Présidence de M. Yves FROMION, Vice-Président

M. François Léotard est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. François Léotard prête serment.

M. François LÉOTARD : Monsieur le président, je voudrais, avant de répondre le plus précisément possible à vos questions, ouvrir mon propos par un hommage appuyé aux forces de la gendarmerie en Corse.

En effet, la tâche qui est celle de nos militaires de la gendarmerie en Corse est extraordinairement difficile et ils l’accomplissent avec un dévouement et une qualité du service de l’Etat qui sont très grands. Je voudrais donc leur rendre un hommage, d’abord parce qu’ils ont payé très cher ce service de l’Etat - je citerai quelques chiffres tout à l’heure - mais également parce que les conditions dans lesquelles ils accomplissent les missions que la République leur confie sont extrêmement délicates et que les événements récents mettant en cause quelques officiers de la gendarmerie, ont provoqué dans cette arme une très grande émotion et un malaise.

La deuxième réflexion préliminaire que je souhaite faire, c’est que, pour le ministère de la Défense et pour moi-même - même si cela peut étonner - ce n’était pas la Corse qui était la première préoccupation pendant cette période 1993-1995 et cela pour deux raisons :

- premièrement, comme vous le savez, et comme d’autres ministres ont dû le dire devant cette commission, depuis un décret de 1903, la gestion et l’emploi des forces de gendarmerie, pour ce qui concerne les missions de police et d’ordre public, sont placés sous l’autorité du ministre de l’Intérieur ;

- deuxièmement - et cette seconde raison est plus déterminante - parce que cette période a été marquée pour le ministère de la Défense par des crises beaucoup plus graves que celles de la Corse, dont bien sûr celle du Rwanda où nous avons engagé des forces militaires importantes, celle du Cambodge, de Somalie mais surtout celle de Bosnie où plus de 5 000 de nos soldats étaient engagés dans des conditions très périlleuses. Les consignes qui m’étaient données par le président de la République et le Premier ministre étaient donc, bien entendu, de veiller à la sécurité de nos forces en Bosnie.

Par conséquent, la Corse n’était pas la première préoccupation du ministre de la Défense même si, naturellement, avec l’ensemble du Gouvernement, j’ai contribué à faire en sorte que les lois de la République y soient respectées. Dans un jugement évidemment porté a posteriori, je peux dire aujourd’hui que la situation que j’ai connue en Corse pendant les années de 1993 à 1995 m’a semblé, malgré les chiffres que je vais donner, un peu plus calme que la période qui l’avait précédée et que celle qui l’a suivie mais, bien entendu, c’est en partie un jugement subjectif.

J’articulerai mon propos autour de deux réflexions qui seront brèves de manière à pouvoir répondre à vos questions.

Premièrement, malgré les difficultés très spécifiques qui étaient liées à l’insécurité sur l’île, la gestion des forces de gendarmerie a été exercée par le Gouvernement dans le strict respect des lois et des règlements. Si je parle de " difficultés spécifiques " c’est parce que les chiffres sont effectivement très perturbants pour le pays et je vais les rappeler : 1993, 26 assassinats, 365 attentats ; 1994, 40 assassinats, 379 attentats ; 1995, 36 assassinats, 421 attentats. Il s’agit donc de chiffres extrêmement élevés qui illustrent le climat d’insécurité et de violation de l’ordre public qui prévalait en Corse. Je compléterai ces chiffres, à l’intention de votre commission, par d’autres éléments d’analyse : le nombre de brigades visées par des attentats et des mitraillages au cours de ces deux années est tout à fait considérable puisqu’il est de 4 en 1993, de 16 en 1994 et d’une en 1995. Il s’agissait, soit de mitraillages de façade, soit de tentatives d’attentats ou d’attentats contre les locaux.

Ces difficultés m’ont amené à renforcer les effectifs de gendarmerie en Corse, puisque durant la période placée sous ma gestion et celle du Gouvernement de M. Edouard Balladur, nous avons augmenté les effectifs de gendarmerie de 46 personnels militaires. C’est une décision politique que j’avais souhaitée. A ce propos, je rappelle que les effectifs ont toujours été, durant ces dernières années, sensiblement supérieurs à la moyenne nationale. Nous avions, en Corse, et je crois que cela doit être le cas encore aujourd’hui, mais je ne suis pas certain des chiffres actuels, environ 500 militaires de la gendarmerie départementale dans les deux départements, auxquels s’ajoutait à peu près le même chiffre d’hommes qui provenaient, de l’escadron de gendarmerie mobile, basé à Ajaccio, qui a été dissous si j’en crois la presse récente, et qui étaient en permanence affectés au soutien des deux gendarmeries départementales et selon les occasions entre 3 et 4 escadrons de gendarmerie mobile qui contribuaient au maintien de l’ordre et à l’appui apporté aux gendarmeries départementales.

Ce sont les mitraillages auxquels je viens de faire allusion qui m’ont amené à effectuer un déplacement, dont la raison d’être et le fondement étaient l’inquiétude provoquée chez les épouses de gendarmes par les mitraillages de ces casernes. J’en ai effectué d’autres, mais qui avaient des objectifs différents, notamment militaires, puisque je suis allé à Solenzara à plusieurs reprises, à Bonifacio et Ajaccio pour les opérations foncières du ministère de la Défense. Les rapports qui me parvenaient étaient inquiétants quant à la crainte exprimée par ces femmes, qui vivent comme vous le savez avec leurs enfants, dans les casernes. J’étais donc allé visiter deux gendarmeries qui avaient été mitraillées et les épouses de gendarmes m’avaient parlé de leurs difficultés pour rassurer les enfants qu’elles couchaient sur des matelas, à même le sol, pour faire en sorte qu’ils soient protégés par les murs en cas de mitraillages. J’avais été très touché par ces remarques. J’avais reçu ces femmes et les gendarmes et j’avais pris une décision qui n’a d’ailleurs pas eu de conséquences : j’avais dit aux sous-officiers que je rencontrais que, bien entendu, ils étaient tout à fait libres de revenir sur le continent s’ils le souhaitaient... Je dois informer la Commission qu’aucun n’a formulé de demande en ce sens alors que j’avais dit que je donnerais des instructions à la direction de la gendarmerie pour faciliter leur retour. Ce déplacement avait été pour moi assez important parce que j’avais senti le malaise qui pouvait s’emparer des militaires et notamment de leurs épouses.

Outre le renforcement des effectifs, j’avais été conduit à prendre une seconde décision qui s’est révélée être un échec, à savoir l’affectation d’une partie des brigades de l’intérieur sur le littoral où se produisaient les événements délictueux les plus importants mais je n’y suis pas parvenu compte tenu de la pression des élus, des maires notamment, voire du corps lui-même qui souhaitait conserver son implantation en milieu rural et qui n’était guère désireux de changer. Pour finir, une seule brigade a donc été transférée de l’intérieur vers le littoral ce qui, je le reconnais, n’est pas véritablement une réussite.

Je me suis interrogé - et je terminerai la première partie de mon intervention sur cette interrogation - sur les raisons pour lesquelles la gendarmerie avait subi plus que d’autres services de l’Etat cette violence. J’ai trouvé deux éléments de réponse mais ce ne sont que des hypothèses :

- premièrement, la nature militaire de l’arme qui se trouve probablement assez fortement contestée par les nationalistes, comme la légion avait pu l’être il y a quelques années ;

- deuxièmement, et j’insiste sur cette seconde raison parce qu’elle m’a beaucoup frappé dans toute l’histoire récente de l’île, la non-corsisation des emplois.

J’ai demandé, pour avoir des informations plus précises sur ce sujet ce qu’avait été la politique traditionnelle de la gendarmerie avant que je ne prenne cette responsabilité et l’on m’a répondu que la gendarmerie nationale n’a jamais affecté les militaires dans les différentes régions françaises en fonction de leur origine géographique. A ce propos, je citerai un chiffre qui me semble intéressant : sur 906 gendarmes, donc un peu moins du millier que j’évoquais tout à l’heure qui se trouvaient en Corse, 9 sous-officiers - soit 1 % - étaient d’origine corse et trois d’entre eux étaient mariés à des femmes corses. C’est dire à quel point la direction générale de la gendarmerie et ce corps, qui est un corps d’élite, ont refusé ce qui se produisait à mon sens dans d’autres services de l’Etat - et je pense notamment au ministère de l’Intérieur - à savoir une évolution progressive vers la corsisation des emplois.

Le seul événement notable de cette période fut l’arrestation par les forces de gendarmerie de terroristes à Spérone, qui est un village de maisons luxueuses construites au sud de l’île. Cette action a été menée avec succès ; ces hommes étaient porteurs de toutes sortes d’armes et d’outils de terreur.

Le second volet de mon propos portera sur la gestion de la gendarmerie qui a été exercée dans le strict respect des lois et des règlements de la République. Je peux dire que la seule dérogation par rapport au droit commun continental à laquelle nous ayons consenti avec mes prédécesseurs et mes successeurs, est celle de la double campagne. C’est une disposition ancienne qui permettait de considérer que les gendarmes en poste en Corse durant une période limitée à huit ans, avaient effectué une campagne de dix ou douze ans, si mes souvenirs sont bons. Je dois d’ailleurs ajouter que les volontaires étaient nombreux, notamment pour cette raison.

Sur l’île, la hiérarchie qui pesait sur les forces de gendarmerie était totalement la même que sur le continent : j’y ai veillé ! Il n’y avait ni unités spéciales, ni règles spéciales. Ces deux départements avaient les mêmes structures que les autres départements français. Ils étaient donc sous l’autorité du préfet chargé de la sécurité et donc du ministère de l’Intérieur et du procureur général de Bastia pour les affaires judiciaires. Un général commandait à Marseille, comme c’est, je crois, toujours le cas actuellement, l’ensemble de la circonscription Provence-Alpes-Côte d’Azur et Corse. Il était le supérieur hiérarchique des deux colonels commandant le groupement de gendarmerie de chacun des départements. Sur l’île, la hiérarchie était normale, la circulation de l’information se faisait comme dans tous les départements français ; je terminerai en disant qu’au niveau national - il n’y avait pas de cellule particulière chargée des affaires corses à Matignon, ce que pourra d’ailleurs vous confirmer M. Edouard Balladur si jamais vous l’interrogez. Chaque ministre avait la responsabilité de son département ministériel.

Pour ce qui concerne le ministère de la Défense, à ma demande et sur mes instructions, mon directeur de cabinet, qui est aujourd’hui préfet de région, organisait tous les quinze jours une petite réunion de travail discrète, avec le magistrat que j’avais nommé comme conseiller technique à mon cabinet pour les affaires de la gendarmerie, le directeur général de la gendarmerie, ainsi que le colonel qui suivait, sous l’autorité du conseiller technique, les affaires de gendarmerie pour faire le point sur les événements, les incidents et les accidents qui avaient pu se produire... Sur mes instructions également, ce même directeur de cabinet procédait de façon exactement identique avec le ministère de l’Intérieur puisque, tous les quinze jours, avec le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur, ils harmonisaient les informations et les décisions qui devaient être prises par les deux ministères.

Enfin, les deux directeurs généraux que j’ai connus - M. Jean-Pierre Dintilhac d’abord et M. Patrice Maynial ensuite - étaient tous les deux des magistrats, car j’ai tenu à respecter la règle non écrite qui voulait que le directeur général de la gendarmerie fût un magistrat. Bien que cette règle n’ait pas toujours été appliquée - j’ignore ce qu’il en est aujourd’hui - elle était pour moi très importante et je continue à la considérer comme une règle de bonne gestion de ce corps.

Avant de terminer, il me reste à ajouter que j’informais régulièrement le chef de l’Etat. Il me recevait tous les lundis, sur les affaires militaires, étant précisé que l’entretien portait généralement sur la Bosnie qui, encore une fois était, pour le Gouvernement et les pouvoirs publics de l’époque, une source de graves inquiétudes.

Telles sont, monsieur le président, en quelques mots, les précisions que je tenais à apporter à la Commission.

M. le Président : Je vous remercie, monsieur le ministre. Avant de passer la parole à mes collègues, je voudrais simplement vous poser quelques questions qui sont de nature à préciser ou à éclairer les propos que vous avez déjà tenus.

Premièrement, vous nous dites qu’il n’y avait pas d’échelon de coordination au niveau de Matignon et que chaque ministère était autonome. N’avez-vous pas cependant le sentiment que le ministère de l’Intérieur était le chef de file par rapport aux autres ministères, du fait que les préfets sont chargés de la sécurité publique et que, j’allais dire, par vocation naturelle, ce sont eux qui doivent plutôt " tirer la charrette " ?

Par ailleurs, n’avez-vous pas eu le sentiment de jouer un rôle dans la définition de la politique de sécurité en Corse ? Vous nous avez dit qu’à l’époque, il y avait des difficultés plus prégnantes. Néanmoins, face à la situation corse, n’avez-vous pas l’impression, qu’elle était, si vous me permettez cette formule, " moins pire " que ce que l’on a pu connaître avant et après ? Il y a sans doute eu une volonté de réaction puisque vous nous avez parlé de réunions régulières : avez-vous, vous-même, à un moment donné, eu envie de marquer de votre empreinte les affaires corses ?

Par ailleurs, puisque vous nous avez décrit la chaîne de commandement sur place et à Paris, avez-vous le sentiment qu’au niveau de la direction générale de la gendarmerie et de vos proches collaborateurs, il y avait une communication sans faille et que vous étiez bien informé de ce qui se passait sur place ? Plus généralement, pensez-vous qu’il y avait une bonne communication entre les services chargés de la sécurité, à savoir entre la police, la gendarmerie et - j’insisterai un petit peu plus sur ce point -les renseignements généraux ?

M. François LÉOTARD : Bien volontiers, monsieur le président, et si ces réponses étaient insuffisantes, je m’efforcerai de les compléter !

Sur le premier point, je dirai que le ministre de l’Intérieur avait une responsabilité éminente, et sans aucun doute - j’ignore ce qu’il en est par rapport au ministre de la Justice et je ne sais d’ailleurs pas si c’est en ces termes qu’il convient de présenter les choses -, supérieure à celle du ministre de la Défense ! Je me souviens de réunions interministérielles où, s’agissant de la Corse, c’était bien entendu le ministre de l’Intérieur qui " planchait " sur les affaires d’ordre public. Je l’affirme également tout simplement pour les raisons juridiques suivantes : les forces de gendarmerie sont à la disposition du ministre de l’Intérieur pour les actions de police générale, de maintien de l’ordre alors que le ministre de la Défense ne donne aucune instruction dans ce domaine, au sens opérationnel du terme. Je me rappelle qu’à l’occasion de mon déplacement, j’ai rencontré les colonels en question, et je leur ai demandé de me faire le point sur ce qui se passait en Corse. Je leur ait dit que, bien entendu, ils étaient sous l’autorité du préfet chargé de la sécurité et de la filière hiérarchique qui remontait Place Beauvau. J’essayais de répondre à des questions qui étaient plus propres à l’arme elle-même et à la sécurité des familles dont les membres vivent en caserne. Ayant toujours été personnellement hostile à cette idée de corsisation des emplois, j’étais préoccupé par la question de savoir si des militaires étaient issus de l’île car, j’étais plus que réservé sur cette éventualité.

J’avais en tête la crise de 1989 qui a touché très durement la gendarmerie et je voulais éviter qu’elle ne se reproduise, ce dont je ne suis d’ailleurs pas certain aujourd’hui. Il y en, en effet, en permanence - et j’en viens à l’autre partie de votre question - pour les gendarmes, cette idée de la double tutelle, Justice d’un côté, Intérieur de l’autre, qui ne permet à leur troisième tuteur, le ministère de la Défense, de ne les défendre qu’en matière d’avancement, de statut militaire et, en définitive, seulement de façon accessoire. Or, la comparaison établie principalement par les épouses, avec les statuts de la police nationale, se fait toujours au détriment des gendarmes, notamment du fait de la syndicalisation très forte du ministère de l’Intérieur. Le regard qu’ils portent sur leurs collègues de la police nationale qu’ils côtoient tous les jours, met en relief les contraintes, les astreintes qui sont les leurs. Elles apparaissent si lourdes, notamment pour ce qui concerne les sous-officiers, que leur jugement se fait au détriment du corps, au détriment de l’arme et je crains beaucoup qu’une évolution vers la " civilisation " de cette arme ne soit en cours qui les pousse un jour à ou l’autre à vouloir se syndicaliser et à échapper au statut militaire.

Les officiers sont très attachés à ce statut, car ce sont généralement des saint-cyriens. Mais les sous-officiers qui, comme tous les Français ont des problèmes économiques, comparent leur situation militaire à celle plus enviable de leurs collègues de la police nationale.

Sur la définition de la politique de sécurité, je m’efforçais, à travers le conseil supérieur de la fonction militaire et les relations que j’avais avec le directeur général, de maintenir un état d’esprit susceptible de développer la qualité militaire du gendarme. Je veux dire, étant personnellement très attaché à ce statut qui constitue l’une des forces de l’arme, que s’il y a une évolution trop rapide et trop forte vers la " civilisation " on aura de grandes difficultés à maintenir l’ordre et à exercer la police, notamment en milieu rural.

Sur la chaîne de commandement, je dirai avec beaucoup de force - car j’ai été très étonné de lire dans la presse qu’elle pouvait ne pas bien fonctionner - que j’avais tous les matins un bulletin édité par la gendarmerie contenant toutes les informations recueillies sur l’ensemble du territoire, qui allaient du prix des céréales en milieu rural, jusqu’aux incidents, aux viols, aux vols en passant par les incendies, et que mon directeur de cabinet recevait, dans l’heure qui suivait, les informations que le directeur général de la gendarmerie estimait importantes. Celui-ci était d’ailleurs systématiquement reçu par le directeur de cabinet en dehors de la réunion bimensuelle que j’évoquais précédemment. Par conséquent, la liaison avec la direction générale, le cabinet du ministre et le ministre était constante. Il appartenait bien sûr au directeur général avec son état-major général de voir quelles étaient les informations susceptibles de remonter comme - et je citerai le premier exemple en souriant car ce n’est pas le plus grave - le cambriolage d’un ministre, ou plus sérieusement, des crimes ou des attentats. Toutes ces informations étaient immédiatement transmises au cabinet du ministre.

Pour ce qui concerne les rapports avec la police, cette même réunion à laquelle j’ai fait allusion se déroulait tous les quinze jours avec mon directeur du cabinet et celui du ministre de l’Intérieur. Il existait, bien entendu, des tensions comme il en a toujours existé entre la gendarmerie et la police nationale. L’arrestation par la gendarmerie de terroristes à Spérone, avait ainsi provoqué une certaine irritation du côté de la police nationale qui suivait au même moment ces mêmes personnes et qui n’avait probablement pas vu d’un bon œil la gendarmerie opérer cette capture. Ces tensions ont donc toujours existé et ce serait mentir que prétendre que tel n’était pas le cas, lorsque j’étais ministre de la Défense.

Pour ce qui a trait aux renseignements généraux, je n’ai pas le souvenir de tensions particulières. Je conserve néanmoins le souvenir des notes dites " blanches " qui me consternaient, parce qu’elles étaient souvent le fait d’un service qui ne précisait pas ses sources, qui informait d’une façon très particulière de certains événements politiques et qui, à mon avis, ne s’inscrivait pas dans l’esprit républicain et ne relevait pas d’une action de police. Cela m’a toujours frappé et correspond à la dérive que connaissent depuis longtemps les renseignements généraux ! Pour ce qui est de la gendarmerie, elle exerçait son travail dans l’esprit des lois, avec beaucoup de rigueur et le souci qu’ont toujours eu les gendarmes d’apporter au Gouvernement des informations sur l’état d’esprit des populations, notamment en milieu rural. A ce propos, le bulletin quotidien de la gendarmerie constitue un élément très intéressant d’analyse de l’état d’esprit quotidien de la population française.

M. le Président : Monsieur le ministre, les forces de gendarmerie placées sous votre autorité ont-elles reçu des missions spéciales de renseignement en Corse en dehors des renseignements de caractère général dont vous parlez ? Est-ce que, à l’époque, on a pu demander aux forces de gendarmerie ou à telle ou telle de leur composante, des missions particulières de renseignement sur l’île ?

M. François LÉOTARD : Non, elle n’ont pas eu de missions particulières de renseignements. La fonction d’information du gendarme fait partie de son univers : c’est aller dans une station-service pour voir si une voiture est passée quelque temps avant, c’est savoir qui s’est installé dans la maison sur la colline, et ainsi de suite... Le gendarme est formé à cette attitude d’écoute et d’information qu’il adopte donc spontanément. La question du terrorisme se posait bien sûr à eux et donc beaucoup d’informations y avaient trait. La question des écoutes - je le dis avec beaucoup de force - a toujours été traitée conformément aux consignes que j’avais données à mon directeur de cabinet et que j’avais reçues du Premier ministre, dans le strict respect des lois et des règlements, c’est-à-dire sur décision d’un magistrat, soumise à la commission que vous connaissez, et portant uniquement sur des trafics d’armes ou d’éventuels espionnages contre notre pays. J’étais extrêmement strict sur ce point et mon directeur de cabinet qui était préfet, y était très attentif.

En conséquence, je peux vous assurer qu’il n’y pas eu d’écoutes politiques, au sens où l’on aurait pu vouloir écouter telle ou telle personnalité politique : cela, jamais, je m’y serais totalement opposé ! Bien entendu, pour ce qui est, en revanche, des informations quotidiennes et du suivi des actions terroristes, il en allait différemment, mais cela ne répondait pas à des instructions particulières mais générales, d’ailleurs issues pour l’essentiel du ministère de l’Intérieur. Je n’avais pas à donner d’instructions précises dans ce sens, puisque l’ordre public n’est pas de la compétence du ministre de la Défense, sous réserve, encore une fois, de la fourniture des moyens.

M. le Président : Vous avez cosigné, le 31 octobre 1994, une circulaire interministérielle qui précisait les pouvoirs du préfet adjoint pour la sécurité. L’objet de cette circulaire était-il de préciser ou de renforcer les prérogatives du préfet adjoint ? Quel jugement portez-vous sur cette organisation des services préfectoraux en Corse, avec ce préfet adjoint qui a compétence sur deux départements ? Pensez-vous que c’était une décision légitime, intéressante, opportune et efficace ou que finalement, ce n’était pas la meilleure des affaires ?

M. François LÉOTARD : Monsieur le président, je vous parle très librement : j’ai été moi-même sous-préfet et je n’ai, pour ma part, pas considéré comme utiles les nominations de préfets adjoints à la sécurité. J’ai été directeur de cabinet d’un préfet, chargé des problèmes de sécurité dans le département dans lequel j’exerçais et j’ai toujours pensé qu’ils étaient de la responsabilité du préfet " de droit commun ". J’ignore si cette création, qui s’est faite aussi sur le continent, répondait à un désir de créer des emplois au ministère de l’Intérieur ou à celui de renforcer la tutelle des forces de la sécurité. Mais, je n’ai jamais été très favorable à cette idée d’une attribution des problèmes de sécurité à un homme autre que le préfet : la tradition préfectorale en France est d’avoir un chef unique de l’ensemble des services de l’Etat et c’est la dignité de cette fonction que d’être le patron de l’ensemble des services de l’Etat. Je ne me souvenais pas de cette circulaire interministérielle - je vous demande d’ailleurs de m’en excuser...

Cette circulaire correspond probablement à une demande du ministère de l’Intérieur, sans doute pour assurer une cohésion plus forte des outils de sécurité et des hommes qui en avaient la charge. Il n’empêche que j’ai toujours pensé que cette responsabilité relevait du préfet de " droit commun " et que j’ai de tous temps été réservé sur les institutions spécifiques, y compris, et peut-être surtout, pour ce qui concerne la Corse.

Sur le volet politique, j’ajouterai, concernant les institutions de l’Etat, que l’Etat est en Corse chez lui et qu’il doit l’être comme en Bretagne ou ailleurs...

M. le Rapporteur : Ne pensez-vous pas que l’éparpillement et l’isolement des brigades de gendarmerie en Corse n’exposent pas de façon trop importante ces brigades ? Le plan de redéploiement que vous avez tenté de mettre en œuvre répondait-il à ce souci de reconcentrer des brigades qui étaient très isolées, donc finalement très exposées ?

M. François LÉOTARD : Monsieur le rapporteur, c’est évidemment là une question majeure, qui se posait et qui continue à se poser d’ailleurs sur l’ensemble du territoire national. Tous les ministres de l’Intérieur et tous les ministres de la Défense se trouvent confrontés à une certaine surreprésentation de la gendarmerie dans des zones et des lieux où les délits sont moins importants que dans les zones urbaines et à une sous-représentation dans des zones de gendarmerie à forte densité urbaine, où les gendarmes n’ont pas les moyens d’exercer leurs fonctions. Il est vrai que cette question se posait en Corse et que ma volonté de réorienter ces brigades vers le littoral s’est soldée, d’une certaine manière, par un échec. Vous me permettrez de faire deux remarques :

- le désir des maires, au sein des cantons, d’avoir à proximité une gendarmerie est légitime, surtout en Corse, où les moyens d’accès sont relativement difficiles. Les élus ont le droit légitime d’exprimer une telle revendication.

- par ailleurs, même si c’est un peu difficile à dire, le gendarme étant un militaire, le fait qu’il soit éventuellement en situation périlleuse fait partie du mandat qui lui est confié. Ce n’était donc pas tant cette question de l’insécurité qui devait pousser à faire disparaître les brigades en milieu rural, car les gendarmes sont armés et assumer ce risque est inhérent à leur métier. L’élément déterminant est celui de la fréquentation touristique sur le littoral et le fait que des actions délictueuses, notamment terroristes, pouvaient s’y dérouler plus facilement, leurs auteurs étant noyés dans la foule, et qu’elles pouvaient y être plus dangereuses. L’argument essentiel n’était donc pas la sécurité des gendarmes mais bien la présence de la gendarmerie en milieu rural qui était d’ailleurs depuis plusieurs années, avant ma présence au ministère comme d’ailleurs après, un thème récurrent de réflexion. C’est une question qui se pose encore aujourd’hui dans les termes suivants : quelle est la capacité des gens en uniforme à intervenir en milieu urbain, dans un monde extraordinairement civil et qui est rebelle à l’ordre public ? La question posée est donc surtout celle des rapports entre la gendarmerie et la population.

J’avais créé à l’époque, des postes mobiles de sécurité, qui étaient de petites camionnettes où les gendarmes pouvaient enregistrer des plaintes. Elles se déplaçaient notamment sur les marchés, les foires, les plages et les gendarmes se mettaient à la disposition des habitants. Je sais que j’en avais créé plusieurs et que j’avais conçu un plan sur plusieurs années, mais j’ignore si l’expérience a été suivie. Cette formule s’inscrivait tout à fait dans cet esprit d’une présence de la gendarmerie au plus près de la population.

M. le Rapporteur : On peut penser que le fait d’être dans un milieu très hostile - on nous a décrit des brigades de gendarmeries qui sont dans des secteurs où le nationalisme est très fort, notamment du côté de Bastia - n’incite pas, non plus, les gendarmes à faire dans la sérénité un travail de contact et de relations. On a donc le sentiment, qu’en Corse beaucoup plus qu’ailleurs, ils sont dans la situation très particulière d’un corps étranger. Autant la police semble très à l’aise, voire trop, dans la société corse, autant la gendarmerie paraît être extrêmement étrangère à cette société, en partie aussi du fait de la non corsisation des emplois qui peut avoir pour conséquence de couper la gendarmerie de l’information, des relations et des contacts qui lui sont nécessaires.

François LÉOTARD : Je vois très bien ce que vous voulez dire, monsieur le rapporteur, mais je crois que l’Etat doit, d’une certaine manière - et je pèse mes mots parce que c’est assez difficile à formuler - être étranger : son autorité dépend de la distance qu’il prend vis-à-vis d’une société qu’il a aussi pour fonction, à travers les forces de l’ordre, de contenir, de réguler et à laquelle il doit éventuellement s’opposer. Par conséquent, je ne suis pas certain - je le dis avec prudence - que le fait que la corsisation des emplois ait été très forte dans la police nationale, ait été de nature à favoriser son action. Cette façon de poser le problème comporte, vous le voyez bien, une partie de la réponse à y apporter.

M. le Président : C’est un euphémisme !

M. François LÉOTARD : C’est à peu près cela, monsieur le président.

La force de la gendarmerie était à la fois ce que vous appelez " cette étrangeté ", à savoir ce statut militaire sans corsisation des emplois permettant le respect de l’Etat et de l’autorité de l’Etat, dont je crois qu’elle continue à être nécessaire, en Corse comme ailleurs, comme dans les banlieues continentales, parce que je ne pense pas que l’Etat ait à gagner à se soumettre aux versatilités de l’opinion et à ses débordements. J’estime que c’est tout à l’honneur de la gendarmerie que d’avoir réussi à maintenir cet écart. Si vous me le permettez, j’ajouterai juste quelques mots pour raconter une anecdote qu’il faut prendre comme telle : un jour, des gens d’un village, probablement des nationalistes, avaient invité le commandant d’une brigade à jouer aux boules pour mieux mitrailler la gendarmerie pendant la partie... Si je cite cet exemple, c’est pour montrer qu’il y a à la fois le désir d’être présent dans la population, d’écouter, d’être amical avec les citoyens et la nécessité de bien savoir si c’est la fonction d’un chef de brigade de jouer aux boules, alors qu’il pouvait penser que les gens avec lesquels il jouait en profitaient pour plastiquer ou mitrailler la caserne. Je cite donc cette anecdote qui m’a été rapportée par des tiers, pour montrer combien l’équilibre entre la présence dans le milieu social et l’autorité de l’Etat est difficile à trouver.

M. le Rapporteur : Concernant les missions de la gendarmerie, on a le sentiment que cette dernière éprouve, en Corse, une forte frustration à se voir dessaisie d’un certain nombre d’affaires, notamment les affaires de terrorisme - je ne parle pas des affaires d’attentats qui ont trait directement à la gendarmerie, - et qu’elle considère qu’elle a toutes les compétences pour mener à leur terme les investigations. Qu’en pensez-vous ?

M. François LÉOTARD : Je crois que cette frustration existe. Je crois aussi à la parfaite loyauté des officiers et des sous-officiers de la gendarmerie vis-à-vis des magistrats qui leur donnent les instructions - je n’ai jamais pensé une seule seconde qu’il pouvait y avoir autre chose que de la loyauté et de la transparence - de même que je crois qu’il y a une tentation permanente du corps, de l’arme, à s’autogérer. Comment définir cela un peu plus précisément ? Le rôle majeur du ministre, et du directeur général, qui sont, bien sûr des civils et généralement pour ce qui concerne le second, un magistrat, est naturellement de s’imposer face à un corps qui a une très forte tradition militaire, pour faire en sorte que l’autorité de l’Etat civil puisse prévaloir sur le corporatisme militaire. Il s’agit là d’un problème général vis-à-vis du monde militaire, mais qui est plus important encore vis-à-vis de la gendarmerie qui considère que la présence de civils en son sein est en quelque sorte une anomalie. Mais l’autorité de l’Etat s’exprime par des civils qui sont choisis par le peuple et qui ont une autorité hiérarchique. Par conséquent, mon souci était de faire révéler à chaque fois à la gendarmerie les vérités qu’elle pouvait ne pas vouloir livrer, et de lui imposer une nécessité de transparence. Je crois que tous les ministres successifs de la Défense se sont trouvés confrontés à cette question d’une certaine tentation de la gendarmerie à s’autogérer et à faire en sorte que ce soit le corps lui-même qui définisse sa politique et non pas l’Etat à travers ses responsables civils. C’est une tentation réelle dans tout pays où des militaires sont soumis à une autorité civile, autrement dit en démocratie.

M. le Rapporteur : A Spérone, puisque vous avez évoqué cette affaire, j’ai eu, sur la base d’un certain nombre d’informations, le même sentiment que vous : il semblerait qu’il y ait eu au départ un problème entre certains services. Est-ce que le service concerné était la DNAT ?

M. François LÉOTARD : Je crois, mais je le dis avec beaucoup de précautions, qu’il s’agissait de gendarmes territoriaux et que le service de police concerné était sous les ordres du préfet chargé de la sécurité, qui était à l’époque M. Jean-Pierre Lacave, et de M. Dimétrius Draggacci dont je sais qu’il était le responsable de la police nationale d’Ajaccio. M. Jean-Pierre Lacave était préfet chargé de la sécurité ; c’est d’ailleurs, je crois un ancien officier qui aimait bien les actions de terrain. L’arrestation s’est faite, si mes souvenirs sont bons, par des gendarmes ordinaires car il n’y avait pas de gendarmes " extraordinaires " en Corse - peut-être y en a-t-il eu mais je n’ai aucun souvenir d’intervention de gens du GIGN pour des opérations ponctuelles et je crois que si cela avait été le cas, je m’en souviendrais - mais je sais qu’une certaine irritation s’était exprimée du côté des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, qui considéraient que ces gendarmes n’étaient pas à leur place. Pour ma part, j’ai toujours dit aux gendarmes, notamment aux colonels que je rencontrais, qu’ils étaient à leur place, qu’ils devaient collaborer avec la police nationale et qu’en faisant des barrages, ou en suivant certaines personnes suspectes, ils faisaient leur travail. J’ai donc toujours essayé de les remettre dans le droit commun de la gestion de l’ordre public. Si votre question avait pour but de savoir s’il s’agissait d’une unité particulière, la réponse est formellement négative : il n’y en avait pas.

M. le Rapporteur : On a l’impression que les incidents de frontières sont quand même très nombreux et probablement dus au fait qu’il existe pour les affaires de terrorisme, un dispositif national judiciaire et policier très important doublé d’une mobilisation forte des services locaux que ce soit du côté de la gendarmerie, avec la frustration que j’évoquais tout à l’heure, des renseignements généraux ou de la police judiciaire locale. Ne pensez-vous pas qu’il y a là une source de confusion et de dysfonctionnement comme il semblerait que cela ait été le cas à Spérone où j’imagine que, s’agissant d’une affaire de terrorisme, la police avait considéré que ce n’était pas à la gendarmerie d’intervenir.

M. François LÉOTARD : Ma réponse est oui, monsieur le rapporteur.

M. le Président : Je prolongerai la question en vous demandant si vous estimez que l’articulation entre la justice et les services de gendarmerie était satisfaisante. Pour préciser la question du rapporteur, j’aimerais savoir si vous avez constaté des dysfonctionnements.

M. François LÉOTARD : Sur le premier point, je répondrai que, je considère que la prolifération de services particuliers est une mauvaise orientation. J’ai toujours pensé que la manière dont procèdent les Britanniques, à savoir l’unicité d’un corps, la polyvalence de ses membres, l’unité de commandement, l’absence de police spéciale ou d’unités spéciales sauf situation particulière, est plutôt une bonne chose pour l’esprit républicain. En effet, dès que l’on crée un service spécial qui a des missions spéciales et des règles spéciales de fonctionnement, on entre dans une certaine opacité par rapport au Parlement, par rapport à la démocratie et à la hiérarchie. Ma réponse est donc tout à fait positive. Personnellement, à plusieurs reprises, j’ai même été jusqu’à évoquer la disparition des Renseignements généraux, je maintiens ma position sur le sujet.

Pour ce qui est des rapports entre la justice et la gendarmerie, je n’ai, personnellement, pas constaté de dysfonctionnements. À travers mes rencontres avec les militaires et surtout à travers les rapports que je recevais du directeur général de la gendarmerie qui était lui-même un haut magistrat, j’avais vraiment le sentiment d’une transparence et d’une loyauté totales des gendarmes dans ces actions. D’ailleurs, une de leur fierté était la maîtrise des techniques de police scientifique. Il faut savoir, en effet, qu’ils avaient beaucoup investi dans les techniques de recherches très sophistiquées, ce que j’avais trouvé tout à fait positif. Les gendarmes sont très attachés à leur statut d’officiers de police judiciaire et je n’ai pas eu connaissance de dysfonctionnements. C’était le procureur général de Bastia qui était le donneur d’ordres. Pour ma part, je ne l’ai pas rencontré, et je n’avais pas à le faire, mais je n’ai jamais entendu parler de difficultés particulières.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : J’aurai une très brève question qui fera suite à celle d’Yves Fromion sur le fait que le directeur général de la gendarmerie était un magistrat : dans quelle perspective pensez-vous qu’il soit nécessaire que le directeur général de la gendarmerie soit plutôt un magistrat qu’un préfet ?

M. François LÉOTARD : C’est un point auquel je tiens beaucoup et dont je crois qu’il a plusieurs conséquences. Avant tout, cela rassure l’arme quant à l’éventuelle autogestion dont je parlais tout à l’heure puisqu’après tout, nous sommes tous soumis aux magistrats et à la justice. Je crois donc que la qualité de magistrat, dont par définition on ne peut pas suspecter l’intégrité, ni la soumission à la loi, ni la volonté de résoudre les dossiers qui lui sont confiés et le fait qu’il ne soit pas membre de l’exécutif, est une garantie pour la gendarmerie. J’avais fait de même à mon cabinet, puisque la personne qui y suivait les affaires de gendarmerie, était un magistrat de grande qualité et très attaché à son statut. Mon sentiment est donc que la nomination à ce poste d’un préfet a plusieurs conséquences : je ne dis pas que les préfets ne sont pas respectueux des lois, mais ils sont par définition, plus liés à l’exécutif par leurs traditions et leur culture, et plus particulièrement au ministère de l’Intérieur lui-même, qui a ses propres contraintes.

J’estime donc très important de maintenir le principe consistant à mettre un magistrat à la tête de la gendarmerie nationale. Cela n’a pas toujours été le cas et je ne veux ouvrir de polémiques avec personne, mais je crois que c’est une bonne chose et j’y tenais beaucoup. D’ailleurs, puisque j’ai eu à assumer fin 1993 la succession de M. Jean-Pierre Dintilhac, je précise que j’avais beaucoup insisté auprès du président de la République ainsi que du Premier ministre qui en étaient d’accord, pour qu’un magistrat occupe le poste. Comme pour d’autres fonctions, il y a toujours beaucoup de candidats, mais autant il me paraît normal que pour la DGSE ou des fonctions de cette nature, on retienne des préfets, des gens liés à l’exécutif ou des militaires, autant il me semble important que, dans ce cas précis, on nomme un magistrat.

M. le Président : Avez-vous constaté une dérive mafieuse des mouvements nationalistes en Corse ? Estimez-vous que le dialogue - évidemment vous pouvez m’objecter qu’il peut en exister de diverses formes - soit une bonne méthode pour réduire la criminalité et les dérives constatées dans l’île ?

M. François LÉOTARD : Je pense que la dérive mafieuse des mouvements nationalistes existe ; ce que l’on appelle de façon très scandaleuse le " racket révolutionnaire " ou des pratiques telles que la protection de certains établissement par des gens armés, la collecte d’armes, les caches d’armes, les intimidations, les provocations et naturellement les assassinats dont j’ai donné les chiffres précédemment, sont des procédés mafieux. La première partie de ma réponse est donc positive et je dirai qu’à côté de militants sincères, exaltés dans cette idée nationaliste, on trouve des opportunistes, des voyous, des gangsters qui se sont parés de la vertu nationaliste, de l’image du nationalisme avec toutes sortes de " logomachies " que l’on connaît à travers les tracts et les revendications.

En ce qui concerne le dialogue avec les nationalistes, j’ai toujours pensé que la question majeure était celle de la violence. Je crois qu’il existe des racines légitimes à une expression nationaliste en Corse et je considère que c’est l’erreur de certains gouvernements et peut-être de certains préfets que d’avoir méprisé la légitimité de certaines revendications culturelles ou identitaires. Je crois que c’est une erreur majeure, peut-être sur d’autres parties du territoire national, mais surtout en Corse. Pour autant, fallait-il dialoguer ? Certainement pas du côté de l’exécutif chargé de faire respecter la loi française qui s’appliquait et qui continue à s’appliquer : personnellement je ne l’ai jamais fait. Je pense cependant que, d’une part le dialogue avec les élus nationalistes qui ne pratiquent pas la violence, et d’autre part la prise en compte des revendications culturelles, linguistiques, identitaires devaient être, pour le pays, une exigence. J’ai regretté que cela n’ait pas été suffisamment le cas et que, dans la dernière période, c’est le mépris et parfois la provocation qui aient prévalu. J’y vois une erreur majeure !

M. le Président : Je voudrais revenir sur la spécificité ou sur l’identité dont vous venez de parlez en vous demandant quel jugement vous portez sur l’affirmation qu’il y aurait un peuple corse et sur l’opportunité de la soutenir.

M. François LÉOTARD : Monsieur le président, j’ai changé sur ce point et je le reconnais volontiers. Lorsque le statut Joxe a été discuté, j’avais combattu cette idée du peuple - je suis moi-même bâtard puisqu’issu d’une mère corse et d’un père provençal, donc j’ai des sangs différents comme tout le monde en Méditerranée - car l’évocation de ce mot était, à l’époque, dangereuse. J’ai changé de point de vue, parce que je crois que si la Res publica est une, elle peut être " divisible ", car notre pays est un pays multiculturel et qu’à bafouer et à écraser les cultures qui composent la France, on perd une partie de la richesse française. J’observe d’ailleurs que les autres îles européennes de la Méditerranée, notamment la Sardaigne et la Sicile, ont une culture et une identité historiques très fortes. C’est également le cas de la Corse : elle a été achetée par la France, mais les Corses se sont battus contre la première armée du monde qui était l’armée de Louis XV et l’ont vaincue. Lorsque Napoléon parle de " la Nation ", jusqu’à vingt ans, jusqu’à 1789, il parle de la nation corse et non pas de la France. C’est pourquoi le terme Corsica nazione a une certaine signification pour beaucoup de Corses. La Corse, je le rappelle, est une région qui s’est libérée elle-même, qui a fourni aux armées de la République des hommes, et à l’Etat des fonctionnaires d’une très grande qualité. C’est une île qui est très tricolore, qui est très passionnée par la question nationale, mais il n’empêche que ce serait une grave erreur que de négliger cette revendication identitaire qui marque son histoire depuis des siècles et surtout d’appliquer à cette région, et peut-être à d’autres, une règle d’égalisation totale. Il faut un Etat respecté en Corse, mais il faut aussi que les Corses aient leurs outils d’expression culturelle et une façon d’exister en tant que peuple ! L’Europe empêche un irrédentisme corse, qu’aujourd’hui personne ne revendique : il ne se trouvera pas un Corse, comme il ne se trouvera pas un seul Sicilien ou un seul Sarde pour demander aujourd’hui à être extérieur à la construction européenne.

M. le Président : Vous dites bien à la " construction européenne " ?

M. François LÉOTARD : Oui, monsieur le président !

M. Roger FRANZONI : Monsieur le ministre, tout à l’heure nous avons évoqué Spérone : c’était une affaire excellente ; elle a fait la une de tous les journaux ; c’était un vrai flagrant délit où ceux qui ont été surpris ont même tiré sur la police... Que sont devenus ces gens-là ?

M. François LÉOTARD : J’ignore ce qu’a fait la justice. Je peux vous faire la description des armes qu’ils avaient dans leur voiture. Trois fusils d’assaut, des explosifs, neuf détonateurs, trente kilos de plastic, des cartouches de différents calibres, des effets de camouflage, neuf pistolets automatiques, deux fusils, etc... La prise a été très importante.

M. Roger FRANZONI : Est-ce qu’un juge d’instruction ou une juridiction ont été saisis ?

M. François LÉOTARD : Je vous prie de m’excuser, mais je l’ignore !

M. Roger FRANZONI : Je ne sais pas quelle suite à été donnée à cette affaire. Certains prétendent que les bonshommes ont été libérés quelque temps après...

Vous parlez de l’identité corse : moi je parle corse et peut-être vous aussi ?

M. François LÉOTARD : Non.

M. Roger FRANZONI : Nous nous sommes promenés en Corse ensemble, nous l’avons survolée en hélicoptère alors que vous étiez ministre de la culture et nous nous sommes même rendus chez vous dans votre petit village de Saint Pierre de Venaco. Mais s’agissant des langues régionales, seriez-vous d’accord pour que ces dernières soient pratiquées en droit public, ce qui signifie que des avocats plaideraient en corse devant des juridictions uniquement corses, faute de quoi il faudrait des interprètes en quantité, que l’on se présenterait devant le percepteur ou devant la police en parlant corse ? Seriez-vous d’accord avec cette pratique ?

M. François LÉOTARD : Non !

M. Roger FRANZONI : Mais c’est ce qui se dit !

M. François LÉOTARD : Je pense qu’il faut développer la diffusion et l’enseignement de la langue corse pour ceux qui le désirent, y compris dans les écoles, mais la langue publique des Français, c’est-à-dire le langage du droit, doit rester le français, sans quoi il y aurait effectivement des risques majeurs de dislocation de la communauté nationale.

M. Roger FRANZONI : C’est pourtant ce qui est revendiqué pour les langues régionales !

M. François LÉOTARD : Oui, mais je ne suis pas dans un mouvement nationaliste !

M. Roger FRANZONI : Il faut être franc ! Le français est la langue de la République, mais cela n’empêche pas que l’on enseigne le corse. D’ailleurs tous les ministres s’y sont engagés et des progrès énormes ont été faits, ce qui n’empêche pas que le corse n’est plus autant parlé qu’avant et qu’il ne l’est que par les vieux, dont je suis, qui ont appris le français en classe et qui parlent corse couramment. Vous êtes donc d’accord pour dire qu’en droit public, c’est le français qui est la langue de la République ? Cela ne se dit pas suffisamment, monsieur le ministre !

François LÉOTARD : Ma grand-mère parlait corse, mon grand-père parlait corse, ma mère parle corse, je le comprends mais je ne le parle pas et la langue de mon pays est le français, et cela ne peut pas être une autre langue !

M. Roger FRANZONI : C’est ce qui ne se dit pas suffisamment ! Vous parlez ensuite du nationalisme et de l’irrédentisme : vous connaissez l’histoire corse récente d’avant-guerre et même d’après guerre ? Vous savez ce que signifiait l’irrédentisme pour les Corses de l’époque ?

M. François LÉOTARD : Bien sûr ! Je vais vous dire, monsieur le député, que la langue corse que vous parlez, c’est un dialecte toscan...

M. FRANZONI : Moi je dis que je parle latin !

M. François LÉOTARD : ... que la famille de Bonaparte est probablement d’origine toscane et, encore une fois que lorsque lui-même faisait référence à la Nation, il parlait de la Corse et non pas de la France : il a grandi dans la haine des Français, ce que l’on oublie ! Sa mère a fait le coup de feu contre les Français et il ne s’est converti à cette grande puissance étrangère que lorsqu’il a vu qu’il y allait de son intérêt et de sa carrière. Il faut bien lire l’histoire aussi.

M. le Président : Monsieur le ministre, ne réduisons pas Napoléon !

M. Roger FRANZONI : L’irrédentisme des Corses correspondait au fait qu’ils voulaient devenir Italiens ! Moi, j’ai plaidé dans un procès d’irrédentistes : c’était mon premier grand procès ! Des Corses avaient dénoncé des patriotes corses qui étaient pour la France et qui ont même été condamnés à mort !

M. François LÉOTARD : Ce que je veux dire, monsieur le député, c’est que - et j’y ai fait référence tout à l’heure - c’est quand même la seule région française qui s’est libérée elle-même. Il y a un patriotisme français en Corse qui est tout à fait exceptionnel et c’est pourquoi l’attitude de mépris ou d’amalgame qui a été adoptée par certains, et notamment par le dernier préfet en exercice, était inconvenante : les Corses n’ont pas de leçon de patriotisme à recevoir !

M. le Président : Justement, quel jugement portez-vous sur la façon dont le préfet Bonnet a exercé ses fonctions en Corse ?

M. François LÉOTARD : Monsieur le président, je m’attendais à ce que vous me posiez une question sur l’attitude que j’ai eue moi-même...

M. le Président : Elle allait venir un peu plus tard !

M. François LÉOTARD : Vous me permettrez donc de faire une réponse globale...

Mme Catherine TASCA : Dans le prolongement de cette question globale, j’aimerais en poser une autre si vous le permettez, qui ne s’adresse pas au ministre de la Défense mais à l’élu national qui, comme vous l’avez rappelé a, en plus, des liens personnels avec la Corse : quel regard avez-vous porté sur la décision du préfet Bonnet, d’ajourner la démolition des paillotes ? Que savez-vous sur la façon dont cette solution surprenante, ou pour le moins inhabituelle dans l’exercice des responsabilités de l’Etat a été préparée, négociée ? Enfin, quel crédit personnel prêtez-vous à l’accord qui avait ainsi été passé ? Pensez-vous que, abstraction faite de l’affaire de la paillote Chez Francis, l’engagement de démolir au 30 octobre prochain ait toutes les chances d’être respecté ?

M. François LÉOTARD : Il est tout à fait naturel que la commission s’interroge et m’interroge sur ce que j’ai été amené, non pas à faire, mais à dire comme parlementaire, d’ailleurs ! Il se trouve que j’ai un ami de toujours qui est lui-même gérant d’une exploitation de cette nature sur une plage dans le golfe d’Ajaccio ; il ne s’agit pas de M. Féraud que je ne connais pas, et qui d’ailleurs n’est pas corse. Cet ami en question est corse et exploite une paillote, c’est-à-dire un petit restaurant de plage comme on en trouve sur tout le littoral français.

Premièrement, pour ce qui concerne le droit - et je souhaite que votre commission puisse poser la question à d’autres personnes plus informées que je ne le suis moi-même - la délimitation du domaine public maritime n’a pas été faite sur une grande partie du littoral corse. C’est une première source d’étonnement quand on sait que cela relève de la responsabilité de l’Etat. J’ai été moi-même pendant vingt ans maire et j’ai eu beaucoup de mal à faire établir par la direction départementale de l’équipement ce que l’on appelle " l’ordonnance de Colbert " pour savoir où est le domaine de l’Etat et où commence celui d’éventuels particuliers ou de collectivités publiques autres que l’Etat, c’est-à-dire la commune. Je crois que sur la majeure partie du littoral corse, on n’a pas procédé à cette délimitation alors que cette mission incombe à l’Etat.

Deuxièmement, pour la plupart d’entre eux, ces exploitants avaient une autorisation, soit verbale, soit écrite, de l’administration, pour exploiter durant la saison 1999, ce qui était le cas de la personne que j’avais rencontrée puisqu’elle avait un accord écrit ! Cela m’amène à parler de l’attitude de M. le préfet Bonnet. Il y a une extraordinaire ambiguïté dans cette situation. Alors que je courrais dans la montagne, j’ai vu, à hauteur de l’établissement, des gyrophares dont je me suis expliqué la présence par une coulée de boue, en raison de pluies importantes qui s’étaient abattues sur la région. Je me rends sur les lieux et j’y trouve - tout cela peut être vérifié - de 200 à 250 gendarmes mobiles, casqués, armés, une vingtaine de bulldozers du génie de la légion. La personne en question, ainsi que sa femme, avaient été tabassées. Cette personne m’a dit : " Bien entendu, je serais parti car je respecte la loi. J’ai un accord pour exploiter encore cette saison et je pensais pouvoir le faire très normalement ". Je voudrais que la vérité soit établie là-dessus et, à l’extrême, je lui conseillerais de porter plainte ! C’est cela que l’on appelait la " méthode Bonnet " monsieur le président : la provocation ajoutée à l’humiliation !

Je crois que cette espèce d’attitude qui met l’accent sur le spectaculaire répressif est complètement erronée pour ce qui concerne la Corse. Je crois à la loi, je crois au respect de la loi, mais je crois aussi à la négociation. Or, il y a eu négociation, justement parce qu’il y avait indécision quant à la nature juridique du foncier, et cette négociation avec la DDE et la préfecture a été suivie d’un accord...

Pour ce qui est de l’histoire de Chez Francis, je ne la connais pas, mais je connais celle de cet ami qui, encore une fois, ne vit pas au même endroit et qui se trouve dans une situation juridique que je connais assez bien. Je suis étonné que l’on ait dit que l’exploitation était illégale alors qu’il y a une incertitude juridique... J’ignore si la personne en question avait une décision du tribunal administratif de Bastia, il faudrait le vérifier ! S’il y a décision, il va de soi qu’elle doit être appliquée, mais elle doit être appliquée comme toutes les décisions de justice avec mesure, avec intelligence et pas au moment de la discussion, de la négociation et pas par la force de bulldozers du génie militaire... Monsieur le président, j’ai discuté avec des gendarmes qui étaient présents et qui me connaissent : ils étaient eux-mêmes interloqués ! Si mes souvenirs sont bons et si ce que l’on m’a rapporté est exact, on a fait intervenir des gens du groupement spécial dont j’ai oublié le nom, à coups de matraques. Il y avait deux exploitants côte à côte : je ne connais pas le second mais je sais que, lui, s’est rebellé et je n’accorde aucun crédit à des gens qui se rebellent contre la force publique, car c’est une faute grave. Mais mon ami ne s’est pas du tout rebellé. Pourtant, il a été frappé, ainsi que son épouse et sa fille, avant que l’on ne commence à casser : si c’est cela la " méthode Bonnet ", il ne faut pas s’étonner qu’une partie des Corses, qui ne sont pas du tout nationalistes et qui n’ont aucune envie de rejoindre ces mouvements, se soient insurgés contre des pratiques de cette nature qui sont des pratiques policières inadmissibles. Je crains qu’en d’autres endroits - tout est à craindre quand on provoque soi-même des incendies -des actions d’une telle nature n’aient été commises !

Je terminerai en reprenant une formule que j’ai prononcée et que je répète aujourd’hui devant la commission : si l’on voulait provoquer des votes nationalistes on ne s’y serait pas pris autrement ! J’ai vu beaucoup de gens qui n’ont aucun rapport avec le milieu nationaliste, qui sont profondément patriotes au sens national et français du terme et qui sont exaspérés par des méthodes de ce genre. Moi-même, je souhaiterais si je revois mon ami, ce qui ne m’a pas été possible jusqu’à présent, qu’il porte plainte contre les attitudes des forces de l’ordre en cette occasion.

Mme Catherine TASCA : Monsieur le ministre, j’avais posé une question très ponctuelle : que pensez-vous de la validité de l’accord qui avait été passé ? Si l’on écarte ce que vous appelez les " provocations ", considérez-vous que c’était un engagement qui avait toutes chances d’être tenu ?

M. François LÉOTARD : D’abord, je crois qu’il fallait démolir ! Je suis convaincu que beaucoup de nos compatriotes sont très choqués de voir que le même préfet qui avait engagé cette procédure illégale d’incendie avait, semble-t-il, - et là je parle de la paillote Chez Francis - accordé lui-même l’autorisation de reconstruire. Il appartiendra à la justice de le dire, mais je crois qu’il y a une note écrite du préfet disant qu’on pouvait reconstruire. Je connais mal le dossier, mais il me semble qu’il existait - je ne sais pas si la commission à les moyens de vérifier mes propos - un accord écrit de la DDE vis-à-vis de certaines paillotes autorisant exceptionnellement la poursuite de l’exploitation pendant trois mois. Enfin, il faudra encore vérifier où était le domaine maritime car lorsque l’on parle de légalité...

M. Jean-Yves GATEAUD : Ce n’est pas la question qui vous est posée...

M. le Rapporteur : Il semble que l’accord soit intervenu après et non avant l’incident : le préfet Bonnet avait souhaité démolir ces paillotes, il avait effectivement fait venir un certain nombre de moyens ; il a reculé en raison notamment de l’intervention de M. Rossi et de l’Assemblée de Corse ; son directeur de cabinet - c’est ce que nous a dit M. Rossi - avait reçu les élus et un accord était effectivement intervenu, permettant une exploitation jusqu’au 30 octobre.

M. François LÉOTARD : Ce que vous venez de décrire est tout à fait exact ! Le hasard a voulu que ma visite à l’autre paillote, qui n’est pas Chez Francis, qui se trouve dans un endroit très éloigné et dans une situation juridique différente, a eu lieu durant l’opération et le jour même où délibérait l’Assemblée de Corse. Informée de la situation, cette dernière a alors voté - j’ignore à quelle majorité ou si elle l’a fait à l’unanimité - une motion demandant de cesser les actions en cours : c’est bien sûr ce qui a arrêté le préfet et non pas ma présence car je me demande avec quels moyens et quelle légitimité un ancien ministre pourrait s’opposer à une action de la force publique, ce serait ridicule ! C’est devant cette motion votée par l’Assemblée de Corse et transmise immédiatement à la préfecture - je suppose qu’il y a eu des entretiens avec le directeur de cabinet - que le préfet Bonnet a cédé ! Ce sont les élus de Corse qui ont demandé au préfet de suspendre " ces manifestations excessives " : j’ignore la rédaction exacte du texte et j’ai d’ailleurs probablement moins d’informations que vous sur cet aspect des choses. Il se trouve que les événements se sont produits le même jour, mais ce n’est pas moi qui les ai empêchés. Je ne pouvais pas m’opposer à la poursuite d’une démolition, ni à l’incarcération d’éventuels récalcitrants : j’ai suffisamment le sens de mes responsabilités d’aujourd’hui et d’hier pour ne pas me livrer à des attitudes aussi ridicules mais je partage l’émotion de cette personne, et je dénonce le caractère déplacé et excessif de l’attitude de l’Etat dans cette affaire !

Mme Catherine TASCA : Je voulais connaître votre sentiment sur la négociation, l’accord passé et l’engagement pris par les propriétaires de procéder eux-mêmes, à un terme précis, à la démolition. Comme nous nous interrogeons beaucoup sur la relation entre l’Etat et les Corses, est-ce que vous estimez qu’il s’agissait d’un engagement ferme et qui aurait été tenu ? Autrement dit, est-ce qu’au terme de l’exploitation après cette saison, les propriétaires auraient d’eux-mêmes mis fin à leur activité ?

M. François LÉOTARD : Je peux vous dire que la personne que j’ai rencontrée, que je connais et qui est un ami était décidée à démolir : il était en train de chercher, un peu en arrière, un terrain à louer ou à acheter et il voulait savoir exactement ce qu’il en était de la délimitation du domaine public ; visiblement une partie de son installation appartenait au domaine public puisqu’elle était léchée par les vagues. Pour autant, il avait tout à fait admis l’idée de démolir lui-même et de s’installer un peu plus à l’intérieur des terres et je ne doute pas un instant de sa bonne foi. En revanche, pour ce qui concerne les autres exploitations, je ne suis pas en mesure de vous répondre, car j’en sais plutôt moins que la commission d’enquête. Je n’ai donc pas de réponse à vous apporter concernant les autres exploitants.

M. le Rapporteur : J’aurai une dernière question sur le GPS. Que pensez-vous de la création de cette structure ? Elle semblerait répondre à un vieux projet de la gendarmerie : lorsque vous étiez en fonction, avez-vous eu vent d’un tel projet ?

M. François LÉOTARD : Non, je n’ai pas eu vent d’un tel projet. Si on me l’avait proposé - je doute d’ailleurs beaucoup que le directeur général l’aurait fait, car cela ne correspondait pas à ses convictions et j’ai toujours eu une extrême confiance en sa perception de ces unités dites spéciales - je l’aurais vraisemblablement refusé. Par la suite, dans l’affaire Kelkhal, j’ai d’ailleurs observé que c’est un escadron de parachutistes, un escadron d’intervention de la gendarmerie nationale, et non pas le GIGN alors à Paris pour une autre opération, qui est intervenu et que les règles d’intervention ont été gênantes, c’est le moins que l’on puisse dire, puisque la façon dont l’opération a été menée était plus que désagréable. Mais je ferme la parenthèse puisqu’elle ne correspond pas au sujet de la commission d’enquête.

S’agissant de la création d’une unité spéciale, je suis convaincu, connaissant la culture, les traditions, l’attitude du Premier ministre et du Président de la République sur le sujet, qu’ils m’auraient demandé de ne pas le faire ou qu’ils s’y seraient opposés si je l’avais moi-même proposée.

M. Roger FRANZONI : J’en reviens à l’aspect culturel. Monsieur le ministre, quand nous sommes arrivés à Saint Pierre de Venaco - vous vous rappelez - le village était en liesse, ses habitants avaient fait des beignets : croyez-vous qu’ils recevaient simplement l’enfant qu’ils avaient connu quant il pêchait les truites ou n’étaient-ils pas un peu fiers de recevoir un ministre de la République ?

M. François LÉOTARD : C’est certain ! En Corse, et c’est d’ailleurs en quoi la gestion des crises y est difficile, il y a à la fois cet amour de la terre, de la langue, d’une histoire, d’une culture et cette participation à une aventure française reçue comme telle. Le prestige de la République, le goût pour la fonction publique, que les Corses ont toujours développé, sont une forme d’identification très forte à la nation française. Ce n’est pas la contradiction entre ces deux attitudes, mais leur conjonction qui est la plus difficile à opérer.

M. Jean-Yves GATEAUD : Seriez-vous en mesure de nous dresser oralement, ou ultérieurement, par écrit, la liste exhaustive des informations - et des canaux par lesquels elles vous parvenaient - qui vous étaient transmises par la gendarmerie en Corse ? On a parlé de bulletins, de rapports, et de toutes sortes de publications ; on a dit que les choses étaient plutôt pilotées par le ministère de l’Interieur, mais j’avoue que je n’y vois pas très clair dans la façon dont le ministre de la Défense était tenu informé...

La deuxième question que je voudrais vous poser porte sur les comportements collectifs tout à fait illégaux que sont les rassemblements armés. Je ne parle pas là seulement de Tralonca mais aussi d’autres conférences de presse d’individus encagoulés et munis d’armements peu courants. On nous a dit que la décision par les autorités de donner suite, de s’informer et d’intervenir devait tenir compte de la possibilité qu’il y ait mort d’hommes. Quelles étaient au moment où vous étiez ministre de la Défense, les règles ou les consignes particulières que vous donniez aux forces de gendarmerie dans de telles circonstances ? Si elles avaient à connaître de réunions de ce type, quelles précautions leur demandiez-vous d’observer par rapport au fait qu’elles pouvaient risquer leur vie ou engager la vie de personnes d’un côté ou de l’autre, si j’ose dire ?

M. François LÉOTARD : Sur le premier point, je suis tout à fait disposé et c’est d’ailleurs la loi, à demander à mes collaborateurs, ou à trouver moi-même si j’y arrive, la liste exhaustive des informations qui me parvenaient, mais je crains que vous ne soyez encombré parce que cela représente des kilos de papiers. Il est naturel que la Commission le demande, mais cela correspond, au minimum, à l’envoi quotidien d’un état général des observations faites sur l’ensemble du territoire national, et non pas uniquement sur la Corse, ainsi que sur l’état d’esprit de l’opinion : il y avait par exemple, toujours une rubrique sur l’état d’esprit des paysans parce que la gendarmerie est un très bon outil d’observation de ces phénomènes.

M. le Président : Pardonnez-moi d’intervenir, monsieur le ministre, mais nous n’allons pas vous demander de fournir vos archives personnelles, d’autant que vous n’êtes pas parti, j’imagine, avec les archives du ministère. C’est moins le contenu des informations, que leur nature qui nous intéresse, étant entendu que nous pourrons également demander ces informations aux directeurs présents et passés de la gendarmerie puisque, par définition c’était eux qui vous " abreuvaient " de ces papiers.

M. François LÉOTARD : Monsieur le président, puisque vous allez recevoir la personne qui a été directeur général sous mon autorité, qui est un homme de très grande qualité et de très grande loyauté vis-à-vis de l’Etat, il pourra certainement vous dire toutes ces choses-là ! J’ignore quel est l’ordre du jour de votre commission, mais vous pouvez interroger mon directeur de cabinet de l’époque, qui est actuellement préfet de région : il tenait tous les quinze jours cette conférence avec le directeur général de la gendarmerie et mon conseiller technique au cabinet, qui était lui-même un magistrat. Il ne se passait pas une journée, sans qu’une information ne me parvienne de la gendarmerie. Elle n’avait naturellement pas toujours trait à la Corse : dans les quelques mètres cube de parapheurs auxquels un ministre se trouve confronté chaque soir, j’étais certain d’avoir des informations de la DGSE et des informations sur l’intérieur du territoire. Généralement le directeur de cabinet souligne, surligne, et attire l’attention du ministre sur tel ou tel événement mais les informations, pour ce qui concernait la gendarmerie, allaient de l’assassinat à des manifestations de routiers en passant par la disponibilité d’un escadron de gendarmerie mobile. Si je prends ce dernier exemple, c’est parce qu’il existe une cellule au ministère dont fait partie un colonel de gendarmerie qui examine les demandes concernant le maintien de l’ordre émanant du ministère de l’Intérieur. Le ministre de la Défense doit fournir les outils : c’est ainsi que nous avons envoyé pendant longtemps plusieurs escadrons de gendarmerie mobile en Nouvelle-Calédonie. Cette cellule existe en permanence, le colonel de gendarmerie qui y est affecté demande à la direction générale s’il y a le nombre d’escadrons disponibles et cela passe par le ministre qui donne son aval, en interrogeant parfois le Premier ministre.

Voilà comment fonctionne quotidiennement le circuit de décision : il est totalement transparent et entièrement loyal. Je vois mal le directeur général de la gendarmerie - et c’est ce qui m’a étonné dans les événements récents - ne pas transmettre dans le quart d’heure qui suit au cabinet du ministre une information considérée comme importante ou grave. Je ne vois pas comment échapper à cette règle, ne serait-ce que par précaution... Qu’il y ait là-dedans des informations du style : " on devine la présence dans tel village du territoire corse de M. X, recherché par les services de police ", oui, bien entendu ! Dans cette hypothèse, c’est le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice qui ont à coordonner leurs efforts pour tenter de capturer la personne recherchée...

M. Jean-Yves GATEAUD : Je vais essayer de rendre ma question plus concrète : vous n’étiez plus responsable à l’époque du rassemblement de Tralonca, mais un tel rassemblement, dont la gendarmerie a eu localement connaissance, n’aurait vraisemblablement pas pu passer à travers le filtre des informations qui vous étaient transmises...

Dans la précédente commission d’enquête dont je faisais également partie, on nous a aussi expliqué que la gendarmerie avait vraisemblablement, et même sûrement, identifié ceux qui avaient participé au rassemblement de Tralonca. Ce travail n’aurait pas, non plus échappé, à cette transmission de l’information.

M. François LÉOTARD : Tout à fait ! Au moment de ce rassemblement, je n’étais plus en exercice et personnellement, je n’ai pas le souvenir de manifestations de cette nature durant mes fonctions. Mais le fait que les gendarmes connaissent un certain nombre de personnes qui se livrent à de tels actes est avéré et c’est probablement le cas pour beaucoup d’entre eux.

Par ailleurs, la deuxième partie de votre question - je n’y ai pas répondu et je m’en excuse - portait sur les instructions données dans de telles circonstances. Il faut savoir qu’en Corse, par rapport à d’autres départements français, le colonel qui commande la légion de gendarmerie et les deux colonels départementaux ont certainement des fonctions plus opérationnelles que sur le continent dans la mesure où les événements y sont plus graves et plus meurtriers.

Néanmoins, et nous rejoignons le débat qui se déroule actuellement dans l’hémicycle sur l’opportunité des poursuites, j’estime, pour ma part, normal qu’un Etat se préoccupe de savoir ce que donnerait en termes de paix civile une intervention militaire armée dans une situation de ce genre. Je trouve cela tout à fait naturel comme pour des routiers, des agriculteurs ou n’importe quel secteur de la société française. Il y a défi à l’ordre, défi à la loi : l’idéal est de le réprimer, le tout étant de savoir si on a les moyens de le faire avec une ou deux brigades. Il appartient au colonel d’apprécier s’il doit ou non intervenir, et ce n’est pas facile ! Les instructions sont, bien sûr d’intervenir à chaque fois que c’est possible, mais s’il peut y avoir mort d’homme c’est extrêmement difficile !

J’évoquais tout à l’heure l’intervention dans l’affaire Kelkhal : les munitions utilisées étaient disproportionnées pour une opération où il fallait tenter d’attraper la personne vivante. Dans cette situation, l’examen par l’officier en charge de l’opération se révèle très délicat et il peut naturellement donner lieu à erreur d’appréciation : dans ce cas précis, la personne a été tuée quand il n’était pas souhaitable qu’elle le fût !

Je ne sais pas de quelle brigade dépendait l’affaire de Tralonca et j’ignore combien il y avait d’hommes sur le terrain, mais j’imagine le dialogue que le commandant de brigade, voire son colonel qui en était peut-être informé - je n’étais plus aux affaires et il conviendrait donc d’interroger mon successeur et surtout le ministre de l’Intérieur de l’époque - a pu tenir :

- " Est-ce que vous avez les moyens de l’empêcher ?

- " Non ! " a répondu le chef de brigade,

- " Est-ce que vous voulez des renforts et combien ? Un ou deux escadrons de gendarmerie mobile ? Est-ce que vous pouvez intervenir sans casse ? Est-ce qu’il peut y avoir des victimes ? "

Ce sont autant de questions qui font partie du quotidien des gendarmes !

M. le Président : Merci, monsieur le ministre. Je voudrais simplement préciser à notre collègue Gateaud que la réponse à la question, nous l’avons, puisqu’il a été affirmé à plusieurs reprises, ici même je crois, et en tout cas lors de précédentes commissions que les numéros des véhicules qui ont participé à la pantalonnade de Tralonca étaient connus de la gendarmerie. La question qui se pose n’est donc pas tant celle-là, que celle de savoir ce qui s’est passé ensuite...

Monsieur le ministre, je vous rappelle que nous vous saurions gré de bien vouloir fournir la liste des documents qui vous parvenaient chaque jour

M. François LÉOTARD : Permettez-moi de la demander également au directeur général qui va me succéder devant cette commission, puisque c’est en partie lui qui détient ces informations. Je chercherai aussi de mon côté en ayant d’ailleurs recours à ses services comme à ceux de mon directeur de cabinet et j’enverrai volontiers les résultats de ces recherches par écrit à la commission.

M. le Président : Je vous remercie.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr