Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Chevènement est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je rappellerai le contexte politique, les textes applicables, les moyens mis en œuvre, avant de dresser un bilan des efforts accomplis par le Gouvernement dans le domaine de la sécurité en Corse.
Pour comprendre le contexte politique, il faut revenir sur le passé et prendre en considération l’ensemble de l’action de l’Etat. J’ai toujours eu à cœur de le faire, en dehors de toute polémique, car la question corse touche à l’idée même que l’on se fait de la nation et de la République. La Corse, c’est la République, " un seul droit, une seule loi ", selon l’expression utilisée par le Président de la République le 9 février 1998 à Ajaccio. Un Français, c’est un citoyen français, rien de plus, rien de moins. La Corse apporte beaucoup à la France et à notre peuple à la fois un et divers. Le peuple français est une construction politique, il est aussi une catégorie juridique : il est le détenteur de la souveraineté. Vouloir lui opposer le peuple corse, c’est céder à la mode, très " fin de millénaire ", des ethnismes, qui serait pour la France et pour l’Europe une terrible régression.
Et c’est sans doute parce que cette idée de la République est parfois incertaine que la politique des gouvernements en Corse a été hésitante.
De 1993 à 1995, le Gouvernement de M. Édouard Balladur a cru devoir composer avec une assemblée de Corse dans laquelle les nationalistes, ayant recueilli près du quart des suffrages, disposaient de 13 élus, bien qu’ils n’aient alors nullement renoncé à la violence. Les nationalistes ne faisaient pas alors partie de la majorité à partir de laquelle l’exécutif avait été composé, mais ils exerçaient une influence incontestable.
En juin 1993, le FNLC-Canal historique avait annoncé la suspension de ses interventions armées, mais en mars de l’année suivante, la même organisation rompait la trêve et plusieurs de ses militants étaient arrêtés lors d’une tentative d’attentat à Spérone. Les auteurs de cette tentative seront élargis quelques mois plus tard. Cependant, après que l’assemblée de Corse eut voté une motion demandant la suppression de la TVA dans l’île, de nouveaux avantages fiscaux furent concédés par une loi du 28 décembre 1994 portant statut fiscal de la Corse.
Or, le nombre des attentats par explosifs - je crois que c’est un bon indicateur - en 1993 et 1994 s’établit respectivement à 365 et 361, soit à peine en-dessous de celui de 1992 (399), tandis que le nombre des attentats revendiqués est en augmentation par rapport aux quatre années précédentes.
De 1995 à 1997, le Gouvernement de M. Alain Juppé a successivement mis en œuvre deux politiques différentes. Dans un premier temps, il a suivi la ligne de son prédécesseur. Le FLNC proclame un " cessez-le-feu " en septembre 1995 mais on n’en voit pas l’effet. Le nombre des attentats par explosifs reste élevé : 350 en 1995 et 336 en 1996 ; celui des attentats revendiqués augmente en 1995 et ne diminue que légèrement en 1996.
Dans le même temps, le Gouvernement accorde encore quelques concessions financières : en décembre 1995, un nouveau plan de consolidation de la dette agricole, moins laxiste, il est vrai, que les précédents ; au début de 1996, un moratoire des dettes fiscales et sociales des hôteliers.
En janvier 1996, le rassemblement de Tralonca révèle l’existence de tractations entre le ministère de l’Intérieur et le FLNC ; à la veille de la visite de M. Jean-Louis Debré en Corse se tient une conférence de presse du FLNC, avec 600 hommes cagoulés et armés. Cinq mois plus tard, les discussions sont interrompues et les attentats reprennent.
Celui qui est commis contre la mairie de Bordeaux, le 5 octobre 1996, a provoqué un important changement : le ministère de l’Intérieur est dessaisi de sa responsabilité principale dans la gestion du dossier corse, désormais repris en main par le Premier ministre. Ce dernier affirme sa détermination à combattre le terrorisme. Deux importants dirigeants du FLNC sont arrêtés à la fin de l’année et au début de l’année suivante. Une mission d’information commune sur la Corse, présidée par M. Henri Cuq, est aussitôt créée par l’Assemblée nationale. Le développement économique de la Corse n’est pas négligé ; conformément à la doctrine économique de la majorité d’alors, une zone franche est instituée à cette fin dans l’île.
Le Gouvernement de M. Lionel Jospin fixe d’emblée un cap clair ; dans son discours de politique générale, le 19 juin 1997, le Premier ministre déclare : " En Corse, comme partout ailleurs sur le territoire national, le Gouvernement veillera au respect de la loi républicaine auquel la population aspire et sans lequel il n’y a pas d’essor possible. Parallèlement, il fera en sorte que la solidarité nationale s’exerce pour rattraper le retard de développement dû à l’insularité ". Le dossier corse demeure de la responsabilité du Gouvernement tout entier, chaque ministre étant responsable dans son domaine de compétence ; ainsi le ministère de l’Intérieur est chargé de l’ordre public et de l’administration générale.
Me rendant personnellement en Corse peu de temps après, les 17 et l8 juillet 1997, je rappelle qu’il n’y a pas de " monsieur Corse " au sein du Gouvernement, chacun de ses membres étant responsable de son domaine d’intervention, en Corse comme ailleurs. Je résume mon message en une formule : " l’application ferme et sereine de la loi ". Le Gouvernement est disposé à dialoguer avec les élus, représentants légitimes de nos concitoyens de Corse. Il ne saurait en revanche y avoir ni discussion, ni négociations officieuses avec les partisans de la violence. Je peux vous dire - est-ce nécessaire ? - qu’aucun d’entre eux n’a franchi depuis lors les grilles de la place Beauvau.
L’assassinat du préfet Claude Erignac a évidemment conduit le Gouvernement à renforcer sa mobilisation pour l’instauration de l’Etat de droit. Sous la responsabilité du Premier ministre, tout l’appareil de l’Etat sera profondément rénové en Corse, tandis que la justice est renforcée dans ses moyens et réactivée dans son action. L’heure n’est plus à la " circonspection ", terme employé en 1996 par le procureur général de Bastia, mais à l’initiative et à la rigueur. Des inspections générales des administrations centrales sont diligentées pour effectuer de multiples enquêtes, débouchant toujours sur des remises en ordre et, le plus souvent, sur la saisine du parquet.
S’agissant des textes en vigueur, il convient de rappeler que la Corse est dotée depuis 1983 d’un préfet adjoint pour la sécurité qui assiste non pas un, mais deux préfets, celui de Corse-du-Sud et celui de Haute-Corse ; il en résulte inévitablement quelques difficultés dans la délégation des pouvoirs qui lui sont dévolus. Une circulaire interministérielle du 31 octobre 1994 a précisé les instructions du Gouvernement concernant les responsabilités et les pouvoirs du préfet délégué pour la sécurité en Corse.
Au total, je considère que l’institution du préfet adjoint pour la sécurité est utile, même si des améliorations sont toujours envisageables. Le fonctionnement harmonieux des services de sécurité est avant tout une question d’hommes. Le Gouvernement accorde, à cet égard, toute sa confiance au préfet Lacroix.
Par un décret du 3 juin 1998, le Gouvernement s’est donné la possibilité, en cas de crise menaçant gravement l’ordre public, de confier au préfet de Corse une mission de coordination des services de l’Etat en matière de sécurité, mission normalement dévolue, en ces circonstances, aux préfets des zones de défense. Depuis lors, il n’a pas été nécessaire de recourir à cette possibilité.
Par ailleurs, la lutte antiterroriste fait appel à un dispositif judiciaire et policier particulier. Après avoir supprimé la Cour de sûreté de l’Etat en 1981, la France a adopté une législation antiterroriste en 1986, complétée en 1994 par l’adoption du nouveau code pénal, puis par deux lois de 1995 et 1996. La loi qualifie depuis lors les faits terroristes jusqu’alors poursuivis sous des qualifications de droit commun. Elle prévoit des procédures particulières. Elle centralise le traitement des dossiers du terrorisme dans une section spécialisée du parquet de Paris (la 14ème section) et leur instruction, sous la responsabilité de juges également spécialisés. Cette centralisation a montré son efficacité, aussi bien à propos des attentats islamistes que dans la lutte contre l’ETA et l’élucidation d’autres affaires complexes.
De son côté, la police judiciaire a créé en son sein une unité spécialement affectée à la lutte antiterroriste, la Division nationale antiterroriste (DNAT), placée sous la direction de M. Roger Marion. Les juges antiterroristes font souvent appel aux policiers de la DNAT dans les enquêtes dont ils ont la charge. Ils peuvent aussi recourir aux policiers du service régional de la police judiciaire (SRPJ) d’Ajaccio ou à des militaires de la gendarmerie. C’est aux juges qu’il revient de prendre la décision.
Quant aux moyens des forces de sécurité en Corse, ils ont été sensiblement renforcés.
Les personnels de la police nationale sont aujourd’hui au nombre de 1 164 ; ils étaient 991 en 1998. Ce sont surtout les effectifs des CRS, des renseignements généraux et de la police judiciaire qui ont augmenté.
L’effectif permanent des gendarmes est passé de 993 à 1042. C’est à partir de l’escadron de gendarmerie mobile d’Ajaccio qu’a été créé, le 1er juin 1998, le groupement de pelotons de sécurité (GPS) aujourd’hui dissous. Cette décision a été portée à la connaissance de la direction générale de la police nationale le 3 juin, mais la directive qui a fixé les structures et les missions du GPS, émanant du commandement organique de la gendarmerie en date du 27 juillet suivant, est restée une note interne à la gendarmerie. Je précise qu’il ne s’agissait nullement de créer une unité d’élite, une unité spéciale, une sorte de GIGN pour la Corse, mais seulement de renforcer les moyens de la gendarmerie, conformément à un projet élaboré par cette dernière au début des années 1990. En effet, la direction générale de la gendarmerie nationale envisageait déjà, à ce moment-là, de remplacer l’escadron de gendarmerie mobile d’Ajaccio par une unité mieux adaptée aux besoins de la Corse.
Pour la gendarmerie comme pour la police, ce sont les personnels déplacés qui ont connu la plus forte croissance : les escadrons de gendarmes mobiles (85 militaires par unité) étaient 3 en 1993, ils sont 6 en 1998 et 9 en 1999. Au total, les effectifs des forces de sécurité en Corse s’établissent à 3 039 personnes ; les effectifs permanents de la police nationale sont au nombre de 806, ceux de la gendarmerie s’établissent à 1 027, auxquels s’ajoutent 1 206 personnels de renfort. Ce sont là des moyens certes considérables, mais il faut tenir compte de la spécificité géographique insulaire, qui n’a pas d’équivalent, et des problèmes particuliers qui se posent en Corse.
Quant aux investissements immobiliers, je citerai le nouveau cantonnement de passage pour les CRS à Furiani, équipé d’un stand de tir pouvant être utilisé par les policiers de Bastia, l’hôtel de police de Bastia ouvert en décembre 1997 et la réhabilitation de l’ancien hôtel de police, commencée à la fin de l’année dernière, qui sera achevée en août prochain. Enfin, le taux d’équipement de la police nationale en véhicules est supérieur à la moyenne nationale et le renouvellement de la flotte plus rapide que sur le continent. En 1998, des moyens ont été mis en place pour que la police soit progressivement dotée, d’ici à la fin de 2000, du réseau de transmission numérique crypté ACROPOL. De façon générale, la police en Corse est mieux équipée, notamment en moyens informatiques, qu’elle ne l’est dans les circonscriptions comparables de la France entière.
Quel bilan peut-on tirer de l’action gouvernementale ?
L’année 1998, comparée à 1997, se caractérise par une augmentation de 12 % des faits de délinquance constatés, mais le niveau de la délinquance globale ne classe les deux départements corses qu’aux 36ème et 30ème rang des départements français. Le taux de délinquance traduit aussi l’intensité du travail des enquêteurs, une motivation plus forte des services. C’est vrai particulièrement pour les infractions économiques et financières : elles sont passées de 1 500 en moyenne chaque année entre 1994 et 1996 à 2 016 en 1998.
Le taux d’élucidation des crimes et délits atteint 43 % en Corse, ce qui le situe largement au-dessus de la moyenne nationale (30 %). Bien évidemment, le résultat le plus spectaculaire fut l’élucidation de l’assassinat du préfet Claude Erignac, grâce au travail effectué par la DNAT sous le contrôle des juges antiterroristes, avec l’appui de la section de recherche de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Il faut rendre hommage au travail des policiers, notamment du contrôleur général Roger Marion et du commissaire Bernard Squarcini et à leurs équipes, que j’ai eu l’occasion de voir et de féliciter, il y a quelques jours. Je suis à votre disposition pour répondre aux questions que vous voudriez me poser sur cette affaire.
Au total, on a enregistré une baisse spectaculaire des attentats par explosifs : ils sont passés de 316 en 1997 à 98 en 1998, soit une diminution de 69 %. C’est le chiffre de très loin le plus faible depuis 1975. A la date du 11 mai dernier, le nombre de ces attentats s’établissait à 51 pour l’année en cours.
S’agissant de la criminalité, on constate aussi une chute remarquable de 62 % des vols à main armée, qui sont passés de 160 en 1997 à 61 en 1998. Le nombre des homicides et tentatives d’homicide demeure stable, mais l’effort porté sur l’élucidation a été payant : 29 affaires ont trouvé leur solution en 1998. Jamais, depuis vingt ans, la police et la gendarmerie n’avaient obtenu pareil résultat. On peut dire qu’aujourd’hui, contrairement à une tradition ancienne, la plupart des auteurs de meurtres en Corse sont identifiés. D’autres élucidations devraient intervenir, suite au succès de l’enquête menée sur l’assassinat de M. Claude Erignac.
Si l’on compare l’évolution de la criminalité entre les quatre premiers mois de l’année 1999 et la même période de l’année 1998, on observe une légère progression des attentats par explosifs (43 en 1999 contre 39 en 1998), une diminution des homicides et tentatives (11 en 1999 contre 13 en 1998) et une diminution plus sensible encore du nombre des infractions à la législation sur les armes (41 en 1999 contre 63 en 1998). Ce qui est surtout remarquable et qui témoigne manifestement de l’efficacité des services de police et de gendarmerie - c’est que, sur les 11 homicides ou tentatives perpétrés de janvier à avril 1999, 7 ont d’ores et déjà été élucidés.
Les procédures qui relèvent de la police administrative ont été rigoureusement appliquées. Les armes autorisées pour le tir sportif sont effectivement réservées aux pratiquants. La police municipale d’Ajaccio a été désarmée après que de graves dysfonctionnements y ont été constatés. Les activités de l’entreprise de transport de fonds, Bastia Securita, dont chacun sait qu’elle sert de support logistique au FLNC, ont été suspendues. Toutes les armureries de l’île ont été contrôlées ; la principale d’entre elles a été fermée, 300 armes ont été placées sous la garde de l’autorité militaire. On a procédé à un examen exhaustif des registres de 23 dépôts d’explosifs ; plusieurs d’entre eux ont cessé d’exister.
Monsieur le Président, la très regrettable affaire dite de la paillote est aujourd’hui entre les mains de la justice. Elle ne doit pas faire oublier les résultats acquis dans l’entreprise d’instauration de l’Etat de droit en Corse. Elle ne doit surtout pas servir de prétexte à tous ceux - et ils sont nombreux - que cette entreprise gêne et qui ne souhaitent qu’une chose, c’est qu’il y soit mis un terme. Elle n’entamera pas la volonté du Gouvernement de poursuivre sa politique. La condition de sa réussite, en effet, c’est la détermination dans la durée.
M. le Président : Merci, monsieur le Ministre. Permettez-moi de vous poser tout d’abord une question d’ordre général : quelles sont, selon vous, les causes principales de l’insécurité sur l’île ? Est-elle due à l’action des mouvements nationalistes, au banditisme, lié à un certain nombre de mafias, ou simplement aux traditions insulaires ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Jusqu’aux événements d’Aléria de 1975, le nombre de policiers et de gendarmes n’était pas en Corse aussi important qu’aujourd’hui. Il est certain que les événements qui se sont déroulés depuis lors sont la source principale de la violence sur l’île, des attentats et de beaucoup de meurtres. Tous ne sont pas des meurtres politiques ; d’ailleurs, la frontière entre nationalisme et criminalité de droit commun s’efface de plus en plus, de sorte que l’on peut parler d’une dérive affairiste des mouvements nationalistes.
La pratique prolongée du racket et de l’impôt révolutionnaire ont conduit à l’érection de fortunes non négligeables, de même qu’on a vu se rejoindre les traditions de réseaux de grand banditisme, comme la Brise de mer spécialisés dans les casses et réinvestissant sous des formes diverses dans l’hôtellerie et les casinos, et des dérives mafieuses dont certaines ont été mises à jour et d’autres le seront encore. Il est difficile de faire vraiment la part des choses. L’insécurité s’est aussi développée sous l’effet d’un très grand laxisme. J’ai cité tout à l’heure des chiffres concernant la législation sur les armes ; ils sont tout à fait éloquents.
Il était donc inévitable de rappeler les règles d’une vie démocratique minimale. Que ce rappel ait été difficilement supporté par certains c’est l’évidence, et peut-être même, de proche en proche, ce rappel n’a-t-il pas été bien vécu, mais il était nécessaire de casser cette dérive ; c’est ce qui a été fait depuis deux ans ; il ne faut pas l’oublier à l’heure où l’on porte souvent des jugements rapides et péremptoires et garder une vue d’ensemble. Du reste, la mission d’information commune présidée par M. Henri Cuq et la commission d’enquête présidée par M. Jean Glavany avaient dressé un tableau éloquent qui engageait à l’action.
L’effort entrepris était nécessaire. Désormais, je crois que l’objectif doit être la renonciation à la violence clandestine. Le problème principal qui se pose aujourd’hui, c’est l’acceptation du débat démocratique, l’acceptation d’une expression politique normale ne reposant plus sur l’intimidation, la peur, le chantage, le meurtre. Il faut sortir du climat de peur qui s’est créé sur l’île. On a beaucoup parlé d’omerta, mais derrière l’omerta, il y a la peur, la peur d’être abattu ou d’être inquiété, soit directement, soit dans sa famille. C’est cette atmosphère qu’il faut assainir.
Cela ne sera possible que lorsque tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins franche, cautionnent la violence clandestine et l’action armée, l’auront condamnée, non seulement à travers des motions, mais dans les faits, en prenant leur distance avec ceux qui déclarent, comme l’a fait M. Jean-Guy Talamoni, porte-parole de Corsica Nazione, condamner l’assassinat de M. Claude Erignac, mais ne pas condamner les assassins. Je n’ai pas été chez les Jésuites, je sais cependant que ces distinctions subtiles existent ; néanmoins, je ne comprends pas cette casuistique. Je considère qu’il faut garder un esprit résolument laïque si l’on veut parvenir à dominer cette situation - résolument laïque, mais peut-être aussi redoutablement laïque.
M. le Président : Monsieur le Ministre, à vous entendre, les relations entre les services de gendarmerie et les services de police insulaires sont normales, leur coopération quasi quotidienne. Dans ces conditions, comment expliquez-vous que le préfet Bernard Bonnet, placé sous votre responsabilité, ait privilégié, dans les enquêtes liées au terrorisme, les services de gendarmerie, et souhaité la création du GPS, dont le rôle a été mis en évidence à l’occasion de l’affaire dite de la paillote ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : La situation au lendemain de l’assassinat du préfet Claude Erignac était préoccupante. L’enquête avait mal démarré, sur une fausse piste, et les indices matériels étaient inexistants. Un certain nombre de mesures sont intervenues ; ainsi les responsables locaux de la police ont été changés dans les semaines ou les quelques mois qui ont suivi.
J’ai appris à travers le rapport de l’inspecteur général Daniel Limodin qu’en dehors des deux réunions hebdomadaires qui rassemblaient les responsables de la police et ceux de la gendarmerie autour du préfet de Corse, il existait aussi des réunions dans un cercle plus restreint auxquelles n’assistaient que le préfet Bernard Bonnet, son directeur de cabinet, le préfet adjoint pour la sécurité et le colonel commandant la légion de gendarmerie.
Je rappelle que le GPS ne dépendait pas du préfet, mais de la légion de gendarmerie. C’était un escadron de gendarmerie mobile parmi d’autres escadrons ou d’autres brigades. Il n’y avait donc pas de lien hiérarchique direct entre le GPS et le préfet.
M. le Président : En théorie oui, mais dans la pratique, ce n’était pas tout à fait comme cela...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ... Je pense que tout passait par le colonel Henri Mazères, commandant de la légion de gendarmerie...
M. le Président : ... Qui lui-même en référait au préfet Bernard Bonnet.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Oui, mais je tiens à préciser que le GPS n’était pas une unité directement rattachée au préfet.
Les tensions entre la police et la gendarmerie - j’essaie d’en parler objectivement - résultent largement du fait qu’au lendemain de l’attentat contre la brigade de gendarmerie de Pietrosella, les juges antiterroristes ont dans un premier temps confié l’enquête à la gendarmerie, puis, après l’assassinat du préfet Claude Erignac, conjointement à la DNAT et au SRPJ d’Ajaccio. Ainsi, de février à décembre 1998, sur deux affaires évidemment connexes, puisque l’une des armes dérobées lors de l’attentat contre la brigade de gendarmerie de Pietrosella a servi à tuer le préfet Claude Erignac, nous avons eu deux enquêtes qui cheminaient parallèlement ; l’une était confiée à la gendarmerie, plus exactement à la section de recherche, mais avec l’appui probable des moyens du GPS. Au demeurant, ceux-ci n’étaient pas considérables. Il ne faut pas se faire du GPS une représentation qui ne correspondrait pas à la réalité. Le groupement comprenait 95 militaires, dont 56 appartenaient à l’ancien escadron de gendarmerie mobile d’Ajaccio ; une quarantaine de militaires sont donc venus du continent pour renforcer cette unité.
D’un côté, il y avait cette enquête confiée à la gendarmerie et, de l’autre, l’enquête confiée à la DNAT en liaison avec le SRPJ d’Ajaccio ; après les attentats de Vichy et de Strasbourg, également liés aux événements qui se sont produits en Corse, ce sont les SRPJ de Clermont-Ferrand et de Strasbourg qui ont été saisis. L’ensemble des enquêtes n’a été regroupé dans les mains de la DNAT qu’à la fin de l’année 1998. Comme je l’ai déjà indiqué, les juges antiterroristes peuvent confier les enquêtes aux uns ou aux autres. Cela relève de leur appréciation.
D’ailleurs je peux dire, sans trahir aucun secret, que les noms des assassins présumés du préfet Claude Erignac étaient connus avant même que les informations transmises par le préfet Bernard Bonnet aient été portées à la connaissance de la police. Toutefois, les éléments de preuve n’ont pu être réunis qu’à la suite d’une démarche très méthodique : après avoir étudié les communications par portable de M. Alain Ferrandi, il a fallu dépouiller les données techniques très complexes afin d’identifier les bornes utilisées, permettant ainsi de tracer la cartographie du crime et de détruire les alibis fournis par les auteurs du commando quand ils ont été interpellés, et par conséquent de les confondre.
Ce travail n’a pu être fait que dans les premiers mois de 1999. J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de dire qu’il fallait être patient, avoir confiance dans le succès de cette enquête, menée sous le contrôle du juge Jean-Louis Bruguière, avec tout le soutien que le ministère de l’Intérieur pouvait apporter à travers la DNAT, mais aussi à travers la DCRG. Il faut aussi saluer les efforts de France Telecom qui nous a donné, assez tard il est vrai, les éléments techniques permettant d’aboutir à ce résultat.
Il y a eu un moment de flottement dans le courant de l’année 1998, mais qui s’explique par la manière dont ont été réparties les enquêtes.
M. le Président : Votre dernière remarque sur la répartition des enquêtes n’est-elle pas une façon de relever un dysfonctionnement entre les services de justice et les services de sécurité ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : En aucune manière, car les services de sécurité ne sont pas compétents. C’est une décision qui ne concerne que les juges.
M. le Président : La désignation de différents services pour effectuer les enquêtes jusqu’en décembre 1998 n’a-t-elle pas nui à une élucidation plus rapide, notamment sur l’assassinat du préfet Claude Erignac ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il n’est pas d’usage que le ministre de l’Intérieur critique l’action de la justice. J’ajoute qu’il s’agit des juges et pas de l’administration de la justice au niveau de la chancellerie.
M. le Président : Bien entendu.
Concernant l’affectation des policiers en Corse, existe-t-il une politique spécifique ? Quelle est actuellement la proportion de fonctionnaires d’origine insulaire ? Quelle est la durée moyenne des affectations ? Estimez-vous que des mesures particulières se justifient ? Pour être plus précis, que pensez-vous de l’action du commissaire de police Dimétrius Dragacci, de cette longue période d’exercice d’une responsabilité hiérarchique sur le territoire corse ? A-t-elle conduit à des dysfonctionnements ou à certains errements dans le fonctionnement des services de police ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Tout d’abord, les Corses sont des Français et je m’interdis de faire une distinction entre un Corse et un Bourguignon. J’ai découvert récemment qu’il y avait deux Corses dans mon cabinet, mais je ne le savais pas parce que je ne les ai pas choisis en tant que Corses. Il y a dans la police et l’administration en général un grand nombre de Corses qui servent admirablement la République. Je suis défavorable à une politique spécifique d’affectation, à une gestion de quotas : ce qui est exigé de la part des fonctionnaires, c’est la loyauté. Il y a 80 % de Corses dans les services de police insulaires, mais cette proportion est très voisine dans l’Aveyron ou dans les Pyrénées orientales ; elle traduit la " volonté de vivre au pays " assez répandue, surtout dans les départements situés au sud de la Loire.
Je ne considère pas que la Corse fasse exception à la règle. La seule chose dont je dois m’assurer en tant que ministre de l’Intérieur, c’est que ces fonctionnaires remplissent leurs missions de façon loyale et transparente. Si j’ai été amené à prendre un certain nombre de décisions concernant les affectations de tel ou tel, c’est en fonction de l’intérêt du service et parce qu’au bout de quelques années un renouvellement est souhaitable. En outre, comme je l’ai rappelé, l’enquête sur l’assassinat du préfet Claude Erignac n’avait pas démarré dans de bonnes conditions.
M. le Président : En ce qui concerne le rôle de M. Dimétrius Dragacci, vous n’avez pas d’éléments de réponse particuliers à apporter ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je m’interdis de porter, en dehors d’instances qualifiées à cet effet, des appréciations sur la manière de servir d’un fonctionnaire.
M. le Président : Quel est le rôle de Matignon dans les questions de sécurité en Corse ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Matignon exerce une coordination qui est très utile. A cet égard, je cite souvent l’exemple du Crédit Agricole ; une enquête aussi considérable n’a pu être lancée et activée que parce qu’il existait une instruction au niveau du Premier ministre pour coordonner l’action du ministère de l’Agriculture, de celui des Finances et celle des enquêteurs, en l’occurrence la gendarmerie. Une réunion périodique se tient au niveau des directeurs de cabinet pour dégager une vue d’ensemble des problèmes corses, qu’il s’agisse de l’équipement, des transports, de l’agriculture, de l’éducation nationale ou de la sécurité. Très souvent, il existe d’ailleurs des connections entre ces différents domaines. Prenons le cas de Bastia Securita : je rends compte au Premier ministre de toutes les décisions prises par le préfet de Haute-Corse.
M. le Président : Quand vous êtes arrivé au ministère de l’Intérieur, l’affaire de Tralonca était relativement récente. Avez-vous eu des éléments d’information sur cette affaire, sur les conditions dans lesquelles ce rassemblement avait pu se tenir, sur la complaisance manifestée par des responsables ministériels à l’égard de certains mouvements nationalistes, sur les discussions qui avaient eu lieu, sur les enquêtes menées par la gendarmerie ou la police et l’identification d’un certain nombre d’individus ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je me suis investi autant que possible dans l’ensemble de ces questions pour en comprendre les tenants et aboutissants. J’ai observé un très grand laxisme dans la manière dont les affaires étaient conduites. Aucune information n’a été ouverte après Tralonca, alors qu’on voyait 600 hommes cagoulés et armés lisant un texte, dont j’ai appris qu’il avait été élaboré en relation directe avec le cabinet du ministre de l’Intérieur de l’époque. Il y avait au sein de ce cabinet certains hommes, qui bien sûr n’y sont plus, et les fonctionnaires de l’époque recevaient un certain nombre d’instructions ; aujourd’hui les instructions sont différentes.
M. le Président : Le fait que les services de gendarmerie avaient identifié les auteurs de cette infraction, a-t-il été porté à votre connaissance ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Les services de gendarmerie les ont peut-être identifiés, mais en l’absence d’information judiciaire, il ne s’agit que d’une information ou d’une indication. C’est possible ; en tout cas, je n’en ai pas eu la trace et quand j’ai demandé si on pouvait me fournir ces indications, je n’ai pas pu les recevoir.
M. le Rapporteur : S’agissant de l’enquête sur l’assassinat du préfet Claude Erignac, l’on peut observer que des juges ont confié celle-ci à des services différents, mais aussi, que trois juges ont été saisis pour la même affaire, M. Jean-Louis Bruguière, Mme Laurence Le Vert et M. Gilbert Thiel. On a donc le sentiment qu’il y avait plusieurs enquêtes menées par des juges et des services différents. C’est pourquoi je vous pose la question suivante : le dispositif antiterroriste, qui a su montrer son efficacité, n’est-il pas à certains égards une source de concurrence entre les services et donc de dysfonctionnements ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Le dispositif antiterroriste est d’une grande efficacité parce qu’il permet de centraliser les différentes enquêtes. Dans le cas de l’assassinat du préfet Claude Erignac, il a fallu du temps pour rassembler tous les éléments relatifs à Pietrosella, Ajaccio, Strasbourg et Vichy dans les mains d’un seul juge et d’un seul service d’enquêtes. Il ne m’appartient pas de commenter les décisions qui relèvent du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, selon la législation antiterroriste qui lui confie le soin de répartir les enquêtes entre les différents juges. Je pense que ce dispositif serait encore plus efficace s’il était plus centralisé.
M. le Rapporteur : Le préfet Bernard Bonnet a été soupçonné de mener une enquête parallèle sur l’assassinat du préfet Claude Erignac. Il aurait notamment, semble-t-il, bénéficié d’une source d’information dont il vous aurait fait part personnellement - c’est ce que j’ai lu dans la presse - à l’occasion d’un entretien que vous auriez eu avec lui, avant que ces informations soient portées à la connaissance du procureur.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : C’est inexact. Le préfet Bernard Bonnet avait recueilli des informations, et c’est une très bonne chose. On ne peut pas l’accuser d’avoir mené une enquête parallèle parce qu’il a reçu des informations, il faut être sérieux ! Il a confié les informations dont il disposait à l’autorité judiciaire puis, par égard pour son supérieur hiérarchique, c’est-à-dire moi-même, il m’a fait parvenir sous pli fermé, par un de mes collaborateurs, les mêmes informations dont j’ai pris connaissance à " mon retour de voyage " le 19 décembre 1998. J’ai constaté, pour en avoir discuté avec les responsables de la police, que les noms communiqués par le préfet étaient connus et, en dépit de quelques imprécisions, corroboraient la piste sur laquelle les services de police se trouvaient déjà grâce à leurs propres moyens.
Personnellement, je ne reproche pas au préfet Bernard Bonnet d’avoir mené une enquête parallèle : s’il avait des éléments d’information, il lui appartenait de les porter à la connaissance de l’autorité judiciaire ou de la police. Pour autant, on ne peut pas l’accuser d’avoir mené une enquête parallèle. Je pense que ce n’est pas juste.
M. Robert PANDRAUD : On doit le féliciter, au contraire.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : J’ai personnellement écouté avec beaucoup d’intérêt ce qu’il m’a dit lorsque je l’ai rencontré au début du mois de janvier 1999, je l’ai encouragé à en savoir plus, s’il le pouvait, en travaillant en étroite relation avec les responsables de la police chargés de l’enquête, sous l’autorité du juge. Ma ligne de conduite était de favoriser la coopération dans le respect des attributions de chacun.
M. le Président : Apparemment, ces informations n’ont pas été transmises aux services de police, pas à ce moment-là en tout cas.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il y a eu un léger retard dans la transmission de ces informations, mais il n’a pas été préjudiciable au déroulement de l’enquête. En tout cas, il n’a pas empêché l’enquête d’aboutir et, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, pour arriver à obtenir des éléments de preuves judiciaires, les services de police ont fourni un énorme travail. M. Roger Marion n’a ménagé ni ses nuits, ni ses week-ends pour arriver au résultat pour lequel je l’avais fortement motivé dès le début en parlant de " cause sacrée ". Je rends hommage au travail de tous ces policiers, à la manière dont ils ont conduit leur enquête, mené leurs interpellations et conduit leurs interrogatoires en véritables professionnels.
M. le Rapporteur : S’agissant de l’organisation du dispositif de sécurité en Corse, M. Daniel Limodin ouvre, dans le rapport qu’il vous a remis, deux pistes : soit renforcer le rôle du préfet adjoint pour la sécurité, soit le supprimer et renforcer la fonction de directeur de cabinet du préfet de région. En effet, il apparaît que le préfet adjoint pour la sécurité n’a pas joué le rôle qui lui était dévolu par les textes. Qu’en pensez-vous ? Faut-il aller vers une clarification ou est-ce uniquement un problème d’homme ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je ne veux pas diminuer les mérites de l’inspecteur général Daniel Limodin qui a fourni en quelques jours un rapport fort éclairant sur beaucoup d’aspects. Au niveau des préconisations, il offre en effet ce choix. Je ne crois pas qu’il serait justifié de supprimer le poste de préfet adjoint pour la sécurité. C’est une question d’homme. Il est évident que le préfet Bernard Bonnet était un homme très déterminé, très combatif, très travailleur aussi, et puis les problèmes de sécurité en Corse conditionnent tellement de choses qu’on comprend que le préfet de région s’investisse, surtout au lendemain de l’assassinat de son prédécesseur. Il se trouve que par la force des choses, en raison de ce " surinvestissement " du préfet Bernard Bonnet - ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de régler d’autres affaires comme le budget ou la stratégie de l’Etat en région -le préfet adjoint pour la sécurité fut moins en première ligne que ses homologues d’autres époques, comme le préfet Broussard.
Au-delà des questions de tempérament ou d’organisation, la fonction de préfet adjoint pour la sécurité permet d’avoir une vue d’ensemble. Il y a deux départements, mais la Corse a une certaine unité et une certaine réalité difficiles à contester.
M. Roland FRANCISCI : Je me trouve dans une situation un peu paradoxale : je suis un élu de l’opposition et, après l’exposé liminaire de Monsieur le ministre, j’avais envie de l’applaudir, parce qu’il a dit des choses simples et surtout parce qu’il a évité de caricaturer la Corse et les Corses.
M. le Président : Ce n’est pas la première fois que M. Chevènement est applaudi par l’opposition.
M. Roland FRANCISCI : Je pense que la situation en Corse est assez grave pour qu’on fasse abstraction de ses convictions politiques. La politique menée par le Gouvernement et mise en œuvre par le préfet Bernard Bonnet a été appréciée. Elle a permis d’obtenir des résultats ; tout à l’heure, je me suis senti un peu gêné quand le ministre de la Défense a dit qu’en Corse le taux de délinquance était élevé alors qu’il est beaucoup plus faible que dans beaucoup d’autres régions. Sur les 386 attentats que vous avez évoqués, 370 ont été revendiqués par qui vous savez, les terroristes. Le problème de la Corse, c’est le terrorisme, c’est le racket qui sont pratiqués par les mêmes depuis de très nombreuses années. Pour mener une lutte efficace contre ce problème, il faut appliquer une politique de fermeté ; c’est pourquoi je suis de ceux qui ne jettent pas la pierre à M. Bernard Bonnet, que j’ai rencontré des dizaines de fois et à qui j’ai soumis des dossiers qui ont toujours été traités avec efficacité et célérité. Je ne porterai pas de jugement sur la lamentable affaire des paillotes parce qu’elle est entre les mains de la justice. Mais, Monsieur le Ministre, je voulais vous remercier d’avoir fait cette mise au point.
Mes chers collègues, nous sommes appelés à nous rencontrer à de multiples reprises d’ici le 19 novembre et, à chaque fois que la Corse et les Corses seront pris à partie et caricaturés, je ferai part de mon désaccord et je vous demande de grâce de ne pas le faire. En Corse, la grande majorité des habitants travaille honnêtement, paye ses impôts comme dans les autres régions de France. Malheureusement, ils sont victimes de la violence ; il faut que vous le sachiez.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Est-ce que votre collègue M. Émile Zuccarelli a été amené à vous donner des informations ou son sentiment personnel sur la manière dont la politique de l’Etat était conduite en Corse, notamment par le préfet Bernard Bonnet, et sur des tensions inutiles qui existaient localement ? Vous a-t-il fait des recommandations concernant la gestion de M. Bernard Bonnet, sur le fait qu’il commençait à devenir un haut fonctionnaire un peu proconsul ? Est-ce que cela devenait gênant pour vous, sachant que quand les gens deviennent des symboles médiatiques, il est très difficile de les rapatrier sans trop de difficultés ?
Par ailleurs, tous les préfets de France n’ont pas dans l’exercice de leur fonction les relations qu’avait M. Bernard Bonnet avec le cabinet du Premier ministre. Avez-vous été amené à rappeler quelques principes simples de fonctionnement lorsque vous êtes revenu au ministère de l’Intérieur ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Monsieur le Président, il ne me gêne nullement d’être soutenu par un député de l’opposition, député de Corse de surcroît, quand il s’agit de défendre la règle républicaine. J’aimerais que tous les députés de l’opposition soient sur cette même ligne et n’acceptent pas la moindre compromission avec des gens qui prônent la violence et se refusent à condamner les assassins du préfet Claude Erignac.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C’est un " costard " pour M. José Rossi !
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il est clair que M. José Rossi a fait élire à la tête de la commission des affaires européennes de l’Assemblée de Corse M. Jean-Guy Talamoni qui se refuse à condamner les assassins du préfet Claude Erignac. Je considère qu’il y a là plus qu’une ambiguïté. Il faut que les partis républicains, qu’ils soient de droite ou de gauche, se mettent d’accord pour isoler effectivement les partisans de la violence.
M. Franck DHERSIN : Je crois que M. José Rossi s’est expliqué là-dessus.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Jamais clairement. Il a expliqué, lors d’une réunion de la commission des lois qu’il considérait que la commission présidée par M. Jean-Guy Talamoni ne participait pas à l’exécutif, mais au contrôle de l’exécutif ou du moins exerçait une fonction de contrôle. Je lui ai rétorqué que lorsqu’il n’y a pas d’alliance avec le Front National, on ne confie pas non plus une commission d’un conseil régional à un élu du Front National. Et je considère que les élus nationalistes qui refusent de se désolidariser de ceux qui utilisent la violence armée, sont plus condamnables encore.
Quant à M. Émile Zuccarelli, c’est un homme intègre, un républicain incontestable, que j’apprécie. Sa ligne politique a toujours été d’une clarté limpide sur la façon dont il fallait aborder la question corse. Il a toujours demandé l’application des lois et il partage le point de vue que j’exprimais tout à l’heure : le peuple français est une construction politique, c’est une catégorie juridique ; et on ne peut pas inventer différents peuples, à connotations ethniques, qui ruineraient l’idée non seulement de la souveraineté nationale, mais de l’égalité entre Français et qui rétabliraient des distinctions selon l’origine, et, pourquoi pas, la communauté religieuse. Nous ne sommes pas encore si dépourvus de souvenirs que nous oublions ce que sont les fondements de l’idée républicaine.
M. Émile Zuccarelli a toujours soutenu le Gouvernement et affiché clairement sa position, même si ses rapports avec le préfet Bernard Bonnet n’ont peut-être pas été tels que vous pourriez les imaginer. Le préfet Bernard Bonnet représentait l’Etat, et je n’ai jamais donné aucune instruction à aucun préfet dans quelque département que ce soit d’être le factotum d’un élu.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous a-t-il fait des observations sur la manière dont le préfet représentait le Gouvernement et l’Etat en Corse ? Vous a-t-il mis en garde contre les maladresses du préfet ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je n’ai pas à répondre à cette question.
M. Roland FRANCISCI : Qui disait qu’il était maladroit ?
M. le Président : Mes chers collègues, laissez le ministre répondre.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Il ne veut pas répondre.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je n’ai pas à répondre à une question sur mes conversations particulières avec mes collègues. Cela ne relève pas de votre droit de regard.
Concernant mes relations avec le cabinet du Premier ministre, elles ont toujours été parfaitement claires, fondées sur les principes que je viens de rappeler. En matière de sécurité, d’ordre public, d’administration générale, c’est le ministre de l’Intérieur qui est compétent, mais il ne peut pas prétendre régler les affaires corses à son niveau et il est amené à entretenir des relations étroites avec tous les autres ministères, sous la direction et le contrôle du Premier ministre. Je n’ai jamais rien trouvé de choquant à cela.
M. Christian ESTROSI : Vous avez participé à la réunion interministérielle qui a créé le GPS. Pourriez-vous nous rappeler précisément les missions qui lui ont été confiées, sachant que le préfet Bernard Bonnet n’avait pas d’autorité sur le GPS qui dépendait directement du commandant de la légion de gendarmerie ?
M. le Président : Je crois que le ministre a déjà répondu à cette question dans son exposé liminaire.
M. Christian ESTROSI : Excusez-moi, mais comme j’ai entendu le ministre nous préciser dans son exposé liminaire que le préfet Bernard Bonnet n’avait aucune autorité sur le GPS, je voulais m’en assurer.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pas d’autorité directe. Il y a eu une réunion interministérielle prévoyant le renforcement des moyens de gendarmerie le 14 mai au niveau des cabinets, je n’y participais donc pas, mais j’en approuvais le principe. Elle s’est traduite par une décision de la gendarmerie nationale, dont je n’ai pas eu connaissance d’ailleurs, car c’est une note interne en date du 3 juin qui a avisé la DGPN de la création du GPS. Quant à l’organisation et aux missions du GPS, elles procèdent du commandement organique de la gendarmerie et relèvent d’une note interne, mais j’étais évidemment partisan du renforcement de la gendarmerie dans l’île.
M. Christian ESTROSI : Deux députés de l’opposition vous ont interrogé au mois de mars à l’Assemblée, ainsi que madame le Garde des Sceaux, sur l’existence d’écoutes illégales. Vous aviez répondu alors, ainsi que madame le Garde des Sceaux, que vous en ignoriez totalement l’existence et vous affirmiez que tel n’était pas le cas.
Enfin, dans votre exposé, vous avez rappelé que lorsque le préfet Bernard Bonnet a communiqué les noms des assassins présumés du préfet Claude Erignac, vous en aviez déjà connaissance.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : De certains noms.
M. Christian ESTROSI : N’était-il pas possible de les mettre hors d’état de nuire et de prendre des mesures préventives ? Et cela n’aurait-il pas évité qu’aujourd’hui l’assassin même du préfet Claude Erignac soit toujours en liberté ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Comme vous le savez, il y a les écoutes judiciaires qui sont une décision du juge, et il y a les écoutes administratives qui peuvent être demandées soit par la Défense (gendarmerie ou DGSE), soit par l’Intérieur (DCRG ou DST). Ces demandes sont transmises au Premier ministre, qui prend la décision sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité. Je n’ai connaissance d’aucune autre écoute que celles-là, et toutes sont évidemment légales.
S’agissant de la connaissance des assassins du préfet Claude Erignac, je voudrais préciser que le nom d’Yvan Colonna n’était pas connu, y compris par le préfet Bernard Bonnet. C’est par la suite qu’il a pu être identifié, c’est-à-dire vers le 21 ou le 22 mai. Dès lors qu’un certain nombre de noms étaient connus, toutes les précautions ont été prises, comme la police sait le faire. Elle l’a donc fait, et cela a permis de réaliser un certain nombre d’écoutes, plus exactement de travaux sur les portables, de façon à identifier les relations entre différentes personnes sur lesquelles des soupçons pouvaient se porter. Je considère que cette affaire a été bien gérée et il était impossible, avant que les membres du commando passent aux aveux, de savoir qui avait été le tireur.
M. Christian ESTROSI : Une chaîne de télévision interviewait Yvan Colonna la veille...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ... la veille, et il niait évidemment être l’auteur en déclarant que s’il avait le profil, il était néanmoins innocent du forfait.
M. Roger FRANZONI : Le problème corse peut être très facile et très difficile, mais il faut savoir ce que l’on veut et il faut avoir une idée exacte de ce qu’est la Corse dans la République. A ce sujet, j’approuve totalement les propos de Monsieur le ministre. Pour lui, pour moi, pour 95 % des Corses, c’est une terre qui fait partie intégrante de la République. Son peuple est le peuple français. Une seule loi doit s’y appliquer : la loi républicaine. Cela a été affirmé par Monsieur le ministre il y a un instant, par le Premier ministre et même par le Président de la République. C’est la première fois que j’entends de telles déclarations.
Il y a eu dans le passé des hésitations criminelles, qui sont la cause de tout ce que nous vivons. Et nous, nous vivons des cauchemars en Corse, nous y avons été élevés, nous y avons travaillé, nous avons été plastiqués. Or, les gouvernements passés ont tous fait des erreurs monumentales, surtout quand il y avait des " messieurs corses ". Heureusement qu’il n’y a plus de " monsieur Corse " et qu’il y a un ministère qui s’occupe de la Corse.
Nous avons agi, nous autres en Corse, comme certains hommes d’Etat qui procèdent à des purges ethniques. Nous avons dit : " Pieds noirs dehors " et nous les avons mis dehors. Qu’a fait le Gouvernement ? Il nous a encouragés. Nous avons dit : " Français dehors " et nous avons chassé nos meilleurs professeurs agrégés de mathématiques, de latin, de grec, des médecins éminents. Qu’a fait le Gouvernement ? Rien du tout. Nous avons dit aussi " Italiens dehors " et même " Corses dehors " pour ceux qui ne partagent pas certaines vues. Qu’a fait le Gouvernement ? Rien. Les gouvernements ont laissé faire. Les magistrats tremblaient de peur, ils rendaient la justice qu’on leur imposait parce qu’ils ne pouvaient pas rendre une saine justice. Certains se rebellaient parce qu’il y a des hommes courageux dans la magistrature aussi, mais ceux qui se rebellaient étaient plastiqués. J’ai connu le procureur Cazenave qui avait le courage de requérir contre les terroristes. On l’a plastiqué en plein jour, avec sa famille dans son appartement, et les hiérarchies s’en moquaient éperdument.
Alors on s’est retrouvé avec deux peuples dans la République française et il y en avait un de trop. Actuellement, on peut travailler, et j’approuve totalement l’action du ministre de l’Intérieur, comme j’approuve celle du ministre de la Justice. Certes, ce n’est pas en 2 ans qu’on peut défaire ce qui a été fait pendant 20 ans, mais la voie est tracée. Sénèque disait : " il n’est pas utile d’avoir des vents favorables si on ne sait pas où on veut aller ". Maintenant on sait où on veut aller et on y va. Il faut persévérer.
Je voulais poser une simple question : tout à l’heure, Monsieur le ministre de la Défense disait qu’outre l’élucidation de l’assassinat de M. Claude Erignac, il y avait des enquêtes en cours, dont il pensait qu’elles pourraient aboutir. Ce serait très bien, parce que de nombreux crimes sont restés impunis, comme l’assassinat de M. Pierre-Jean Massimi, secrétaire général de la préfecture de Haute-Corse, de M. Charles Grossetti, maire de Grosseto-Prugna, de M. Lucien Tirroloni, président de la Chambre régionale d’agriculture, de M. Jean-François Filippi, maire de Lucciana, d’autres encore.
Pour terminer, je voudrais dire que M. Émile Zuccarelli était inquiet de la situation en Corse, qu’il s’en est toujours préoccupé et qu’il serait pleinement d’accord avec la position exprimée par Monsieur le ministre de l’Intérieur. Il a essayé d’obtenir la création d’une commission d’enquête sur l’utilisation de l’argent public en Corse, il n’y est pas arrivé. Quand je lui ai succédé, j’ai pris son relais, j’y suis arrivé et la commission d’enquête présidée par M. Jean Glavany a dressé un état des lieux très significatif.
Alors Monsieur le Ministre, pensez-vous que nous arriverons à élucider certains crimes ?
M. le Président : Pour compléter la question de M. Roger Franzoni, Monsieur le ministre, vous avez tout à l’heure évoqué le taux d’élucidation des crimes et délits commis en Corse. Ne pensez-vous pas franchement qu’il faut relativiser ce chiffre ? On peut élucider un certain nombre de dossiers, mais il faut aussi savoir quelle est leur importance. A cet égard, on peut observer que la plupart des crimes les plus graves, les homicides, ceux qui ont conduit à mort d’homme, n’entrent pas dans ce chiffre idyllique de plus de 40 % de taux d’élucidation que vous nous présentez. Le rapport de la commission d’enquête présidée par M. Jean Glavany l’avait d’ailleurs souligné.
Sans doute arrive-t-on à un taux d’élucidation plus important, mais pour les crimes les plus graves, je ne suis pas sûr que ce taux soit aussi satisfaisant que cela. Pour la plupart, ces crimes ont été commis avant votre prise de fonctions ; c’est donc aussi l’appréciation que vous portez sur la politique menée en Corse durant la dernière décennie dont il convient de parler.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Certes, il ne faut pas créer d’illusion, mais je ne cherche pas du tout à en créer. S’agissant des homicides eux-mêmes, 19 ont été élucidés en 1998, et il s’en est commis entre 30 et 40. Cette année, je vous confirme que sur 11 homicides ou tentatives commis entre janvier à avril, 7 ont déjà été élucidés. Je ferai donc la distinction entre des crimes récents, pour lesquels il est possible de parvenir à une élucidation rapide, et des crimes plus anciens où c’est beaucoup plus difficile. Néanmoins, j’ai bon espoir pour un certain nombre de crimes, pas tout à fait récents, pas non plus aussi anciens que l’assassinat de M. Massimi, qui date de 1983 je crois, de parvenir à une élucidation. C’est le travail de la police et de la gendarmerie. On n’y avait jamais mis autant de dynamisme et de volonté, et je rends hommage à leur travail qui manifeste une compétence et un professionnalisme remarquables.
Je confirme que M. Émile Zuccarelli est un homme d’une grande constance. Je l’ai toujours entendu développer les mêmes idées, et son courage, même s’il ne s’en fait pas un étendard, est incontestable, il a été lui-même victime de tentatives d’attentat.
D’une manière générale, je rejoindrai M. Roger Franzoni en disant qu’aucune politique ne peut réussir si elle n’est pas basée sur des principes simples et aisément compréhensibles de tous. A partir du moment où la politique du Gouvernement est claire, transparente et respecte ces principes, elle connaîtra le succès à relativement court terme. D’ailleurs l’enquête sur l’assassinat de Claude Erignac a débouché au bout de 16 mois, ce qui est relativement bref par rapport à celle concernant Action Directe qui a duré plusieurs années.
M. le Rapporteur : On voit bien que votre politique se fonde sur un préalable, l’abandon de la violence. Avez-vous des raisons de penser que le mouvement nationaliste va évoluer dans cette direction ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Oui, parce que même si la nébuleuse nationaliste, composée d’un très grand nombre de mouvements est diverse, multiforme, scissipare, un certain nombre de ses porte-voix ou de ses chefs se sont exprimés en faveur de la renonciation à la violence. Depuis très longtemps M. Simeoni - on se souvient de son rôle au moment d’Aléria - plus récemment M. Santoni, M. Lorenzoni, aujourd’hui incarcéré, ont lancé des appels à renoncer à la violence et à choisir une voie politique. Evidemment, ce n’est qu’une partie et il reste un noyau dur de gens pour qui la violence demeure...
M. Roland FRANCISCI : ...Un fonds de commerce.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : En effet. Et je pense qu’il ne faut pas tomber dans l’angélisme et sous-estimer en quelque sorte les gens qui sur cette île, depuis 25 ans bientôt, exercent la terreur. Je crois qu’ils savent utiliser tous les moyens, sans aucune exception.
Il faut savoir que l’Etat, s’il reste uni (ce n’est pas toujours évident) a pour lui la force légitime et la durée ; en tenant un cap clair, comme s’efforce de le faire le Gouvernement de M. Lionel Jospin, il aboutira à des résultats. Je ne veux pas en faire un combat gauche/droite car c’est une affaire qui ne peut être définitivement assainie sur des bases républicaines que si nous transcendons des clivages tout à fait légitimes, mais qui portent sur d’autres sujets. La République repose sur le fait qu’on n’utilise pas le pistolet et le bâton de dynamite ; on ne se fait pas la guerre ; on débat, on est tantôt minoritaire, tantôt majoritaire. Cela m’est arrivé, et j’ai passé plus de temps dans l’opposition que dans le Gouvernement.
M. François ASENSI : La garantie de l’Etat de droit passe par l’exécution des décisions de justice et implique parfois l’utilisation de la force publique. Il y a eu l’affaire de la paillote, il y en a certainement eu d’autres. Monsieur le ministre, est-ce que le préfet Bernard Bonnet a fait part à vos services ou à vous-même de difficultés qu’il rencontrait pour exécuter des décisions de justice, difficultés résultant de pressions qui auraient pu s’exercer ou d’un climat politique général ? Vous a-t-il consulté, vous-même ou vos services, sur certains cas particuliers ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Les décisions de justice doivent être exécutées en Corse comme ailleurs. L’occupation du domaine public maritime par les paillotes était relevée dans certains rapports du préfet Bernard Bonnet, mais c’était un paragraphe parmi des dizaines d’autres, ce n’était pas le sujet principal. Je me souviens avoir lu que l’occupation illégale du domaine public maritime apparaissait comme un défi visible à la loi républicaine et on peut penser qu’il était motivé par le caractère de visibilité que cela comportait.
Pour le reste, il n’a pas demandé d’instruction au moment où, M. José Rossi et M. François Léotard s’étant interposés, il a décidé de prononcer un sursis à exécution en échange d’une promesse des occupants des paillotes de les détruire avant le 30 octobre. C’est une décision qu’il a prise sans en référer à mes services.
M. Yves FROMION : Soutiendrez-vous le préfet, si c’est nécessaire, pour exécuter la décision de détruire ou de voir détruire la paillote au mois d’octobre ?
D’autre part, le dessaisissement de la gendarmerie en décembre dernier de l’affaire de Pietrosella, a provoqué une grande amertume des gendarmes parce qu’ils considéraient que leurs investigations étaient avancées à un point tel qu’ils avaient déjà, de façon très précise, cerné les auteurs de l’attentat. Pourquoi dès lors a-t-il fallu attendre six mois pour que cette affaire aboutisse ?
En faisant abstraction du travail fait par les gendarmes, on a fait croire à l’opinion publique qu’une espèce de miracle " laïc " s’était produit, la police réussissant d’un seul coup à trouver des coupables dans une affaire où tout le monde pataugeait depuis des mois.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Bien entendu, le sursis à statuer accordé par le préfet Bernard Bonnet lui-même vaut jusqu’au 30 octobre. Un engagement a été signé, et le 30 octobre ces paillotes devront être détruites.
S’agissant du dessaisissement de la gendarmerie, il a provoqué une certaine amertume, en effet. Je peux en témoigner. En janvier, les gendarmes ont exprimé leur regret d’avoir été dessaisis de l’enquête et je leur ai dit : c’est le juge qui décide, ce n’est pas moi. Occupez-vous des autres enquêtes qui vous ont été confiées ; vous avez le Crédit Agricole, il y a de quoi faire !
Pour le reste, il n’y a pas de miracle, fut-il républicain, mais un travail patient et méthodique de la police pour convertir des informations qu’elle avait déjà, en preuves judiciaires, c’est-à-dire déterminer où les appels avaient été effectués. Les uns l’avaient été devant la préfecture, d’autres tout près de l’endroit du crime. On avait ainsi une vision des relations entre les différents protagonistes ce soir-là, juste avant et juste après l’attentat. A partir de là, il était facile de les confondre. Les enquêteurs ont fait un travail remarquable. C’est la police qui l’a fait, cela aurait pu être la gendarmerie.
M. Franck DHERSIN : Vous disiez tout à l’heure que 80 % des policiers sont Corses...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ... Comme partout au sud de la Loire, ai-je dit.
M. Franck DHERSIN : Qu’en est-il de la hiérarchie policière ? Y trouve-t-on la même proportion de Corses ?
Au sujet de Tralonca - affaire que je trouve détestable - vous avez déclarez que le texte lu par les indépendantistes avait été rédigé en relation avec le cabinet du ministre de l’Intérieur de l’époque. Avez-vous des preuves de cette affirmation ?
Enfin, j’aimerais que vous nous expliquiez clairement quels étaient les liens réels entre le préfet Bernard Bonnet et le cabinet du Premier ministre et, au sein de ce cabinet, quels étaient les conseillers qui traitaient ces questions ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : S’agissant de la corsisation des services de police, la proportion de 80 % concerne les gradés et les gardiens ; elle est beaucoup moins importante chez les officiers et encore moins chez les commissaires. Les deux patrons de la police, en dehors du préfet adjoint pour la sécurité, sont M. Frédéric Veaux, directeur du SRPJ, et M. Gérard Pupier, directeur régional des renseignements généraux.
S’agissant de Tralonca, je sais par les hauts fonctionnaires de la maison comment les choses se sont passées. Je crois pouvoir vous dire que ceci a été recoupé auprès des intéressés, ceux qui ont fait ce travail. Je l’ai d’ailleurs dit en séance publique et M. Jean-Louis Debré ne m’a pas contredit.
Quant aux liens entre le préfet et le cabinet du Premier ministre, cela n’est pas de mon ressort. Mais il est de notoriété publique qu’il existait des relations entre les conseillers techniques du Premier ministre chargés de la sécurité ou de dossiers techniques et le préfet Bernard Bonnet. C’est normal.
M. Franck DHERSIN : Qui étaient ces conseillers techniques ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Il n’y a pas de cabinet noir. Vous n’avez qu’à acheter le trombinoscope et vous serez renseigné !
M. Franck DHERSIN : Vous pouvez nous le dire quand même !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C’est tout de même le seul préfet de la République qui rendait compte au cabinet du Premier ministre. Tous les autres préfets rendent compte au cabinet du ministre de l’Intérieur.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pour les problèmes de sécurité, c’est M. Alain Christnacht, mais il n’était pas le seul à être en contact avec le préfet Bernard Bonnet ; celui-ci pouvait être en contact avec d’autres conseillers, par exemple Mme Bettina Laville pour les questions relatives à l’aménagement du territoire en Corse. Tout cela est d’une parfaite clarté. On a beaucoup fantasmé.
M. Roland FRANCISCI : Concernant l’occupation illégale du domaine public, elle est bien antérieure à l’arrivée du préfet Bernard Bonnet puisqu’il y a des décisions de justice qui datent de 1995...
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : ...Et même avant.
M. Roland FRANCISCI : Cette fameuse paillote aurait dû être détruite depuis longtemps. Ce que mes compatriotes et moi-même n’avons pas compris, Monsieur le ministre, c’est qu’une fois qu’elle a été incendiée dans les conditions que nous connaissons, cette paillote, toujours aussi illégale, ait pu être reconstruite.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : C’est le préfet Bernard Bonnet qui a autorisé la reconstruction. Il faut dire qu’il a pris cette décision la veille du jour où il a été mis en garde à vue, si ce n’est le jour même.
M. Roland FRANCISCI : Quant à la corsisation des emplois, les élus de la Corse n’en sont pas demandeurs ; la demande vient spécifiquement des nationalistes pour les raisons que nous connaissons.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sur ce sujet, les pratiques sont différentes entre les ministères de l’Intérieur et de la Défense.
M. le Président : Monsieur le ministre, ne pensez-vous pas qu’il convient de mettre un terme à ce pourcentage trop élevé de Corses dans les services de police ? Est-ce qu’il ne contribue pas à troubler un certain nombre de relations sur place entre la population et les services chargés de la sécurité ?
M. Roland FRANCISCI : Vous avez raison, monsieur le Président.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je ne puis vous suivre sur ce point, Monsieur le Président, pour des raisons très simples : l’application des règles de mutations et d’avancement et le fait que les gens veulent toujours retourner dans leur région d’origine. Si j’appliquais d’autres règles en Corse, je serais en difficulté avec M. Augustin Bonrepaux dans l’Ariège, avec M. Lionel Jospin dans la Haute-Garonne et peut-être même avec M. Jean-Pierre Michel dans la Haute-Saône. Les gens ont envie de se rapprocher de leur famille, de leur milieu d’origine, et vous n’y pouvez pas grand-chose.
M. le Rapporteur : Il n’y a pas de pratique systématique concernant l’affectation des personnels en Corse ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pas du tout. Il y a des demandes auxquelles s’appliquent les procédures habituelles de la fonction publique. Les policiers sont des fonctionnaires ; ils n’ont pas le droit de grève, mais ils ont des syndicats, et dès lors qu’on remplit des conditions générales de loyauté, on a bien le droit de vouloir travailler dans la région où l’on est né.
M. Robert PANDRAUD : Il est vrai que dans la fonction publique, il y a des commissions paritaires. J’ai reçu, il y a très longtemps, les instructions d’un ministre me disant qu’il ne fallait pas affecter de Corses en Corse. J’ai essayé, et je me suis aperçu 15 jours après que ces fonctionnaires n’avaient pas de noms aux consonances insulaires mais qu’ils étaient tous mariés à des insulaires. Ce n’est donc pas facile ; en outre, l’unité du territoire, cela existe.
Deuxièmement, Monsieur le Ministre, je vous ai dit que nous étions quelques-uns sur les bancs de l’opposition à vous soutenir, mais ce n’était pas tout noir avant que vous n’arriviez quand même ! Je me suis occupé de ces problèmes à deux périodes de ma vie. Avant 1980, beaucoup de nationalistes étaient en prison. Je ne rappellerai pas les circonstances dans lesquelles ils ont été élargis, peut-être un peu trop libéralement ; en 1988, il y en avait aussi un certain nombre qui furent amnistiés. Ils ont toujours profité de toutes les élections présidentielles.
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Une quarantaine, si mes souvenirs sont bons.
M. Roland FRANCISCI : 147 en 1981 et 48 en 1988.
M. Robert PANDRAUD : Combien sont incarcérés actuellement ?
Troisièmement, vous avez fait part à la fin de votre exposé d’un optimisme raisonnable. Il est vrai que ce qui se fait au pays basque - et je vous sais gré d’encourager le Gouvernement espagnol à maîtriser le problème -, ce qui a été fait en Irlande du nord, contribue à minimiser quelque peu la portée des mouvements nationalistes. Je ne vous demanderai pas de réponse, parce qu’elle vous gênerait, mais ne pensez-vous pas que l’appui ostensible que nous apportons à certains mouvements autonomistes est de nature à donner des idées aux nationalistes, quand on voit sous d’autres cieux des gens sortis des forêts traiter d’égal à égal avec les plus grandes puissances du monde ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je pense que nous avons eu la chance d’être dotés d’une identité française, républicaine, tournée vers l’universel, qui nous a délivrés de la mythologie des origines, qui fait que nous pouvons être catholiques, musulmans, juifs et néanmoins Français. La France réunit les Flamands, les Corses, les Basques, mais aussi beaucoup de citoyens qui viennent des Antilles, d’Afrique ou d’Asie et qui n’en sont pas moins Français pour autant. Et tout ce qui contribue à faire naître et à développer des identités à connotation ethnique est une régression.
M. le Président : Je voudrais faire une remarque à M. Robert Pandraud pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur les lois d’amnistie votées par le Parlement en 1981 et 1988. J’étais président de la commission des lois en 1981 lorsque la loi a été adoptée. Je rappelle qu’elle a été votée à l’unanimité par l’Assemblée Nationale et par le Sénat, puisque c’est une commission mixte paritaire qui avait abouti à un accord sur le texte proposé à la suite de l’élection présidentielle.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le Président, j’ai indiqué que c’était vrai après toutes les élections présidentielles, et toutes les majorités se croient obligées de voter ces lois d’amnistie.
M. le Président : Et même l’opposition.
M. Robert PANDRAUD : Permettez-moi quand même de le regretter.
M. le Président : Je crois me souvenir qu’en 1981, vous étiez parlementaire.
M. Robert PANDRAUD : Non, en 1981 je n’étais pas parlementaire mais j’ai voté contre toutes les lois d’amnistie depuis que je suis député.
M. Bernard DEFLESSELLES : Je voudrais revenir sur une question posée par un de nos collègues quant au fonctionnement et au rôle du cabinet du Premier ministre dans cette affaire. Vous avez éludé très rapidement la question, Monsieur le ministre, vous ne le faites pas d’habitude, vous avez même répondu par une pirouette en nous disant qu’il fallait se reporter au trombinoscope. Nous sommes une commission d’enquête sur les forces de sécurité en Corse, et on ne peut pas se référer simplement à un trombinoscope quand on est interrogé sur le rôle exact du cabinet du Premier ministre.
Vous nous avez dit, au début de votre audition, que ce cabinet assurait la coordination des affaires concernant la Corse. Les réunions périodiques auxquelles vous avez fait allusion étaient-elles animées par M. Olivier Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre ? Quel était le rôle du préfet Alain Christnacht, conseiller pour les affaires de sécurité intérieure ? Quelles étaient leurs relations avec le préfet Bernard Bonnet et vous rendait-il compte de ses conversations avec les conseillers techniques du Premier ministre ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je considère que ces réunions périodiques, tantôt tous les 15 jours, tantôt tous les mois, au niveau des directeurs de cabinet ont joué un rôle extrêmement positif. A mon sens, elles ont permis de donner à la machine gouvernementale sa pleine efficacité. Si une action interministérielle a été possible, c’est que le cabinet du Premier ministre et le Premier ministre lui-même se sont engagés dans cette voie.
Je ne pense pas que moi, ministre de l’Intérieur, j’aurais pu le faire : vous savez bien que les ministères ont leur champ de compétence. Non, cela n’était possible qu’à partir du cabinet du Premier ministre. Par ailleurs, je n’écoutais pas les lignes qu’utilisait le préfet Bernard Bonnet ; il appelait qui il voulait, comme il le voulait. Je ne comprends pas le sens de votre question, sinon par une suspicion de principe que je ne partage pas.
M. le Président : Une dernière question, Monsieur le ministre : quel jugement portez-vous sur l’action du préfet Bernard Bonnet ? Vous qui êtes son supérieur hiérarchique, sous l’autorité duquel il était placé, comment expliquez-vous cette dérive, s’il s’en est produite une puisque le respect de la présomption d’innocence s’impose à tous ?
M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : J’allais vous répondre, Monsieur le président, que la présomption d’innocence est inscrite dans le code de procédure pénale. Ce simple rappel me vaut des procès constants. Le préfet Bernard Bonnet n’a pas avoué avoir donné cet ordre imbécile de brûler cette paillote et la justice tranchera.
Je peux dire que c’était un homme courageux. Il a été nommé préfet adjoint pour la sécurité en Corse par M. Pierre Joxe, directeur central de la police territoriale à l’époque de M. Paul Quilès, préfet des Pyrénées-Orientales par M. Charles Pasqua.
Le préfet Bernard Bonnet était un homme incontestablement travailleur, qui s’était voué à sa tâche d’instauration de l’Etat de droit. Je ne sais pas comment il a pu se laisser emporter, peut-être par son élan, c’est à la justice de le dire. Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut aussi bien mesurer quel était le contexte, le poids de la violence, la peur qui imprègne l’île. Le palais Lantivy est constamment gardé, ce qui crée une ambiance particulière. Par ailleurs, quand vous entendez les déclarations d’un certain nombre de nationalistes et de personnalités de l’île, il faut avoir les nerfs solides. Peut-être qu’après 16 mois de fonction, la perception se brouille, c’est possible. Je peux l’expliquer de cette manière.
Pour le reste, on ne doit pas oublier le bilan de ce qui a été fait, aussi bien par le préfet Claude Erignac que par le préfet Bernard Bonnet. Le préfet Claude Erignac, avec un style différent, avait cherché à ramener à stricte observation de la loi. C’était plus difficile parce que la cohérence, le sérieux, la volonté politique du Gouvernement étaient mis en doute. Malheureusement, il a fallu l’assassinat du préfet Claude Erignac pour que ce doute se dissipe largement.
Que puis-je dire de plus ? Sinon, compte tenu des conditions très difficiles dans lesquelles le préfet Bernard Bonnet a accepté cette mission et s’en est acquitté, qu’il faut essayer de porter un jugement juste et équilibré. Plusieurs hypothèses sont encore envisageables à l’heure actuelle, mais quoi qu’il en soit, il faut garder l’esprit de mesure.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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