Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Bernard Squarcini est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Bernard Squarcini prête serment.
M. le Président : Monsieur Squarcini, vous avez été chef de la division " enquêtes et recherche " des renseignements généraux, puis sous-directeur de la recherche et adjoint de M. Yves Bertrand. Nous avons souhaité vous entendre parce que l’activité de renseignements est un élément essentiel de la connaissance du milieu terroriste en Corse et, d’une façon plus générale, de la conduite des enquêtes.
Il semble que, du moins dans le passé, les services de renseignements en Corse ont connu un certain nombre de dysfonctionnements. Le rapport de la commission d’enquête présidée par M. Jean Glavany, citant un ancien préfet adjoint pour la sécurité, dénonçait " l’insuffisance du renseignement opérationnel ".
C’est sur ces dysfonctionnements que nous souhaitons vous entendre. Bien évidemment, si vous possédiez des éléments d’information complémentaires sur la situation spécifique en Corse, notamment sur la part qu’il convient de faire entre l’activité terroriste au sens politique du terme et l’activité habituelle exercée par quelques membres de milieux plus ou moins mafieux ou liés au banditisme, il serait intéressant que vous nous les donniez.
M. Bernard SQUARCINI : Monsieur le Président, je tiens tout d’abord à rappeler qu’avant d’avoir été sous-directeur de la recherche, j’ai précédemment exercé à Ajaccio les fonctions d’adjoint au directeur régional des renseignements généraux. Venant de Bretagne et avant de partir au Pays basque, j’ai traité pendant quatre ans la question politique corse sous toutes ses formes, à la fois de façon ouverte et fermée.
M. le Président : Pour dissiper immédiatement tout doute, vous êtes d’origine corse, n’est-ce pas ?
M. Bernard SQUARCINI : Absolument. Je suis originaire d’Ajaccio par mon père et j’y ai des attaches familiales. C’est d’ailleurs à ce titre que j’avais été choisi par le préfet Broussard, ceci étant précisé pour lever toute ambiguïté. J’ai connu à l’époque quatre préfets adjoints pour la sécurité, et les fonctionnaires des renseignements généraux avaient l’habitude de fréquenter cette autorité. C’est en effet une originalité du statut de la Corse : un double commandement à la fois administratif, assuré par préfet de région, et opérationnel sur les problèmes de sécurité.
La sous-direction de la recherche que je dirige, de façon cumulée avec les fonctions d’adjoint au directeur central des renseignements généraux, a pour mission de traiter les problèmes terroristes sous une forme analytique et sous une forme opérationnelle. Outre les problèmes de séparatisme violent, qu’ils soient corses, bretons ou basques, nous traitons essentiellement des problèmes du GIA et du phénomène euro-droite/euro-gauche qui, malheureusement, continue encore à faire parler de lui. Autant dire que l’on a su dégager, au fil des années, une méthode de travail largement reconnue au niveau européen, je tiens à le souligner.
En ce qui concerne la Corse, puisque j’étais en poste pendant quatre ans sur place, je me suis aperçu du vide et de certaines difficultés à pouvoir travailler normalement, comme dans les autres régions françaises. Après être passé au Pays basque, j’ai été nommé chef de la division " enquêtes et recherche " qui s’occupe, au sein de la sous-direction de la recherche à Paris, de toute la partie opérationnelle du renseignement lié à l’activité terroriste ; j’ai donc pu mettre en pratique toutes les idées que j’avais pu relever ici et là, en fonction de mon expérience.
En 1990, j’ai créé, au sein de la sous-direction et plus spécialement au sein de la division " recherche ", un groupe spécialisé dans les filatures et les surveillances sur le problème corse. En effet, ici et plus qu’ailleurs, il fallait absolument traiter le problème avec une certaine continuité et une spécialisation. Nous avions :
- d’une part, une cellule " analyses " au niveau central qui savait apprécier l’état de la menace et suivait les grandes évolutions du mouvement nationaliste corse, puisque celui-ci était alors en proie à des mutations, parfois violentes suite à des dissidences internes,
- d’autre part, un pendant opérationnel, qui consistait à essayer de prévenir des actions violentes dans l’hexagone comme en Corse ou, en cas d’échec, à essayer avec la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), d’identifier les auteurs et de les neutraliser suivant les règles procédurales en vigueur.
Cette activité a été soutenue, elle dépendait également des instructions que l’on recevait ainsi que du pouvoir d’initiative que l’on pouvait avoir en tel point de la région corse ou depuis Paris. La chaîne de commandement commençait par l’appréhension du phénomène politique corse et la très bonne connaissance des originalités nationalistes. Il s’agissait ensuite de dégager des objectifs de travail, d’humer l’air, de suivre des gens de façon à mieux connaître et saisir leur environnement relationnel, et enfin de décider si certains objectifs de travail devaient faire l’objet d’une procédure judiciaire pour neutraliser ces personnes et les déférer à la justice.
Depuis un certain nombre d’années, on vit dans une ambiguïté, car il s’agit d’un problème policier, certes, mais aussi politique. L’aspect policier représente peut-être 40 à 50 % de la solution, mais il y a également des avancées économiques, culturelles, sociales que le monde politique, dont vous faites partie, connaît parfaitement bien.
Nous sommes donc un service de renseignements et un service à vocation plus opérationnelle, ainsi que cela a été démontré encore récemment, mais il est vrai que notre activité n’évolue pas de façon très rapide. Il faut d’abord une politique d’accompagnement en termes de personnels. Or, la réalité est qu’il y a de moins en moins de volontaires pour servir en Corse. Contrairement à la gendarmerie, nous ne faisons pas campagne ; c’est un vieux droit acquis que nous n’avons pas...
M. le Président : Quand vous dites que vous ne faites pas campagne, vous faites référence aux campagnes simples des gendarmes en poste en Corse ?
M. Bernard SQUARCINI : Absolument. C’est un vieux privilège du temps des bandits corses puisqu’à l’époque, c’est la gendarmerie qui allait dans les montagnes pour rechercher les bandits. Actuellement, la charge est répartie entre tous les services de sécurité en Corse.
Nous n’avons donc pas cet attrait en matière de retraite, ni d’avantages particuliers, ne serait-ce que sur les transports, à la différence des policiers travaillant dans les DOM-TOM. De plus, la vie est plus chère en Corse que sur le continent. En conséquence, rien n’est fait pour fidéliser ou attirer des fonctionnaires compétents que l’on peut détecter dans tout autre département du territoire national.
Pour pallier cet état de fait, nous avons mis en place une structure de coordination opérationnelle, spécialisée dans le renseignement, entre Paris, Marseille et la Corse. En pratique, le renseignement est recueilli sur place, ce qui est tout à fait normal, puis il remonte à Paris où il est enrichi et travaillé ; il fait ensuite l’objet d’un support logistique parisien et plus anonyme et s’accompagne de l’envoi de renforts opérationnels de nos structures zonales installées à Marseille.
Concrètement, lorsqu’un objectif est analysé et identifié en Corse, il remonte à Paris où il est traité, par nous-mêmes au niveau central. Nous envoyons nos effectifs en renfort, qui sont moins connus sur place mais qui connaissent très bien le terrain. Nous sommes également épaulés par des policiers de la structure opérationnelle de Marseille qui a une très grosse compétence géographique. Enfin, nous pouvons, lorsque les objectifs sont trop nombreux, faire appel à la Direction générale de la police nationale (DGPN), à l’UCLAT et plus spécialement au RAID, qui est non seulement un service d’intervention mais également un service de filature. Tout ceci se fait en sous-traitance et en parfaite collaboration avec les fonctionnaires de la Division nationale antiterroriste, ces derniers étant placés sous la direction des magistrats instructeurs lorsque des informations judiciaires sont ouvertes.
Nous avons donc mis en place une méthode de travail qui a porté ses fruits dans les affaires concernant le GIA, l’ETA militaire ou d’autres, avec des personnes qui recueillent le renseignement, d’autres qui le traitent, l’enrichissent, viennent apporter leur soutien de façon plus anonyme et continue. Nous avons les moyens de travailler dans la durée, ce qui est indispensable - car nous sommes dans un système où la charge de la preuve, essentielle, est très longue à obtenir - et sommes spécialisés dans le renseignement à des fins judiciaires.
Notre action se réalise sous la coordination de l’UCLAT dirigée par le directeur général de la police nationale, et nous obéissons au travers de diverses réunions, à ses directives ; celles-ci portent sur des thèmes précis, le plus souvent, pour ne pas dire dans la majorité des cas, dans le cadre de procédures judiciaires en cours. D’ailleurs, les structures centralisées parisiennes viennent travailler sur le terrain. Voilà brièvement exposée la chaîne de travail telle qu’on peut la démonter. J’ajoute que le préfet adjoint pour la sécurité en Corse est toujours informé de notre action.
M. le Président : Depuis quelle époque cette chaîne fonctionne-t-elle ?
M. Bernard SQUARCINI : En ce qui me concerne, elle a commencé à fonctionner depuis que j’ai créé moi-même un groupe spécialisé à Paris en 1990.
M. le Président : Vous nous avez indiqué que les renseignements généraux travaillent en amont de l’intervention judiciaire. Comment expliquez-vous dès lors que sur une affaire comme celle de Tralonca, les renseignements généraux n’aient absolument pas obtenu, selon les indications qui nous ont été fournies, de renseignements alors que cette manifestation rassemblait 600 personnes armées et cagoulées ? Aviez-vous des informations sur ce rassemblement ?
M. Bernard SQUARCINI : Nous avions eu des bribes d’information concernant un événement de caractère médiatique, sans en connaître le lieu et l’heure exacts. Toutefois, dans les jours précédents, nous avions fait effectivement remonter quelques éléments laissant entendre qu’il pouvait se tenir une conférence de presse, contrairement à celle du week-end dernier pour laquelle nous n’avons recueilli aucune indication ; il est vrai que le contexte est tout à fait différent et que la conférence de presse récente ne concernait que des journalistes locaux.
Pour Tralonca, nous avions eu quelques éléments, mais ils étaient imparfaits et incomplets. Il faut dire que la tenue de conférences de presse en Corse répond à un rite et à un modus operandi basé sur la sécurité des gens qui convoquent mais aussi sur la crainte que peuvent éprouver les journalistes, après coup. Depuis 1976, la Corse a connu nombre de conférences de presse clandestines qui font partie malheureusement du folklore, et nous n’avons pas souvent été au courant de ces manifestations qui se préparent dans le plus grand secret. Cependant, certaines conférences de presse nous ont permis de neutraliser et d’arrêter leurs auteurs.
M. le Président : Comment expliquez-vous que la gendarmerie ait été informée de cette conférence de presse dont elle a pratiquement identifié les participants ? N’auriez-vous pas reçu, question annexe, des ordres pour ne pas procéder à des investigations sur cette affaire puisque, nous le savons aujourd’hui, il y avait alors des négociations entre les mouvements nationalistes et le ministère de l’Intérieur ? Ne vous aurait-on pas demandé de vous tenir à l’écart de cette affaire, de manière à ne pas gêner la démarche du ministre qui se rendait en Corse le lendemain de cette conférence de presse ?
M. Bernard SQUARCINI : Non seulement nous n’avons eu aucune instruction formelle en ce sens, mais encore Tralonca étant un petit village au fin fond de l’intérieur de l’île, accessible par quelques routes seulement, il était tout à fait normal que la gendarmerie soit parfaitement au courant ; en revanche, elle n’était pas informée de la conférence de presse du week-end dernier, Dieu sait pourtant si les forces de l’ordre sont mobilisées ! Par ailleurs, nous avons, dans la nuit, communiqué le texte de la conférence de presse de Tralonca au directeur général, qui l’a transmis au ministre, à chaud, c’est-à-dire avant son départ pour la Corse à 6 ou 7 heures du matin.
Le terme " négociations " est peut-être un peu fort parce qu’il n’y avait pas grand chose à proposer, mais qu’il y ait eu des contacts...
M. le Président : Attendez, monsieur Squarcini, vous êtes aux renseignements généraux, vous n’êtes pas un enfant de chœur ! Se mettre d’accord sur la rédaction d’un communiqué, c’est déjà une négociation.
M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait, monsieur le Président.
M. le Président : Si, dans le discours ministériel, on apporte des réponses aux questions qui ont été posées préalablement et si vous n’appelez pas cela une négociation, qu’est-ce que c’est, à votre avis ?
M. Bernard SQUARCINI : Très bien, c’est une négociation.
M. le Président : Les fax sont partis de la préfecture, vous le saviez aussi quand même !
M. Bernard SQUARCINI : Pas du service des renseignements généraux.
M. le Président : Non, certes.
M. Bernard SQUARCINI : Le problème est de savoir à quelle heure ils sont partis, si c’est quatre jours avant ou dans la nuit. Si c’est dans la nuit, ce sont les nôtres. Nous avons couvert notre mission d’information durant la nuit, après coup malheureusement, mais c’est tout ce que nous avons pu faire.
M. le Président : Autre question portant sur un événement plus récent. Lors de l’arrestation des assassins de Claude Erignac, comment est-il possible que l’un d’entre eux ait pu passer au travers des mailles d’un filet qui semblent quand même assez larges pour laisser passer un gros poisson et pas le menu fretin, en l’espèce ? Comment expliquez-vous qu’Yvan Colonna ait pu échapper à la police alors qu’il avait fait des déclarations assez spectaculaires, en donnant une interview à un journaliste du Monde et que l’on avait identifié les auteurs de l’assassinat depuis décembre dernier ?
Un certain nombre d’entre eux avaient en tout cas déjà été identifiés, même si tous ne l’avaient pas été, notamment peut-être Yvan Colonna. Toutefois, une surveillance particulière n’avait-elle pas été mise en place de manière à éviter qu’il ne puisse s’enfuir et que les autorités ne soient placées dans la situation actuelle où certains suspectent qu’il s’agit d’un acte volontaire ?
M. Bernard SQUARCINI : Monsieur le Président, permettez-moi de vous dire que cette enquête a duré quinze mois, que nous sommes dans une procédure criminelle et que la charge de la preuve est particulièrement lourde. Si l’on avait pu arrêter Yvan Colonna, nous en aurions été heureux, car il faisait partie d’une équipe que l’on a eu du mal à identifier et dans laquelle le rôle respectif de chacun n’a pu être connu que dans les dernières heures de la garde à vue, avant les déferrements devant l’autorité judiciaire.
Les différentes opérations de surveillance de cette équipe se sont faites sous le contrôle étroit de la police judiciaire et des magistrats, car nous ne travaillons pas de façon isolée et, dans le cas présent, nous n’avions vraiment plus le droit de prendre d’initiative ou de décider d’une stratégie au moment des interpellations.
Il nous a fallu suivre ces personnes, les voir vivre, connaître leurs relations, ce qui n’a pu se faire sans difficulté. En effet, après les attentats de Vichy, Strasbourg et Pietrosella, " rien ne bougeant " selon les termes des intéressés, ils décident de passer à la vitesse supérieure, de commettre un acte grave. Après l’avoir commis, ils s’aperçoivent que l’onde de choc créée est vraiment très importante. Dès lors, ils décident de ne plus se voir et de faire disparaître tous les indices. Pour nous, il a donc été très difficile de pouvoir reconstituer les relations des uns et des autres, ce fut un travail de longue haleine.
Nous avons opéré deux surveillances très intéressantes, l’une le 19 août 1998, une filature Bastia-Ajaccio/Ajaccio-Bastia, le groupe du nord rencontrant le groupe du sud en la personne d’Alain Ferrandi, le seul à connaître également l’équipe du sud ; l’autre au mois de janvier 1999, une réunion à Cristinacce, dans les environs d’Evisa, sur les hauteurs de Sagone.
Lorsque l’on décide de passer à la phase des interpellations, la police judiciaire préfère, pour des raisons de discrétion, procéder par cercles concentriques car cette stratégie permet d’éviter de mêler trop de monde à l’affaire, notamment au sein des services locaux. Le choix de cette stratégie relève de la DCPJ. A ce moment-là, le rôle d’Yvan Colonna n’est pas connu. Il ne le sera que dans les dernières heures, parce que Pierre Alessandri, son meilleur ami d’enfance, en parle.
Le drame de cette enquête est que malheureusement, elle a été et continue d’être fortement médiatisée, les journalistes allant quérir leurs informations directement auprès des suspects. Pour nous, il devenait dès lors difficile de travailler normalement, avec la sérénité requise dans ces cas-là.
M. le Président : Qui médiatise cette enquête ?
M. Bernard SQUARCINI : Il y a tout d’abord des d’initiatives de la presse.
M. le Président : Si la presse n’a pas d’éléments d’information, son initiative est relativement limitée !
M. Bernard SQUARCINI : Je pense qu’elle a beaucoup d’éléments d’information.
M. le Président : Qui les lui fournit, à votre avis ?
M. Bernard SQUARCINI : Je ne sais pas, il doit y avoir des fuites plus ou moins orientées dans certains milieux policiers ou judiciaires, mais pour nous, il est très difficile de travailler dans ces conditions. Nous n’avons aucune raison d’aller discuter de nos objectifs de travail avec des journalistes, mais nous constatons qu’ils sont relativement bien au courant. Il est vrai que cette enquête a connu différents stades de coordination judiciaire, ce qui a peut-être entraîné certaines frustrations, que je comprends parfaitement.
M. le Rapporteur : Vous faites allusion au fait que le juge Thiel avait confié l’enquête sur Pietrosella à la gendarmerie... ?
M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait. Dans cette enquête, il y avait en fait quatre enquêtes et deux juges saisis : le juge Thiel était saisi des attentats de Vichy, Strasbourg et Pietrosella, et le juge Bruguière de l’affaire Erignac, dans le cadre de la flagrance. Nous avons plusieurs petites " alvéoles ", le tout étant d’essayer de coordonner l’activité des uns et des autres. C’est là manifestement, en termes judiciaires, que les difficultés surgissent. Pour nous, service de renseignements, que nous donnions le renseignement à la gendarmerie ou à la police judiciaire, soyez bien sûrs que cela ne nous pose aucun problème. Nous avons toujours entretenu les meilleures relations avec les gendarmes.
M. le Rapporteur : Sauf que vous avez l’habitude de travailler avec la DNAT.
M. Bernard SQUARCINI : Oui, tout simplement parce que les services de police judiciaire plus spécialement saisis de ces problèmes restent ceux de la DNAT par la décision des juges. Si demain, la justice décide de saisir la gendarmerie comme elle l’a fait au Pays Basque pour Iparretarrak, et si les renseignements généraux disposent d’un " tuyau " sur Iparretarrak, ils le donneront à la gendarmerie ; cela s’est déjà fait, rassurez-vous.
M. le Président : Vous nous parlez de quatre enquêtes : Thiel, Bruguière...
M. Bernard SQUARCINI : Avec deux juges. Au départ, les quatre enquêtes étaient séparées. La gendarmerie était saisie sur Pietrosella. Cela ne nous a posé aucun problème : nous sommes allés voir les gendarmes et avons discuté avec eux des maigres indices et détails susceptibles de faire évoluer l’enquête ; mais cela est considéré comme anodin dans le monde judiciaire.
M. le Président : Avez-vous le sentiment que l’entente entre les juges Thiel et Bruguière était bonne ?
M. Bernard SQUARCINI : J’ai choisi les renseignements généraux pour éviter d’avoir des contacts avec les magistrats.
M. le Président : C’est une réponse habile, mais ce n’est pas tout à fait celle que j’attendais...
M. Bernard SQUARCINI : D’après ce que j’ai pu lire dans la presse, il est évident que cela ne se passait pas toujours bien. La galerie Saint-Eloi est une ruche bourdonnante ; il y a énormément de travail. Certaines affaires sont plus médiatiques que d’autres et les personnalités de l’un et de l’autre très différentes.
M. le Rapporteur : Dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, vous suiviez Yvan Colonna puisque c’est lui, semble-t-il, qui a découvert deux balises sous sa voiture, l’une des RG et l’autre de la gendarmerie.
M. Bernard SQUARCINI : Non, ce n’est pas exactement cela.
M. le Rapporteur : C’est ce que la presse a rapporté.
M. Bernard SQUARCINI : Oui, mais il ne faut pas se fier à la presse. Yvan et Stéphane Colonna étaient suivis par des policiers du RAID qui avaient mis sous leur voiture une petite balise qu’ils ont effectivement trouvée, parce qu’il y avait eu un précédent : M. Alain Ferrandi avait trouvé une balise de la DCRG sous son véhicule. Quant à savoir s’il y avait une autre balise sous leur voiture auparavant, je l’ignore.
M. le Président : Monsieur Squarcini, trouver une balise sous une voiture, est-ce normal ? Les frères Colonna n’auraient-ils pas bénéficié d’informations leur indiquant qu’ils étaient pistés de cette manière ? Très franchement, les méthodes sophistiquées d’aujourd’hui permettent d’obtenir des miniaturisations, des systèmes relativement performants...
M. Bernard SQUARCINI : Ils sont très performants. Mais lorsqu’on monte une voiture sur un pont et que l’on cherche absolument à trouver quelque chose, on trouve.
M. le Président : Oui, encore fallait-il savoir que c’est par ce mode-là qu’on est surveillé !
M. Bernard SQUARCINI : Il est vrai que l’empressement journalistique sur tel ou tel objectif a fait que des gens se sentaient davantage surveillés que d’autres et s’étaient mis au repos, sachant qu’ils pouvaient faire l’objet d’une interpellation ; cela nous a été confirmé le jour de l’interpellation par les intéressés qui ont déclaré : " cela fait un an qu’on vous attend ".
M. le Président : Vous parliez de quatre enquêtes. Il y en a une également qui était tout à fait parallèle, là encore d’après les informations dont nous disposons, celle menée par le préfet Bonnet lui-même qui obtenait de la part d’un informateur des renseignements qui se sont révélés exacts. Connaissiez-vous cet informateur ?
M. Bernard SQUARCINI : Non, pas du tout, dans la mesure où...
M. le Président : Attendez, toute la Corse le connaît !
M. Bernard SQUARCINI : A l’époque, non. Je suis responsable d’une activité de renseignements, j’en fais profiter les personnes qui sont au-dessus de moi, mais l’inverse peut ne pas être vrai.
M. le Président : D’accord.
M. Bernard SQUARCINI : Il faut bien clarifier les choses. Je sers les gens que l’on me demande de servir, notamment dans le cadre d’une enquête judiciaire. Je pense qu’il devrait en être de même pour tout le monde, en tout cas je le souhaite, car c’est une enquête importante.
M. le Président : Pour mieux cerner les dysfonctionnements, que pensiez-vous, vous homme des renseignements généraux, de l’arrivée en Corse de tout un panel de personnages dont la présence en Corse aux côtés du préfet Bonnet prenait un sens particulier ? Certains avaient travaillé avec le préfet Bonnet dans le département où il était en poste précédemment. Leur origine, celle de M. Gérard Pardini par exemple, vous était connue ; il avait appartenu à la DGSE, ce qui n’est quand même pas courant. De même, M. Alain Cavallier avait été sollicité par le préfet Bonnet pour l’accompagner en Corse. Cela traduisait peut-être plus la volonté de réunir une famille que de solliciter le professionnel de gendarmerie. Le colonel Mazères avait également été nommé dans des conditions très particulières. En procédant de cette manière, n’a-t-on pas rassemblé tous les ingrédients " détonnants " qui ont produit les effets que nous connaissons ?
M. Bernard SQUARCINI : Je comprends parfaitement votre remarque, monsieur le Président, et je vais vous donner quelques explications complémentaires, car il faut se replonger dans le passé. A situation exceptionnelle, moyens exceptionnels. Lorsque le poste de préfet adjoint pour la sécurité a été créé en Corse, M. Broussard avait procédé de la même manière. M. Franceschi lui avait donné pleins pouvoirs pour s’entourer des collaborateurs de son choix ; c’est lui qui a constitué son équipe. Il y a donc un parallélisme des formes et cette démarche semble relever quelque peu de la même idéologie ou de la même volonté d’aboutir : puisqu’il y a, sur cette île, une forte pression, beaucoup d’affaires, il est bon de pouvoir compter à tout moment sur des gens que l’on connaît bien.
M. le Président : Certes, mais M. Broussard était préfet chargé de la sécurité et non pas préfet de région. Il y a là une nuance.
M. Bernard SQUARCINI : Pour moi, non, et je vais vous expliquer pourquoi : le préfet de région cumulait énormément de pouvoirs et le parallèle avec la mission Broussard est justifié. Ayant connu quatre préfets adjoints pour la sécurité durant mon séjour en Corse, j’ai vu divers styles de commandement et je pense que l’activité confiée à la préfecture de police était vraiment résiduelle du temps du préfet Bonnet. A mon sens, ce cumul de pouvoirs a peut-être nui au bon fonctionnement des services de la région.
Venir avec une équipe se comprend donc parfaitement. Qu’il y ait eu ensuite de petits problèmes me semble relever davantage du statut de la gendarmerie. Pourquoi le lieutenant-colonel Cavallier n’a-t-il pas été nommé à la tête de la légion de gendarmerie et pourquoi a-t-il été placé sous les ordres du colonel Mazères ? Ce sont là des problèmes de statut interne, de règles d’ancienneté qui ne me concernent pas. Mais il est vrai que cela a peut-être pu casser une mécanique bien huilée.
Quant à M. Gérard Pardini, je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. J’ai rencontré M. Bonnet à deux reprises à la préfecture. Sinon, je n’avais pas de contact avec eux.
M. le Rapporteur : Sur quel sujet avez-vous rencontré le préfet Bonnet ?
M. Bernard SQUARCINI : A l’occasion d’un déplacement au service régional des renseignements généraux pour suivre le déroulement des enquêtes, je suis allé lui faire une visite de courtoisie, mais c’est le responsable du service régional qui était en contact régulier avec le préfet.
M. le Rapporteur : Aviez-vous déjà travaillé avec lui, dans le passé, lorsqu’il était préfet des Pyrénées orientales ou préfet adjoint pour la sécurité en Corse sur des affaires liées au nationalisme ?
M. Bernard SQUARCINI : Je n’ai pas eu de contact... Les seules fois où je l’ai vu, c’est lorsqu’il était l’adjoint de M. Bernard Grasset, directeur général de la police nationale. A cette époque, il avait son bureau à côté de celui de l’UCLAT, au ministère de l’Intérieur ; je m’y rendais très fréquemment et à l’occasion, je le croisais dans les couloirs. Il attendait son affectation future.
M. le Rapporteur : Dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, on a le sentiment que la DNAT et vous-même êtes partis sur une piste, que l’on a appelée la piste agricole, alors que le préfet Bonnet connaissait, grâce à son informateur, les noms des auteurs, du moins en partie, notamment celui de M. Castela. Le rapport de M. Roger Marion transmis en décembre au ministre de l’Intérieur, et publié dans Le Monde, ne fait état d’aucun des principaux auteurs présumés de l’assassinat du préfet Erignac. Comment expliquez-vous que vous soyez partis sur cette fausse piste ?
M. Bernard SQUARCINI : Je vous rassure tout de suite : la police française sait encore travailler. Dans la nuit du 6 au 7 février, est rédigée une première note décrivant l’action telle qu’elle s’est déroulée et faisant état de la dissidence née au sein du Canal historique. Restait à en découvrir les auteurs.
M. le Rapporteur : Pourrait-on l’avoir ?
M. Bernard SQUARCINI : Oui, elle était destinée au ministre de l’Intérieur, à la suite d’une réunion de travail qui s’est tenue " à chaud " ; le ministre qui était à Belfort se tenait bien évidemment au courant des derniers détails et devait disposer de ces informations avant de rejoindre Ajaccio.
Quant à la piste agricole, ce n’est pas nous qui l’avons baptisée ainsi, mais les médias, qui ne comprennent pas tout, et heureusement, car cela nous a permis de travailler dans un certain calme au départ. Que la dissidence du Canal historique soit agricole, intellectuelle ou enseignante, ce n’est pas grave car ce n’est qu’une dissidence. Que les médias la baptisent " agricole " ou " intellectuelle " ne nous pose aucun problème. M. Alain Ferrandi a d’abord été agriculteur, avant d’être loueur de voitures, parce que les gens ont évolué dans leur secteur professionnel.
Par ailleurs, il est heureux que le rapport Marion n’en fît pas état pour des raisons de stratégie. Cette enquête a été ouverte aux quatre vents. Si, en plus, dans une pièce qui faisait foi, qui était communiquée aux avocats, nous avions dévoilé notre stratégie à venir, que nous restait-il à exploiter ? Par conséquent, tout ceci a été fait volontairement, de façon cloisonnée, pour éviter de gaspiller, neutraliser et réduire à néant toutes les pistes exploitées dans les mois suivants. Il y a donc eu une stratégie tout à fait construite, en ce sens. Qu’elle ait été baptisée faussement et qu’il y ait eu une mauvaise lisibilité de l’enquête, je n’en suis pas le responsable.
M. le Rapporteur : M. Filidori a été relâché, la chambre d’accusation n’a pas jugé utile...
M. Bernard SQUARCINI : Oui, M. Filidori a pu présenter un intérêt à un certain moment, compte tenu des maigres indices qui étaient à notre disposition, à savoir des textes de revendication, avec un canal de revendication tout à fait anormal et des éléments forts à décrypter. Au cours de l’analyse qui nous a été demandée, nous avons rapproché ces textes de ceux que Filidori avait publiés dans les années 1979/80, notamment du procès d’un peuple, discours qu’il avait lui-même écrit. Ce discours avait été publié, mais je pense que lui devait peut-être savoir qui en avait profité. Il était donc utile de s’intéresser à lui.
La chambre d’accusation l’a libéré par la suite. Si la justice estime qu’il est nécessaire qu’il recouvre sa liberté, cela ne me pose aucun problème.
M. le Président : Vous avez parlé de MM. Alain Ferrandi et Filidori, mais on pourrait évoquer beaucoup d’autres noms liés aux mouvements nationalistes. Comment expliquez-vous l’origine des fortunes constituées par ces hommes qui sont agriculteurs, loueurs de voitures... Tout cela n’est-il pas quelque peu lié aux milieux du grand banditisme ou ces fortunes se sont-elles uniquement constituées sur l’impôt révolutionnaire ou encore dans des conditions tout à fait normales ?
M. Bernard SQUARCINI : Des fortunes ont été constituées simplement grâce à des subventions de l’Etat dans le domaine agricole, mais l’enquête diligentée par le préfet Bonnet sur les différents prêts octroyés par le Crédit agricole démontre parfaitement bien que les dossiers ont été montés et suivis jusqu’au bout. Qu’ensuite, chaque année, les bénéficiaires aient eu besoin d’une petite rallonge et qu’on la leur ait accordée, cela fait partie des règles de fonctionnement de l’Etat et des services extérieurs qui sont placés sous l’autorité des préfets de région.
Le racket et l’impôt révolutionnaire ont existé et existent encore dans des proportions moindres, mais ils servaient surtout à financer la lutte et les cadres des mouvements nationalistes. Le fait est qu’il y a eu des dérapages de la part de certaines personnes. Des individus en ont certainement profité ; je ne sais s’il existe une commission de contrôle et des contentieux au sein du FLNC ou des FLNC mais je pense qu’ils ont dû avoir des explications de gravure.
Toujours est-il que concernant la fortune actuelle, il n’en reste plus grand-chose. Alain Orsoni, qui a été le dirigeant du MPA le plus connu, est insolvable puisqu’il n’a toujours pas payé l’indemnité qu’il doit aux gardes mobiles de l’ambassade d’Iran sur lesquels il avait jeté une grenade dans les années 80. Je ne sais donc pas s’il a vraiment de l’argent.
M. le Président : L’insolvabilité n’est pas toujours la démonstration patente du manque de moyens. On peut l’organiser.
M. Bernard SQUARCINI : C’est ce que l’on a essayé de démontrer, en termes judiciaires, mais cela n’a pas fonctionné.
M. le Président : Et Santoni, par exemple ?
M. Bernard SQUARCINI : Santoni est actuellement hébergé à Bonifacio chez Jean-Jacques Cantara. Il élève des sangliers au naturel et n’éprouve pas de besoins particuliers. Il ne doit même pas posséder de véhicule. Il est hébergé chez l’habitant dans le sud de l’île.
M. le Rapporteur : Il est mis en examen dans l’affaire de Cavallo...
M. Bernard SQUARCINI : ... ainsi que de Spérone II. Dans l’affaire de Cavallo, c’est pour association de malfaiteurs.
M. le Rapporteur : Oui, mais il est mis en examen dans ces deux affaires.
M. le Président : N’est-ce pas lui qui possède des vedettes qui font des navettes... ?
M. Bernard SQUARCINI : Non, c’est la famille Cantara.
M. le Président : J’avais cru entendre cela il y a peu de temps à la télévision.
M. Bernard SQUARCINI : À ma connaissance, non. Tout ceci s’inscrit dans le cadre de la microsociété que constituent les promenades en mer par vedette sur le vieux port de Bonifacio. Cette activité donne lieu à des règlements de comptes, de façon rituelle, en raison d’une concurrence exacerbée. Cependant, quand on prétend que François Santoni possède des vedettes, je ne sais pas sur quels fondements une telle affirmation peut reposer.
M. le Président : A votre avis, quelle est la part du grand banditisme dans le terrorisme ? Les renseignements généraux ont quand même des éléments pour l’apprécier ! On a parlé de la Brise de mer ou d’autres associations de ce genre qui fondent leur activité sur la commission d’un certain nombre d’infractions graves, délits et crimes de toute nature. Y a-t-il une pénétration du mouvement nationaliste de la part des milieux mafieux ou inversement ?
J’ajoute une autre question : parmi les élus, de quel poids pèsent les mouvements nationalistes dans les grandes orientations prises en Corse par les institutions et organismes légaux ?
M. Bernard SQUARCINI : A propos de ce que l’on a appelé la Brise de mer, il faudrait interroger plus spécialement la sous-direction des affaires économiques et financières de la police judiciaire. Tout cela commence à dater : ce sont des gens qui vivent des investissements qu’ils ont réalisés depuis des années et qui sont rentrés plus ou moins dans la norme. Ils vivent en autarcie et ne veulent pas avoir de contact avec le milieu nationaliste, et l’inverse est vrai. Que le mouvement nationaliste ait adopté, à un moment donné, certaines méthodes de type mafieux ou de type " voyou " semble évident, c’est même ce qui fut à l’origine de certaines dissensions internes et de ruptures au sein du mouvement.
Quant aux liens avec la mafia italienne, on a essayé de les démonter en termes judiciaires, au travers d’une longue enquête qui a été celle de la CODIL de l’île de Cavallo dans l’archipel des Lavezzi, puisqu’il y avait là une emprise de la camorra napolitaine par deux personnages, Pier Luigi Vignuzzi et Lillio Lauricella. Cette île a subi plusieurs demandes de racket de la part de toutes les organisations nationalistes clandestines. Lorsque le front était unique, cela allait encore, mais lorsqu’il s’est divisé, il y a eu surenchère. Tout ceci a plus ou moins fonctionné. Nous étions là dans le racket pur, de la même façon que d’autres entreprises continentales ou corses peuvent l’être. Des affaires judiciaires passées l’ont attesté, cela ne faisait aucun doute.
Le préfet Broussard a démontré le lien qui pouvait exister, en 1983, entre le côté " voyou de droit commun " et le côté nationaliste, avec toutes les dérives qui peuvent en découler. Je crois qu’il y a eu une évolution. En tous les cas, sur le système mafieux, l’enquête menée avec la police judiciaire et en collaboration avec les Italiens a montré que les fonds qui arrivaient sur l’île de Cavallo, pour y être placés, venaient en réalité de Suisse. Mais leur provenance était italienne et il revenait en réalité donc aux Italiens d’en démontrer l’origine suspecte, liée notamment au trafic de stupéfiants de l’Italie vers la Suisse. On attend.
M. le Rapporteur : La société Hertz, dont M. Alain Ferrandi était le responsable...
M. Bernard SQUARCINI : Le gérant.
M. le Rapporteur : Cette société appartient à M. Filippi, me semble-t-il...
M. Bernard SQUARCINI : Feu M. Filippi.
M. le Rapporteur : A sa famille.
M. Bernard SQUARCINI : C’est cela.
M. le Rapporteur : Cela fait longtemps que cette société est soupçonnée d’être pour les nationalistes une...
M. Bernard SQUARCINI : Il y a une certaine forme de sponsoring au profit de nationalistes.
M. le Rapporteur : Y a-t-il eu des enquêtes à son égard ?
M. Bernard SQUARCINI : Enquêtes judiciaires et financières, oui.
M. le Rapporteur : Votre activité a une double face. Vous pouvez être saisi par les juges d’instruction...
M. Bernard SQUARCINI : Nous ne sommes pas saisis par les juges.
M. le Rapporteur : Excusez-moi, via la DNAT...
M. Bernard SQUARCINI : La DNAT nous demande de mener quelques actions qu’elle ne peut réaliser elle-même.
M. le Rapporteur : M. Yves Bertrand nous a dit que les renseignements généraux travaillaient sous contrôle judiciaire. Mais il y a l’autre volet, c’est-à-dire l’activité que vous exercez sous la responsabilité de l’UCLAT...
M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait.
M. le Rapporteur : ... dans un cadre administratif. J’imagine que les balises posées le sont dans ce cadre-là, et non pas dans le cadre judiciaire.
M. Bernard SQUARCINI : Un peu les deux.
M. le Rapporteur : Dans quel cadre se font les filatures ?
M. Bernard SQUARCINI : L’objectif est de pouvoir prouver des relations entre des individus de façon à démontrer l’association de malfaiteurs, en termes procéduraux.
M. le Rapporteur : En fait, ces deux activités sont mêlées.
M. Bernard SQUARCINI : Bien sûr, puisque nous faisons des comptes rendus au sein de l’UCLAT.
M. le Rapporteur : Vous menez donc en permanence une série d’enquêtes. Par exemple, sur Hertz, aviez-vous procédé à des investigations, car M. Alain Ferrandi est apparu assez tardivement dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac ?
M. Bernard SQUARCINI : Oui, c’est vrai, il n’est apparu qu’après le 19 août, date de la première rencontre matérialisée entre le groupe du nord et celui du sud, représenté par M. Alain Ferrandi. L’enquête menée auprès des habitants de l’immeuble démontrera, quelques semaines plus tard, qu’elle s’est tenue dans l’appartement de la sœur d’Alain Ferrandi. Partant de cette indication, l’on s’est intéressé au frère.
Concernant Hertz, mis à part le fait - de notoriété publique - que cette société sponsorisait certains militants de la Cuncolta, on tombait dans le domaine de l’enquête et de l’investigation financière de type PJ, c’est-à-dire des enquêtes préliminaires, sous la responsabilité des parquets locaux, compétents pour définir la politique judiciaire à mener en Corse. Cela nous dépassait donc quelque peu.
M. le Rapporteur : Pour revenir sur l’évolution des structures du nationalisme en Corse, on a le sentiment que ces dernières années, c’est le Canal historique qui a été la matrice...
M. Bernard SQUARCINI : Cela dépend des années.
M. le Rapporteur : La lutte entre le Canal historique et le Canal habituel s’est terminée au début des années 90, si je ne me trompe ?
M. Bernard SQUARCINI : En 1993, mais elle se poursuit encore...
M. le Rapporteur : Le Canal historique a joué un rôle majeur et François Santoni a été manifestement l’interlocuteur privilégié des gouvernements de 1993 jusqu’au rassemblement de Tralonca et même, un peu après, jusqu’à l’attentat de Bordeaux.
M. Bernard SQUARCINI : Oui.
M. le Rapporteur : Comment se passaient les choses à cette époque ?
M. Bernard SQUARCINI : De la même façon, Alain Orsoni représentait le Canal habituel et avait des contacts avec les responsables de l’époque. Certains nationalistes ont une activité ouverte, mais aussi clandestine, à savoir les chefs. Ce sont eux qui peuvent faire passer des messages. C’est malheureusement celui qui est le plus " important " et qui peut présenter le maximum de dangerosité, qui veut se faire entendre. Il en résulte une grande ambiguïté.
Il ne faut pas voir les choses par tranches mais plutôt comme une succession d’événements. Les gouvernements changent, de même que les ministres de l’Intérieur. Le problème est que vous avez en face de vous des gens qui sont restés à un " stade de discussion " par exemple à un niveau 2. Lorsqu’ils veulent rouvrir la négociation, ils ne veulent pas redescendre au niveau 0 et rappellent avec force qu’ils en sont restés au niveau 2. Vous allez donc monter au niveau 3, et ainsi de suite... A titre d’exemple, la première époque Pasqua - de 1986 à 1988 - ne correspond pas du tout à la deuxième car, entre-temps, beaucoup de choses sont arrivées : un statut, une évolution, des échanges, des contacts. Par conséquent, on s’inscrit dans une suite logique, pas toujours pour nous, mais pour ceux qui viennent négocier.
M. le Président : Ce qui est rassurant, c’est que les directeurs des renseignements généraux restent, même quand les gouvernements changent. Ce sont d’ailleurs quasiment les seuls, à ce niveau, peut-être en raison des informations qu’ils détiennent.
M. Bernard SQUARCINI : Pas du tout, je vous rassure. On devait partir à plusieurs reprises, et chaque fois, il s’est passé des choses et on a eu besoin de nous.
M. le Président : Cela nous arrive aussi, mais en politique, si l’on doit partir, on part.
M. Bernard SQUARCINI : Mon poste est à la disposition de la République.
M. le Président : C’est pourquoi j’ai choisi la politique et non pas la police.
M. Bernard SQUARCINI : J’ai peut-être fait le mauvais choix. En tout cas, nous apportons l’aspect technique de façon complète et loyale, ce qui est le plus important. Comme on dit, c’est celui qui décide qui a la légitimité et on lui doit tout.
Nous sommes là pour donner des avis éclairés et techniques. Que l’on en tienne compte ou pas ne nous regarde plus.
M. le Rapporteur : Vous avez été le témoin de ces discussions...
M. Bernard SQUARCINI : Non, je n’en ai pas été le témoin.
M. le Rapporteur : Entendons-nous, vous en avez été le témoin au moins en tant que citoyen. Il vous suffisait de lire les journaux. Vous avez peut-être été aussi un observateur plus éclairé que d’autres, compte tenu de vos fonctions. Selon vous qui avez le bénéfice de la continuité, comment ces discussions - y compris celles avec des conseillers du ministre de l’Intérieur, M. Leandri et d’autres - ont-elles pu modifier le travail que vous aviez accompli sur le nationalisme corse ? Y a-t-il eu des interférences, des dysfonctionnements ? Comment les choses se sont-elles passées en termes opérationnels pour vous ?
M. Bernard SQUARCINI : Nous avons connu plusieurs époques, mais la stratégie était définie par le préfet adjoint pour la sécurité sur place. Lorsque les services de police urbaine interpellaient un militant nationaliste porteur d’une arme, il pouvait y avoir un coup de fil de la préfecture pour signifier " il n’y a aucun problème, monsieur va bien "... A l’époque actuelle, ce n’est plus du tout le cas. On peut donc dire qu’un changement s’est opéré. Mais nous n’avons pas le thermomètre ; nous montons et descendons en fonction de ce que l’on nous demande sur place. S’il faut neutraliser les gens de telle mouvance, nous le faisons. Cependant, il faut essayer de respecter un certain équilibre, en cas de dissidence, de luttes fratricides et neutraliser les gens des deux tendances sur le plan judiciaire.
On ne peut pas dire qu’il y ait eu véritablement des interférences sur le terrain, du moins en ce qui nous concerne. Il est vrai que notre activité est beaucoup plus complète et que nous avons toujours besoin de plus de renseignements ; c’est davantage l’activité judiciaire qui peut connaître des soubresauts dans un sens ou un autre. J’ai vu sortir d’ici une personne qui a dû vous apporter des explications sur ce qui s’est passé avant qu’elle ne soit ministre de la Justice, à travers les politiques pénales définies par le parquet général de Bastia. Il me semble que cela passait par ce canal.
Nous ne sommes pas uniquement dans un domaine policier, mais aussi dans un domaine politique. Malheureusement, ce sont toujours les services de sécurité, de police et de gendarmerie qui portent le lourd fardeau. C’est là toute l’ambiguïté qu’il faut souligner car l’opinion publique a dû mal à comprendre ce qui se passe en Corse. Il est vrai que c’est un problème qui s’inscrit dans la durée et qui, du fait des alternances, connaît souvent des ruptures brutales. Nous avons du mal à recoller les morceaux et à avoir une lisibilité normale, comme dans les autres départements du territoire.
M. le Président : Vous dites que vous n’avez pas de thermomètre. Ce n’est pas vous qui le détenez, mais vous avez quand même une analyse politique de la situation. Comment expliquez-vous le résultat des mouvements nationalistes aux dernières élections à l’assemblée de Corse ? L’action du préfet Bonnet était déjà mise en œuvre depuis un certain temps en vue de faire appliquer en Corse, comme partout ailleurs sur le territoire, les lois de la République.
On aurait pu imaginer que, compte tenu de l’adhésion de l’opinion publique et de sa réaction après l’assassinat du préfet Erignac, on allait assister à un recul, surtout de la part de mouvements dont les leaders eux-mêmes ont une attitude extrêmement ambiguë. Je pense à M. Talamoni qui refuse de condamner les assassins du préfet Erignac et collabore dans le même temps avec la majorité de l’assemblée territoriale. Tout cela parait difficile à accepter quand on est ici, à Paris.
M. Bernard SQUARCINI : A mon sens, l’action du préfet Bonnet a été éclatante et largement positive les six premiers mois. Début septembre, elle commence à décliner aux yeux de l’opinion publique. On tire le signal d’alarme, on lui en fait part, mais manifestement, il préfère les commentaires gendarmesques, les analyses d’autres personnes que les nôtres. J’ai eu l’occasion, un mois avant les élections, de m’entretenir avec lui. C’était la deuxième fois que je le rencontrais et je lui ai clairement dit : " Il y a un gros problème parce que, dans un mois, vous aurez à vous expliquer sur la chute électorale de M. Émile Zuccarelli, ministre de la Fonction publique, et sur la montée des nationalistes ", que l’on avait parfaitement senties. Pour ce qui me concerne, je ne suis pas responsable des élections, je ne donne qu’un avis au subjectif en fonction des éléments dont je dispose.
M. le Président : Quelle a été sa réponse ?
M. Bernard SQUARCINI : " Je m’en expliquerai ". La réponse importait peu, il fallait simplement lui faire toucher du doigt qu’il y avait un effet de rendements décroissants et qu’il était temps de se ressaisir. L’opinion publique est versatile - ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre - et on sentait bien que les choses n’allaient plus comme avant, quelques mois après son arrivée. Il y avait une espèce d’essoufflement dont les élus locaux devaient également lui faire part et qui s’est traduit dans les résultats électoraux.
M. le Président : Avez-vous observé à ce moment-là la " bunkérisation " dont on a parlé, c’est-à-dire cette espèce d’enfermement du préfet de Corse, qui peut se comprendre puisqu’il est sous pression permanente ? Il n’est pas exempt de menaces, son prédécesseur s’est fait assassiner quelques mois plus tôt, et l’on comprend tout à fait qu’il n’ait pas envie d’aller prendre son café au bistrot du coin. Avez-vous ressenti cette situation qui doit être très difficile à supporter sur le plan psychologique ?
M. Bernard SQUARCINI : J’ai senti que, contrairement à l’attitude de tout autre préfet, il y avait une absence de liens, de contacts avec la population. Ce n’est pas à un homme politique que j’apprendrai que c’est en faisant les marchés qu’on arrive à prendre la température. Il y avait une espèce de coupure avec la population à laquelle le préfet Lacroix est en train de remédier, puisqu’il sort seul, va au marché avec son épouse, avec sa protection bien sûr, car il en a une, mais il mène une vie beaucoup plus normale. On est dans une civilisation de type méditerranéen, tournée vers l’extérieur et qui a besoin de s’exprimer. Il faut l’écouter ; cela évite des problèmes.
M. le Président : Connaissiez-vous M. Dragacci ? Quelles étaient vos relations avec lui et quel est à votre sens le jugement que l’on peut porter sur son action, en tant que responsable des services de police pendant un temps en Corse ?
M. Bernard SQUARCINI : Dimétrius Dragacci a fait l’essentiel de sa carrière sur l’île. Il a connu la création de l’antenne du SRPJ d’Ajaccio, à l’époque de M. Franquet ; auparavant cette activité dépendait du SRPJ de Marseille. Il est passé commissaire au choix, grâce à son expérience, à ses talents et à sa compétence et a voulu retourner exercer en Corse. Il connaît très bien la situation nationaliste. Il s’est vraiment donné à fond dans son travail et c’est quelqu’un de très courageux. Mais à un moment, il faut savoir décrocher. On le lui a dit gentiment, calmement, mais manifestement, il a voulu rester, continuer jusqu’au bout malgré le " choc culturel " entre le parisianisme et le local.
M. le Rapporteur : Comment jugez-vous le dispositif antiterroriste et quelles sont les améliorations qu’il conviendrait de lui apporter ?
M. Bernard SQUARCINI : La loi de 1986 est vraiment quelque chose d’exceptionnel, un outil fabuleux que nous envient tous nos collègues européens. Elle offre la possibilité de travailler avec différents services de renseignement et de police et présente le mérite de pouvoir, dans le cadre de l’européanisation, centraliser les problèmes, notamment en ce qui concerne la menace islamiste, menace floue, d’inspiration religieuse radicale qui nous vient d’Égypte à travers plusieurs continents. Nous avons la chance de pouvoir coordonner et centraliser le maximum de renseignements et de pouvoir agir à tous moments.
Ce que nous avons pu faire l’an dernier pour la Coupe du monde de football a démontré par rapport à 1995 que l’on pouvait cumuler des renseignements, faire agir des polices judiciaires de façon concomitante, avec la complicité des juges, de notre diplomatie et de nos ministres. Le résultat c’est qu’en une semaine, on est arrivé à neutraliser des réseaux dormants européens qui veulent passer à l’action. Ceci, aucun autre pays ne sait le faire.
Le système a le mérite d’exister, il est plus qu’efficace même si, comme pour tout système, quelques améliorations pourraient être apportées à son fonctionnement. L’on peut également regretter l’absence de spécialisation au stade ultime de la procédure car après la poursuite et l’instruction, il y a le jugement. Faire comprendre à un magistrat, qui va juger des affaires de droit commun la veille et le lendemain, qu’il a face à lui des gens d’une dangerosité extrême - membres de l’ETA militaire par exemple - est difficile, bien que, là aussi, une culture puisse apparaître. Sans revenir à ce que l’on a connu avec la cour de sûreté de l’Etat, il y a peut-être quelque chose à faire.
M. le Président : Cette législation exceptionnelle, dont chacun reconnaît les mérites et l’intérêt, est-elle adaptée à la situation corse où il règne une forme de terrorisme particulier ?
M. Bernard SQUARCINI : Je suis d’accord avec vous, monsieur le Président. Il faut faire preuve de discernement.
M. le Président : Pour les Corses, sans vouloir parler en leur nom, le fait de voir les affaires qui se déroulent chez eux systématiquement transférées à Paris, jugées par une juridiction extérieure, ne donne-t-il pas le sentiment d’une espèce de comportement colonial ?
M. Bernard SQUARCINI : Il faudrait peut-être affiner davantage, faire preuve de discernement, attendre plus longtemps avant de faire remonter certaines affaires, car tout ne doit pas être traité à Paris. La preuve en est que des juges du tribunal d’Ajaccio savent parfaitement faire leur travail.
M. le Président : D’autant plus que les résultats de M. Bruguière ne sont pas exceptionnels en ce domaine. Je ne parle que de la Corse.
M. Bernard SQUARCINI : Nous sommes là pour ramener du renseignement, aux autres de concrétiser l’essai ; nous avons donc la partie la plus facile. La direction des enquêtes est confiée à différentes personnes qui ont leur richesse, leur mosaïque et leurs avantages ou inconvénients. Je ne suis pas juge.
M. le Président : C’est pourquoi vous avez choisi la police.
M. Bernard SQUARCINI : Absolument. Mais ensuite j’essaierai la politique, vous m’avez converti.
Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr
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