelques années : alors que des moyens considérables sont consentis à d’autres secteurs, notamment aux affaires financières, - je ne dis pas que ce ne soit pas une bonne chose et même je m’en réjouis - il faut savoir que nous ne disposons pas de moyens informatiques. Nous avons notamment réclamé un système d’IAO qui fonctionne très bien et qui est tout à fait au point - la section financière en est dotée ainsi que certains magistrats de droit commun en charge d’affaires importantes comme celles de stupéfiants -, mais en vain, et nous fonctionnons encore de façon tout à fait classique, sur la base d’études de papiers avec des moyens matériels limités.
Cela étant dit, nous avons la chance de pouvoir regrouper l’ensemble d’un contentieux, ce qui nous permet de pouvoir le gérer de façon centralisée et surtout, étant donné que nous sommes une petite équipe et que nous nous connaissons bien, nous avons la chance de pouvoir, au quotidien, en permanence, dans la confiance, discuter des affaires et répartir les rôles, car il est évident que personne ne peut tout faire tout seul. Dans cet esprit, j’ai personnellement essayé de développer, dans la limite des textes, un travail d’équipe par le biais de ce que l’on appelle la cosaisine.
Je considère, en effet, que, dans le domaine judiciaire comme ailleurs, le travail solitaire n’est pas un travail efficient : on ne peut plus travailler seul ! Il faut donc travailler en équipe et cela pour deux raisons : premièrement, parce que cela démultiplie l’effort ; deuxièmement, parce que cela permet d’aller plus vite, alors que l’un des problèmes auxquels nous nous heurtons et qui est l’une des critiques justifiée faite à la justice est sa lenteur - notamment en justice pénale, les enquêtes sont souvent trop longues surtout quand il y a détention provisoire -, étant entendu qu’il existe des contraintes dont nous avons du mal à nous libérer, notamment au niveau matériel.
Par conséquent, le système de la cosaisine quand il est bien géré, ce qui suppose qu’il y ait une acceptation de l’ensemble des acteurs puisqu’il n’y a pas de hiérarchie, me paraît être bon et en tout cas considéré comme tel et accepté par ceux qui le pratiquent à l’heure actuelle.
J’en arrive au dernier point, que je traiterai rapidement avant que vous ne me posiez des questions, à savoir nos rapports avec les services de police.
Concernant la Corse, nous travaillons prioritairement avec la DNAT, qui est notre correspondant et dont le rôle est précisément d’avoir une vision centralisée, mais jamais de façon exclusive et toujours avec le SRPJ d’Ajaccio. De ce point de vue, nous entretenons des relations excellentes avec M. Frédéric Veaux et son service, et je crois pouvoir dire, quoi que l’on ait pu écrire ici et là, que l’articulation, qui n’est pas simple, entre la DNAT et le SRPJ se fait correctement sous notre égide.
J’ajouterai que nous avons également d’excellentes relations, ce qui n’est pas simple non plus, mais je m’y efforce, alors que sur le plan institutionnel cette coordination ne peut pas se faire par les textes, avec les juridictions locales, et notamment avec le Procureur général, M. Legras, que je vois ou avec qui je m’entretiens très régulièrement, de façon efficace et confidentielle. Cela nous permet, en permanence, d’évoquer des sujets sensibles et, éventuellement de monter des opérations communes, dans le respect des prérogatives de chacun, c’est-à-dire de la juridiction locale et de la juridiction centralisée, qu’il s’agisse des affaires de terrorisme ou de leurs prolongements dans des affaires de droit commun puisque, comme vous le savez, de plus en plus, ces affaires corses ont souvent, trop souvent des relents que je qualifierai de mafieux.
Dans ces conditions, il est important que la riposte judiciaire soit globale et qu’elle ne s’exerce pas essentiellement ou exclusivement sur le registre terroriste ; cela suppose, bien évidemment, une articulation étroite et une coordination de l’ensemble de l’action publique qui n’est possible que par des contacts étroits, confiants et efficaces avec les juridictions locales et surtout le parquet, le parquet général et les différents procureurs avec lesquels nous entretenons également de très bonnes relations.
Voilà ce que je pouvais vous dire rapidement sur le fonctionnement des forces de sécurité et de la justice sur les problèmes corses.
M. le Rapporteur : Je souhaiterais que vous nous disiez quelle est, globalement la place qu’occupent les affaires corses dans l’ensemble de celles que vous avez à traiter et surtout quelle est selon vous - même si vous en avez déjà dit un mot - la spécificité du terrorisme corse, parce que nous avons le sentiment que ce terrorisme, y compris par les formes de violence auxquelles il recourt, mis à part l’assassinat du préfet Erignac, revêt quand même un certain particularisme. Partagez-vous cet avis ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout à fait ! D’abord par la persistance de ce terrorisme depuis une dizaine d’années, ensuite par la multiplicité des actes de violence puisque les statistiques qui vous ont été données montrent qu’après avoir un peu régressé à une certaine époque, on a atteint le chiffre de 500, voire 600 attentats par an. Il est certain que, sur ce nombre, tous n’étaient pas de nature terroriste, car le maniement de l’explosif est quelque chose d’assez culturel en Corse où des règlements d’affaires privées peuvent se faire à l’aide de 100 ou de 200 grammes de TNT... Il y a une culture de la violence, évidente en Corse, qui s’exprime par les armes mais aussi par le recours à l’attentat de nature politique et le développement du terrorisme.
Je crois que ce qui rend, et a toujours rendu, difficile la maîtrise du phénomène terroriste corse, c’est précisément son extrême adhérence à la politique et à l’évolution de la vision politique de Paris vis-à-vis de la problématique corse générale. J’en veux pour preuve les différentes lois d’amnistie - notamment l’une d’entre elles qui a permis de libérer entre soixante et soixante-dix militants incarcérés puisque l’ensemble des affaires en cours ont été amnistiées par le législateur - qui produit des effets de rebond.
Ce qui, selon moi, est très important, c’est la perception que les militants ont du problème : ils ont toujours le sentiment - et forts de l’expérience passée peut-être n’ont-ils pas totalement tort - que la répression n’est qu’une phase de la réaction un peu erratique de Paris vis-à-vis de leurs problèmes, que c’est un mauvais moment à passer qui doit être pris comme un petit accident dans l’évolution et que, par conséquent, c’est quelque chose que l’on gère. Il est évident qu’une telle perception ne peut pas ne pas nous placer, si ce n’est dans la difficulté, du moins dans un climat très particulier pour la gestion des affaires, d’autant qu’il pollue l’ensemble de la relation judiciaire : les avocats le véhiculent plus ou moins ou pensent en tout cas, et parfois à juste titre, qu’ils ont des marges de manœuvre et même les forces de police sont parfois, à tort ou à raison, démobilisées, considérant que leur investissement est inutile. Cet état de choses crée un climat de laisser-aller, de flou ou de mou, que l’on ne retrouve absolument pas dans d’autres registres, tels que celui de la lutte contre l’islamisme, où le jeu est plus clair.
C’est donc cette difficulté que nous vivons au quotidien et qui, même si on garde la tête froide en se disant qu’on a une mission judiciaire et qu’on doit aller jusqu’au bout en vertu de la loi et ne pas s’occuper du reste, crée une situation extrêmement compliquée, d’autant qu’on ne peut pas la gérer, surtout de loin, sans acteurs, c’est-à-dire sans relais, sans services pour nous aider.
Ce climat général est quand même un climat que je qualifierai de très pervers et qui, je ne vous le cache pas, nous a posé d’énormes problèmes dans le traitement de l’affaire Erignac. En effet, à un moment donné, nous avons eu le sentiment net que cette affaire ne pourrait pas sortir parce que c’était une affaire majeure et qu’il n’était pas question qu’elle sorte parce qu’il y avait des relais propres à la Corse qui joueraient. C’est notre détermination sur la durée, un travail extrêmement méticuleux de police judiciaire, classique, en-dehors de toute appétence pour des procédures ou des procédés spécifiques, qui nous ont conduits sur la bonne voie et qui nous ont permis de régler le problème dans des conditions que je crois satisfaisantes.
M. le Président : J’aimerais compléter le propos de M. le Rapporteur : vous semblez dire que l’intervention des politiques en général pollue et finit par nuire à l’efficacité au plan judiciaire. Je résume votre propos même s’il est plus nuancé...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, il est plus nuancé ! Je me suis mal exprimé...
M. le Président : J’ai cru comprendre tout de même que le sens était un peu celui-là, même s’il faut le nuancer ce que je fais bien volontiers !
Comment expliquez-vous, les résultats que je qualifierai de piètres, de l’action judiciaire en matière de lutte contre le terrorisme ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Du moins en Corse ?
M. le Président : Nous ne nous intéressons qu’à la Corse et je vous remercie d’ailleurs de le préciser, car certains considèrent que s’il est justifié d’avoir des sections spécialisées dans la lutte contre le terrorisme international, le terrorisme islamiste et d’autres formes d’action qui méritent toute l’attention des services judiciaires, il n’en est pas de même pour les affaires corses.
Comment donc expliquez-vous ces maigres résultats ? Vous avez parlé d’amnisties, mais je peux prendre un exemple précis : François Santoni a été récemment libéré alors qu’il n’est pas encore jugé ; chacun sait - en tout cas ceux qui ont participé à l’enquête - que son action n’est pas strictement politique mais qu’elle mêle des actes de banditisme avec des actes de nationalisme.
Comment expliquez-vous tout cela ? Quand les Corses voient débarquer les services spécialisés qui, en général, se déplacent avec une certaine mise en scène pour obtenir des résultats qu’il faut bien qualifier de piètres, ce n’est pas la faute des responsables politiques, que ce soit ceux d’hier ou d’aujourd’hui !
On nous a communiqué des chiffres : sur les attentats terroristes graves, exception faite de l’assassinat du préfet Erignac sur lequel nous reviendrons si vous le voulez bien, il n’y a pratiquement pas eu de résultats. Comment l’expliquez-vous ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : D’abord, je voudrais préciser qu’il n’y a pas de ma part de mise en cause des politiques. Je décris simplement, ce qui est tout à fait différent - parce que c’est cela le problème de la Corse - le sentiment que des nationalistes ou des personnes incarcérées peuvent avoir de l’évolution du système politique et des ouvertures que cette dernière est susceptible de leur offrir pour s’en sortir. On est beaucoup plus sur une appréciation psychologique que sur une donnée objective mais c’est très important parce que cela conditionne le comportement et les attitudes, non seulement des nationalistes, mais aussi d’autres acteurs.
Vous avez parlé de François Santoni et je crois que c’est un bon exemple ou, plus exactement, un bon contre exemple : François Santoni a été libéré par la chambre d’accusation, c’est-à-dire par la juridiction d’instruction du deuxième degré, alors que j’avais pris, moi, une ordonnance de maintien en détention. C’est le jeu judiciaire et comme nous sommes, heureusement, dans un Etat de droit, il est normal que les ordonnances et que les décisions de la juridiction du premier degré puissent être sanctionnées par celles du deuxième degré : cela me paraît essentiel.
Nous nous situons là dans le fonctionnement tout à fait normal du système judiciaire puisque François Santoni était détenu provisoirement depuis déjà presque deux ans et que l’affaire n’avait pas pu être jugée par suite d’incidents procéduraux, d’annulations de procédures qui n’avaient rien à voir avec la spécificité corse mais qui tenaient au fait que les avocats avaient rempli leur mission et donc soulevé des problèmes de procédures qui ont eu pour conséquence, notamment, de mener l’affaire devant la chambre criminelle de la cour de cassation, ce qui aurait pu arriver dans n’importe quel autre dossier.
Je trouve donc personnellement symptomatique que vous ayez cité le cas Santoni comme étant très précisément un signe de dysfonctionnement de la centralisation car il n’est rien d’autre que l’illustration du fonctionnement normal de juridictions qui doivent fonctionner de la même façon que ce soit à Ajaccio, Bastia ou Paris. En revanche, si vous l’avez perçu ainsi, c’est que des échos vous sont parvenus qui disaient : " Vous voyez, Santoni qui avait, jusqu’à présent, bénéficié d’une certaine immunité, est mis en détention, puis relâché à Paris, et il recrée un mouvement terroriste en Corse... ".
Je crois que ce point est important parce que nous avons, d’un côté, des rumeurs et, de l’autre, une analyse tout à fait claire du fonctionnement des juridictions. Or vous savez pertinemment - je pense que ce n’est pas vous qui allez le critiquer - qu’à l’heure actuelle, la jurisprudence des chambres d’accusation est de se montrer de plus en plus restrictive en matière de détention provisoire conformément à une évolution générale et à la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg, ce que je crois être une bonne chose. On en arrive donc, que ce soit en matière corse ou en d’autres matières, à considérer que la limite est de deux ans et que, passé ce délai, il faut des circonstances exceptionnelles pour prolonger la détention provisoire.
C’est sur la base de cette jurisprudence et surtout parce que les perspectives de règlement de ce dossier étaient aléatoires, compte tenu des incidents de procédure qui avaient surgi par ailleurs, et que l’audiencement ne semblait pas proche que la chambre d’accusation a estimé devoir relâcher Santoni et elle a eu raison : je pense que si j’avais été président de la chambre d’accusation, je n’aurais probablement pas agi autrement et que j’aurais réformé l’ordonnance prise au premier niveau. La vision que l’on a dans une juridiction d’instruction du deuxième degré n’est pas celle que l’on a au premier degré et il est normal que les chambres d’accusation ne suivent pas aveuglément - on l’a assez critiqué - les juridictions d’instruction du premier degré !
Pour ce qui concerne l’affaire Santoni, je répète que l’on a un fonctionnement tout à fait normal des institutions judiciaires, mais il n’est pas inintéressant de constater que cela est perçu, en Corse, comme un élément de dysfonctionnement et comme l’illustration que la juridiction parisienne ne fonctionne pas ou qu’elle favorise tel ou tel mouvement ainsi que vous avez également dû l’entendre dire ; la juridiction parisienne serait favorable au Canal historique, par exemple, et défavorable à d’autres, alors que tout cela n’est évidemment qu’affabulation...
Pour ce qui est des " piètres résultats ", il faut voir un peu ce qu’ils sont : je ne peux pas dire le contraire mais encore conviendrait-il d’en faire une analyse.
D’abord, nombre d’affaires que nous avons à traiter sont, puisque nous sommes dans la sémantique et que vous avez employé le terme " piètres ", " sinistrées " parce qu’elles ont été délocalisées tardivement après que les juridictions locales et les services de police locaux n’ont rien pu faire. Elles nous arrivent donc dans des conditions telles qu’il est pratiquement impossible de redresser la barre et nous nous retrouvons avec des dossiers sur lesquels les perspectives de succès sont pratiquement nulles.
Vous me direz : " Il y a d’autres dossiers dont vous avez eu à connaître ab initio et pour lesquels cet argument ne joue pas ! " C’est exact, et il s’agit de dossiers importants concernant des attentats.
Sur ce point, je peux donner deux arguments : premièrement, un attentat ce n’est pas quelque chose de facile à résoudre, que ce soit en Corse ou ailleurs ; il en est de non corses que l’on n’a pas résolu. Deuxièmement, le problème corse est clairement celui de la porosité généralisée de l’ensemble des services de l’Etat et c’est pourquoi je pense, en termes de stricte efficacité, qu’en l’état actuel des choses, même si je ne la considère pas comme une panacée, seule la centralisation est en mesure de nous permettre de " sortir " des affaires.
Il faut savoir que, par exemple pour l’affaire Erignac, mais cela est vrai pour d’autres, nous ne pouvions pas mettre des écoutes judiciaires en Corse. Je veux dire qu’avec une écoute judiciaire, même très bien gérée, la discrétion ne dépassait pas 48 heures...
Vous me demanderez : " A cause de qui ? " Je vous répondrai : " De tout le monde : les policiers, les services de France Telecom... " On a même essayé, bien que cela coûte très cher, de tirer des lignes jusqu’à Paris de façon à n’alerter ni les services techniques extérieurs de France Telecom, ni les policiers. Nous avons dû mettre certains policiers en garde à vue pour avoir, sur des opérations sensibles, alerté des cibles qu’on devait atteindre 24 heures plus tard, et je pourrais citer beaucoup d’autres exemples car la liste est longue...
Nous nous sommes donc trouvés, notamment dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, où s’agissant d’un enjeu d’Etat nous ne pouvions pas échouer, dans l’obligation d’une part, de prendre des mesures exceptionnelles, y compris au niveau parisien et centralisé, puisque nous savions que certaines personnes avaient des connexions en Corse et qu’elles étaient donc des sources de fuite au sein même de la DNAT, et, d’autre part, compte tenu de ce caractère très particulier des affaires corses, de créer des cellules constituées de trois ou quatre personnes et de monter, au tout dernier moment, des opérations nuitamment. Cela a été le cas pour la dernière phase de l’enquête Erignac dont trois personnes seulement étaient informées. Les fonctionnaires de police de la DNAT n’étaient pas au courant de l’opération et ils n’en ont été avertis qu’une demi-heure avant d’embarquer dans l’avion qui les emmenait en Corse, parce qu’il n’était pas question de prendre des risques et que les fuites pouvaient aussi partir de Paris.
Tel est le climat dans lequel nous nous trouvons et dans lequel nous œuvrons : il faut que vous le sachiez car c’est un élément essentiel. On ne peut pas réussir une affaire, quelle qu’elle soit, sans un minimum de confidentialité. La confidentialité est un facteur nécessaire et quand je vous disais que la coordination avec la Corse, du moins sur le plan judiciaire, s’était fortement améliorée depuis que nous étions dotés de moyens de transmission cryptés - on ne peut pas, en permanence, faire des déplacements physiques - c’est parce qu’il est indéniable que, de part et d’autre, ces moyens ont considérablement servi la coordination parce qu’ils nous donnent l’assurance que les informations transmises de personne à personne ne souffriront pas de fuites.
Les fuites sont un problème important, qui n’est pas nouveau, que nous avons, en réalité, toujours connu sans parvenir à le maîtriser. A cet égard, je crois que l’on a commis ici et là quelques erreurs. De mon point de vue, la corsisation des emplois pose problème : je crois que c’est une erreur, d’une part de placer dans des services de l’Etat et dans la police, des gens natifs de Corse car il est évident qu’ils sont " dans leur bain " et que se produisent des phénomènes et des réactions naturelles qui peuvent entrer en conflit avec les obligations professionnelles, d’autre part de laisser les fonctionnaires trop longtemps en poste sur l’île. Je ne comprends pas qu’en Corse, contrairement à ce qui se passe ailleurs, la règle des trois ou quatre ans, c’est-à-dire la rotation ne joue pas : quelqu’un qui se marie sur l’île y fait souche et y reste cinq, six, huit, voire dix ans.
Je suis convaincu que ce que vous appelez les " piètres résultats " sont imputables au fait qu’en Corse les choses ne fonctionnent pas comme ailleurs et que l’on ne parvient pas, du fait de cette porosité que j’ai stigmatisée au début de mon intervention, à avoir une efficacité opérationnelle comparable à celle que l’on peut avoir sur le continent.
M. le Président : Vous venez de mettre l’accent sur les difficultés relationnelles entre magistrats et autorités de police - je pense au SRPJ ou aux services de la gendarmerie pour lesquels la même analyse vaut sans doute bien que plus nuancée du fait que la " corsisation " dans la gendarmerie est moins forte que dans les services de police pour des raisons qui tiennent évidemment au statut de cette arme - mais comment expliquez-vous, monsieur le juge, qu’au sein de l’autorité judiciaire elle-même une telle méfiance s’exprime lorsque l’on interroge les magistrats, à l’égard des structures parisiennes et, pour dire les choses très clairement, à l’égard des juges antiterroristes ? Là aussi, une coopération est-elle possible entre les juridictions sur place et vos propres services ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je connais ces critiques mais je suis un peu surpris car, comme l’on dit, " les faits sont têtus ".
Nos avons pris des initiatives, coordonnées d’ailleurs avec M. Dintilhac, procureur de la République, pour essayer de démontrer aux juridictions corses que la coopération existait et qu’il n’y avait pas une justice à deux vitesses avec, d’une part Paris qui aurait eu la maîtrise absolue des affaires, et d’autre part, la Corse qui aurait perdu le traitement d’un certain contentieux.
Nous avons effectué plusieurs déplacements et rencontré tous les magistrats. Ainsi que je l’ai signalé tout à l’heure, la coopération au niveau de l’action publique, avec le procureur général et les procureurs de la République est constante. Avec les magistrats instructeurs il est bien évident - et c’est un problème de statut - que nous n’avons pas de contacts sauf si, dans le cadre de deux affaires ayant des points communs, nous avons des liens avec tel ou tel magistrat. Paradoxalement, autant nous pouvons entretenir des liens avec le parquet, autant il est difficile d’en avoir avec les magistrats du siège dans la mesure où chacun a son degré de compétence : je ne vais pas téléphoner à un collègue pour lui exposer ce que j’ai fait, sauf si, bien évidemment, le traitement d’une affaire corse à Paris a des incidences sur le développement d’autres affaires en Corse.
Je considère qu’il faut être très clair aussi sur ce point car le problème de la remontée des affaires parisiennes est un problème qui ne relève pas de notre responsabilité ; nous sommes en aval et nous prenons ce que l’on nous donne. La centralisation qui, je ne vous le cache pas, va en s’accélérant - depuis 1998 pratiquement toutes les affaires sont centralisées - est le fait des parquets et également, que je sache, de la chancellerie, même si cette dernière ne joue peut-être pas officiellement un rôle opérationnel direct.
Globalement, la politique de l’action publique et judiciaire est à l’heure actuelle de centraliser l’ensemble du contentieux des affaires corses à Paris dès lors que les attentats sont considérés comme majeurs ou, en tout cas, prennent pour cibles des symboles de l’Etat.
Tels sont les critères retenus. J’ignore si vous avez entendu Mme Stoller mais elle vous le dira mieux que moi, puisqu’elle est au centre du dispositif mais, pour autant que je sache, cela se fait en harmonie avec les magistrats corses qui sont responsables de l’action publique, qu’il s’agisse du procureur général ou des deux procureurs.
Est-ce une bonne ou une mauvaise pratique ? Je n’en sais rien ! Je pense dans l’absolu qu’il serait bon que les juridictions locales conservent leur propre contentieux, d’autant que la loi de 1986 les y autorise. Je vous assure que nous ne cherchons pas à accaparer les affaires et je pense qu’un certain nombre d’entre elles, disons de moyenne importance, pourraient parfaitement être jugées ou instruites localement.
Pourquoi n’est-ce pas le cas ? C’est parce qu’il y a de bons esprits, et il ne s’agit pas uniquement des magistrats de la 14ème section, qui œuvrent pour qu’il en soit autrement. On considère, pour des raisons de pure efficacité même si les résultats obtenus ne sont pas à la hauteur des espérances, que, compte tenu des difficultés institutionnelles existantes, d’un certain nombre de faits sur lesquels on n’a pas prise - notamment ces problèmes de fuite - il est encore préférable, non pas dans un esprit de jacobinisme mais dans un souci d’efficacité, de gérer la situation depuis Paris dans la mesure où la maîtrise de la sécurité des enquêtes y est relativement meilleure que localement. Je crois que c’est là le problème !
En conséquence, si nous voulons, dans l’avenir, revenir à un système plus équilibré ou en tout cas susceptible de générer moins d’amertume de la part des magistrats locaux - car c’est peut-être également l’origine des doléances, que je comprends au demeurant car il est assez frustrant de voir les affaires vous filer sous le nez et partir à Paris - je crois qu’il faudra reprendre le problème à la base, c’est-à-dire restaurer l’autorité de l’Etat, ce que l’on tente de faire, et mettre en place des instruments qui soient aussi efficaces et fiables que ceux que l’on trouve ailleurs, sur lesquels les magistrats locaux puissent s’appuyer avec des résultats à la clé, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, quelle que soit la bonne volonté des uns et des autres. Je pense à M. Veaux que je connais bien, qui est un fonctionnaire de très haute qualité et qui m’a lui-même recommandé de ne pas téléphoner à quatre ou cinq individus qu’il m’a désignés nommément au motif qu’ils étaient " des moutons noirs ". Pour autant, on ne peut pas vider l’ensemble du SRPJ en huit jours, quinze jours ou trois semaines ; cela prend du temps et c’est normal !
Il y a donc des réalités qu’il faut appréhender et je pense qu’avec le temps, parce que cela va prendre du temps, et avec une volonté résolue, - l’on peut faire confiance à M. Chevènement pour cela - les choses peuvent changer de façon significative, mais aujourd’hui nous nous trouvons dans une situation, il est vrai un peu délicate.
M. le Rapporteur : Je suis assez heureux de vous trouver dans cet état d’esprit étant donné les impressions que nous avons ressenties en Corse. Si je comprends parfaitement les raisons qui amènent à centraliser le traitement des affaires, il est vrai qu’il n’y a rien de plus démobilisateur pour des forces de police locales que de voir qu’on ne leur fait pas confiance, qu’on leur demande de recueillir des informations sans qu’elles aient, par la suite, d’indications sur la façon dont ces informations sont traitées. Je pense cependant que cette centralisation qui, encore une fois, peut se comprendre aujourd’hui, atteint ses limites, devient elle-même source de dysfonctionnement et peut créer des conflits ou des tensions
– c’est du moins ainsi que je le ressens - entre les services locaux et les structures nationales.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je voudrais rectifier vos propos lorsque vous prétendez que la centralisation " atteint ses limites ". Moi qui me trouve sur le terrain depuis vingt ans, je pense que, franchement non, ce n’est pas le cas !
La centralisation est arrivée à ce point d’efficacité qu’elle fait, à l’heure actuelle, je vous le dis sans flagornerie, l’objet de l’admiration d’un certain nombre de pays étrangers.
M. le Rapporteur : Je ne parle que de la Corse !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Et si les pouvoirs publics ont décidé de centraliser, c’est parce qu’ils sont conscients que pour obtenir un minimum de résultats, c’est une nécessité.
M. le Rapporteur : Monsieur Bruguière, prenons un exemple précis : l’affaire de Spérone ; c’est la première fois - c’est du moins ainsi que les choses nous ont été présentées - que l’on a arrêté un commando lourdement armé qui allait commettre un attentat. Or, cette affaire, nous le savons, n’a pas abouti sur le plan judiciaire. Cela crée une forte interrogation et, de ce point de vue, les services locaux, ont beau jeu de nous dire : " Voilà un exemple précis où la centralisation n’a manifestement débouché sur rien ! ".
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Voilà un très bon exemple de désinformation ! Je suis très content que vous l’ayez cité car, et cela est grave, la désinformation prend le dessus. En effet, est-ce que l’on vous a dit que le dossier de l’affaire de Spérone avait été totalement sinistré sur le plan judiciaire ?
Nous sommes quand même dans un Etat de droit où l’on ne peut pas faire n’importe quoi alors que l’on a tendance à dire qu’en Corse, au nom de la corsitude, on pourrait violer allègrement les règles de droit. Quand un corse, dont je ne livrerai pas le nom, vous dit, par procès-verbal : " Depuis 1988, je ne fais pas de déclaration d’impôts parce que j’estime que l’Etat n’a pas été correct à mon égard " et que rien n’a été fait depuis cette date au ministère des Finances, vous ne pouvez pas ne pas vous interroger, en tant que magistrat, sur l’application de l’Etat de droit en Corse !
Pour revenir à l’affaire de Spérone, il faut savoir qu’elle s’est fait dans un cafouillage local tel, avec une intervention de la police et de la gendarmerie - les gendarmes devant intervenir ne sont d’abord pas intervenus, puis sont intervenus - et des saisies faites en dépit du bon sens puisque l’on a confisqué l’ensemble du stock d’armes pour les mettre dans un grand sac sans que l’on dresse le moindre procès-verbal, que le dossier aurait dû être totalement annulé.
Mme Le Vert qui est en charge de l’affaire, a mené un travail de bénédictin pour essayer, en reprenant chaque élément, en entendant individuellement tous les gendarmes qui étaient intervenus, de reconstituer le dossier avec les problèmes de procédure qui en ont légitimement résulté, les demandes d’annulation etc.
Vous savez, une affaire qui part mal est en général une affaire qui n’aboutit pas : c’est valable en droit commun comme en matière de terrorisme. Les constations des deux premiers jours, voire du premier jour, sont essentielles : Je crois qu’il faut aussi que nous ayons cette culture anglo-saxonne qui nous fait défaut aujourd’hui, je suis le premier à la revendiquer, et qui consiste d’abord à sortir de la culture de l’aveu qui est malheureusement ancrée dans la mentalité française et plus généralement latine, ensuite à adopter une justice fondée davantage sur des éléments de preuve matériels, ce qui est autrement plus confortable : si vous avez un ADN positif ou des empreintes digitales, il est évident que vous disposez d’arguments beaucoup plus solides pour défendre votre dossier, indépendamment des déclarations de tel ou tel.
Cela suppose que, lors de ce que l’on appelle l’examen de la scène de crime, il y ait un périmètre de protection, que des spécialistes se déplacent, comme cela se fait à l’étranger, que l’on gèle la situation et qu’on la gère de façon minutieuse comme c’est le cas dans un site archéologique où l’on ne piétine pas le terrain et où l’on observe certains protocoles.
A Spérone, cela a été " la pétaudière " si vous me permettez l’expression.
M. Jean MICHEL : C’était volontaire ou pas ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je crois que ce n’était pas volontaire. Il faudrait poser la question à Mme Le Vert car je n’ai pas traité le dossier mais je crois que tout a résulté d’un cafouillis avec probablement - ce sont des rumeurs donc je préfère me montrer prudent - des ordres et des contrordres d’intervention : on aurait dit aux gendarmes de ne pas revenir mais d’autres unités sont arrivées... Bref, il y a eu une très mauvaise gestion de l’opération.
M. le Rapporteur : On sait que cette affaire est intervenue au moment où il y avait des discussions, semble-t-il, entre certains émissaires du Gouvernement ou du ministère de l’Intérieur et certaines branches du mouvement nationaliste - je crois que c’était le FNLC-Canal historique - et qu’il y avait donc aussi cette composante en toile de fond...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Permettez-moi d’intervenir. Ces agissements se passent en amont de notre action et c’est précisément ce que nous déplorons ! Vous revenez ainsi à ce que je mentionnais tout à l’heure, à savoir le climat délétère créé par toutes ces interventions souterraines ou non, réelles ou non, et qui alimentent cette psyché des corses quand ils prétendent : " De toute façon, vous n’êtes que des pantins, la réalité se décide place Beauvau ou rue de Varenne... " alors que ce n’est pas le cas !
Ce climat auquel vous venez de faire allusion perdure depuis des années, et nous qui ne le prenons pas en compte, qui ne pouvons pas le prendre en compte et qui nous situons en aval, nous devons gérer la situation avec un code de procédure pénale qui est quand même rigoureux et avec des sanctions de la chambre d’accusation.
Nous sommes en fin de chaîne, nous sommes les fusibles et bien évidemment sujets à critiques car c’est nous qui menons l’action la plus visible - heureusement ! - puisque nous nous mouvons dans la transparence, dans la clarté et dans le contradictoire, ce qui n’est souvent pas le cas en amont !
M. le Président : Pour citer un autre dossier, monsieur le juge, dans l’affaire de Tralonca, ce n’est pas en amont que les choses se sont passées : des renseignements ont été fournis à l’autorité judiciaire par les services de gendarmerie sur certaines personnes qui avaient participé à cette réunion clandestine. Dans ces conditions, comment expliquez-vous que la justice, plus précisément le parquet, n’ait pas réagi ? Comment expliquez-vous cette inertie ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Que les choses soient claires ! La justice ou plus exactement - employons les mots justes - le juge judiciaire a été saisi, il y a très peu de temps. L’ouverture de l’information est récente : elle date de neuf ou dix mois. Nous n’étions pas saisis du dossier, et je ne le dis pas pour me défiler, ce n’est pas mon style.
Vous me demandez pourquoi. Je n’en sais rien ! C’est un problème d’action publique et l’action publique, surtout en Corse, est quand même en grande partie pilotée
– ou l’était en tout cas, mais je pense que c’est encore le cas - depuis la place Vendôme. Je vous vois plus hésitants...
M. le Rapporteur : Je ne suis pas certain que nous soyons d’accord sur cette appréciation !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Moi je vous dis ce que je sens. Je ne porte pas un témoignage puisque, en l’occurrence, je ne suis témoin de rien.
M. Franck DHERSIN : Cela ne vous plaît peut-être pas, mais c’est ce qu’il pense !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je pourrais parfaitement vous répondre que je n’ai rien à vous dire parce que je ne sais rien là-dessus ! Nous avons été saisi tardivement de l’affaire et nous avons fait le maximum, je peux vous l’assurer.
Je répète que l’information judiciaire qui est un acte du parquet a été ouverte très tardivement, très très tardivement.
Comme je ne voulais pas encourir le reproche d’enterrer Tralonca, nous avons fait le maximum mais nous ne possédons pas d’élément de preuve déterminant si ce n’est que l’on a trouvé une camionnette louée par untel. Il faut bien prendre conscience que nous sommes obligés de monter les dossiers, de faire en sorte qu’ils arrivent à leur terme et qu’il n’y ait pas de relaxe, sinon on dénoncera la faillite de la juridiction parisienne ! Quand les dossiers sont mal ficelés dès le départ, mieux vaut faire le maximum et ensuite aboutir à un non-lieu...
Par conséquent, l’affaire de Tralonca fait partie de ces dossiers qui ne sont pas promis à un avenir brillant : c’est évident compte tenu du fait que nous n’avons pas ou peu d’éléments de preuve.
Je vous vois sourire, monsieur le Président, mais je crois que c’est important ! Nous ne cherchons pas, ni moi, ni les autres, à éluder nos responsabilités : nous nous trouvons simplement - et je reviens à mon propos antérieur - dans des situations très inconfortables où nous sommes saisis d’affaires - et pour les juges locaux ce serait pareil - sans disposer des conditions maximales pour réussir, soit parce que les saisines sont anormalement tardives, soit parce que nous avons des difficultés à faire travailler des agents dont nous ne sommes pas sûrs.
Cela étant, soyons clairs, sur la Corse, nous avons travaillé et nous travaillons toujours avec des fonctionnaires du SRPJ qui sont de très haut niveau et de très grande qualité et qui sont aussi sûrs, en termes de fiabilité, que des fonctionnaires de la DNAT.
M. Robert PANDRAUD : Il est vrai que le terrorisme perdure en Corse et que l’on n’en voit pas la fin.
Je vais vous poser quelques questions tout à fait iconoclastes en rappelant d’abord qu’un terrorisme de cet ordre vit avec des espoirs de lois d’amnistie, de procédures judiciaires, d’actions des avocats etc. Il bruit d’impatience en voyant d’anciens terroristes installés au plus haut niveau de certains Etats et vous savez pertinemment qu’ils rêvent d’Arafat, de Begin ou du responsable de l’UCK et de mener des discussions comme en conduit l’ETA ou l’IRA en se disant : " Pourquoi pas nous ? ". Ils le disent publiquement devant le Premier ministre, ce qui leur donne bonne conscience et ce qui permet d’utiliser les " soldats perdus "...
Je voudrais savoir qui dirige la lutte antiterroriste sur le plan local : le préfet ou le procureur général ? Sait-on qui fait quoi en la matière ? Je vais plus loin : avez-vous l’impression que le Gouvernement quand il prend une décision quelconque ou quand il amorce une politique, fût-elle même un revirement par rapport à la politique précédente, est obéi et suivi jusqu’au bout, jusqu’au golf de Spérone ou au cœur des montagnes de Tralonca ?
Par ailleurs, avez-vous l’impression qu’il y ait, en Corse, un chef d’orchestre du terrorisme, ou qu’il s’agit, comme cela a été le cas en Algérie ou ailleurs, de groupuscules qui sortent de temps en temps mais qui mènent leur vie propre ?
Enfin, j’en arrive à ma dernière question pour laquelle, monsieur le juge, je ne vous demanderai pas de réponse, j’ai la mienne et elle n’engage que moi : pensez-vous que nous arriverons jamais à vaincre le terrorisme en Corse ou en d’autres régions de France par des procédures judiciaires ? Personnellement, je ne le pense pas et la seule méthode efficace que je connaisse, c’est l’internement administratif qui n’est pas attentatoire à l’Etat de droit. Pourquoi après tout, et en vertu de quelle légitimité, un juge d’instruction, installé à Ajaccio - je ne parle pas de vous - aurait-il plus de pouvoir sur la liberté individuelle que n’en aurait un sous-préfet alors qu’ils ont passé les mêmes concours administratifs ? L’un est plus indépendant et, par conséquent, plus dangereux et l’autre contraint de rendre des comptes aux autorités nationales !
Telle est mon opinion et je pense que dans dix ou quinze ans, quels que soient les accords que l’on puisse passer, les problèmes demeureront. Vous comprenez bien que si ceux qui ont été amnistiés - et Dieu sait, vous vous en souvenez, s’ils étaient nombreux à avoir été arrêtés avant 1980 et avant 1988 - avaient été internés dans des camps, la question aurait été résolue plus rapidement.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je vais répondre à vos deux premières questions car pour ce qui est de la dernière, je peux vous dire que je ne partage pas votre point de vue...
M. Robert PANDRAUD : Je m’en doutais !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : ...parce que je considère que dans un Etat de droit, il faut absolument respecter la légalité, y compris en termes d’efficacité. La preuve en est que les Britanniques avec la loi spéciale sur l’Irlande du nord, qui est une loi tout à fait dérogatoire et qu’aucune législature n’aurait, en France, osé voter, n’ont pas réussi à résoudre le problème qui s’est réglé politiquement ! Je pense que le problème de la Corse devrait pouvoir se régler également sur le terrain politique car c’est, selon moi, la seule manière de s’en sortir.
En outre, puisque l’on élargit le débat, j’observe une chose : alors que nous sommes dans un environnement international où l’ensemble des mouvements séparatistes ont compris que la lutte armée était une impasse et tendent tous, plus ou moins, qu’il s’agisse de l’IRA ou de l’ETA, à trouver un consensus pour sortir de l’ornière par la voie politique, tel n’est pas le cas en Corse... Je pense donc qu’il est important de mener une réflexion politique dans le sens noble du terme, et que la répression n’est qu’un petit élément dans la résolution du problème, car en Corse, moins qu’ailleurs, la répression judiciaire ou la répression tout court n’est la panacée et l’on ne sortira pas du problème uniquement par cette voie. Cela étant dit, on ne peut bien sûr rester sans réagir face à des attentats ou à des actes de violence et la justice ne peut pas rester inerte.
J’en arrive à votre question tendant à savoir qui dirige en Corse : que je sache, l’action publique est quand même conduite par la justice, par le parquet général et le procureur général ! Il est évident que, compte tenu du caractère insulaire et des particularismes corses, le préfet de région à une épaisseur et un rôle peut-être plus important que celui de Franche-Comté et qu’il a un certain nombre d’obligations à remplir, ce qui explique qu’il apparaît davantage au premier plan qu’un autre, mais ce n’est pas - je le dis clairement et fortement - de la responsabilité d’un préfet, même du préfet de police, de conduire l’action judiciaire et l’action publique. A cet égard, il faut éviter les mélanges de genres qui sont générateurs de troubles et de difficultés et ne vont en aucun cas dans le sens de la résolution des problèmes.
M. Robert PANDRAUD : C’est parce que l’on nous dit - et cela risque d’être transcrit dans un texte législatif - que la chancellerie ne donne plus d’instructions aux parquets, que je vous posais la question de l’autorité gouvernementale.
Je suis d’accord avec vous concernant les limites de l’action du préfet dans le cadre d’un Etat de droit mais puisque maintenant les procureurs interviennent sur le plan des affaires individuelles - or tout cela n’est rien d’autre qu’une collection d’affaires individuelles - je m’interroge pour savoir qui commande. Vous voyez bien où je veux en venir en regrettant totalement que l’on n’ait pas un parquet hiérarchisé sous la responsabilité politique du Garde des sceaux...
M. le Président : N’ouvrons pas ce débat, il a déjà eu lieu et il est momentanément tranché !
M. Robert PANDRAUD : Oui, mais on en voit les résultats !
M. Yves FROMION : Pour ma part, je poserai deux questions.
Premièrement, monsieur le juge, quel regard portez-vous sur l’affaire Erignac
– je veux parler de l’enquête sur l’assassinat du préfet ? Comment expliquez-vous que Colonna court toujours ?
Deuxièmement, quel regard portez-vous sur l’affaire Bonnet, c’est-à-dire de l’intrusion du politique ou du gouvernemental dans les affaires corses avec une très grande " épaisseur ", pour reprendre votre terme et ne pas dire une très grande pesanteur ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je suis un peu petit peu gêné pour répondre à cette dernière question parce que j’ai le sentiment qu’elle a un caractère très politique. Je préférerais donc que l’on affine les questions avant d’y répondre car n’ayant pas à porter de jugement global sur " la pesanteur " de M. Bonnet, ni de regard ou d’appréciation politique à porter sur son action, je m’interdis de le faire.
Si vous me posez des questions précises sur tel ou tel point, je vous y répondrai, mais je vous dis tout de suite que j’ai connu M. Bonnet et que j’ai eu avec lui des relations tout à fait normales sur le plan fonctionnel.
Pour ce qui est de mon regard sur l’affaire Erignac, il est difficile de savoir ce que vous entendez par-là. Moi, la seule chose que je vois, c’est que cette affaire a représenté plus d’une année de difficultés, de travail acharné et d’inquiétudes pour le résultat que l’on connaît à la clé. Je constate aussi que si nous avons réussi, ainsi que je le disais tout à l’heure, c’est parce que nous avons fonctionné dans le cadre d’une orthodoxie procédurale très stricte, c’est-à-dire en évacuant tout ce qui pouvait être tentant mais qui était dangereux, à savoir les renseignements, les actions périphériques, si tant est que l’on puisse les percevoir, et en restant dans le cadre d’une action judiciaire conduite par nous avec la DNAT prioritairement, mais je le répète avec un support et un soutien sans faille et très harmonieux du SRPJ d’Ajaccio qui a très bien fonctionné, du moins du temps de M. Veaux ; je n’en dirai pas autant pour les mois qui ont précédé sa prise de fonction.
J’ajoute que tout cela s’est passé dans un environnement très hostile, notamment de la part de la presse qui nous a nui : certains organes ont joué contre l’enquête et je dirai contre l’Etat par des fuites orchestrées qui auraient dû normalement torpiller définitivement ce dossier et avoir pour effet qu’il ne sorte pas.
Nous sommes arrivés à nos fins, effectivement, grâce à un facteur chance, mais la chance ça se construit par un travail minutieux, technique, notamment par ces fameuses études de facturation détaillée - qui ne sont pas des écoutes téléphoniques. Nous avions pris soin à titre conservatoire dès le lendemain de l’attentat, de geler l’ensemble du trafic téléphonique sur la Corse car il faut savoir que les gestionnaires, que ce soit France Telecom, Bouygues ou SFR, ne gardent la facturation en mémoire informatique que pendant six mois ou parfois trois mois, faute de pouvoir la stocker ; passé ce délai ils la détruisent, ce qui nous a conduits à leur demander de la transférer sur disque dur, de manière à conserver la mémoire de tout le trafic téléphonique filaire ou par portable sur l’ensemble de la Corse.
C’est ce qui nous a permis de réaliser ce travail gigantesque - et là, je dois rendre hommage à SFR mais surtout à France Telecom qui n’a pas épargné sa peine pour nous aider - qui a pris des mois car il concernait des milliers et des milliers de lignes et qu’il était d’autant plus compliqué que la gestion des portables n’est pas centralisée mais relève d’organismes privés délégués par les opérateurs pour gérer les réseaux, ce qui suppose quatre ou cinq réquisitions par numéro et prend énormément de temps. Je le précise à l’intention de ceux qui demandent pourquoi les résultats se sont fait attendre.
M. Jean MICHEL : Et Colonna ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je ne comprends pas que l’on s’interroge partout sur le problème Colonna. Nous n’avons eu la preuve de son implication judiciaire qu’entre le deuxième et le troisième jour de la garde à vue, qui d’ailleurs a été très riche. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là, quand nous sommes allés le chercher, que nous avons appris qu’il n’y était plus, qu’il était allé conduire ses moutons dans les pacages et qu’il avait disparu !
Par conséquent, pour moi, il n’y a pas d’affaire Colonna, en ce sens qu’il n’y a pas eu de scandale, ni d’interventions pour favoriser sa fuite, si ce n’est les mécanismes locaux : à partir du moment où on a pu savoir que Colonna était impliqué ou que lui-même a pu comprendre qu’il pouvait être inquiété, sans que quelqu’un l’en ait informé directement, - je ne veux pas dire que lui ou son père a reçu un quelconque appel d’un fonctionnaire lui recommandant de se mettre au vert, sauf si l’on m’apporte la preuve contraire - il a adopté un comportement très classique, avec peut-être une légère anticipation du fait qu’en Corse les choses vont plus vite et que l’information circule plus rapidement : il a pris le maquis : c’est tout !
J’ai le sentiment qu’il est toujours en Corse, mais je n’ai pas d’informations particulières et si j’en avais, je ne vous les donnerais pas : je vous le dis tout de suite pour que les choses soient claires !
M. le Président : Nous n’en avons pas besoin ! Il n’est pas forcément utile que nous sachions où se trouve M. Colonna.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Exactement ! Pour moi, il n’y a pas d’affaire Colonna, il n’y a pas eu de dysfonctionnement au sujet de la fuite de Colonna.
M. le Rapporteur : On nous a tout de même indiqué qu’un article du journal Le Monde avait été faxé en Corse. Je ne sais pas si vous détenez cette " information " ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Non !
M. le Rapporteur : Le Monde a publié le vendredi, je crois, un article qui, semble-t-il, désignait très clairement Colonna et qui aurait été transmis en Corse. Une chaîne de télévision aurait, à partir ce cet article, fait une interview de Colonna le samedi matin, si j’ai bien compris ; dès lors, l’information était devenue publique !
Que pensez-vous du rôle de la presse dans cette affaire ?
Par ailleurs, la presse a publié un certain nombre de documents, sans parler des livres consacrés à l’enquête ; ainsi Le guêpier corse, qui vient de sortir, comporte énormément de documents, beaucoup plus d’ailleurs que n’en détient la commission, ce qui tend à prouver qu’un certain nombre de gens ont pu se les procurer alors que seules trois ou quatre personnes y avaient accès : je pense, par exemple, au rapport Marion de décembre 1998. Comment l’expliquez-vous ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : C’est une très bonne question !
M. le Rapporteur : Je ne mets en cause personne mais il y a des documents dont on pense qu’ils ont dû être extrêmement protégés, et cela dépasse le problème du SRPJ local ou de la corsisation des emplois...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Je suis à cent pour cent d’accord avec vous ! La fuite du rapport Marion n’est pas une fuite corse mais une fuite opérée sur le continent.
S’est-elle faite à Paris ou ailleurs ? Je l’ignore mais il est incontestable qu’elle ne s’est pas produite en Corse et c’est pourquoi, comme je le disais tout à l’heure, le problème de la porosité, s’il sévit de façon importante en Corse, existe également à l’échelon parisien. Il est certain que la fuite du rapport Marion, qui n’est pas une fuite accidentelle, et l’exploitation qui en a été faite ont eu un effet très négatif.
Cela étant, ce qui a eu un effet encore plus négatif, c’est l’article du journal Le Monde sur ce qu’il est convenu d’appeler " les notes Bonnet ", d’autant plus qu’il a été publié à une époque où nous n’étions pas prêts de conclure...
Personnellement, je ne comprends pas qu’un organe de presse responsable et aussi responsable que Le Monde ait accepté de publier ce genre de choses ! En termes de déontologie, je peux vous assurer qu’aucun journal anglo-saxon n’aurait agi de cette façon.
M. Jean MICHEL : Quand vous dites " responsable " vous parlez au passé...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui ! Ma conviction profonde est que Le Monde, son rédacteur ou certains lobbies ont cherché délibérément, - je dis bien délibérément - sachant que l’enquête progressait, à tout faire pour qu’elle ne sorte jamais ! Ce journal a joué contre l’Etat ! C’est mon sentiment profond et c’est ma responsabilité de le dire : je répète que Le Monde a joué contre les intérêts supérieurs de l’Etat par une manœuvre délibérée et perverse tendant à faire en sorte que cette enquête n’aboutisse jamais.
M. le Président : Vous me permettrez, monsieur Bruguière, de compléter votre commentaire par une autre approche des choses.
Je partage votre point de vue, évidemment, sur la responsabilité de la presse mais, à force de voir certains services utiliser la presse - je pense à certains responsables de la DNAT, voire à certains magistrats qui savent aussi utiliser la presse à des fins dont je ne comprends pas toujours l’objectif si ce n’est de valoriser ou de tenter de valoriser leur travail - ne peut-on pas estimer qu’il s’agit là d’un " retour de bâton " ?
On ne peut pas jouer avec la presse en lui demandant de respecter scrupuleusement des règles morales ou déontologiques quand, soi-même, on se sert d’elle alors que, dans un certain nombre de cas, je ne vois pas quelle est l’utilité de le faire !
Je vais être très précis : je déplore, personnellement, que M. Marion, responsable de la DNAT, se complaise dans des déclarations publiques qui nuisent finalement au service qu’il dirige. Je ne suis pas sûr que la mise en scène orchestrée pour la reconstitution de l’assassinat du préfet Erignac ait été bien perçue, surtout quand on connaît la manière dont elle s’est soldée : on peut parler de reconstitution manquée puisque les intéressés ont refusé de s’y prêter.
Je tempère un peu votre propos parce que, si je comprends la gravité de ce que vous nous dites à l’égard du journal Le Monde que je ne défends pas - je suis le premier à dire que, parfois il se comporte d’une manière irresponsable - je crois qu’il convient tout de même de nuancer quelque peu : nous sommes ici devant une commission d’enquête, donc essayons de voir les choses avec objectivité...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout à fait, je crois que c’est important !
Je voudrais bien préciser que mes critiques à l’égard du journal Le Monde portent exclusivement sur cet article et pas sur autre chose ! Qu’un organe de presse ou que des organes de presse - que ce soit la presse audiovisuelle ou écrite - émettent des critiques, c’est la moindre des choses dans un Etat de droit - et Dieu si nous avons été critiqués, et moi plus que personne et pas uniquement sur les affaires corses !
Que je sache, je n’ai jamais répondu. Puisque l’on parle de médiatisation, vous ne trouverez jamais d’interview de ma part, de réactions de ma part - et Dieu sait combien j’ai été critiqué notamment sur les affaires Chalabi, dont on sait aujourd’hui que si elles n’avaient pas eu lieu, on aurait probablement eu une campagne d’attentats : c’est établi et même reconnu par les avocats qui étaient présents.
Nous avons des responsabilités, nous menons une action importante qui est politique, dans le sens étymologique du terme, dans la mesure où elle concerne la vie de la cité. Je trouve normal, et j’accepte, que nous soyons critiqués même si c’est parfois très inconfortable et déstabilisant, surtout quand, malgré les difficultés de notre mission, il ne se trouve aucune voix d’où qu’elle vienne, y compris des pouvoirs publics, pour tempérer les choses et tenter de donner un sentiment plus positif.
Quant à Marion, c’est Marion ! Je ne suis pas comptable de sa médiatisation ! Pour autant, je ne vous cache pas que je rejoins votre point de vue et que je considère qu’aucun agent de l’Etat n’a de légitimité pour se valoriser lui-même : c’est là l’apanage des élus de la Nation qui ont à rendre compte de leur mandat devant les électeurs, ce qui n’est pas notre cas !
Que la presse commente notre action en termes positifs ou négatifs, il me paraît difficile qu’il en aille autrement. Pour être clair puisque vous parlez des magistrats, je sais que l’on me reproche d’être très médiatisé mais, que je sache, on me médiatise ! Je n’accorde jamais d’interviews directes et je vous mets au défi, les uns et les autres, d’en trouver une !
Pour parler maintenant de la reconstitution, cette dernière ne pouvait pas, juridiquement, ne pas se faire. Elle était essentielle parce que dans toute affaire criminelle, il faut une reconstitution. Nous avions une contrainte de temps du fait que l’on approchait de la période estivale et qu’on ne pouvait pas l’organiser trop tard afin de ne pas perturber la saison touristique en Corse. On aurait pu décider de la reporter à octobre ou novembre, mais nous n’avions pas de raisons de la différer dans la mesure où, d’une part les faits étaient déjà eux-mêmes anciens et où d’autre part, les personnes interpellées se trouvaient dans de bonnes dispositions d’esprit puisqu’elles avaient reconnu leur participation, y compris devant nous, et qu’elles étaient prêtes à matérialiser les faits. Cette reconstitution était d’autant plus importante que Colonna était dans la nature et que nous pouvions raisonnablement penser que nous pourrions mettre la main sur lui assez rapidement.
Nous avions donc toutes les raisons judiciaires de procéder à cette reconstitution. Il est évident que faire une reconstitution en Corse, ce n’est pas faire une reconstitution à Mantes-la-Jolie, et que cela suppose l’engagement de moyens de sécurité très importants qui ont été demandés mais aussi voulus par les pouvoirs publics et l’ensemble des acteurs.
La mobilisation de ces moyens s’est traduite par un déplacement très lourd, très visible qui, me disiez-vous, s’est soldé par un échec. A cela, je vous réponds : non ! Une personne mise en examen a tout à fait la possibilité de dire au dernier moment qu’elle refuse de participer, de même qu’elle peut toujours refuser de répondre aux questions. C’est vrai qu’il y a eu une espèce de manipulation et que la défense a joué là-dessus, mais elle se rend compte maintenant qu’elle ne peut plus réclamer une reconstitution, qu’il n’y en aura plus jamais et qu’elle se trouve coincée, ce dont je crois elle se mord un peu les doigts !
Quoi qu’il en soit, nous ne pouvions pas ne pas faire la reconstitution. Il ne s’agissait donc pas d’une " opération-spectacle " mais d’une opération indispensable, qui ne pouvait malheureusement pas se dérouler dans la discrétion - ce que j’aurais, moi, préféré - parce qu’elle nécessitait la mise en œuvre de moyens importants pour assurer le maintien de l’ordre et qu’elle devait, pour des raisons d’efficacité, intervenir avant la saison estivale, c’est-à-dire avant le mois de juillet.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Juste un mot pour revenir sur les rapports entre l’échelon central et l’échelon local : M. Marion, devant la commission, nous a dit que M. Dragacci avait informé le père d’Yvan Colonna du fait que son fils allait être recherché.
C’est une information évidemment gravissime et très choquante sur le fonctionnement des services. Est-ce que cette information vous est parvenue ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Non.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Maintenant qu’elle vous parvient, quelles sont les conséquences que vous en tirez ou les conclusions sur l’organisation des services qu’elle vous inspire ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout d’abord, M. Dragacci n’est plus à la tête du SRPJ, comme vous le savez. Ensuite, je ne connaissais pas cet élément : vous me l’apprenez.
Enfin, si je l’avais su, je me serais interrogé : s’agit-il de rumeurs...
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Cela a été déclaré devant une commission d’enquête qui n’est d’ailleurs pas le bon interlocuteur puisqu’il y a un parquet...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : ...s’agit-il de rumeurs ou d’éléments fondés justifiant l’établissement d’un procès-verbal qui, s’il avait été transmis aux magistrats que nous sommes, aurait à l’évidence entraîné une réaction de notre part ? Il est évident que l’on ne peut pas ne pas réagir - et nous l’avons déjà fait - devant des actions qui sont le fait d’un ancien fonctionnaire ou même d’un particulier et qui tendent à favoriser la fuite ou la clandestinité d’une personne recherchée.
Or, je peux vous dire que je n’ai, dans mon dossier, aucun rapport, aucun élément qui puisse justifier une quelconque réaction de notre part sur ce point précis.
M. Yves FROMION : Monsieur le juge, en vous posant ma question sur l’affaire Bonnet, mon but n’était pas de provoquer des propos qui, effectivement, ne sont pas ceux que l’on attend de vous, mais simplement de savoir, puisque vous avez évoqué depuis le début de votre intervention des phénomènes de porosité qui encouragent la centralisation - j’allais dire le cloisonnement - des affaires dans une mesure qui peut même être jugée excessive, si vous ne pensez pas que la démarche d’un préfet s’entourant de quelques fonctionnaires et prenant en main le traitement d’affaires qui n’allaient pas assez vite à son goût, participe d’un certain dérapage ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Si effectivement cela s’est produit comme je le crois - je le crois, je n’en ai pas la preuve - il s’agit à mes yeux d’un dérapage car ce n’est pas le rôle d’un préfet de s’occuper de l’action publique et d’affaires judiciaires, même si l’environnement n’est pas favorable et s’il a le sentiment que les affaires n’avancent pas. Ce n’est pas sa responsabilité : la responsabilité d’un préfet est, s’il est destinataire d’une information, de la transmettre immédiatement à l’autorité judiciaire.
M. Jean MICHEL : C’est ce qu’il a fait !
M. le Président : Oui, c’est ce qu’il semble avoir fait ! Disons les choses très clairement, au travers des témoignages que nous avons entendus ici, il semblerait que vous soyez mis en cause pour le caractère tardif de votre réaction à la suite des informations qui vous ont été fournies...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Non, non !
M. le Président : Je ne fais que transmettre !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, mais nous sommes devant une commission d’enquête parlementaire et je ne peux pas accepter ce genre de mise en cause ! Je suis dans l’obligation de répondre à ce que vous me dites puisque je considère que la commission me met en cause.
M. le Président : Non, nous ne faisons que transmettre ce que nous avons entendu ici et vous n’êtes absolument pas mis en cause par les membres de la commission ! Permettez-moi de vous dire que nous souhaiterions précisément que vous répondiez à ces déclarations parce que certains peuvent, à bon droit, considérer que cette mise en cause est injuste.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Pour que cela soit bien clair, je vais vous dire exactement comment les choses se sont passées : je n’ai jamais été destinataire des " notes Bonnet " ! Jamais et si l’on vous a dit le contraire, c’est qu’on vous a menti : je ne les ai jamais eues !
Comment les choses se sont-elles passées ? Le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, que je connais bien, est venu me voir au mois de novembre, pour me dire qu’il avait des informations importantes à me communiquer. Il est venu me voir et il m’a transmis verbalement des informations concernant l’affaire Erignac. J’ai demandé à M. Dintilhac quelle était l’origine de ces informations et il m’a répondu qu’il n’avait pas le droit de me le dire.
J’ai alors déclaré, parce que j’avais quand même quelques idées : " C’est important pour le fonctionnement de la République : s’agit-il d’une source privée ou institutionnelle ? ". Il m’a répondu : " Je t’assure que ce n’est pas une source institutionnelle ". J’en ai donc déduit que c’était une source privée.
Cela veut dire une chose : que le procureur de la République, soit de sa propre initiative, soit sur instruction, m’a occulté l’origine de ces informations et surtout a tenté de faire accroire qu’elles ne provenaient pas d’un représentant de l’Etat ou d’une personne appartenant à une institution de la République. Il a ajouté : " Je ne te donnerai aucune information sur le canal par lequel ces éléments me sont parvenus, en tout cas, ce n’est pas un canal institutionnel ", ce qui est faux !
Je me suis donc trouvé en présence d’une information verbale qui a ensuite donné lieu à un " blanc ", fait par M. Dintilhac lui-même, non signé et non daté, édulcoré, en ne sachant pas précisément si l’informateur était privé. Je me suis même posé la question de savoir si la gendarmerie n’était pas derrière. Je devais donc, dans un contexte délicat, évaluer la validité d’une information dont je ne connaissais ni l’origine, ni le canal.
Ce n’est que par la suite, lorsque les " notes Bonnet " sont sorties au mois de janvier, que, reliant les deux, j’ai pris conscience que les contenus étaient identiques et que ce que l’on m’avait donné n’était rien d’autre que lesdites notes ! Ma réaction tardive tient au fait qu’étant destinataire de ces éléments, il m’a fallu impérativement faire une évaluation personnelle, compte tenu de l’étrangeté de la procédure suivie : le procureur de la République en personne vient me voir dans mon bureau - ce qui est déjà une démarche assez atypique - pour me transmettre des éléments non sourcés alors qu’il ne doit transmettre que des éléments sourcés...
Par conséquent, lorsque j’ai vu - parce qu’il faut aller jusqu’au bout des choses - une dépêche de l’AFP, signée par M. Vigouroux, directeur de cabinet de Mme Guigou, disant que les notes Bonnet avaient été transmises au juge en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, - je crois que c’est ce qui a été dit, cela m’a inspiré deux réflexions : premièrement, que l’utilisation de l’article 40 n’était pas pertinente, puisque cet article oblige tout fonctionnaire ou tout citoyen à révéler à l’autorité judiciaire un fait susceptible de recevoir des poursuites - tel n’était pas le cas, en l’occurrence, puisque la justice était saisie - et deuxièmement, en tout état de cause, qu’il n’y avait pas eu de transmission officielle, sans quoi elle se trouverait au dossier et que M. Dintilhac aurait alors dû me transmettre officiellement les " notes Bonnet " avec la mention " transmis à toutes fins utiles ".
M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que M. Dintilhac ne vous ait pas donné la source ?
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Il y a deux explications : ou il a agi proprio motu ou il a agi sur ordre, c’est-à-dire qu’on lui a demandé, à un échelon supérieur de la chaîne hiérarchique, d’occulter un certain nombre de choses au juge. Or, j’observe que M. Vigouroux, directeur de cabinet, était au courant de ces notes selon ses propres dires, et qu’elles sont passées par lui, ce qui semble pour le moins surprenant quand on sait que l’action publique n’est pas conduite par le Garde des sceaux et encore moins l’action de la justice...
Si je vous le dis, c’est parce qu’il y a eu une dépêche de l’AFP car je me fonde, moi, sur des éléments connus, publics et objectifs.
M. le Président : Vous comprendrez, monsieur le juge, que nous sommes des hommes politiques et que, pour ma part, je m’efforce toujours de conserver dans ma démarche une certaine naïveté : on ne peut être que stupéfait d’entendre ce que nous entendons depuis quelques mois. S’il fallait mettre en évidence les dysfonctionnements, je dirais : les voilà !
Dans le système judiciaire, est-il normal que les rapports entre autorités se déroulent de cette manière-là ? A l’évidence, non ! Les rapports entre le procureur de la République de Paris et vous-même ne sont pas des rapports normaux ; les rapports entre les magistrats locaux et les magistrats antiterroristes ne sont pas des rapports normaux, en raison de ce que vous nous avez vous-même indiqué ; les rapports avec les services de police sont marqués d’une ambiguïté - c’est le moins que l’on puisse dire - et je passe sur le fait qu’à l’intérieur même des services, nous avons depuis quelques mois assisté à des règlements de comptes qui nous paraissent tout à fait incompatibles avec l’image que l’on veut donner d’un Etat de droit. Il me semble donc que le rôle de la commission, au-delà de l’anecdote qui peut sans doute paraître amusante et en faire sourire quelques-uns, sera de dire : comment mettre un terme à tout cela ? C’est la question que j’ai envie de vous poser.
Vous êtes au centre d’une action qui est importante - elle est importante pour l’Etat et pour l’image que l’on en donne...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Tout à fait !
M. le Président : Quelles sont les améliorations que l’on peut apporter parce que rien ne fonctionne ! Je ne vous en rend pas responsable, mais rien ne fonctionne : la justice ne fonctionne pas, les services de police ne fonctionnent pas, les relais de l’Etat ne sont pas assurés correctement ; il n’est donc pas anormal qu’on ne cerne pas avec précision la politique de l’Etat !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Heureusement, je n’ai pas une vision aussi pessimiste que vous !
La seule satisfaction que l’on puisse avoir effectivement au jour d’aujourd’hui, c’est que l’affaire Erignac soit sortie - dans ce tableau assez noir il faut tenter de sourire
– car ce n’était pas gagné du tout.
M. Robert PANDRAUD : Absolument !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : L’enjeu était très important et nous avons sorti cette affaire d’une façon claire, selon les méthodes judiciaires.
Moi je pense - et là je suis d’accord avec vous - qu’il faut, dans l’avenir, rééquilibrer les responsabilités entre les juridictions locales et les juridictions nationales et que la centralisation n’est pas une panacée. C’est ainsi que les choses se sont d’ailleurs déroulées dans le passé puisque, l’on constate que les périodes du " tout corse " ont alterné avec celles du " tout parisien ".
On est actuellement dans une période de " tout parisien " et je ne suis pas certain que ce soit la bonne solution. Je vous donne mon sentiment personnel parce que je ne fais pas de plaidoyer pro domo, ni pour l’institution du juge d’instruction, ni pour la centralisation, même si je pense que ce serait une erreur de la supprimer totalement car elle est nécessaire à l’Etat en certains domaines.
En l’occurrence, je pense que le rééquilibrage qui pourrait intervenir au niveau des saisines sur des critères clairs serait, en tout cas, de nature à apaiser le climat entre les juridictions corses et la juridiction parisienne de façon à mieux responsabiliser les juges naturels.
Cela suppose au préalable, de mon point de vue, que les conditions de ce rééquilibrage...
M. Jean MICHEL : ...les conditions environnementales...
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : ...exactement, soient réunies. On peut bien sûr le faire demain mais ce sera dans de mauvaises conditions et, très rapidement, on va arriver à des situations telles que l’on va basculer car on fonctionne toujours de façon assez manichéenne dans ce pays. Je crois donc qu’il conviendrait de faire en sorte que les services de police et de gendarmerie, mais surtout de police, soient plus efficients, y compris les renseignements généraux, et que les outils naturels de lutte contre la délinquance, la criminalité et le terrorisme soient mieux utilisés.
Vous évoquiez tout à l’heure, à juste titre - je suis le premier à le déplorer, mais les faits sont têtus - la médiocrité des résultats.
C’est vrai qu’ils sont faibles, mais j’observe que c’est aussi le cas en matière de criminalité de droit commun, en matière de délinquance économique et financière, et je n’ai pas le sentiment, alors que tout le monde sait que la Corse est en train de devenir mafieuse - on a des preuves sur des relais internationaux importants - qu’en dépit des efforts faits, y compris par la Garde des sceaux pour créée un pôle financier à Bastia, nous ayons les outils pour combattre efficacement la délinquance financière sur l’île, parce que cela suppose une remise en ordre de l’ensemble des organes de l’Etat et pas uniquement dans le domaine judiciaire : je pense notamment aux services extérieurs du ministère des finances ou à la direction départementale de l’agriculture. Il s’agit d’un chantier gigantesque et ce n’est pas un gouvernement quel qu’il soit, quels que soient sa bonne volonté et ses moyens, qui pourra, en deux ou trois ans, par un coup de baguette magique, remettre les choses en ordre.
A l’heure actuelle, ce que j’observe c’est que les choses vont dans le bon sens
– c’est le constat que je dresse globalement ; depuis la mort de Claude Erignac des efforts sans précédents ont été consentis - mais je pense que la fin n’est pas pour demain.
Le problème est de savoir, indépendamment de ces difficultés qui sont des difficultés réelles, s’il convient - et cela, c’est un problème politique - de basculer ou du moins de redonner une partie du contentieux aux juridictions locales en disant : " On vous fait confiance, débrouillez-vous ; on va voir ce que cela va donner " ou de considérer, toutes choses étant liées parce qu’évidemment les attentats ne sont pas autonomes mais réalisés par des groupes, qu’il est préférable, pour des raisons d’efficacité, de rester dans le dispositif actuel en laissant le contentieux à Paris.
C’est un choix que je ne tranche pas. Je ne vous cacherai cependant pas que si j’avais moins d’affaires corses, je ne m’en porterais que mieux. Ce ne sont, en effet, pas des affaires amusantes à gérer et si nous ne les avions pas, nous ne pourrions que nous en féliciter, mais il n’est pas de notre responsabilité de dire : " Envoyez le contentieux en Corse, on n’aura plus à gérer ces affaires corses peu gratifiantes et dont on sait pertinemment que, par nature, on a les plus grandes difficultés à les sortir ".
C’est là, je crois, que se situe la problématique et je vous rejoins tout à fait sur ce point. De même, je pense très fortement que l’on ne sortira pas du problème corse si l’on ne trouve pas de solution politique : ce n’est pas un problème de répression ! On se trompe là-dessus ! On a toujours pensé que c’était à la police et à la justice de régler la question, or ce n’est pas vrai : la police et la justice ne sont pas là pour ça ! Elles sont là pour apaiser les choses, faire respecter l’Etat de droit et créer les conditions pour un règlement politique que, comme tout le monde, j’appelle de mes vœux et qui représente la seule manière de sortir de cette spirale de violence.
Voilà quels sont un peu ma philosophie et mon sentiment global sur le problème de la Corse.
M. Robert PANDRAUD : A condition qu’il y ait un adversaire organisé !
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, mais le problème du séparatisme corse est devenu extrêmement compliqué parce maintenant des phénomènes de banditisme et des phénomènes mafieux s’y imbriquent tellement que je crains que le nationalisme corse et la violence ne deviennent cryptomafieux, ce qui est déjà un peu le cas et nous confronterait à un autre problème...
M. le Président : Monsieur le juge, vous souhaitiez nous entretenir de certains points qui n’avaient pas directement trait à nos travaux.
M. Jean-Louis BRUGUIÈRE : Oui, ils concernent la menace islamiste parce que nous sommes certains d’être entrés dans une trajectoire qui laisse à penser que nous sommes à quatre ou cinq mois d’une campagne d’attentats en France.
Pour ma part, je nourris de grandes inquiétudes qui sont partagées par nos services sur le fait que nous risquons, une fois de plus, d’être pris pour cible, parce que la France est considérée comme étant très efficace et qu’elle joue un rôle politique important compte tenu de ses alliances. J’ai de vives inquiétudes car je ne voudrais pas que ce pays soit encore ensanglanté par des attentats. C’est une très forte préoccupation qui n’est pas médiatisée, que nous ne tenons pas à médiatiser, mais sur laquelle nous travaillons et dont je pense qu’elle est beaucoup plus conforme à nos missions que le traitement des affaires d’attentats en Corse qui pourrait être assumé par les juridictions locales.
Vous voyez que je vous rejoins tout à fait sur ce point : nous ne pouvons pas tout faire et nous nous trouvons actuellement englués dans un énorme contentieux corse, dont je suis d’accord avec vous pour reconnaître que nous le maîtrisons mal en raison de son ampleur, que nous gérons, non seulement avec la DNAT, mais aussi avec les services locaux dont je privilégie de plus en plus la collaboration, y compris celle des gendarmes parce qu’ils n’ont pas démérité et qu’ils travaillent bien. Ce n’est pas parce qu’il y a eu les problèmes que vous savez que l’arme est remise en cause : j’entretiens de très bons rapports avec M. Prévost et les gendarmes mais il faut les faire rentrer en ordre de bataille, ce qui n’est pas facile parce qu’il faut bien voir que c’est un coup très rude qui leur a été porté et que leur moral n’est pas très bon, d’autant qu’eux aussi obtiennent, pour des raisons particulières, peu de résultats.
Telle est la teneur du propos que je souhaitais vous tenir : je crois que la commission d’enquête examine une question importante qui représente un enjeu de poids pour la République et tout le monde espère que vos conclusions vont faire avancer la situation et permettre de remettre un peu les choses sur les rails.
M. le Président : Nous l’espérons, monsieur le juge. Nous vous remercions pour les indications que vous nous avez fournies qui nous seront évidemment utiles.
(Lettre de M. Jean-Louis BRUGUIÈRE en date du 27 octobre 1999)
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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